lundi 27 octobre 2014

Retour à Twin Peaks

Certains retours sont plus appréciés que d’autres. C’est le cas de la série Twin Peaks, dont la suite est annoncée sur la chaîne Showtime pour 2016. Evidemment, l’annonce inquiète aussi ceux qui sont restés fascinés par cet objet télévisuel et apprennent que David Lynch et Mark Frost ont l’intention de reprendre les rênes de l’une des sagas les plus incroyables jamais diffusées sur petit écran, vingt-cinq ans après le final de la deuxième saison, en 1991. J’écris « l’une des séries » par souci de ménager les sensibilités, mais quand j’examine sérieusement la question, je ne trouve aucun autre exemple de fiction télévisuelle réunissant ce cocktail de surnaturel, de non-sens, d’humour, d’inquiétante étrangeté et de surréalisme scénaristique. Il y eut peut-être Le Prisonnier en son temps. Quant à Docteur Who, n’ayant jamais dépassé la moitié d’un épisode, je ne peux me hasarder à le comparer à Twin Peaks.


Fait étrange, je n’ai jamais pu m’empêcher d’associer le nom de Silvio Berlusconi à celui de Twin Peaks. Le blasphème est compréhensible et je demanderai à tous les adorateurs de David Lynch de ranger leurs Walter PPK et leurs dictaphones et de se détendre en reprenant une bonne bouffée d’oxygène. J’ai en effet découvert la série lorsqu’elle fut diffusée en 1991 sur la défunte chaîne « La Cinq », propriété du célèbre magnat italien amateur de call-girls. Du jour où j’ai appris que le « Cavaliere » avait été le patron de La Cinq, son nom est resté bêtement associé dans ma mémoire à l’envoûtant générique de Twin Peaks. Je me doute évidemment que Berlusconi n’avait sans doute aucune idée de ce que pouvait bien être Twin Peaks et qu’il faut attribuer tout le mérite de cette diffusion avant-gardiste à Pascal Josèphe, directeur de programme de La Cinq à cette époque. Si Josèphe a eu un jour l’occasion d’évoquer la série de Lynch en présence du Caïman, j’imagine que celui-ci a simplement cru qu’il s’agissait d’une énième version de Côte Ouest et a écarté le sujet d’un vague geste de la main avant de retourner à ses manigances et à ses marivaudages tarifés.
Twin Peaks, peut-on lire souvent, a réinventé la série américaine moderne. Ce n’est pas complètement faux et X-Files lui doit certainement beaucoup, mais les séries telles que Breaking Bad ou Game of Thrones sont des machines de guerre scénaristiques qui doivent plus à la géniale Oz, aux Soprano ou même à L’enfer du devoir, série qui fut elle aussi diffusée sur La Cinq. Si je devais trouver à Twin Peaks quelques héritiers, j’irai peut-être chercher du côté du très beau Carnivale, évocation ésotérique et mystique de l’Amérique de 1929 qui reste cependant bien éloigné de la folie douce et des mystères de Twin Peaks. La série de Lynch n’a pas, en réalité d’équivalents, ni même de véritable descendance. Il y a eu un jour la Quatrième Dimension et puis il y eut la dimension Twin Peaks
Tandis que les séries phares d’aujourd’hui font appel à une armée de scénaristes minutant les rebondissements, l’intrigue de Twin Peaks se dévoilait au gré des épisodes sans aucun égard pour la cohérence d’une enquête policière bien malmenée. Qu’un témoin capital de l’enquête soit une vieille dame conversant avec une bûche qu’elle transporte partout comme un nourrisson, que l’agent Dale Cooper se passionne soudain pour le zen durant tout un épisode, persuadé que la philosophie orientale lui permettra de cerner la personnalité du tueur ou que les frères Horne enseignent aux téléspectateurs une manière unique de déguster un sandwich au fromage, Twin Peaks est resté imprévisible tout au long des trente épisodes des deux premières saisons, imprévisibilité qui devait beaucoup également à la complexité des personnages. De Dale Cooper, l’agent du FBI et protagoniste principal de la série, au personnel de l’Hôtel du Grand Nord ou du Double R Diner, tous sont délicieusement ambigus, qu’ils dissimulent les plus sombres agissements ou une monomanie burlesque. Dans Twin Peaks, l’ode au banal côtoie en permanence la tentation du surnaturel, le plus insignifiant détail ouvre des perspectives inquiétantes et la dérision s’invite sans prévenir en plein drame : il n’y a peut-être jamais eu de mise en scène plus réjouissante de l’inquiétante étrangeté. L’intrigue elle-même est une satire à plusieurs niveaux du schéma hyper-sacralisé du polar télévisuel. Le meurtre de Laura Palmer révèle les secrets enfouis de la petite communauté de Twin Peaks et dévoile les bassesses et les vices qui se cachent derrière la façade lisse du décor à l’américaine qui ne conserve pas longtemps son apparence parfaite. La paisible petite bourgade abrite un lupanar, quelques assassins et pyromanes, des trafiquants de drogue et beaucoup de parents indignes et d’enfants dévoyés. La jeune et délicieuse Audrey Horne a d’ailleurs dû bouleverser la libido de beaucoup d’adolescents dans un épisode où elle fait un usage tout à fait inattendu d’une queue de cerise…


Au fur et à mesure que l’enquête progresse – si l’on peut dire – se mettent en place également tout le bestiaire et la cosmogonie lynchienne. Le géant, l’homme venu d’un autre endroit ou encore le terrifiant Bob achèvent de dérégler l’univers déjà passablement dérangé de Twin Peaks et, à partir du moment où le surnaturel autorise tout, Lynch démonte la mécanique du rêve américain télévisuel : la classique réunion de famille vire au cauchemar en un fou rire hystérique, les crises d’adolescence se terminent au bordel et les histoires d’amour sont brisées par le maléfice ou sont englouties sous une telle avalanche de guimauve que l’on ne sait plus très bien où s’arrête la caricature et où commence la dérision. Pendant que l’Hôtel du Grand Nord devient le réceptacle de toutes les âmes damnées du coin et que son directeur se prend pour le Général Lee, du fond des bois sombres qui entourent la petite ville, le mal se répand depuis la Loge Noire.
Ce lieu, que la tradition ésotérique décrit comme le centre du mal cosmique, est l’archétype de l’esthétique lynchienne. Du moment où l’on franchit le rideau pourpre qui est la dernière frontière de la raison, il est impossible de s’échapper de cette dimension maléfique où l’on croise des esprits qui parlent à l’envers, des jeunes femmes assassinées, la Vénus de Milo et des doubles malfaisants. Face à la dépravation et aux maléfices engendrés par la Loge Noire, la figure de Dale Cooper représente la figure du bien par excellence. Incarnation de la droiture et de la bonté, Dale Cooper fédère autour de lui les personnages les plus positifs. Loin de se contenter de lutter simplement contre les forces du mal à l’œuvre à Twin Peaks, Cooper incarne en quelques scènes mémorables, et une ou deux odes au café et aux donuts, la résistance de l’individu face à la dégénérescence des institutions et de la société. Dale Cooper, son amour pour le café et les cherry pies et sa fascination pour le Tibet, ainsi que son ami et associé, le Shérif Harry S. Truman, qui porte le même nom que le 33e président des Etats-Unis, semblent pouvoir rassembler en eux et autour d’eux ce qui reste de générosité et de bienveillance dans le monde déshumanisé et plein de faux-semblants de la middle class américaine livrée à l’appât du gain, au mensonge, au vice et à la folie. Twin Peaks est une nouvelle plongée métaphorique dans la lutte entre le bien et le mal mais la morale étrange et hédoniste de la série est que, pour conjurer les forces obscures cachées dans les ténèbres, un bon café et un succulent donut restent le meilleur des exorcismes. David Lynch tournera d’ailleurs par la suite quatre publicités pour le café Georgia avec les acteurs de la série…


Difficile de savoir aujourd’hui si David Lynch et Mark Frost sauront vraiment ressusciter Twin Peaks et si la Loge Noire s’animera encore derrière le rideau rouge. D’ores et déjà, Lynch a prévenu que certains visages connus réapparaîtraient, sans souhaiter en dire plus. Seule quasi-certitude : la dame à la bûche refera son apparition en 2016 dans la troisième saison, dont tous les épisodes devraient être co-écrits par Frost et Lynch et réalisés par Lynch : « Il y a beaucoup d’histoires à Twin Peaks. Certaines sont tristes, certaines drôles, certaines sont des histoires de folie et de violence, certaines sont banales, mais elles contiennent toutes une part de mystère, le mystère de la vie et quelquefois de la mort. Le mystère des bois, les bois qui entourent Twin Peaks.[1] » En attendant de redécouvrir ces mystères en 2016, on peut toujours se rendre au "Twin Peaks UK Festival", le 15 novembre prochain. En espérant que le café et les donuts sont à la hauteur...







[1] Log Lady. Prologue du pilote de la première saison. 

samedi 25 octobre 2014

Dominique Venner ou l'aventure radicale


« Tout homme porte en lui une tradition qui le fait ce qu’il est. Il lui appartient de la découvrir. La tradition est un choix, un murmure des temps anciens et du futur. Elle me dit qui je suis. Elle me dit que je suis de quelque part. » Ce murmure traverse le Cœur rebelle, il enfle quelquefois et se fait chant tragique pour raconter l’engagement, l’aventure, les combats et surtout la fraternité exigeante des hommes et celle, tragique, des peuples. Dans ses belles Réflexions sur les hommes à la guerre, le philosophe américain Jesse Glenn Gray distinguait l’amitié, sentiment ouvert et libre, de la fraternité, au caractère plus exclusif, qui se forge dans les conditions particulière de la caserne, de l’usine, de l’école, de la guerre et du front. Au-delà des engagements politiques radicaux dont il témoigne, le Cœur Rebelle dépeint le parcours d’un individu dont l’existence s’est intimement attachée à ce « grand moment lyrique » de la fraternité au combat.
« Heureusement que la guerre est si terrible, autrement nous finirions par trop l'aimer », disait le général sudiste Robert E. Lee. La tradition que Dominique Venner a découverte et portée en lui est celle du combat qu’il a aimé et passionnément recherché et qu’il n’a cessé d’éprouver à la lumière des amitiés et à l’épreuve des camaraderies. Récit d’un ancien combattant de l’Algérie rallié à l’OAS, d’un activiste politique radical et d’un essayiste ayant signé plus d’une cinquantaine d’ouvrages, le livre de Venner est un témoignage historique qui se lit à hauteur d’homme. Venner, guerrier appliqué, enrage que les peuples occidentaux « comme abrités dans un espace de bien-être, tandis qu’alentour le reste de l’univers est soumis à la violence, à la précarité, à la faim », aient pu croire que ce tribut de la violence guerrière n’était plus qu’une vague réminiscence des temps anciens. « Et pourtant, ce monde de boue et de sang est bien réel. C’est le monde habituel de l’histoire, amplifié par les nuisances modernes, la démographie vertigineuse, la puissance meurtrière surmultipliée des armements, en attendant les catastrophes nucléaires ou écologiques. »  


https://www.youtube.com/watch?v=fVT_mf8udsM




Le Cœur Rebelle n’est pas un livre qui souffre l’inconstance. On le traverse d’une traite, sans lanterner, comme on se lance dans un coup de main. L’histoire que raconte Dominique Venner, c’est celle d’un jeune homme en quête d’aventures pendant soixante ans dans une France qui aime de moins en moins les aventuriers : « J’avais soif de vie et je me sentais périr d’ennui. A cela personne ne pouvait rien. » Peu étonnant pour le jeune homme qui a dévoré Jack London ou James Oliver Curtwood, qui s’est nourri des fresques épiques de Georges d’Esparbès ou Prosper Mérimée et s’est laissé griser par l’histoire de Sparte, la cité guerrière. Des grands auteurs de la droite littéraire, Dominique Venner dit simplement qu’il les a lus « pour ne pas paraître idiot dans les conversations entre initiés. Mais je ne peux pas dire qu’ils aient vraiment compté dans ma formation. » Plus tard viendront cependant Ernst Jünger, Julius Evola, Rainier Maria Rilke, Curzio Malaparte, Ernst Von Salomon ou Vladimir Illitch Lénine dont le titre de l’ouvrage Que faire ? pourrait résumer l’existence de Dominique Venner s’il était vraiment possible d’enfermer une vie entière dans une simple phrase. Le jeune amateur de grand large qui trouva un jour, caché dans un placard de sa grand-mère, un petit revolver devenu le symbole de la vie romanesque à laquelle il aspirait, fuit à quatorze ans à Marseille dans l’intention de s’engager dans la Légion Etrangère à Sidi Bel Abbes, en Algérie. Le billet est ruineux, il choisira donc la Corse, pour tenter de rallier la caserne d’Ajaccio. A sa descente du bateau, le fugueur est cueilli par la gendarmerie et renvoyé chez lui. L’Algérie attendra. Pas longtemps, car c’est peu dire que la guerre d’Algérie occupe une place centrale dans la vie de Dominique Venner et dans le Cœur Rebelle.
L’ouvrage de Dominique Venner est un témoignage difficile à accepter pour ceux qui estiment que l’histoire se décrit et s’écrit sur le mode binaire et simple du manichéisme idéologique et l’auteur a de plus le mauvais goût de refuser de se situer dans le registre de la déploration. Quand la conquête coloniale française a commencé en 1830, l’Algérie n’était encore qu’une vaste province éloignée d’un empire ottoman qui avait entamé sa longue agonie. Elle s’est forgée une conscience nationale à la faveur de la colonisation, nourrie des rêves universalistes des partisans de la civilisation du progrès et des appétits plus triviaux des décideurs économiques, puis est devenue une nation à l’issue d’une guerre sanglante au cours de laquelle chacun des adversaires a estimé qu’il se battait pour sa propre survie. « L’Histoire, écrit Hegel, n’est rien d’autre que l’autel où ont été sacrifiés le bonheur des peuples, la sagesse des Etats et la vertu des individus.[1] » Dans la guerre d’Algérie de Dominique Venner, il n’y a pas de victime, pas de bourreaux et les seules vertus qui font foi sont celles des armes et de ceux qui les portent. « Quand s’affrontent les droits inconciliables de deux peuples, il n’y a pas de cause juste et injuste. Il n’y a que la guerre, arbitre impartial et froid pour décider entre deux forces, deux logiques, deux mondes. (…) Toute guerre comporte un vainqueur et un vaincu. En Algérie, nous avons été vaincus. »
Cinquante ans après la fin de la guerre d’Algérie, la France se console en biberonnant l’alcool douceâtre de la repentance et rêve qu’elle pourrait se fondre progressivement  dans le néant confortable de la fin de l’histoire. L’Algérie, quant à elle, continue de se griser comme elle peut des souvenirs héroïques de la geste de l’indépendance pour oublier que ses dirigeants corrompus ne sont jamais parvenus à bâtir complétement une nation sur la terre du pays libéré. Le livre de Venner témoigne à sa façon de la fraternité hostile de deux peuples séparés et unis à jamais par une guerre qui forgea deux républiques et une génération de part et d’autre de la Méditerranée.
« A vingt ans, l’aventure de la guerre et des conjurations fut offerte à ceux de ma génération qui le voulurent. Peu y étaient préparés. Rares furent ceux qui purent changer cette occasion en destin. Au moins ceux-là ont-ils vraiment vécu, même et surtout ceux qui en moururent. » Pour Dominique Venner, l’Algérie fut l’expérience du feu, puis celle de la clandestinité avant de déterminer l’engagement politique et intellectuel, extrême et radical. « C’est alors, autour de ma vingtième année, que me furent révélées quelques vérités qui ont compté dans ma vie d’homme. » Le Cœur Rebelle confirme aussi, s’il était besoin, à quel point l’Algérie fut une étape cruciale dans l’évolution de la société française. Sur le plan militaire, elle a refondé les techniques de contre-insurrection, parmi lesquelles l’usage de la torture qui contribua à dresser l’opinion métropolitaine contre cette guerre sale. Mais c’est moins l’usage de la torture qui indigna d’ailleurs Dominique Venner que la politique de déportation menée systématiquement par l’Etat français à partir de 1956. « Elle a transformé des centaines de milliers de fellahs en clochards déracinés, enfermés dans des enceintes barbelées. »
Les méthodes utilisées au cours de la bataille d’Alger en 1957, qui furent détaillées avec précision dans le film La Bataille d’Alger en 1966, ont été réemployées depuis aussi bien par la CIA en Amérique du sud que par l’armée américaine sur différents théâtres d’opération et notamment en Irak, en suscitant également l’indignation de l’opinion internationale, quand furent révélés les sévices perpétrés dans la prison d’Abou Ghraib. Quant aux moyens mis en œuvre par le FLN en Algérie pour lutter contre l’armée française et s’assurer le soutien de la population par l’adhésion ou la terreur, ils furent utilisés de même manière par le GIA dans les années 90, au cours d’une guerre civile qui ne dit pas son nom et coûta la vie à près de cent mille personnes de 1991 à 2002. Les même moyens furent employés à l’encontre des troupes américaines en Irak après 2003 tandis qu’à l’opposé, les théories anti-insurrectionnelles mises en œuvre par David Petraeus en Afghanistan et en Irak ne différaient pas vraiment de celles présentées par le colonel Mathieu, alter ego de Bigeard, dans La Bataille d’Alger.
Pour une partie des partisans de l’Algérie française et des militaires français entrés dans la clandestinité, la fin de la guerre d’Algérie permit aussi d’appliquer à l’action politique une partie des techniques de subversion et d’actions ciblées apprises sur le champ de bataille. Dans les rangs de l’OAS on croise nombre d’anciens soldats mais aussi d’anciens résistants qui passent en vingt ans d’un champ de bataille à l’autre et de la lutte contre l’occupant à celle contre les fellaghas, puis à l’opposition armée contre l’Etat français et De Gaulle. Comme beaucoup d’anciens de l’Algérie ou de pieds noirs, Venner conserve son admiration pour le De Gaulle de 1940 mais n’a jamais pardonné à celui de l’indépendance même s’il a revu son jugement en revanche sur l’ennemi qu’il combattait en tant que soldat : « Il combattait pour conquérir une patrie, pour se donner une identité, pour édifier une nation. » Dominique Venner a conservé en revanche toute son animosité pour ceux qui à ses yeux furent les véritables artisans de la défaite : intellectuels et journalistes de la métropole, contempteurs d’une « guerre sale » qu’ils ne connaissaient ni ne comprenaient en rien. « Toute guerre est ‘propre’ pour celui qui croit à sa légitimité. Toute guerre est ‘sale’ pour celui qui s’est laissé détourner de son bon droit. Et celui-là, par avance, est vaincu. »  


https://www.youtube.com/watch?v=U5FpxqoSAfs



Pour les vaincus de l’Algérie qui n’ont pas accepté la défaite, le romantisme de la clandestinité a remplacé celui de la guerre. Sur fond de guerre froide et de règne gaullien, l’agitation idéologique et politique qui va déboucher sur le grand chambardement de 68 commence. Elle commence à droite pour Venner : « De 1961 à 1962, une fraction de la société française – une fraction seulement – était entrée en effervescence. (…) La dramatisation de l’action, la précipitation des événements, la succession des conspirations avortées agissaient comme une drogue. » Ce romantisme brutal qui se donne libre cours dans une France à peine remise de ses guerres coloniales n’est pas sans évoquer le roman qu’Alberto Garlini consacrait il y a quelques temps à l’Italie des années de plomb et de l’après 68, dans lequel Stefano, activiste d’extrême-droite, recourt à la violence « la violence comme antidote aux imperfections du ciel.[2] » L’aventure bien réelle de Dominique Venner s’est terminée le 21 mai 2013, devant l'autel de la cathédrale Notre-Dame de Paris, comme pour reprocher une dernière fois au ciel ses imperfections à travers le choix ultime de la mort volontaire et du  blasphème le plus éclatant. De manière troublante, Dominique Venner concluait le Cœur Rebelle, publié initialement en 1994, en évoquant le suicide de François de Grossouvre, le 7 avril 1994, dans son bureau de l’Elysée, mais également celui d’Enver Pacha, en 1922, qui décida, abandonné de tous, de mourir au cours d’une dernière charge en montant seul à l’assaut d’un bataillon de bolcheviks arméniens. « Il n’y a que la mort, parfois, écrit Venner, pour donner un sens à une vie. » Dominique Venner soumit la sienne à un credo, forcément radical : « Je suis du pays où l’on fait ce que l’on doit parce qu’on se doit d’abord à soi-même. Voilà pourquoi je suis un cœur rebelle. Rebelle par fidélité. »

Dominique Venner. Le Coeur Rebelle (1994). Nouvelle édition. Pierre-Guillaume de Roux. Paris. Mai 2014





[1] La Raison dans l’histoire
[2] Alberto Garlini. Les Noirs et les Rouges. Gallimard. Janvier 2014

jeudi 23 octobre 2014

Buttplug banal

            La semaine dernière l'actualité est devenue dadaïste. En cause? "La ténébreuse affaire de Tree, le plug anal de la place Vendôme", comme le titrait le Monde le 19 octobre. L'affaire a débuté il y a quelques jours avec la mise en place d'une installation d'art contemporain sur la très chic place Vendôme et elle a pris en un peu plus de vingt-quatre heures un tour fascinant en rassemblant tous les ingrédients qui font les bons thrillers politiques : subversion, mystérieux attentat, campagne de presse passionnée et liberté d'expression menacée. "Un plug anal géant place Vendôme? La structure gonflable de Paul McCarthy déclenche des débats passionnés." le lecteur un peu abasourdi hésitait à conclure qu'il venait de pénétrer dans la 4e dimension en découvrant cette information capitale. Au dire de son concepteur, l'artiste américain Paul Mc Carthy, Tree avait à la fois la forme d'un sapin de Noël stylisé, un peu comme ceux qu'on accroche au rétroviseur pour que ça sente bon dans la voiture, et celle d'un plug anal, un jouet sexuel que l'on a moins l'habitude d'accrocher à son rétroviseur et encore moins de voir exposé dans une version monumentale, faisant de l'ombre à Napoléon sur la colonne Vendôme. Pour le concepteur de l'oeuvre, le godemichet pharaonique avait pour fonction de questionner, dans son verdoyant gigantisme, "les failles de notre société". Quelles que soient les fissures douloureuses que l'objet ait eu pour fonction d'évoquer, ce dispositif introspectif à grande échelle n'a pas suscité l'adhésion du grand public, une fois de plus peu décidé à suivre les maîtres de l'avant-garde sur le sentier tortueux de la conception contemporaine, de "merda d'artista" au buttplug géant. Peu après l'inauguration de l'oeuvre, Paul Mc Carthy a été agressé par un buttplugophobe qui lui a collé son poing dans la figure. Le fâcheux, peu sensible à la poésie fondementale du gratte-derrière de Noël, n’a pas eu le sens de l'à-propos: un vigoureux coup de pied au cul aurait constitué un hommage plus vibrant à l'oeuvre de Mc Carthy et un clin d'oeil espiègle à la merveilleuse punchline du groupe Cypress Hill: "When my boot stuck in that ass like a dildo".


L'affaire du plug anal de la discorde a pris à partir de ce moment des proportions en rapport avec la démesure de l'installation. Dans la nuit du 18 au 19 octobre, une troupe de vandales, sans doute fâchés que l'on ait préféré les courbes rondes et sensuelles du sapin fessier aux lignes droites et épurées du pal pour célébrer la tradition occulte d'insertion d'objets dans le derrière, ont dégonflé le plug anal géant de Paul Mc Carthy qui s'est affaissé sur le sol plus lamentablement qu'une statue de Saddam Hussein déboulonnée par un char américain à Bagdad. Immédiatement, les leaders politiques ont réagi et les téléscripteurs du monde entier ont vrombi. "Paris ne cédera pas aux menaces de ceux qui, en s'en prenant a un artiste ou a une oeuvre, s'en prennent a la liberté artistique", a déclaré Anne Hidalgo, avec des trémolos gaulliens dans la voix. "C'est une atteinte insupportable à la liberté de création", a renchéri Fleur Pellerin, tandis que François Hollande affirmait soutenir l'artiste et son plug anal, « restant aux côtés de Paul Mc Carthy qui a finalement été souillé dans son œuvre », sans que l’on sache trop ce qu’il sous-entendait exactement  là. Arnaud de Montebourg est resté muet pour le moment. L'ancien ministre du Redressement Productif aura sans doute été trop déprimé par les images désolantes du dégonflement criminel pour réagir.
Les auteurs du pluganalicide sont aujourd'hui activement recherchés mais les indices sont plutôt maigres, comme dirait le commissaire Bougret. Interpol et tous les services de renseignements sont sur les dents et Barack Obama, choqué lui aussi par cet acte barbare, aurait proposé au président français de bombarder préventivement les locaux du Printemps Français, dont les représentants se sont réjouis mesquinement du coup de main contre le plug anal, mais il se serait lui aussi dégonflé à la dernière minute. Une piste a toutefois été négligée par les services de police. En effet, d'après le journal 20Minutes, Valérie Trierweiler, au cours d’une soirée un peu trop arrosée au Banana Café, aurait agressée violemment l'une des convives en s'adressant à elle dans les termes suivants : «Je vais te détruire, toi et ton gros porc de Sapin! » La déclaration pourrait bien mettre les enquêteurs sur la piste d'une conspiration occulte qui aurait l'envergure d'un buttplugate menaçant les fondements de l'Etat français. On serre les fesses en attendant d'en savoir plus.

Valérie Trierweiler au Banana Café, deux jours avant la tragédie du plug.

Malgré tout, les défenseurs de l'art et de la subversion ont tort de se lamenter. Car l'affaire du sapin anal a repoussé les limites de l'absurde et ressuscité les grandes heures du dadaïsme. Les vandales responsables de la destruction de Tree sont, tout autant que Paul Mc Carthy, les auteurs de cette magnifique oeuvre d'agitprop virale qui s'est déployée dans tous les médias à la vitesse d'un transit intestinal facilité par une ingestion massive de céréales aux fibres. Le plug était banal jusqu'à ce qu'il soit détruit, c’est en s’affaissant, victime du coup de canif fatal, qu’il est devenu une véritable œuvre d’art, suscitant l’empilement absurde et réjouissant d’analyses, de réactions, de commentaires, de reportages auxquels cet article apporte sa modeste contribution. Jusqu’à présent, on pouvait dire que Paul Mc Carthy avait mené la terne carrière d’un artiste adoubé par le marché de l’art après avoir pris en marche le train de la transgression pipicaca en se peignant le corps de mayonnaise et de ketchup et en concevant des étrons gonflables. Rien de bien nouveau en somme sous le soleil pâlissant de l’art contemporain. Son Tree-plug de la place Vendôme correspondait parfaitement aux critères établis par l’institutionnalisation du ready-made, sacralisant le geste original de l’avant-garde qui détournait ironiquement l’entreprise de muséification de l’art. Tree, avant sa chute finale, incarnait parfaitement cette contradiction de l’avant-gardisme contemporain qui définit la démarche subversive comme une sorte de pédagogie d’intérêt général purement institutionnelle.
On peut s’insurger contre le démontage sauvage de « l’œuvre » de Paul Mc Carthy. Celle-ci, obligatoirement « dérangeante », était surtout d’une pauvreté conceptuelle désolante, empruntant des sentiers mille fois rebattus. Son démontage lui a donné une autre dimension dont l’artiste devrait aujourd’hui se réjouir. Après tout, c’est à travers le petit scandale provoqué par ce dégonflage que Paul Mc Carthy atteint le but que sa pochade anale avait manqué : « montrer les failles de la société », slogan tellement ressassé par bien d’autres avant lui qu’il avait perdu la signification que les réactions imprévisibles du public lui ont rendue. Il est difficile après tout d’imposer dans l’espace public une sorte d’art de la provocation instituée et de s’étonner ensuite que ce même public mis devant le fait accompli fasse preuve de mauvais esprit, de même qu’il y a un certain ridicule à vouloir choquer l’opinion en lui mettant sous les yeux le produit des cogitations de provocateurs qui sont restés bloqués au stade anal depuis trente ans, pour se lamenter ensuite d’avoir enfin réussi à provoquer.
Un chroniqueur commentant l’affaire s’étonnait avec humour que les « réactionnaires » se réjouissant de l’abattage de Tree soient majoritairement au courant de ce qu’est un plug anal. Grande découverte ! Le monde de l’art contemporain se rendrait-il soudain compte qu’internet existe et qu’il a contribué à tristement ringardiser les saillies faussement audacieuses de Paul Mc Carthy  et des multiples clones qui œuvrent dans le même registre ? Tree échappe aujourd’hui à son créateur et quitte le pauvre domaine de la provocation de service public. L’œuvre a accédé au statut de running joke qui fait le tour du monde, répliquée et détournée à l’infini. Dans son ouvrage sur L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin constatait que la possibilité de reproduire l’œuvre d’art à l’infini la prive de son statut sacré en la sérialisant. La performance artistique lui a conféré une nouvelle forme de sacralité, puissamment légitimée aujourd’hui par l’institutionnalisation du marché de l’art. Contre-performance aussi grotesque que l’installation de Mc Carthy elle-même, l’acte de vandalisme perpétré sur Tree lui permet d’échapper à la triste fétichisation marchande et à dépasser les limites étroites et consensuelles de la provocation institutionnelle grâce à ce détournement sauvage et involontaire. Grâce au miroir déformant des médias de masse, Tree connaît un destin nouveau et inattendu. Paul Mc Carthy devrait se réjouir : pour la première fois dans sa carrière, il a réussi à dépasser le stade anal.


mardi 21 octobre 2014

La petite autoroute dans la prairie

           Le jugement du Tribunal de Grande Instance de Lyon, concernant l'expropriation de l'agriculteur Philippe Layat d'une partie de ses terres sera rendu aujourd'hui. Ces dernières semaines, le sort de cet exploitant de la commune de Décines qui voit son terrain envahi par les engins de chantier en raison de la construction d'une autoroute devant améliorer la desserte du futur grand stade de l'OL suscite une mobilisation croissante. 


      Lentement mais sûrement, le monde rural s’éteint en France. L’agriculture française reste bien sûr la deuxième du monde et la première d’Europe;  le secteur représente presque 5% du PIB et pèse 72 milliards d’euros mais il n’emploie plus grand monde. Alors que les terres cultivées couvrent plus de la moitié du territoire français, les exploitants agricoles en 2012 représentaient moins de 2% de la population active (28,6 millions la même année), soit quatre cent mille personnes, à peine deux habitants au kilomètre carré si on met ce chiffre en rapport avec la surface cultivée. De l’autre côté du périph’, ou du péage, la France urbaine et périurbaine qui représente 90% de la population se serre sur à peine un tiers du territoire. On comprend que l’agriculteur, dont le revenu moyen annuel était estimé en 2013 à 29400 euros, se sente souvent un peu seul. De temps à autre, il tente sa chance pour trouver l’âme sœur dans les émissions de télé-réalité. Parfois, il voit passer un député-maire en campagne ou Axel Kahn venu rendre visite à la France d’en bas et quelquefois on coupe son champ en deux ou on menace de l’exproprier pour faire passer une autoroute ou un tracé TGV. Dans ces cas-là, l’exploitant voit rouge, surtout quand on éventre ses champs pour les beaux yeux des footballeurs et de leurs supporters.
C’est ce qui est en train d’arriver à Philippe Layat en ce moment-même. À Décines, petite commune du Rhône, la communauté du  Grand Lyon a entamé depuis début septembre la construction d’une voie d’accès au futur Grand Stade de l’Olympique lyonnais. Malheureusement, l’exploitation de Philippe Layat se trouve sur le chemin du tracé et l’agriculteur se voit donc exproprié d’une surface de neuf hectares. Bien sûr, le cas n’est pas isolé et les procédures d’expropriation sont légion en raison de la multiplicité des projets d’aménagements qui touchent le monde rural grignoté petit à petit par l’étalement péri-urbain qui suit inexorablement le développement des voies de circulation. Le problème réside dans la méthode. Philippe Layat s’est vu offrir une compensation de 1 euro par mètre carré, qui est jugée normale par les pouvoirs publics mais tout à fait insuffisante par l’intéressé. Résolu à ne pas abandonner une partie de ses terres, qu’il dit appartenir à sa famille depuis quatre cent ans, Philippe Layat a donc contesté la procédure d’expropriation, procédure là encore tout à fait normale qui doit donner lieu à un nouveau jugement et permettre au Tribunal de Grande Instance de Lyon de juger en dernier recours et de donner raison au Grand Lyon ou à Philippe Layat. Le hic est que, sans attendre le verdict, qui doit tomber le 21 octobre prochain, les bulldozers ont débarqué sur le terrain de Philippe Layat et défoncé le portail qu’il avait cadenassé. Les engins de chantier étaient accompagnés de policiers qui, sans produire la moindre pièce justifiant l’intrusion, ont forcé Philippe Layat à assister impuissant à la mise en œuvre du chantier. La question du recours à la force publique se pose ici puisque les travaux ont commencé avant que la diffusion finale du tribunal ne soit rendue. Depuis, Philippe Layat continue à protester dans l’attente de son jugement. Une page Facebook et une pétition, qui a recueilli 117 000 signatures, ont même été lancées pour le soutenir. Même Jean-Michel Aulas, patron de l’Olympique Lyonnais, y est allé de sa petite larme : “Je suis très ému par tout ce qu’il dit, même si je pense qu’il en rajoute beaucoup.” Un mot d’encouragement qui a dû aller droit au cœur de Philippe Layat qui voit et entend toute la journée les tractopelles retourner ce qu’il considère encore comme ses terres.

Photo Laurence Loison - Le Progrès

Le problème posé par la construction du futur grand stade de l’Olympique Lyonnais n’est pas neuf, ainsi que l’opposition qu’elle suscite. Le projet, d’un coût total de 405 millions d’euros, doit permettre de construire un stade de 58 000 places, où les premiers matchs pourraient être disputés dans le courant de la saison 2015-2016, juste avant le démarrage de l’Euro. Les représentants du Grand Lyon et de l’OL le jugent indispensable au développement économique et culturel de la région et Pierre Moscovici a apporté sa bénédiction personnelle au projet. Du côté des villages environnants, et notamment à Décines, touché de plein fouet par le projet de tracé d’autoroute qui doit permettre d’améliorer la desserte du Grand Stade, le moral n’est pas au beau fixe. Un autre habitant de la commune, Eric Lorenzo, a lui aussi créé sa page Facebook. Son terrain, acheté en 2005, est lui aussi coupé par le futur tracé. Il n’est en revanche pas agriculteur, mais artisan, et c’est cette fois son jardin qui est destiné à devenir une autoroute et la balançoire des enfants remplacée par le ballet des poids-lourds. Eric Lorenzo se voit proposer une indemnisation de 17 euro le mètre carré pour un terrain payé 77 euro/mètre carré au moment de l’achat…Sans compter les multiples travaux d’aménagement réalisés par l’artisan et écrasés par les pelleteuses.

Le village de Décines s’est mobilisé contre le Grand Stade, mobilisation emmenée par Eric Lorenzo et soutenue par une association et bientôt une « Zone à Défendre », celle des « Fils de buttes ». Avec le prompt renfort des militants de la ZAD, sympathiques et conscientisés, la lutte des habitants de Décines a reçu le bienveillant soutien de quelques grands médias internet, dont Rue89, avant, horreur, que l’on ne découvre que les ruraux sont aussi des réactionnaires. Durant un an et demi, l’occupation de la ZAD de Décines se met en place et un campement de fortune accueille une soixantaine de militants opposés au projet du Grand Stade. À la fin de l’été 2013, trois familles de Roms en provenance du bidonville de Vaux-en-Velin s’installent avec les militants. Les riverains, Eric Lorenzo en tête, protestent, craignent qu’en plus de devenir une zone de chantier, Décines n’accueille un camp de Roms à demeure. Les pouvoirs publics se saisissent de l’occasion pour évacuer les militants avec les Roms et bouclent la ZAD de Décines. Les grands médias solidaires se détournent de ces paysans réactionnaires qui « tolèrent les hippies mais pas les Roms ». Sur le site de Rue89, un commentateur qui avait pris fait et cause pour Eric Lorenzo en imaginant un Che Guevara des campagnes, s’aperçoit de sa méprise et s’excuse : « merde, désolé, j’avais pas vu que le mec en bleu était un réac’. » Ses contradicteurs se rassurent : « Ouf, me voilà rassuré… et tout prend un autre sens ! » Depuis, les habitants de Décines n’ont plus la cote et le projet de construction se poursuit. L’histoire de Philippe Layat remédiatise aujourd’hui l’affaire mais il est fort probable que le jugement rendu le 21 octobre par le TGI de Lyon lui soit défavorable. Les travaux sont déjà bien entamés et les expropriés de Décines devront sans doute dire au revoir, qui à son jardin, qui à ses champs. L’affaire révèle encore à quel point cette « France périphérique » dont parle Christophe Guilluy, celle des péri-urbains lointains et des ruraux, peut avoir le sentiment d’être aphone, d’être reléguée médiatiquement dans un ghetto culturel dont elle sort de temps à autre par la magie des réseaux sociaux et où elle replonge bien vite, décidément ni assez progressiste, ni assez tolérante, ni assez moderne pour susciter très longtemps l’intérêt. De toute façon, d’ici cinquante ans, il ne restera plus de paysans. Pendant la prochaine révolution culturelle, il n’y aura plus qu’à expédier les footballeurs aux champs pour cultiver les autoroutes abandonnées à cause de la prochaine crise énergétique…



Publié sur Causeur

dimanche 19 octobre 2014

Les idiots en folie




Nous sommes désorientés,
non pas perdus, désorientés,
le vrai le faux, le bien le mal,
où est le sens ? où est le chemin ?
Le soleil guide nos pas,
nos ombres suivent, ainsi de suite,
l’errance sans fin
de nos corps, de nos cœurs,
habités par le vide.







samedi 11 octobre 2014

Apocalypse de la vérité ?

 
L’essai de Jean Vioulac, Apocalypse de la vérité, s’ouvre avec d’autant plus de curiosité qu’il se présente comme une suite et, disons-le, une tentative de réponse au constat implacable qui avait été dressé dans La logique totalitaire.Essai sur la crise de l’Occident. Rappelons que ce dernier concluait sur ces quelques mots énigmatiques : « La révolution […] suppose une rupture eschatologique avec l’histoire comme telle : elle suppose l’inauguration d’une autre histoire, événement inouï que nul ne sait comment provoquer ou préparer »[1]. En fait d’inauguration, il s’agirait plutôt d’une remémoration puisque cette révolution a eu lieu il y a plus de 2000 ans ! Comme on le pressentait, la méditation des œuvres de Heidegger débouche chez Vioulac sur le miracle de la révélation chrétienne, mais la démonstration, cette fois-ci, peine à convaincre. A commencer, semble-t-il, par l’auteur lui-même qui rappelle que la formation d’une communauté eschatologique, à l’image des premiers groupes chrétiens, « ne peut s’identifier à une quelconque politique […] et ne constitue surtout aucune solution au danger technique »[2] !


Il ne faut cependant pas jeter le bébé avec l’eau du bain. La lecture de Vioulac reste passionnante et libère quelques lueurs de possibles dans la machinerie techno-capitaliste. Reprenons, donc, les différents chapitres de l’ouvrage pour les agencer à notre manière et interroger certaines des possibilités entrevues. Le sous-titre éclaire le projet d’ensemble, Méditations heideggériennes, et le limite sans doute à une lecture par trop spéculative. Si l’auteur rappelle, une nouvelle fois, que la philosophie doit se retourner sur elle-même pour franchir le mur de l’impensable, tenter de saisir l’éclaircie primordiale (de l’être), son ouvrage se présente tout de même comme une exégèse savante de la pensée de Heidegger, avec cette manie des néologismes : « essance », « existance », etc. Bref, nous sommes ici en territoire heideggérien avec la volonté, il est vrai, d’en sortir par l’épuisement de toutes les variations, l’écoulement aux abîmes – nous y reviendrons.


Pour le moment, et c’est le grand mérite de Vioulac, il nous rappelle que l’époque est dominée par une « machinerie extrêmement complexe » dont la modalité est le calcul et la finalité le capital. Notre existence est entièrement soumise à un logiciel appauvri (limité à la raison utilitariste) qui a programmé tous les champs du réel. Dans ce contexte, le vivant s’apparente à un extraordinaire gisement de ressources dont il faut exploiter le moindre filon pour faire tourner le système à plein régime. L’homme n’échappe pas, bien sûr, à ce vaste mouvement d’appareillement qui veut que, chacun, devienne un fonctionnaire de la technique, c’est-à-dire un individu dont la destinée s’enchaîne à celles des autres dans le vaste processus d’uniformisation du monde. 

https://www.youtube.com/watch?v=j5xrHu1YBfg


       Ce nivellement par le bas conduit naturellement au règne de la quantité et peut s’interpréter comme l’époque de l’annihilation (nihilisme en acte), soit le « déploiement inconditionné de la puissance du non-être ». Vioulac reprend ici le schéma explicatif posé dans son précédent essai : l’Occident (et l’ensemble de la planète entraînée dans son sillage) est arrivé au terme du chemin, au dernier acte de la tragédie, littéralement, à la catastrophe (« renversement »). Cela est d’autant plus logique que ce monde portait en lui les germes de la corruption avec l’arraisonnement du réel par les Grecs dès les premiers siècles de la civilisation. Autrement dit, l’éclosion de la pensée (logos) et le développement de la philosophie ont coupé l’être en deux pour n’en retenir que la partie compréhensible (accessible par la raison) et l’inscrire dans le long cours de l’histoire, désormais ouverte à la connaissance et bientôt prise dans l’espérance progressiste.


      Ce récit philosophique, à la trame heideggérienne, prête naturellement le flanc aux critiques : simplification abusive de la pensée grecque des origines, historicisme à contre-temps, oubli des philosophies extra-occidentales, etc. Mais il a l’insigne mérite d’actualiser la critique de la technique au regard des évolutions du monde contemporain. Et d’insister sur la « luminosité spectrale de la machination » qui tombe sur toutes les dimensions de l’être, jusqu’à la mort même, pour faire de ce monde un « paradis » artificiel. Face au risque d’enfermement définitif de l’homme sur lui-même, Vioulac rappelle le sens profond et toujours « révolutionnaire » de la révélation chrétienne. C’est cela l’Apocalypse de la vérité : l’inauguration d’une autre histoire fondée, non plus sur le logos, mais sur la chair. L’abandon de la sagesse du monde au profit de la sagesse divine. L’ouverture de la vérité au mystère originel de l’être, incarné dans la personne du Christ, et imitable dans cette vie, ici maintenant, par le retour à soi, le creusement de l’abîme.


         On peut objecter à Vioulac qu’il est tout de même surprenant que l’autre vérité, celle qui doit nous sauver de l’appareillement moderne, est quasiment contemporaine du moment grec. L’auteur avance à ce sujet, dans le prolongement de saint Augustin, que les deux histoires se sont toujours enchevêtrées jusqu’à leur collision apocalyptique dans l’événement Auschwitz. Depuis, l’histoire sainte a été anéantie et « Dieu s’est tu » (Hans Jonas). On comprend mal, dès lors, comment la vérité chrétienne pourrait encore surgir des profondeurs historiques. Sans compter que cette vérité a également traversé les siècles pour devenir l’une des principales rampes de lancement de la modernité – le christianisme n’est-il pas « la religion de la sortie de la religion » selon Marcel Gauchet. On retombe, donc, sur le constat premier : le monde est un long « processus de dessaisissement divin » dont le christianisme, non pas dans son contenu essentiel mais dans son déroulement historique, épouse la fuite en avant.



         Pourtant, « Seul un dieu peut encore nous sauver » avertit Heidegger dans une espèce d’oraison funèbre. Et il faut reconnaître à Jean Vioulac l’audace d’aller à la recherche de ce Dieu ou plus exactement de cette déité dans le plus long chapitre de son essai. Il commence par suivre les sentiers heideggériens qui mènent au grand poème « Patmos » de Hölderlin. Et se sépare de l’interprétation qu’en donne l’auteur d’Être et temps : non, le ressourcement dans le « Sacré originaire » ne peut pas se faire dans le « Tréfonds de la Terre » qui accorde à chacun un foyer natal (heimat). Cet archéo-paganisme manque la dimension abyssale de la divinité qui ne peut s’attacher à rien, pas même à l’enracinement primordial. D’où la dimension tragique et exodique des premières communautés juives et chrétiennes.


       Jean Vioulac se tourne alors vers Maître Eckhart, la figure centrale de son ouvrage, pour comprendre la radicalité de l’idée même de Dieu. Un dieu « retiré en son vestiaire », définitivement inaccessible aux hommes, et que l’on peut seulement approcher par la déité, c’est-à-dire par son revers, son double négatif : « Néant divin » ou encore « Néant de Néant ». Pour l’atteindre, l’homme doit entamer ce que Simone Weil appelait un processus de décréation, faire retour à son propre néant originaire pour y déceler le mystère insondable, dans les plis cachés de l’être. Il faut en quelque sorte tout abandonner pour trouver dans sa propre abîme, non pas une raison de vivre, mais tout « simplement » la cause de la vie. D’où sa dimension universelle.


      C’est là que se noue la grande aventure entre les témoins de l’indicible, les hommes, et les empreintes à jamais effacées de ce Dieu présent/absent, de ce Dieu qui se retire du monde pour laisser à l’œuvre la liberté. Dans ce contexte, le Christ n’a rien à promouvoir sinon que son propre vécu puisé dans l’abîme de la déité, au nom du Père, dont il révèle le Nom après Lui. La demeure ouverte, il convient de rester dans le flux de cet Esprit dont la mort est le messager, et le deuil recommencé la source d’espérance. Seulement ainsi, la liberté peut se ressourcer dans la faille béante, ce qui détermine l’être avant même qu’il soit, et assurer la création continue du monde. Ce sont donc bien les hommes qui font jaillir l’esprit de leur désir à jamais enfui, et ce sont encore les hommes qui décident de tarir la source dont ils sont eux-mêmes issus.


         Les très belles pages du livre de Vioulac relèvent malheureusement davantage de la gnose personnelle que d’une communauté vivante, surtout lorsque cette dernière se donnerait pour objectif de briser la machinerie totalitaire. On voit mal, en effet, comment une sorte de sodalité christique parviendrait à se ressaisir de l’événement originaire, celui qui a déchiré le voile de l’être, pour orienter les hommes vers une autre éclaircie (feu vivant) que celle, morne et blafarde, entretenue par les illusions de la totalité moderne. Il n’est cependant pas interdit de continuer à frayer un chemin dans les forêts obscures pour ne pas laisser le dernier mot à Heidegger : « Nous ne devons rien faire, seulement attendre ». Ou encore de méditer les mots de Jünger qui concluent l’essai de Vioulac :



« Il y a aussi dans nos déserts des oasis où fleurit l’aridité. Isaïe l’avait reconnu, à l’époque d’un bouleversement analogue. Ce sont les jardins auxquels Léviathan n’a pas accès, autour desquels il rôde avec fureur. En premier lieu, il y a la mort. Aujourd’hui, comme de tout temps, ceux qui ne craignent pas la mort sont infiniment supérieurs aux plus grands des pouvoirs temporels. […] Le second pouvoir des profondeurs est Éros. Là où deux êtres s’aiment, ils conquièrent du terrain sur Léviathan, ils créent un espace qu’il ne contrôle pas. Éros remportera toujours la victoire, en vrai messager des dieux, sur toutes les fictions des Titans ».













[1] Jean Vioulac, p. 351.
[2] P. 254.