vendredi 21 juin 2024

Hartmut Rosa, une sociologie du heavy metal

 


 

Plus qu’une étude sociologique, cet essai se veut une réflexion sur l’effet que produit le métal sur ses fans. Selon Rosa, son écoute est une expérience totale, à la fois émotionnelle et physique, qui suscite chez l’auditeur une participation immédiate au monde avec lequel il entre en « résonance ». Cette musique ouvre donc à une autre réalité. Mieux, elle est une « transgression existentielle », qui « fait entendre en toute clarté la non-réconciliation et les contradictions du monde », insaisissables d’emblée par l’intellect, et qui, à ce titre, s’apparente à ce que Durkheim appelle « une forme élémentaire de la vie religieuse », voire à l’expérience mystique.

             Malgré ces justes constats cet ouvrage semble inachevé. D’abord parce que Rosa s’entête à plaquer son concept de « résonance » sur son objet d’étude, concept dont les contours alors se brouillent. Quelle différence, par exemple, entre la « résonance » le « sentiment océanique » cher à Freud ? Et puis, le métal est certes violent, donc son étreinte immédiate, mais n’est-ce pas le propre de toute musique que de nous faire entrer en résonance avec le monde ? Le choix des groupes et albums évoqués est également très discutable (le Black album, un chef d’œuvre ?!!). Surtout Rosa minimise la négativité du métal et paraît se justifier auprès de ses collègues universitaires, pire, de quémander la respectabilité en multipliant les gages d’inféodation au politiquement correct. Or, seule la musique compte, laquelle charrie un imaginaire sulfureux et archaïque. Le métal est l’unique style musical à célébrer sur le mode du paroxysme, souvent jusqu’au kitsch, les thèmes métaphysiques du bien et du mal, de l’amour et de la mort, à être traversé d’une aspiration à l’héroïsme, voire fasciné par la violence guerrière, bref le seul style capable d’exprimer le refoulé de notre quotidien aseptisé. Et c’est parce qu’il s’est imposé comme « une oasis d’horreur dans un désert d’ennui » (Baudelaire) qu’il a triomphé de l’industrie musicale, de la mode et du temps qui passe.

 

François GERFAULT

 


 

 

dimanche 2 juin 2024

La guerre d'Indochine : amnésie volontaire

 

         A l’occasion du 70ème anniversaire de la défaite de Diên Biên Phu, les idiots rendent hommage aux valeureux soldats qui ont porté haut les couleurs de la France à une époque où, déjà, la défaite et le déshonneur avaient conduit les hommes de pouvoir au cimetière de l’histoire. Memento mori !

 

 


De la guerre d’Indochine, la triste France d’aujourd’hui ne sait plus rien. D’ailleurs, en a-t-elle jamais su quelque chose ? Lointaine, exotique, elle fut rapidement occultée par celle d’Algérie, puis du Vietnam, et semble aujourd'hui le type même de la « sale guerre » : impérialiste, cruelle, indifférente aux souffrances civiles. L’opinion française ne s’en inquiéta qu'au moment de Dien Bien Phu, dernier épisode de  furia francese capable encore d’atteindre les cœurs. Pas plus qu’elle ne s’est intéressé à son Empire, la métropole n’a pris la mesure des servitudes et grandeurs de ceux qui payèrent de leur sang la défense de l'Indochine. Oubli trop parfait pour n’être pas suspect. L’ethnopsychiatrie nous l’a appris : à l’échelle collective existent aussi des amnésies volontaires. Alors, pourquoi cet acharnement dans le déni ? Pourquoi cette volonté quasi militante de ne rien savoir ? Peut-être cette guerre en savait-elle trop sur nous-mêmes.

Comme pour sceller cette amnésie, la maigre communauté des vrais lecteurs (selon les statistiques, ceux qui lisent un livre par semaine) a oublié Lucien Bodard auteur de quelques grands livres dont La guerre d’Indochine, reportage fleuve publié en pleine radical sixties,  cette époque où les baby boomers balbutiaient bruyamment leur singularité. A ces enfants tapageurs il tendit ce « miroir d’épouvante »[1] dont ils détournèrent vite la face. Best-seller à sa parution, il n’est désormais lu que par la communauté, plus maigre encore – et de plus, politiquement suspecte - des amateurs d'« histoire-bataille ». Livre de guerre, il l'est certes, mais surtout œuvre littéraire qui porte, dissimulées dans l'art d'écrire de son auteur, les clefs de la tragédie française du long vingtième siècle. 

A force de l’entendre nous avions fini par le croire : l’histoire de France aurait pris fin en juin 40, la suite ne serait que simulacres, combats d’arrière-garde, un décorum entretenu à grand frais par un général mégalomane, le temps de solder les vestiges d’une grandeur passée. Bodard suggère autre chose : l’histoire de France ne se serait pas achevée en 40 mais seulement délocalisée ; elle ne concernerait plus le peuple français, demeuré convalescent de deux guerres mondiales, mais une minorité active, presque un happy few : le corps expéditionnaire. Celui-ci, aux prises, en pleine jungle, avec le Viet Minh,  ne serait pas une arrière-garde chargée de clôturer dignement l’histoire nationale mais une sentinelle aux avants postes d’un nouveau monde en gestation. 

 

Et pourtant, cette histoire appartient bien à la France : s’y est déployé tout l’éventail de son art militaire; s’y est également exprimé, sans doute pour la dernière fois, une manière très française d’aborder les catastrophes avec courage et légèreté. Bodard explore un angle mort de l’histoire nationale, en exhume un monde englouti, une foule de personnages complexes, de portraits aux nuances dévastés par l’opprobre et l’oubli. La guerre d’Indochine révèle une veine souterraine de notre histoire qui n’a cessé de nous travailler et rend intelligible le devenir du pays sur plusieurs générations. Un classique donc, au sens que lui prête Georges Steiner : un livre qui « nous lit plus que nous le lisons», « met au défi nos ressources de conscience, d’intelligence, d’esprit et de corps »[2].

Bodard, c’est d’abord un point de vue : celui d’un européen expatrié qui a grandi en Chine où son père fut nommé Consul jusqu’en 1924. Cette histoire personnelle lui permet à la fois une compréhension instinctive de l’Asie et un regard distancié sur ses compatriotes dont il assiste à l’égarement dans un monde qu’ils s’obstinent à ne pas comprendre. C’est aussi une méthode de journalisme : « Rien n’est exact mais tout est vrai »[3]. Le reporter Bodard interprète, ressent les nouvelles plus qu’il ne s’attache à leur précision factuelle, s’intéresse autant aux mobiles profonds de l’action qu’à l’action elle-même. La guerre d’Indochine une grande fresque de caractères : figures de la pègre de Saïgon, hauts gradés de l’état-major, fonctionnaires, prostituées, peuple des rizières, tout retient son attention, convaincu que chacun peut être amené à jouer un rôle décisif dans cette tragédie dont l’essentiel se joue dans la jungle, les bas-fonds, les marges, la pénombre. La réalité se comprend, ou plutôt se décrypte, à travers des signes, des symboles et des faits occultes. Pour Bodard, la guerre d’Indochine est une affaire d’initiés. Ce reportage obéit à une certaine conception de l’histoire, jamais théorisée, caractérisée par un rapport au temps tout asiatique : nonchalant, Bodard sait attendre, observer, laisser agir et parler ce qui lui permet d’appréhender le temps long et le rend inapte à toute croyance politique. Elle explique son rejet du maoïsme dont il pressent d’emblée les potentialités criminelles et qu'il perçoit avant tout comme l’ultime incarnation, sur un mode sénile et pourrissant, de la tradition impériale chinoise. Les intellectuels germanopratins ne lui pardonneront jamais. Par prudence, on le cantonnera dans la catégorie d’un prétendu sous-genre : celui du reportage de guerre, ou pire, du roman populaire version France Loisirs. Observateur fasciné mais jamais dupe, Bodard offre au lecteur, en même temps que le récit d’une incroyable aventure, une magistrale leçon de relativisme. 


              L’art français de la guerre à l’âge de la guerre  subversive

 

Cette fresque débute par l’après Diên Biên Phu : la capitulation de l’armée française et le défilé du Viet Minh à Hanoï. Pourquoi commencer par la fin ? Sans doute car Bodard n’a jamais cru à une victoire française. La fonction de ce premier chapitre est paradoxale : assombrir d'emblée le récit afin de mieux laisser apparaître les raisons profondes de la défaite. 

Longtemps, l’armée française a tenu le Viet Minh en mépris, éternel complexe du civilisé pour le supposé barbare, comme jadis l’armée romaine considérait les autres peuples. Surtout, elle  dédaigne la guérilla à laquelle, encore très clausewitzienne, elle oppose la bataille décisive. En son sein un code de l’honneur, empreint de siècles de chevalerie, a toujours cours : « Un officier français se bat à visage découvert »[4]. Le soldat français n’a guère changé depuis l'été 1914 : il aimerait toujours mourir en gants blancs. Cette morale de l’allure sera exportée en pleine jungle par un état-major dépassé au moment même où le communisme triomphe en Chine. L’enlisement et L’humiliation racontent la confrontation de cette mythologie anachronique à la réalité. Le responsable de cette sclérose c’est le général Carpentier : uniquement préoccupé de sa carrière, enfermé dans le palais de Norodom, son esprit est toujours à Paris où il se perd dans un embrouillamini de complots. Sa guerre est politicienne. Il n'est qu'un intriguant de la IVème République portant uniforme. Il a une obsession : son rival le général Alessandri, connaisseur de l’Indochine, mégalomane et secret, qui planifie minutieusement l’attaque du territoire d’Ho Chi Minh, en pleine jungle. Lui seul a compris la vraie nature de l’ennemi, saurait le réduire en usant des méthodes adaptées. Carpentier va choisir le pourrissement pour l’entraver, le discréditer, refusera l’application de ces plans : ce sera le désastre de Cao Bang et l’évacuation honteuse de Langson, ce « Sedan d’Asie »[5]. Pourtant les premiers aggiornamentos du corps expéditionnaire s’effectuent dès cette époque dans de modestes forts en bois perdus dans la jungle où les soldats pratiquent une guerre féodale, lèvent l’ost dans une guerre de coups de main, d’embuscades, de sièges et d’espionnage. Mais leurs efforts n’intéressent pas « ceux d’en haut », encore moins la métropole qui ne sait que faire de l’Indochine.

 

 

L’épisode De Lattre, auquel est consacré le troisième volume L’aventure, sera « la dernière épopée romantique, la plus prodigieuse des temps modernes »[6] . Le général Jean De Lattre de Tassigny n’est pas seulement extraordinaire : c’est le pouvoir charismatique à l’état pur, capable en quelques semaines, d’amener à la victoire un corps expéditionnaire au bord de l’effondrement. Il est, jusqu’à la caricature, l’incarnation de la toute-puissance de la volonté. C’est le grand homme et son théâtre à l’ère du déterminisme économique et de la mystique des masses, un miracle d’anachronisme. De Lattre est un symbole : à lui seul il entretient l’illusion d'une France victorieuse, qui serait enfin à la hauteur des défis du siècle : n’a-t-il pas commandé la campagne Rhin et Danube ? Ne fut-il pas le seul général français présent à la capitulation de l'Allemagne ? Grâce à lui, le corps expéditionnaire aura sa dose de panache; il en sortira exalté mais dupe de lui-même, plus aveugle encore sur la nature profonde de l’adversaire. Bodard distingue les failles du « système du Roi Jean ». De Lattre ignore qu’il affronte un nouveau type d’homme, très proche de l'insecte. C’est toute l’ambiguïté de son succès : il sait galvaniser ses hommes mais, dans le même mouvement, les maintient dans leurs limites. Bodard laisse deviner que, face à Giap, il est déjà un homme d’une autre époque, comme l’était François 1er face à Charles Quint lors du désastre de Pavie. Il a peur de la jungle.  

Lui  aussi en est resté à l’école de  Clausewitz. La victoire de Vin Yeh  est un malentendu : s’il écrase le Viet Minh, c’est parce que Giap, grisé par son succès de Cao Bang, s’est risqué à l’affrontement à découvert, en plein jour, dans une bataille rangée classique dont rêve l’armée française depuis le début des hostilités. Les victoires suivantes, Mao Khé, Dong Trieu seront laborieuses, sournoises, terroristes, nocturnes. Si De Lattre est du côté de Clausewitz, Giap, lui, applique scrupuleusement Les principes de la guerre révolutionnaire  de Mao. En caricaturant : De Lattre c’est la force, Giap, la ruse ; à travers eux, Achille et Ulysse poursuivent leur impossible dialogue.

Disciple de Clausewitz, De Lattre sait aussi que la guerre doit toujours être subordonnée à des objectifs politiques ; il souhaite donner au conflit indochinois le même retentissement que la guerre de Corée afin d’obtenir de la métropole et surtout des Américains, les moyens matériels nécessaires à la lutte. De Lattre est également, en bon machiavelien, un grand réaliste. D’emblée, il perçoit l’importance du rôle des journalistes : « A quoi bon remporter des victoires si l’univers les ignore  ?»[7]. Il comprendra également l’enjeu crucial de la vietnamisation du conflit, œuvrera à la création d’une armée patriotique en Cochinchine. Ce sera l’occasion d’un fameux discours : « Soyez des hommes, c’est-à-dire, si vous êtes communistes, rejoignez le Viet Minh, il y a là-bas des individus qui se battent bien pour une cause mauvaise. Mais, si vous être des patriotes, combattez pour votre patrie, car cette guerre est la vôtre. […] D'entreprise plus désintéressée, il n’en avait pas eu pour la France depuis les croisades. »[8] Il n’est pourtant pas un croisé, les croisés - ou plutôt, les scouts - ce seront les américains, qui, dédaigneux du machiavélisme français, débarqueront en Indochine la conscience farcie de moraline. Ils en reviendront traumatisés. Le général français comprend immédiatement l’arrière-plan chinois du conflit mais ne connaît pas la vraie nature du maoïsme qui est « l’inhumanité totale, la puissance absolue, insondable, comme métaphysique, de la volonté, de la haine, de la dissimulation. »[9]  Il ne comprend pas le fanatisme. Il ignore la toute-puissance de l’horreur qui brisera un certain colonel Kurtz, 20 ans plus tard.

 

 

Le principal adversaire du corps expéditionnaire, c’est l’altérité. La France pense selon les schémas stratégiques occidentaux alors qu’il lui faut conduire une guerre asiatique, c’est-à-dire une guerre cérébrale : « Dans ces combats, tout n’est que raffinement, trésors de stratégie intellectuelle, jeu de patience Les Viets déploient une extraordinaire logique de calcul et de prévision… » Selon Bodard : «  La bonté est seulement l'effet d’un raisonnement, la cruauté aussi »[10]. La torture, à condition de rester parfaitement proportionnée participe de la civilisation. Elle est seulement condamnée quand elle est injuste car révélatrice d’un manque d’intelligence. La cruauté en Asie est une science exacte. Elle n'est pas l’expression de la haine car elle ne sépare pas mais au contraire rapproche, elle peut être une forme de dialogues entre guerriers, un « vaste compagnonnage ». Le Viet Minh mène une guerre subversive et applique ce précepte de Mao : l’armée révolutionnaire doit « être dans la population civile comme un poisson dans l’eau ». La foule asiatique est un atout décisif : « Vous me tueriez dix hommes que je vous en tuerai un. Mais même à ce compte-là, vous ne pourriez pas tenir, et c’est moi qui l’emporterai… » [11]. C’est un harcèlement constant. Giap préconise d’ « Éviter l’ennemi quand il est fort, l’attaquer quand il est faible... » et « Quand l’ennemi avance, recule ; quand il recule, suis-le ; quand il est fatigué, attaque-le ; quand il fuit, poursuis-le. » 

L'honneur et gloire sont absents du calcul, seule compte l'efficacité. Éviter L’autocritique généralisée génère un perfectionnement continu. Même le rapport au temps est autre : « Il importe peu à une armée révolutionnaire qu’une guerre dure dix ans, et il lui importe encore moins de battre en retraite. »[12] Et cette praxis militaire voit ses effets déchainés par la propagande du maoïsme devenu croisade manichéenne et messianique. C’est enfin une guerre du renseignement, de la trahison, dont le sort se joue partout : les arrières boutiques, les villages, les recoins des bidonvilles. C'est le monde des pièges et de l'enlisement. Contre ce monde insaisissable, liquide, De Lattre s'improvise disciple de Vauban et bâtit au pas de charge une longue muraille pour sanctuariser Hanoï. Bodard perçoit cette entreprise comme une tentative d’esquiver l’Asie. En vain. L'ennemi s’infiltre, ronge de l’intérieur la défense française. Les campagnes, plaine des joncs, rizières et forêts assiègent les Villes. Le Viet Minh n’est pas une armée de guérilleros arriérés mais une Sparte asiatique tentaculaire qui se déploie silencieusement dans la jungle et bientôt, la possède toute entière.

 

                     « Indochine fatale, Indochine matrice de tout »[13]

 

Depuis 1940, l’armée française sait qu’elle n’est plus au diapason du nouvel art de la guerre. L’Indochine fut le lieu où brillèrent les derniers feux de son art militaire avant sa mutation définitive. Le renoncement à la morale de l’allure sera son premier sacrifice ; suivra son consentement tardif à l’horreur du XXème siècle. A la fin de la guerre, la France sera de plein pied dans ce nouveau monde des guerres idéologiques. Longtemps, les Français paraîtront ne rien apprendre - à Cao Bang, ils sont décimés dans une cuvette, scénario qui se reproduira à l'identique trois ans plus tard à Dien Bien Phu – pourtant, ce conflit sera un moment d’innovations tactiques majeures : utilisation systématique des commandos paras, du napalm, organisation de maquis sous l’égide du SDECE, création de places forte ex nihilo sur les arrières de l'ennemi. La stratégie étant « une science de l’autre »[14], une partie de l’armée s’est donc mise à l’école du Viet Minh. A leur insu, ils sont devenus disciples de Wingate dont ils retrouvent les méthodes de la guerre asymétrique mais ajustée ici à la guerre populaire maoïste. 

C’est l’âge d’or des irréguliers et des minorités actives : le général Salan, appelé « le chinois », amoureux de l’Indochine qu’il connaît depuis 1920, prend en compte les méthodes de Giap. Il édicte le premier précepte de la guerre contre révolutionnaire : « Séparer l’eau (la population) du poisson (les combattants)"[15]. Salan, mais également Chanson, Lacheroy, qui donnera à l’école de guerre une célèbre conférence consacrée à la guerre révolutionnaire. Ce sera également  la naissance du mythe « para ». L’Indochine sera perdue et cet abandon laissera amère toute une génération de soldats, remâchant jusqu’à l’écœurement son « plus jamais ça ». La guerre d’Algérie sera le champ d‘application des méthodes contractées auprès du Viet Minh. Ce sera l’heure de Roger Trinquier et de sa « guerre moderne », manuel théorique de lutte contre l’infiltration terroriste des populations civiles; celle du capitaine Paul Alain léger, ancien d’Indochine lui aussi, qui détruira le FLN de l’intérieur; enfin viendra l'heure de Salan et de son embardée catastrophique: le putsch, l’OAS, l’opprobre, puis l’oubli.

De cette mue souterraine, fruit de l’humiliation et de la souffrance, longtemps la métropole ne saura rien. Elle finassera, minimisera l'enjeu du conflit; elle osera même envoyer Herriot discourir pour les obsèques de De Lattre. Herriot, l'incarnation même de la politicaillerie de la IVème République, hommage dérisoire qui indignera de Gaulle. Rarement armée aura été si ignorée, méprisée voire haïe comme le prouvera l’accueil par les communistes des rescapés de Diên Biên Phu. Quand la métropole  comprendra, elle en appellera à De Gaulle, pour, une nouvelle fois, trouver une issue honorable. Il sera trop tard, De Gaulle n’en imposera pas à cette armée qui en avait trop vu ; il n’a pas gagné de bataille, ne connaît pas la nouvelle guerre subversive et pour cause : il n’y était pas. Il serait presque dans la situation d’un émigré retrouvant l’armée après les campagnes napoléoniennes. Ce sera la querelle de famille la plus sinistre de l’histoire de France. De Gaulle, « soldat contrarié »[16] mais vrai politique, tranchera et avec une brutalité qui aujourd’hui encore trouble ses derniers admirateurs. A ses yeux, ces forcenés malgré eux, comme lui fils de la défaite de 1940, appartiennent trop à l'ancien monde. En outre, il ne veut pas d’une armée politisée mais d’un outil au service de la nation.  Il y a sans doute une part de  méchanceté chez de Gaulle, ce sentimental bafoué, méchanceté née de trop de déceptions. Le Général est fatigué de sauver les apparences, pour ne gagner que l’indifférence d’un peuple frivole et ingrat : « J’ai sauvé la face, mais la France ne suivait pas… […]Qu’ils crèvent ! C’est le fond de mon âme que je vous livre tout est perdu. La France est finie ; j’aurais écrit la dernière page. »[17]

 

  

Chaque époque marginalise ceux dont elle n’a plus besoin. L’erreur du Général fut de croire qu’il pouvait se passer d’eux, qui, pour beaucoup, furent d’anciens compagnons d’armes. Et puis, ils en savaient trop. Alors, à dessein, il les rendit fous, les accula à l’irréparable afin de solder le temps des défaites dont ils étaient, malgré eux, les derniers représentants. Il s'agissait d’avoir les mains libres pour mener sa grande politique guidée par le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, lutte anti impérialiste dont la France devait être la figure de proue. Elle resta à l’état d’esquisse faute d'hommes capables de la porter. Le Général finira parmi des banquiers et des petits bourgeois émancipés, ressassant un pathétique espoir de voir renaître, un jour, une « jeunesse française », puis s’égara dans la chienlit. La suite, nous la connaissons pour en vivre les ultimes développements : déclin pépère et festif, consentement enthousiaste au « grand remplacement », attente angoissée de la prochaine guerre civile. 

La guerre d’Indochine fut l’accélérateur de la tragédie française, l'amplification souterraine d'une onde de choc amorcée en juin 1940. Elle fut le moment d’un aveu : la France n’a plus les moyens de la puissance et doit renoncer jusqu’à ses apparences. L’essentiel, pour la première fois, s’est joué ailleurs, très loin, hors du champ de vision d’un peuple français devenue depuis 1940, étranger à sa propre histoire. Une lecture Maistrienne de ce drame est possible : Dieu prenant acte de la fatigue d’être soi des Français a, par l’histoire qui est une punition, réservé ses coups aux derniers vivants d’entre eux. L’acharnement de la Providence n’y fera rien : la guerre d’Indochine restera pour la France le plus beau de ses services inutiles ; et l'origine oubliée de ses plus inactuelles mélancolies. 

 

 

 

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[1] Michel CRÉPU, La confusion des lettres, Paris, Grasset, 1999, p.117.

[2] George STEINER, Errata, Paris, Folio Gallimard, 1999, p.17.

[3] Lucien Bodard  cité par Olivier WEBER, Lucien Bodard, un aventurier dans le siècle, Paris, Plon, 1997.

 

[4] Lucien Bodard, France soir, 5 mars 49, cité par Olivier WEBER.

[5] Lucien BODARD L’enlisement, Paris, éditions Grasset et Fasquelle, 1963, p. 272.

[6] Lucien BODARD L’humiliation, Paris, éditions Grasset et Fasquelle, 1965, p. 600.

[7] Lucien BODARD, L’aventure, Paris,  éditions Grasset et Fasquelle, 1967, p. 755.             

[8] J. DALLOZ, La guerre d’Indochine, Paris, éditions du Seuil, p. 192.

[9] Lucien BODARD, L’humiliation, op.cit., p.411.

[10] cité par Olivier WEBER.

[11] Giap cité par Olivier WEBER.

[12] Giap  cité par Olivier WEBER.

[13] cité par Olivier WEBER.

[14] Jean Vincent HOLEINDRE, La ruse et la force, Paris, Editions Perrin, 2017, p.390.

[15] Pierre PELLISSIER, Salan, Quarante années de commandement, Paris, Editions Perrin, 2014, p.382.

[16] Patrice DE GUENIFFEY, Napoléon et De Gaulle, deux héros français, Paris, Editions Perrin, 2017, p.163.

[17] Ibid., p. 32.