"Qu'est-ce que j'attends ? La fin
d'une longue maladie qui n'est ni gauchère, ni droitière, et qui tient le corps
tout entier ; la maladie de la capitulation. Il y a trop longtemps que les
Français "se mettent à la place" de l'ennemi. La France sous l'Occupation
a pris l'habitude de se diviser entre ceux qui comprenaient que les Allemands
nous pillent et ceux qui comprenaient que les Anglais nous bombardent. Chaque
blessure nouvelle, chaque défaite nouvelle nous rendent de plus en plus malins.
Nous nous mettons à la place des autres. Les autres s'installeront à la nôtre.
Notre mal est dans les nerfs. Il se trouve que nous n'en avons plus. Il nous
manque ce qui était pour Stendhal la première qualité de l'âme et du corps : le
naturel."
Certains retours sont plus
appréciés que d'autres.
C’est le cas de la série Twin Peaks, dont la suite est annoncée sur la
chaîneShowtime en 2017. Evidemment, l’annonce inquiète aussi ceux qui sont restés
fascinés par cet objet télévisuel et apprennent que David Lynch et
Mark Frost ont l’intention de reprendre les rênes de l’une des sagas les plus
incroyables jamais diffusées sur petit écran, vingt-cinq ans après le final de
la deuxième saison, en 1991. J’écris « l’une des séries » par souci
de ménager les sensibilités, mais quand j’examine sérieusement la question, je
ne trouve aucun autre exemple de fiction télévisuelle réunissant ce cocktail de
surnaturel, de non-sens, d’humour, d’inquiétante étrangeté et de surréalisme
scénaristique. Il y eut peut-être Le Prisonnier en son temps. Quant à Docteur
Who, n’ayant jamais dépassé la moitié d’un épisode, je ne peux me hasarder
à le comparer à Twin Peaks.
Fait étrange, je n’ai
jamais pu m’empêcher d’associer le nom de Silvio Berlusconi à celui de Twin
Peaks. Le blasphème est compréhensible et je demanderai à tous les
adorateurs de David Lynch de ranger leurs Walter PPK et leurs dictaphones et de
se détendre en reprenant une bonne bouffée d’oxygène. J’ai en effet découvert
la série lorsqu’elle fut diffusée en 1991 sur la défunte chaîne « La Cinq »,
propriété du célèbre magnat italien amateur de call-girls. Du jour où j’ai
appris que le « Cavaliere » avait été le patron de La Cinq, son nom
est resté bêtement associé dans ma mémoire à l’envoûtant générique de Twin
Peaks. Je me doute évidemment que Berlusconi n’avait sans doute aucune idée
de ce que pouvait bien être Twin Peaks et qu’il faut attribuer tout le
mérite de cette diffusion avant-gardiste à Pascal Josèphe, directeur de
programme de La Cinq à cette époque. Si Josèphe a eu un jour l’occasion d’évoquer
la série de Lynch en présence du Caïman, j’imagine que celui-ci a simplement
cru qu’il s’agissait d’une énième version de Côte Ouest et a écarté le
sujet d’un vague geste de la main avant de retourner à ses manigances et à ses
marivaudages tarifés.
Twin Peaks, peut-on lire souvent, a réinventé la série américaine
moderne. Ce n’est pas complètement faux et X-Files lui doit certainement
beaucoup, mais les séries telles que Breaking Bad ou Game of Thrones sont
des machines de guerre scénaristiques qui doivent plus à la géniale Oz,
aux Soprano ou même à L’enfer du devoir, série qui fut elle aussi
diffusée sur La Cinq. Si je devais trouver à Twin Peaks quelques
héritiers, j’irai peut-être chercher du côté du très beau Carnivale, évocation
ésotérique et mystique de l’Amérique de 1929 qui reste cependant bien éloigné
de la folie douce et des mystères de Twin Peaks. La série de Lynch n’a
pas, en réalité d’équivalents, ni même de véritable descendance. Il y a eu un
jour la Quatrième Dimension et puis il y eut la dimension Twin Peaks.
Tandis que les séries
phares d’aujourd’hui font appel à une armée de scénaristes minutant les
rebondissements, l’intrigue de Twin Peaks se dévoilait au gré des
épisodes sans aucun égard pour la cohérence d’une enquête policière bien
malmenée. Qu’un témoin capital de l’enquête soit une vieille dame conversant
avec une bûche qu’elle transporte partout comme un nourrisson, que l’agent Dale
Cooper se passionne soudain pour le zen durant tout un épisode, persuadé que la
philosophie orientale lui permettra de cerner la personnalité du tueur ou que
les frères Horne enseignent aux téléspectateurs une manière unique de déguster
un sandwich au fromage, Twin Peaks est resté imprévisible tout au long
des trente épisodes des deux premières saisons, imprévisibilité qui devait
beaucoup également à la complexité des personnages. De Dale Cooper, l’agent du
FBI et protagoniste principal de la série, au personnel de l’Hôtel du Grand
Nord ou du Double R Diner, tous sont délicieusement ambigus, qu’ils dissimulent
les plus sombres agissements ou une monomanie burlesque. Dans Twin Peaks,
l’ode au banal côtoie en permanence la tentation du surnaturel, le plus
insignifiant détail ouvre des perspectives inquiétantes et la dérision s’invite
sans prévenir en plein drame : il n’y a peut-être jamais eu de mise en
scène plus réjouissante de l’inquiétante étrangeté.L’intrigue elle-même
est une satire à plusieurs niveaux du schéma hyper-sacralisé du polar
télévisuel. Le meurtre de Laura Palmer révèle les secrets enfouis de la petite
communauté de Twin Peaks et dévoile les bassesses et les vices qui se
cachent derrière la façade lisse du décor à l’américaine qui ne conserve pas
longtemps son apparence parfaite. La paisible petite bourgade abrite un
lupanar, quelques assassins et pyromanes, des trafiquants de drogue et beaucoup
de parents indignes et d’enfants dévoyés. La jeune et délicieuse Audrey Horne a
d’ailleurs dû bouleverser la libido de beaucoup d’adolescents dans un épisode
où elle fait un usage tout à fait inattendu d’une queue de cerise…
Au fur et à mesure que
l’enquête progresse – si l’on peut dire – se mettent en place également tout le
bestiaire et la cosmogonie lynchienne. Le géant, l’homme venu d’un autre endroit
ou encore le terrifiant Bob achèvent de dérégler l’univers déjà passablement
dérangé de Twin Peaks et, à partir du moment où le surnaturel autorise
tout, Lynch démonte la mécanique du rêve américain télévisuel : la
classique réunion de famille vire au cauchemar en un fou rire hystérique, les
crises d’adolescence se terminent au bordel et les histoires d’amour sont
brisées par le maléfice ou sont englouties sous une telle avalanche de guimauve
que l’on ne sait plus très bien où s’arrête la caricature et où commence la
dérision. Pendant que l’Hôtel du Grand Nord devient le réceptacle de toutes les
âmes damnées du coin et que son directeur se prend pour le Général Lee, du fond
des bois sombres qui entourent la petite ville, le mal se répand depuis la Loge
Noire.
Ce lieu, que la tradition
ésotérique décrit comme le centre du mal cosmique, est l’archétype de
l’esthétique lynchienne. Du moment où l’on franchit le rideau pourpre qui est
la dernière frontière de la raison, il est impossible de s’échapper de cette
dimension maléfique où l’on croise des esprits qui parlent à l’envers, des
jeunes femmes assassinées, la Vénus de Milo et des doubles malfaisants. Face à
la dépravation et aux maléfices engendrés par la Loge Noire, la figure de Dale
Cooper représente la figure du bien par excellence. Incarnation de la droiture
et de la bonté, Dale Cooper fédère autour de lui les personnages les plus
positifs. Loin de se contenter de lutter simplement contre les forces du mal à
l’œuvre à Twin Peaks, Cooper incarne en quelques scènes mémorables, et
une ou deux odes au café et aux donuts, la résistance de l’individu face à la
dégénérescence des institutions et de la société. Dale Cooper, son amour pour
le café et les cherry pies et sa fascination pour le Tibet, ainsi que
son ami et associé, le Shérif Harry S. Truman, qui porte le même nom que le 33e
président des Etats-Unis, semblent pouvoir rassembler en eux et autour d’eux ce
qui reste de générosité et de bienveillance dans le monde déshumanisé et plein
de faux-semblants de la middle class américaine livrée à l’appât du
gain, au mensonge, au vice et à la folie. Twin Peaks est une nouvelle
plongée métaphorique dans la lutte entre le bien et le mal mais la morale
étrange et hédoniste de la série est que, pour conjurer les forces obscures
cachées dans les ténèbres, un bon café et un succulent donut restent le
meilleur des exorcismes. David Lynch tournera d’ailleurs par la suite quatre
publicités pour le café Georgia avec les acteurs de la série…
Difficile de savoir
aujourd’hui si David Lynch et Mark Frost sauront vraiment ressusciter Twin
Peaks et si la Loge Noire s’animera encore derrière le rideau rouge. D’ores
et déjà, Lynch a prévenu que certains visages connus réapparaîtraient, sans
souhaiter en dire plus. Seule quasi-certitude : la dame à la bûche refera
son apparition en 2016 dans la troisième saison, dont tous les épisodes
devraient être co-écrits par Frost et Lynch et réalisés par Lynch :
« Il y a beaucoup d’histoires à Twin Peaks. Certaines sont tristes,
certaines drôles, certaines sont des histoires de folie et de violence,
certaines sont banales, mais elles contiennent toutes une part de mystère, le
mystère de la vie et quelques fois de la mort. Le mystère des bois, les bois
qui entourent Twin Peaks.[1]».
[1]
Log Lady. Prologue du pilote de la première saison.
« Il y a - on l’a fait remarquer
alors, et depuis bien longtemps - l’intellectuel de gauche et l’intellectuel de
droite... Le « fool » est effectivement un innocent, un demeuré,
quelque fois revêtu, désigné, imparti, des fonctions du bouffon... cette sorte
d’ombre heureuse, de foolerie fondamentale, voilà ce qui fait à mes yeux le
prix de l’intellectuel de gauche. A quoi j'opposerai… le terme de « knave ».
C’est à proprement parler ce que Stendhal appelle le « coquin fieffé »,
c’est-à-dire après tout Monsieur Tout le monde, mais Monsieur Tout le monde
avec plus ou moins de décision. Et chacun sait qu’une certaine façon même de se
présenter, qui fait partie de l’idéologie de l’intellectuel de droite, est très
précisément de se poser pour ce qu’il est effectivement, un « knave ».
Autrement dit, à ne pas reculer devant les conséquences de ce qu’on appelle le
réalisme, c’est-à-dire quand il le faut, de s’avouer être une « canaille ». Le
résultat de ceci n’a d’intérêt que si l’on considère les choses au résultat.
Après tout, une « canaille » vaut bien un sot, au moins pour l’amusement, si le
résultat de la constitution des canailles en troupe n’aboutissait
infailliblement à une sottise collective. C’est ce qui rend si désespérante, en
politique, l’idéologie de droite... Mais ce qu’on ne voit pas assez, c’est que
par un curieux effet de chiasme : – la foolerie, autrement dit ce côté d’ombre
heureuse qui donne le style individuel de l’intellectuel de gauche, – aboutit,
elle, fort bien à une knaverie de groupe, autrement dit, à une canaillerie
collective... Autrement dit, cette rouerie innocente, voire cette tranquille
impudence qui leur fait exprimer tant de vérités héroïques sans vouloir en
payer le prix...
Ce que j’ai voulu ici souligner, c’est
que Freud n’est peut-être point un bon père, mais en tout cas il n’était ni une
canaille, ni un imbécile. C’est pourquoi nous nous trouvons devant lui devant cette
position déconcertante qu’on puisse en dire également ces deux choses
déconcertantes dans leur lien et leur opposition : il était « humanitaire ».
Qui le contestera à pointer ses écrits ? Il l’était et il le reste, et nous
devons en tenir compte, si discrédité que soit par la canaille de droite ce
terme. Mais d’un autre côté, il n’était point un « demeuré », de sorte qu’on
peut dire également - et ici nous avons les textes - qu’il n’était pas
progressiste. Je regrette, mais c’est un fait, Freud n’était progressiste à
aucun degré. » (Jacques Lacan, S.VII, 16/03/1960).