lundi 21 février 2022

Aleister Crowley, Moonchild

 


         Assurément, Aleister Crowley est l’un des plus grands aventuriers de l’esprit du XXè siècle européen. Sa légende noire – « l’homme le plus dépravé d’Angleterre » écrivait la presse à scandale – l’a beaucoup desservi en le rangeant du côté des icônes de la contre-culture et, surtout, en négligeant nombre de ses écrits réputés difficiles et fantasques. Pourtant, à le lire, on saisit d’emblée que, derrière la façade du personnage sulfureux, Crowley est un artiste total, à la fois théoricien de la magick, poète décadentiste, romancier inspiré, espion de sa majesté et même à certains égards moraliste distingué. Pour preuve, son roman Moonchild, rédigé en 1917 et publié en 1929, se présente comme un condensé de ces multiples facettes.

         Edité pour la première fois en français il y a quelques mois, dans une superbe présentation (éditions Anima) et une non moins excellente traduction annotée d’Audrey Muller et de Philippe Pissier, le seul et unique roman de Crowley narre la bataille homérique que se livrent Forces de la Lumière et Forces des Ténèbres dans le contexte d’une opération magique de la plus haute importance : la conception d’un enfant de la lune – un moonchild. Derrière cette fantaisie romanesque, on devine les enjeux de la Première Guerre mondiale et, chemin faisant,  l’on se laisse entraîner puis charmer par l’univers si singulier de Crowley. En cela, Moonchild constitue une merveilleuse porte d’entrée à son œuvre. 

 


         Ainsi, l’atmosphère qui s’en dégage est nimbée de cet occultisme victorien dans lequel on retrouve, au cœur des ruelles brumeuses de Londres et dans les arrières salles de temples dorés, des personnages pittoresques qui se livrent une lutte sans merci à coups de formules magiques, de rites obscurs, de nécromancie, d’astrologie, bref, de toutes les armes offertes par les sciences occultes. Crowley l’érudit parsème son roman de références le plus souvent cachés – et heureusement dévoilés par les traducteurs – aux artistes et aux intellectuels de son panthéon : le peintre symboliste James Abbott McNeill Whistler, le poète Samuel Coleridge, le philosophe Berkeley, l’anthropologue James Frazer, le mage Eliphas Levi, etc. La préparation du cérémonial consacré au moonchild est l’occasion pour lui de rappeler l’importance de la pensée analogique et des correspondances universelles dans l’univers de la magick. Faut-il le souligner ? Crowley est un artiste en la matière, faisant de l’opération magique une œuvre à part entière, aussi bien sur le fond (symbole) que sur la forme (esthétique). 

 

« En un chant langoureux et mystérieux, Sœur Clara éleva la voix, et ses acolytes l’accompagnèrent de leurs mandolines ; c’était une incantation de ferveur et de folie, la folie des choses chastes, lointaines et impénétrables. Pour finir, elle prit Lisa par la main et lui donna un nouveau nom, un nom occulte, gravé sur un anneau d’argent, serti d’une pierre de lune, qu’elle mit à son doigt. Ce nom était Iliel. Il avait été choisi à cause de sa résonance avec le nombre de la Lune ; car ce nom est hébreu, et dans cette langue ses caractères ont pour valeur 81, le carré de 9, le chiffre sacré de la Lune. Mais d’autres considérations avaient aidé à déterminer le choix de ce nom. La lettre L en hébreu se réfère à la Balance, le signe sous lequel elle était née ; et il était entouré de deux lettres, I, pour indiquer son enveloppement dans la force de création et de chasteté que les sages d’antan dissimulèrent dans ce hiéroglyphe ». (p. 202.)

 

         Naturellement, Crowley glisse également entre les pages de son roman les célèbres formules du Livre de la Loi : « L’amour est un feu follet, il voltige au-dessus des tourbières et des tombes, ce n’est qu’une bulle lumineuse de gaz toxique », « L'amour est la loi, l'amour sous la volonté », « Chaque homme et chaque femme est une étoile ». Et se laisse aller à quelques divagations métaphysiques sans que cela ne parasite la trame de l’action étant donné son ton toujours caustique, mi amusé mi détaché : « Le fumeur d’opium et le saint, conscients de leur nature céleste, ne tiennent plus compte de la terre ; et sur les pinacles de l’imagination ou de la foi recherchent-ils les cimes de l’être » (p. 288.). On ne le souligne pas assez mais Crowley est doté d’une ironie cinglante, qu’il s’applique souvent à lui-même ; dans son grand œuvre Théorie en magie et en pratique, entre des développements d’une hardiesse inouïe, il rappelle à son lecteur que tout cela n’est qu’un jeu et que le secret le mieux caché est aussi le plus simple : anéantir son ego. 

 


         Enfin, et c’est peut-être plus inattendu (quoique !), Crowley qui s’intéressait peu au corps social, celui de la grosse collectivité, n’en était pas moins un observateur acéré. Il avait très bien perçu que la plaie de ce monde était l’opinion : « Le public est une bête muette et endurante, un âne plié sous de lourdes charges, et il a besoin non seulement d’intolérables sévices, mais d’encadrement avant de se révolter ». Et qu’une de ses plus belles représentations, à ce public, était le bourgeois, « ce véritable criminel – toujours ».

         On ne saurait trop que conseiller la lecture de ce bel ouvrage qui regorge d’allégresse et d’ironie, lesquelles n’épargnent pas les femmes qui sont à la fois la cause de tout et de rien. N’est-ce pas la créature la plus absurde au monde ? « Tout juste », répond un des personnages du roman, « et par conséquent, elle est la seule île sérieuse dans cet océan de rire. »  

 

 


 

 

 

 

dimanche 13 février 2022

La solution (5) - La crise en Ukraine

La crise actuelle en Ukraine nous plonge dans un monde d’indécision. La Russie peut-elle vraiment envahir l’Ukraine ? Peut-on avoir raison de s’inquiéter de voir 150000 soldats russes, des bataillons de blindés, des systèmes de missiles S-400 et quelques 300 avions de combat, dont une bonne part de chasseurs multirôles Su-35 dernier cri (mis en service en 2012) positionnés à la frontière ukrainienne ? Est-il vraiment raisonnable de s’angoisser outre-mesure quand 30000 militaires russes supplémentaires et leurs soutiens blindés et aériens sont déployés en Biélorussie pour des exercices de grande ampleur ? 


Source : https://www.theguardian.com/world/2021/dec/17/russia-ukraine-crisis-putin-troops-visual-guide-explainer

N’est-il pas excessif de céder à la paranoïa quand la Russie annonce le déploiement de 140 navires de guerre supplémentaires, dont vingt dans la mer noire et tout autant dans la mer Baltique ? N’est-il pas un peu ridicule de s’inquiéter outre-mesure du récent déploiement de MIG-31K Foxhound, porteur de missiles hypersoniques, dans l’enclave de Kaliningrad ?  Nombreux sont celles et ceux qui nous répètent pourtant qu’il ne faut pas s’inquiéter de ces vaines gesticulades et que la Russie, à l’instar de la malheureuse République Populaire de Chine, est toujours montrée du doigt et désignée comme l’agresseur alors que ce sont les occidentaux qui ne cessent de provoquer le pauvre ours russe en proposant sans cesse à ses anciennes républiques soviétiques d’intégrer l’OTAN ou l’Union Européenne.


Source : https://www.ponarseurasia.org/maps-of-russian-and-ukrainian-military-forces/

Et comme si nous n’avions pas assez de sujets d’inquiétude, Emmanuel Macron, non content d’aller provoquer Vladimir Poutine et essayant de discuter avec lui (une nouvelle provocation belliciste), nous annonce qu’en dépit de toutes ses belles promesses écolos, il envisage désormais de relancer le nucléaire français et de commander six EPR supplémentaires à EDF, qui a déjà bien du mal à en achever un seul. Nous voilà plongés à nouveau au coeur de la terreur nucléaire. Si Vladimir Poutine ne décide pas de transformer le continent européen en terrain vague radioactif afin d’assurer la sécurité de la Russie et d’empêcher la République de Saint-Marin d’intégrer l’OTAN, alors la politique nucléaire insensée d’Emmanuel Macron fera de la France une décharge nucléaire, à moins qu’un nouveau Tchernobyl ne ravage notre beau pays.

Mais voilà qu’en parlant de Tchernobyl, la solution à tous nos problèmes apparaît, dans une aveuglante lumière. La zone d’exclusion établie autour de la centrale nucléaire de Tchernobyl couvre 2200 kilomètres carrés en Ukraine et 2600 kilomètres carrés en Biélorussie. Quelle meilleure sortie de crise pouvons-nous envisager dans le contexte actuel que de nous entendre avec nos amis Russes pour leur laisser faire ce qu’ils veulent avec ce pays gris et déprimant qu’on ne parvient jamais bien à placer sur une carte, en échange de quoi nous leur demanderions un droit d’usage exclusif pour transformer la zone d’exclusion de Tchernobyl en déchetterie pour entasser tous les déchets radioactifs produits par nos futurs EPR ?


Ce serait un excellent moyen d’entamer un vrai partenariat stratégique avec nos camarades russes, les habitants de Bure seront très soulagés d’apprendre que le site d’enfouissement de déchets nucléaires est déplacé loin de leurs maisons et l’Ukraine pourrait enfin servir à quelque chose d’utile dans l’histoire de l’humanité. C’est bien gentil de saccager les belles centrales installées sur leur territoire par les Soviétiques et de provoquer le plus grave accident nucléaire de l’histoire de l’humanité mais il serait peut-être temps de songer à payer la facture et de rendre un peu service aux autres pour une fois non ?





mercredi 9 février 2022

Camionneurs, grosses bastons et anarcho-populisme

 



Les films de Sam Peckinpah se rangent, semble-t-il, pour les cinéphiles, en deux catégories. On distingue d’une part les œuvres majeures, comme La horde sauvage et son final ultraviolent qui a marqué durablement l’histoire du 7e art, ou encore Les chiens de paille qui voit un petit mari timide se transformer en tueur implacable face à une troupe de violeurs alcooliques irlandais. Face à ces monuments, on range volontiers dans la catégorie des « films mineurs », des œuvres telles que Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia ou Convoy. On retrouve toujours chez Peckinpah une fascination pour les déclassés en tout genre et les outlaws de tout poil. Dans La horde sauvage, il s’agit du ramassis de gangsters rassemblé autour de la figure de Pike Bishop  tandis que dans Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia, une troupe hétéroclite de tueurs de bas étage et de malfrats médiocres se pressent, voire s’entretuent, pour retrouver la tête d’Alfredo Garcia, défunt amant de la fille du terrible El Jefe. 
 
Dans Convoy cependant, on ne trouvera ni outlaws sanguinaires, ni desperados sans foi ni loi, mais toujours des déclassés de la société américaine : une poignée de chauffeurs routiers, Martin ‘Rubber Duck’ Penwald, Bobby ‘Love Machine’, ‘Pig Pen’, ‘Spider Mike’, qui sillonnent les autoroutes désertes de l’Arizona et qui se trouvent en butte à l’hostilité d’un shérif local, incarné par un vieil habitué des productions de Peckinpah, Ernest Borgnine. Avec ce personnage, le film prend déjà un tour gentiment politisé et anarchiste. Borgnine est l’incarnation non pas de la loi mais de l’arbitraire. Il est à la fois injuste, corrompu et violemment déterminé, au point de passer à tabac ‘Spider Mike’, un des amis du ‘Rubber Duck’, tombé entre ses griffes. 
 
Face à ce peu recommandable représentant de la loi, ‘Rubber Duck’, ‘Pig Pen’ ou ‘Spider Mike’ campent des figures d’américains moyens, de rudes mais honnêtes travailleurs. Ils symbolisent une Amérique des gens simples, des motels, des relais routiers, une Amérique telle que Christopher Lasch a pu la rêver, « une nation d’égaux, travailleuse et démocratique, pour qui la réussite ne résidait pas dans la promotion sociale. Un mythe aujourd’hui très lointain, mais qui, comme tout mythe, garde une puissance évocatrice capable d’ébranler l’arrogance du colosse d’argile américain. »[1] Les héros de Peckinpah ne sont pas des self-made men avides de profit, ils n’incarnent pas ce modèle de réussite capitaliste et tapageuse qui a tellement su séduire nos élites les plus vulgaires. Ces conducteurs de poids-lourds tiennent plus du cow-boy, ou du gaucho sud-américain. Ce sont des hommes avant tout épris de leur indépendance et de leur liberté. Ils font partie de ceux qui, dans cet envers rural et désertique de l’Amérique conquérante et ultra-consumériste que représente encore le grand ouest, contribuent à perpétuer le vieux mythe fondateur de la frontière et les valeurs de l’Amérique aventureuse et volontiers réactionnaire des rednecks, des white trash et des sympathiques laissés pour compte et artisans de la grandeur de l’Empire. Guns and guts made America great. 
 
 

 
Cet univers, Peckinpah le dépeint avec tendresse et l’oppose même assez schématiquement à la brutalité bornée de la police locale. La démonstration est peu nuancée, mais au fur et à mesure que se déroule l’histoire de Convoy, le film acquiert une profondeur que les premières séquences ne laissaient pas forcément soupçonner. Alors, en effet, que nos sympathiques routiers sont poursuivis par la haine tenace du shériff, ils commettent l’imprudence de faire halte dans un snack local pour profiter d’une bière et de la généreuse tendresse des serveuses de l’établissement. La confrontation entre les routiers au repos et les sbires de la police locale, venus les harceler jusque dans leur modeste havre de paix, donne à Peckinpah l’occasion d’orchestrer une scène de bagarre de bar digne des plus grands moments de Bud Spencer et Terrence Hill. La scène de poursuite qui s’ensuit, alors que les camionneurs fuient le restaurant ravagé, rappellera quant à elle aux amateurs les cascades burlesques de Shérif fais-moi peur. Peckinpah use et abuse du procédé du ralenti, qui est devenu avec le temps sa marque de fabrique : on voit même après une poursuite homérique se terminant pour l’un des protagonistes à travers un panneau publicitaire, un des conducteurs, frapper de dépit sur le capot de son véhicule hors d’usage au ralenti
 
Si Convoy ne se résumait qu’à des bagarres de bar dans le style bouffon et à de baroques scènes de poursuites, il ne resterait malgré tout qu’une œuvre, moins que mineure, parfaitement dispensable. Or, le film prend tout son sens et toute son ampleur à compter du moment où les quatre protagonistes principaux, ‘Rubber Duck’, ‘Love Machine’, ‘Pig Pen’ et ‘Spider Mike’, décident de foncer à bord de leurs camions vers la frontière du Nouveau Mexique où ils espèrent enfin pouvoir échapper au constant harcèlement de la police locale. A partir de là commence un road movie sans véritable équivalent dans l’histoire du cinéma américain. Tandis que les fugitifs tentent d’échapper à leurs poursuivants, les manifestations de solidarité et les encouragements grésillent sur les CB. Au fil des kilomètres, d’autres routiers se joignent au convoi emmené par le charismatique ‘Rubber Duck’. Ce sont bientôt cinq, puis dix, vingt, cinquante véhicules qui se ruent en file serrée et à tombeau ouvert sur les highways du grand ouest américain. L’objectif premier des fugitifs, rallier le Nouveau Mexique, semble soudain devenu secondaire. Le convoi devient un symbole, un mouvement contestataire qui rassemble les participants les plus enthousiastes et les véhicules les plus hétéroclites : monstres de métal sur dix-huit roues, transport de bétail, de produits chimiques, car scolaire emmenant une congrégation religieuse hippie et même un véhicule agricole épandeur d’eau. 
 
 
 
Le gouvernement fédéral, averti de l’épopée héroïque de cette version chromée et motorisée de la longue marche, tente d’abord d’employer la force pour l’arrêter et capitule quand il s’avère que le camion du ‘Rubber Duck’ lui-même transporte des matériaux instables que la moindre balle risquerait de faire exploser sous l’œil des caméras embarquées des véhicules de télévision qui se sont joints au convoi. La tentative d’interview menée par un reporter juché sur le plateau arrière d’un pick-up avec son caméraman et qui se porte à la hauteur du camion de ‘Rubber Duck’ pour l’interroger donne d’ailleurs lieu à l’une des plus belles scènes du film. Qui se cache derrière ce pseudonyme, ‘Rubber Duck’, demande le journaliste, un syndicaliste ? Un révolutionnaire ? Un leader politique ? Personne, répond l’intéressé. Juste un type ordinaire. Et que veut ce type ordinaire ? Quelles sont ses revendications ? demande encore le reporter.  Aucune, rétorque ‘Rubber Duck’. « Je conduis, c’est tout. » Devant l’insistance du reporter à obtenir des réponses plus précises, ‘Rubber Duck’ fait alors un geste vague en direction de la cinquantaine de véhicules qui le suivent : « Demandez-leur à eux pourquoi ils me suivent, ils vous le diront ! »
 
La scène qui suit démontre qu’il ne faut jamais négliger les films mineurs des grands cinéastes car ils réservent quelquefois de véritables trésors. Le reporter et le véhicule de télévision, suivant l’injonction du ‘Rubber Duck’, entament une longue descente le long de la colonne de véhicules, filmant et interrogeant chaque conducteur sur ses revendications et les motivations qui l’ont poussé à rejoindre cette manifestation mécanique improvisée et la longue cohorte des protestataires. Le plan est admirable, il constitue à la fois une mise en abyme cinématographique et une critique virulente de la société américaine. Le véhicule du reporter descendant lentement le long de la colonne de poids lourds filme de cabine en cabine une succession de saynètes dans lesquelles chaque interviewé, au volant de sa machine, se tourne vers la caméra et exprime ses revendications. Pendant dix minutes de ce micro-trottoir improbable, Peckinpah laisse s’exprimer l’Amérique des déclassés,  des travailleurs qui abandonnent femmes et enfants au foyer pour sillonner les routes, de tous les modestes oubliés du rêve américain. Du prix de l’essence aux humiliations infligées par les forces de l’ordre, de la frustration de l’armée des laborieux à la colère de l’ancien combattant du Vietnam, des revendications des noirs américains au désespoir de l’ouvrier jeté hors de son usine, tout y passe. Peckinpah réussit en une scène le tour de force de donner soudain une voix à tous ces anonymes, cette voix qui éructe tout au long du film en arrière-plan sur les postes radios des camions des blagues salaces, des provocations libertaires et des confessions désenchantées dans un langage codé que les autorités essaient sans succès de déchiffrer. Il ne reste plus à ces individus déracinés et brinquebalés d’un bout à l’autre du pays par une impitoyable logique économique que cette voix portée par les ondes, que ces codes qui leur appartiennent et que leurs camions qui deviennent, réunis dans ce convoi, l’arme de leur colère. 
 
 
On pourrait croire à lire ceci que Convoy s'apparente à une œuvre marxiste. Ce n’est pas le cas. Le film de Peckinpah est populiste dans le sens premier du terme, celui que Vincent Coussedière se réapproprie dans son excellent essai, Eloge du populisme, publié très récemment aux éditions Voies Nouvelles, c’est le populisme qui dressait aux Etats-Unis dès le XIXe siècle des ouvriers, des paysans ou des artisans contre le pouvoir des trusts, le populisme des révolutionnaires pré-bolcheviques en Russie à la même époque ou le populisme des luddites en Angleterre ou des Canuts en France qui se révoltent au début de la révolution industrielle contre cette idéologie dévoreuse d’hommes qui guide déjà le premier capitalisme. C’est ce populisme, explique aujourd’hui Coussedière, qui donne à ce peuple turbulent qui échappe par essence à toute définition idéologique, politique, ethnique ou sociologique systémique, la volonté de défendre sa propre définition du bien commun contre les empiétements de toutes sortes dans un mouvement profondément libertaire que les prophètes de la modernité s’empressent de qualifier de réactionnaire et dont les démagogues essaient toujours de tirer profit. 
 
Ce populisme-là, que Vincent Coussedière distingue avec raison dans son petit essai de la démagogie, Sam Peckinpah en donne dans Convoy une superbe évocation cinématographique. Dans l’une des scènes du film, un rusé politique tente d’approcher celui qu’il identifie comme le meneur du mouvement, le ‘Rubber Duck’, incarné par un Kris Kristofferson qui trouve là un rôle à la mesure de ceux qu’il incarnera dans Pat Garrett et Billy le Kid ou La porte du paradis. Aux promesses du démagogue, le ‘Rubber Duck’ oppose la même réponse qu’au reporter un peu plus tôt : « Je ne vais nulle part, je ne mène personne, ceux qui le veulent se contentent de me suivre. » Le véritable populisme réside d’abord dans cette capacité de refus et dans cette reconquête d’une liberté railleuse, belliqueuse et ennemie de tout système, de l’anarchisme en somme.





Sam Peckinpah. Convoy (Le convoi). 1978
Vincent Coussedière. Eloge du populisme. Editions Voies Nouvelles. 2012. 16 €