mercredi 24 avril 2024

Le triomphe de Thomas Zins : anatomie d'un consentement

 


      La publication du roman de Matthieu Jung, Le triomphe de Thomas Zins, n'a suscité que de rares échos bienveillants dans la presse et il s'est trouvé aussi quelques culs-bénis de gauche ou de droite, jetant de part et d'autre des anathèmes bien imbéciles, tel petit fonctionnaire du bien-penser brandissant le sempiternel « soupçon d'homophobie », tel excité du goupillon, campant sur la rive opposée du marigot idéologique français, affirmant au contraire que le roman se vautre « dans la fange sodomite ». Quand les abrutis des deux camps se mettent d'accord pour vilipender un texte, on sait en général que celui-ci risque d'être bon. Avec Matthieu Jung, on est bien au-delà et plus d'un lecteur aura réalisé en achevant le Triomphe qu'il tenait là un très grand texte, certainement d'ailleurs l'un des rares grands textes que la fin du XXè et le début du XXIè, peu prodigues en la matière, nous auront laissé. 

        Dans le Triomphe de Thomas Zins, Matthieu Jung évoque une adolescence vécue dans les années 80 entre Nancy et Paris, évitant tout à la fois la mièvrerie et cette insupportable pseudo-connivence du vintage ou du kitsch, qui est le plus insupportable des maniérismes auxquels nous a habitué une époque obsédée par la mode du « revival ». Pas d'idéalisation, ni de regard attendri ou de second degré lourdingue dans l'évocation que livre Jung d'une adolescence vécue en 1985. Pour décrire le quotidien de Thomas Zins, les filles, les fantasmes, les frustrations et les tics de langage qui peuplent l'univers du nancéen de quinze ans entrant en classe de Seconde, Matthieu Jung fait mouche quasiment à tous les coups. De fait, Le Triomphe est l'une des évocations les plus justes, et, conséquemment, les plus cruelles, qui soient de cette France des années 80 qui vécut « l'illusion lyrique » mitterrandienne avant de voir peu à peu le rêve égalitaire et libérateur s'achever avec le « tournant libéral » fabiusien pour finalement sombrer dans la mascarade du PS à l'heure d'Harlem Désir et de Touche pas à mon pote. C'est aussi dans ce laps de temps d'une dizaine d'années que l'on observe également le triomphe et la ruine de Thomas Zins, jeune homme brillant mais influençable, obnubilé par ses rêves de succès érotiques et littéraires.

 


         Thomas triomphe, certes, au début du roman, mais ce triomphe, on le comprend, l'aveugle et en fait la victime idéale d'un prédateur croisant son chemin et suffisamment roué pour tirer parti de l'orgueil et des doutes du jeune homme. L'époque que décrit le Triomphe de Thomas Zins, est aussi celle qui célèbre encore, quinze après mai 68, l'impératif de jouissance, jusqu'à donner licence à la perversité la plus manipulatrice. En ce temps-là, on voyait Tony Duvert plastronner dans les colonnes de Libération en déclarant : « Je connais un enfant et si la mère est opposée aux relations que j'ai avec lui, ce n'est pas du tout pour des histoires de bite, c'est avant tout parce que je le lui prends. Pour des histoires de pouvoir, oui. »1 C'est l'époque où une certaine intelligentsia pouvait encore trouver très subversif de voir le même Duvert proclamer : « Je n'ai jamais fait l'amour avec un garçon de moins de six ans et ce défaut d'expérience, s'il me navre, ne me frustre pas vraiment. Par contre, à six ans, le fruit me paraît mur : c'est un homme et il n'y manque rien. Cela devrait être l'âge de la majorité civile. On y viendra. »2 Le journal Libération avait fini par faire son mea culpa en 2001 sous la plume de Sorj Chalandon et s'est cru récemment obligé de rappeler cet aggiornamento tardif alors que la tempête déclenchée par le scandale des pratiques pédophiles au sein de l'Eglise catholique risquait d'atteindre les rivages encore tranquilles de la gauche transgressive, Eglise médiatique autrement plus puissante.

 

   

         De ces années 80 là, le roman restait à faire puisqu'un silence gêné a succédé dans nombre de milieux à l'hagiographie littéraire. Les exemples, plus ou moins prestigieux, de Duvert à Matzneff, ne manquaient certes pas pour inspirer dans le Triomphe de Thomas Zins, le personnage de Jean-Philippe Candelier, pédéraste1 sordide se vantant auprès de sa jeune victime de nauséabonds exploits, enjolivés et justifiés au nom de cette esthétique frelatée dont nous sommes habitués à avoir les oreilles rebattues, avec ses thuriféraires, ses grands noms et ses grands prêtres, l'inusable trio  Bataille, Genet, Sade, croquemitaines en carton-pâte du théâtre de Guignol de la pseudo-transgression, agités et brandis à tout propos, pour tout justifier, du grotesque au répugnant. A coup sûr avec Candelier, Matthieu Jung a créé un intéressant monstre littéraire, dont l'humanité n'est pourtant que trop bien restituée dans ces travers les plus révoltants.

Petit à petit, le prédateur tisse sa toile autour de Thomas, usant du chantage ou de la menace, instillant le doute comme un poison dans le psychisme adolescent pour neutraliser chez sa victime tous les mécanismes de défense, réussissant même pour finir à lui voler jusqu'à la parole pour réduire la victime au silence. Ce que le roman de Jung réussit aussi parfaitement, c'est à laisser la figure de Candelier relativement à l'arrière-plan. Hormis une ou deux scènes cruciales qui montrent simplement de quelle manière l'influence délétère du jouisseur sans entrave peut démolir le psychisme d'un gamin de quinze ans, ce qui intéresse le romancier est de narrer le combat livré par Thomas contre lui-même pour tenter de retrouver, à travers l'inextricable labyrinthe érigé par son vrai-faux « ami », et par la vie elle-même, qui est vraiment Thomas Zins. Au cours de cette lente dérive s'abîment l'adolescence, les premières amours, les amitiés et les ambitions d'un jeune homme trop arrogant et trop naïf qui se rêve romancier à succès et se figure avec candeur que la malhonnêteté et le cynisme de Candelier sont seulement une forme de transgression mondaine qui doit nécessairement accompagner la carrière de tout écrivain brillant et subversif. Some of them want to use you, some of them want to get used by you, some of them want to abuse you, some of them want to be abused...

      A travers les tribulations de Thomas, le roman de Matthieu Jung parle de l'absence destructrice des pères, du renoncement des aînés, d'un traumatisme spécifiquement français, qui renvoie bien au-delà des années 80 ou de mai 68, à la Seconde Guerre mondiale et aux guerres de décolonisation qui jettent dans le livre de Jung une ombre funeste sur les parents, les aînés, se débattant dans leur histoire familiale et leurs existences de plus en plus vides, au point de n'être plus capables de venir au secours de leur propres enfants. En écrivant sur de tels sujets, Matthieu Jung aurait pu aussi tomber dans le pamphlet, le réquisitoire ou le roman à thèse. C'est un écueil qu'il évite complètement en livrant au lecteur un roman d'une lumineuse noirceur.

 

Matthieu Jung. Le triomphe de Thomas Zins. Points. Sorti en Poche le 18 octobre 2018. 10,90 €

1 « Non à l'enfant poupée », propos recueillis par Guy Hocquenghem et Marc Voline, Libération, 10 avril 1979

2 Tony Duvert, L'Enfant au masculin, éditions de Minuit, 1980, pages 18 et 21

3  Si d'aventure, il se trouve un lecteur tenté de hurler à l'homophobie en lisant ce passage, je lui conseillerais d'aller tout de suite consulter un dictionnaire pour être bien au clair sur le sens du terme « pédéraste ». Les confusions malveillantes étant de nos jours malheureusement fort commodément entretenues.

 

 



 

lundi 1 avril 2024

Le roman social dans tous ses états

 


 

         La littérature est aujourd’hui saucissonnée en plusieurs tranches, à destination des goûts du public – comme on dit. En tout cas, c’est un auteur lui-même qui me l’a indiqué à propos de son livre, en me posant la question : « Tu aimes le roman social ? » Euh oui, pourquoi pas, sans doute que je le préfère au roman bourgeois, quoique j’aurai peut-être un faible pour la littérature prolétarienne, tant qu’à faire.

         Bref, peu soucieux des catégorisations, je me suis rendus compte qu’il m’arrivait, donc, de lire des romans à tonalité sociale ; bizarrement, Michel Houellebecq n’est pas situé dans cette catégorie tandis que Nicolas Mathieu en est un l’un des hérauts – un peu moins, il est vrai, depuis qu’il convole avec une princesse… 

 

  

       Enfin, après un premier souvenir de lecture marquant (Faux départ, 2017), je me suis procuré le deuxième roman de Marion Messina, La peau sur la table, et ce, malgré une couverture standardisée des plus repoussante, d’un ton vert olivâtre, réservée désormais à tous les auteurs de Fayard ! Dès les premières pages, l’on comprend qu’on a à faire à un roman social avec cette particularité que tous les curseurs sont poussés à l’extrême, du trash social en quelque sorte, un peu dans la veine de certains films de Kervern/Delépine, l’humour en moins. En effet, Messina semble hésiter ou tanguer entre le pamphlet anticapitaliste et le roman social sans que l’on sache très bien si les personnages sont des archétypes de toutes les injustices sociales, au risque d’évacuer toute densité biographique, ou s’ils sont les exemples emblématiques d’un système à la dérive, au risque d’effacer toutes formes de nuances. Au final, l’ensemble est raté, l’on ne s’accroche à rien, ni aux critiques mille fois entendues d’un capitalisme inique ni aux personnages à qui l’on fait subir les pires avanies. Le style est à l’engeant, lourd et pleurnichard.

       « Elle s’était sentie ridicule ; sa robe mal coupée qui vomissait le tissu de mauvaise qualité le long de ses cuisses trahissait un endimanchement mélancolique et désabusé. Il avait commandé un taxi sur son application de larbins géolocalisables puis ils étaient montés dans une voiture noire prétentieuse, conduite par un jeune au ton ampoulé empreint d’accent banlieusard, qui les avait menés sur le boulevard Barbès, au pied d’un immeuble au style simili-Haussmann. »

 

 

         Dans la même catégorie, l’on préférera largement le roman d’Antoine Philias, Plexiglas, publié par une petite maison d’édition (Asphalte) qui prend, elle, le soin de travailler la couverture et la mise en page, agréables au toucher et à la lecture. Présenté sous la forme d’un journal, sans doute en partie autobiographique, il raconte l’histoire d’un trentenaire désœuvré qui, obligé de retourner vivre dans sa ville natale, à Cholet, se démène pour joindre les deux bouts tout en essayant d’avoir une vie sentimentale et (homo)sexuelle à peu près décente. Un boulot alimentaire décroché dans une grande surface commerciale, située en périphérie de la ville, fait découvrir à l’ancien étudiant le monde des petites gens (les caissières, les vigiles, les femmes de ménage, les employés de commerce, etc.) qui, placés sous la houlette de managers ambitieux, tentent de survivre à un quotidien aussi routinier que haletant. Nulle pleurnicherie entre ces pages mais une description réaliste et lucide qui n’oublie jamais de quelle étoffe est faite la vie, quelle que soit la position sociale occupée : l’amitié, la débrouille, les amours, la famille, la fatigue, le courage, etc. Et il n’est guère besoin d’en rajouter pour comprendre les dégâts causés par un système économique qui pénètre jusque dans les recoins les plus intimes de la personnalité. Une plongée dans la France périphérique qui rend compte de l’existence des classes laborieuses à travers un personnage à la fois touchant et agaçant. Il y a ni héros ni victimes dans cette histoire car la réalité ne le permet pas, ne le permet plus.

       « Le vin fait passer la pizza et réchauffe Lulu, qui attend janvier pour monter le chauffage. Après une courte douche, elle se retrouve dès quinze heures en peignoir sur le canapé à enduire son genou de crème. Zappe. Dans son Doc du week-end, TF1 alerte sur les pièges du marché de l’occasion. Sur M6, Stéphane Plaza accompagne Suzette, 75 ans, retraitée de l’Essonne qui veut commencer une nouvelle vie en vendant sa grande propriété pour un logement nécessitant moins d’entretien. Tandis qu’Arte retrace l’histoire du luxe à la française, C Star propose une immersion avec les gendarmes de l’autoroute provençale. Les téléfilms de Noël se succèdent de W9 à TMC en passant par Chérie 25. Les chaînes d’information titrent sur une fête clandestine à Marseille, l’arrivée prochaine du vaccin et Patrick Bruel, venu expliquer sur BFM à quel point ce virus est une saleté. Par défaut et parce qu’elle n’a plus le courage de se relever, Lulu finit par revenir sur M6 où Stéphane vient désormais en aide à Marcel, policier des Yvelines surendetté qui doit vendre de toute urgence son appartement. Sans savoir si ce père de six enfants a été sauvé par le négociateur immobilier, Lulu est réveillée par une publicité particulièrement forte. »

 

 

« Extension du domaine de la lutte », n’est-ce pas ? Enfin, pour terminer cette virée de ce côté de la littérature, il faut citer un ouvrage complètement oublié aujourd’hui, celui d’Alain Monnier, Signé parpot, qui s’apparente à une drôle, grande et noire fantaisie sociale, un peu à la manière de Marcel Aymé. Et qui prouve, si besoin était, que l’imaginaire demeure bien le meilleur passager pour sonder les abîmes sociales du caractère humain. Goûtez-y, vous rirez.  

 

 


 

 

 

 

lundi 18 mars 2024

Ciné-prestige : The Mufti


 

The Mufti

de Uwe Boll (2021)

Avec Ryan Gosling, Dwayne « The Rock » Johnson. Kate Beckinsale.

Durée : 2h57

 


 

« C'est un personnage très controversé mais en même temps, plein de contradictions, beaucoup plus complexe que la caricature que l'on en présente habituellement », confie Uwe Boll à propos de Mohammed Amin al-Husseini, grand Mufti de Jérusalem de 1921 à 1937 et premier président de la Palestine de 1948 à 1959. Le cinéaste allemand, surnommé « Master of Error » par les journaux américains, est pourtant un habitué des sujets qui choquent, après Postal, 2007, comédie impertinente inspirée par les attentats du 11 septembre, ou BloodRayne : le Troisième Reich, sorti en 2011 et inspiré de la série de jeux vidéos du même nom. Cette fois pourtant, avec Mohamed Amin al-Husseini, Uwe Boll admet avoir choisi un sujet brûlant. « C'est vrai que le mec a été un peu extrême. Il a toujours voulu foutre les juifs à la mer, c'est vrai qu'il a toujours eu du mal avec eux. Il a appelé à organiser quelques pogroms et, bon, c'est vrai aussi qu'il a fait alliance avec les nazis et a conseillé Hitler pour la Solution Finale mais il faut voir plus loin. Le mec est plus complexe, plus torturé, plus intéressant que ça. On fait tous des erreurs et je pense que réduire Mohammed al-Husseini à ses erreurs de jeunesse, c'est verser dans la caricature et c'est, encore une fois, ouvrir la voie à la stigmatisation des musulmans, il faut arrêter avec ça. C'est pour ça que j'ai voulu faire The Mufti, c'est un film militant. »

Même animé des meilleures intentions du monde, Uwe Boll a eu du mal à convaincre les producteurs. Comme d'habitude, Hollywood a fait la sourde oreille et le cinéaste s'est heurté aux préjugés. Heureusement, Uwe Boll, récemment converti à l'Islam, n'est pas homme à renoncer et il a su convaincre les bonnes personnes. « Personne ne voulait en entendre parler, surtout quand je disais que le film présenterait un point de vue sans concession sur la guerre de 1948 et le rôle qu'al-Husseini y a joué. Moi je pense qu'on a dit beaucoup de conneries à son sujet et qu'en fait c'était un homme de paix. Il aimait pas les juifs et il était un peu nazi, OK, mais c'était un homme pieux et un homme de paix. Wallah. Quand j'ai rencontré Ryan au cours d'une beuv... d'un séminaire à Los Angeles, je me suis dit : 'putain mais al-Husseini c'est lui !' Il a tout de suite accroché au projet. C'était dingue. C'était le Mektoub, parole, c'était la volonté d'Allah. » Les rumeurs les plus perfides vont bon train cependant, accusant Ryan Gosling d'avoir un peu trop forcé sur la caïpirinha ce soir-là et Uwe Boll d'avoir profité du moment pour lui faire signer un contrat que l'acteur canadien aurait dénoncé le lendemain-même comme « une énorme connerie », avant d'apprendre qu'il était rejoint au casting par Dwayne « The Rock » Johnson, endossant le rôle de David Ben Gourion, premier président de l'État d'Israël, et par Kate Beckinsale, qui prêtera ses traits à la philosophe Hannah Arendt, dont Uwe Boll a imaginé qu'elle avait noué une relation sentimentale avec le grand Mufti al-Husseini pendant la première guerre israélo-arabe. Un amour impossible bien sûr, qu'Uwe Boll a tenu à intégrer à l'histoire pour « avoir une occasion supplémentaire de dénoncer les préjugés ». Mais comme d'habitude, le cinéaste allemand a laissé la part belle à l'action avec quelques belles phases de combat, en particulier celui, très impressionnant, opposant, sur le dôme de la Mosquée d'Al-Aqsa, Mohammed Amin al-Husseini à David Ben Gourion, pour empêcher ce dernier de proclamer l'indépendance d'Israël. On reproche déjà à Uwe Boll d'avoir signé avec The Mufti un brûlot qui irait trop loin. Il le revendique, comme il revendique la proximité avec son personnage principal : « Lui et moi finalement, on est pareils, on se fait pas que des amis parce qu'on fait pas de compromis, nardinamouk. Mais Mohamed, il s'en foutait bien de déplaire et moi aussi. Comme je dis toujours : si les gens me détestent, ils me détestent, nardin'bebek. »

 




 

 

 

jeudi 29 février 2024

Le règne animal : un bon petit film de propagande

 


En s’installant devant le petit écran, nous nous apprêtions à visionner une pépite du cinéma français que les uns et les autres nous avaient conseillé avec diligence. Quelle ne fut pas la surprise ! En guise de fable écologique, comme le prétend être le film, c’est un véritable conte horrifique qui prend à la gorge le spectateur et qui l’enjoint de tolérer d’abord et d’aimer ensuite une galerie de monstres. Le règne animal s’apparente plutôt à la défaite de l’homme avec en point d’orgue l’avilissement de toutes les valeurs au nom d’une tolérance mortifère, comme si la courbe de l’évolution s’inversait complètement jusqu’à rebrousser chemin jusqu’aux origines. Le film aurait pu s’intituler Le cauchemar de Darwin.  

Il débute pourtant de façon convenue comme un mauvais remake de La mouche sans que l’on sache jamais, contrairement au film de Cronenberg, pourquoi les hommes se transforment-ils soudainement en animaux. Et quelles transformations, toujours à demi-ratées, avec des hommes-batraciens, des hommes-rapaces, des hommes-chiens et je ne sais quoi encore tellement les métamorphoses sont délirantes et relèvent davantage des aliens de la science-fiction que des créatures du mythe. 

 

 

Enfin, pourquoi pas, cela peut faire un bon petit film d’horreur si ce n’était la morale sous-jacente et finalement omniprésente que le héros malheureux résume en une formule, répétée à deux reprises : « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards, ni patience » (René Char). Le propos devient alors politique et court tout au long de l’histoire pour rappeler, avec force émotions, qu’il faut accepter l’étrange, l’étranger, l’animal, le bestial, bref le monstre qui somnole en nous. Le devenir-bête de l’humanité ! Au vu des mutations, on reste tout de même pantois devant une telle perspective, sauf à détester profondément l’humain – nihilisme de l’époque. Précisons que ce n’est pas faire, non plus, honneur à la beauté naturelle et organique des animaux que de les présenter sous une forme hybride et le plus souvent repoussante.

Deux scènes nous ont semblé particulièrement grotesques. La première montre un homme-rapace affublé d’ailes qui lui poussent le long des bras, de pieds-serres et d’un nez bec qui, encore tout alourdi de son reste de corps d’homme, tente d’apprendre à voler grâce aux conseils d’un adolescent-loup. Ce dernier, censé incorporé progressivement les instincts de son animal, se révèle être un excellent nageur et pêcheur de poissons, comme tous les loups c’est bien connu ! Les dialogues entre les deux hybrides atteignent des sommets : des borborygmes, des râles de cui-cui, de rauques louvoiements et des pleurnicheries incessantes. L’on comprend sans peine le message : c’est beau l’entraide entre des monstres que la société a rejetée.     

 

 

La seconde scène est moins grotesque que gênante et c’est proprement ahurissant qu’aucune critique (à notre connaissance) n’ait souligné cette ode voilée à la zoophilie ou pour le moins à la copulation interspéciste – à la mode il est vrai en cette époque toute dévouée au phénomène transsexuel. Ainsi, l’adolescent en train d’opérer sa métamorphose, et non de subir sa maladie comme la méchante société voudrait lui faire croire, tombe amoureux d’une autre adolescente, platement humaine, elle. Heureusement, l’amour déplace les montagnes et la jeune fille devine, en caressant le dos velu de son compagnon et en observant les griffes qui lui poussent à la place des ongles, qu’il est l’un de ces spécimens et redouble de passion en avouant : « Je le savais ». Par un reste de décence, le film nous épargne les images de la copulation entre le chien-loup en rut et la jeune femme pleine de désirs.

Et les hommes dans tout ça ? A l’occasion d’une fête (évidemment) traditionnelle, les feux de la saint Jean, ils révèlent leur nature profondément raciste (ou comment faut-il dire : animalophobe, monstrophobe, hybridophobe ?) en partant à la chasse aux « humanimaux ». Comme à l’habitude chez les bobo urbanisés, ils se représentent le français moyen, le « populo » ou le mâle blanc hétéro, à la manière des redneck américains : ainsi, les racistes vont chercher leurs fusils, rangés naturellement à l’arrière de leurs pickups, pour se payer une bonne partie de chasse, à l’ancienne. Bref, n’en disons pas plus, la suite est d’une banalité confondante : le héros pactise avec les humanimaux gentils pour se sauver du piège des salauds de racistes. Et épargnons aux lecteurs le symbolisme des chips industriel, la figuration d’une forêt paradisiaque de monstres et la scène finale digne du générique de trente millions d’amis.

  Le règne animal a fait plus d’un million d’entrées et a rencontré une critique dithyrambique. Le précipité d’une époque où la haine de soi atteint des proportions gigantesques, la tolérance extrême confine au pur masochisme et la mièvrerie morale à la bêtise politique. Une époque littéralement nihiliste. Et par pitié, laissons les animaux, les végétaux, les roches, les molécules, etc. en dehors de tout ce cirque mélangiste. Le mal est humain, animalhumain dirait l’autre.

 


 

 

 

mardi 13 février 2024

Eric Sadin, la pensée spectrale

 


         Nous avions gardé un bon souvenir des premiers essais d’Eric Sadin consacrés à la révolution numérique et publiés à L’échappée, notamment La vie algorithmique et La silicolonisation du monde. Il y faisait preuve d’une connaissance précise du sujet et développait un esprit critique, plutôt rare dans ce domaine, en fouillant les strates historiques du mouvement et en rappelant son point d’ancrage capitaliste. En revanche, son ouvrage qui se voulait plus ambitieux, presque « militant », Faire sécession, alignait une série de poncifs déjà mille fois lus ailleurs, comme quoi il était plus facile de mettre en exergue les maux que de trouver des remèdes. Ses multiples interventions médiatiques, la mèche au vent et la chemise colorée comme un lanceur d’alerte à la mode, prêtaient à sourire mais avaient le mérite d’exister.

Toujours aussi peu au fait des nouveautés techno-numériques, nous nous sommes de nouveau tournés vers lui, et son dernier ouvrage La vie spectrale, pour en savoir un peu plus sur la fameuse intelligence artificielle (IA). Et là, patatras ! Malgré un beau titre et un sous-titre attrayant, Penser l’ère du métavers et des IA génératives, l’essai est d’une prétention sans bornes et d’un vide abyssal ! Loin des premières études minutieuses et informées, son contenu se limite à une présentation sommaire pour ne pas dire grossière de l’histoire des nouvelles technologies, laquelle débute à l’invention de la vapeur (!), passe par l’électricité et l’ère des organisateurs (James Burnham) avant que de parvenir péniblement à l’IA, évoquée seulement à la page 144 sur un livre qui en compte 264 ! C’est tout de même invraisemblable que les dossiers de n’importe quel magazine réalisés sur le sujet en disent davantage en quelques pages que tout un ouvrage.

 


Un vide en appelant à un autre vide : la pensée de Sadin dont les phrases importantes sont présentées en italique (au cas où le lecteur serait incapable de les identifier) accumule les pseudo-concepts et les réflexions faussement profondes dans un langage qui s’apparente à de lourdes paraphrases. Jugez par vous-même : « Ce que nous pourrions appeler, sous une forme oxymorique, le libre internement des corps représente la modalité industrielle la plus avantageuse, vu que la règle d’un ajustement automatisé indéfiniment approprié prévaut, évitant ainsi d’onéreuses inadéquations ou latences ». Et l’auteur ne fait qu’évoquer ici… le principe de la livraison à domicile ! L’autre grande trouvaille, écrit bien sûr en italique, évoque l’âge de la fixité des corps. L’IA nous cloue à notre siège, en effet. Le mieux dans ce type d’ouvrage se trouve encore dans les citations de penseurs qui n’avaient pas attendu l’IA pour tirer toutes les conséquences de la numérisation du monde, comme Jean Baudrillard :

« L’opération minutieuse de la technique sert de modèle à l’opération minutieuse du social. Rien ne sera plus laissé au hasard, c’est d’ailleurs cela la socialisation, qui a commencé depuis des siècles, mais qui est entré désormais dans sa phase accélérée, vers une limite qu’on croyait explosive (la révolution), mais qui pour l’instant se traduit par un processus inverse, implosif, irréversible : dissuasion généralisée de tout hasard, de tout accident, de toute transversalité, de toute finalité, de toute contradiction, rupture ou complexité dans une socialité irradiée par la norme, vouée à la transparence signalétique des mécanismes d’information » (Simulacres et simulation).  


La puissance des nouvelles technologies en appelle à la puissance de la pensée critique et non pas à la synthèse du déjà vu et du déjà dit. L’on s’interroge, évidemment, sur les raisons d’un tel naufrage, d’une analyse aussi spectrale pour reprendre les mots de l’auteur, en se doutant que la multiplication des livres sur un même sujet comporte un arrière-goût commercial. Il faut alors croire que Grasset est moins regardant que L’échappée – on s’en doutait un peu – et que les lecteurs du premier peuvent être pris pour des imbéciles, allègrement.  Au final, il n’y a pas besoin de ChatGPT pour générer de l’intelligence artificielle, un auteur peut très bien faire une compilation de ses précédents ouvrages, cela s’appelle un digest, et l’on aimerait être prévenu avant de débourser 19,90 euros et d’être pris pour un…