mercredi 30 octobre 2013

L'infini en jeu



         Dans son dernier ouvrage Parier avec Pascal, l’abbé de Tanoüarn, animateur du Centre Saint-Paul, nous livre une méditation profonde sur le christianisme ; le christianisme vécu au plus près de l’individu, dans les entrailles même de la condition d’être humain. Il y a peu d’essai aussi revigorant sur le sujet, et aussi actuel, alors même que son fil conducteur en est l'exégèse d'un texte fragmentaire de Pascal intitulé « Infini-rien », et davantage connu sous le nom du Pari.

         On est d’emblée frappé par la modernité bien comprise d’un auteur du XVIIè siècle, c’est-à-dire une modernité qui postule que le progrès (progredior : « j’avance ») ne renvoie pas à une évolution linéaire, mais signale tout simplement que l’individu est pris dans un mouvement permanent dont il est le ressort premier. Et cet individu ne dispose que de sa raison éclairée par les sens (et pas seulement limitée à sa logique ratiocinante) pour tenter de comprendre le sens profond de sa vie spirituelle, d’approcher « le feu brûlant au cœur de notre vie ». En vain d’ailleurs. C’est cela le pari de Pascal, le pari fou de mettre sa vie au diapason de l’infini quand bien même il ne peut en résulter qu’un écart, un décalage dans lequel se déploie la vérité multiple, plurielle et contradictoire. Socrate ne disait-il pas qu’il préférait l’ignorance à tous les non-savoirs ?

         C’est le chemin auquel nous convie l’abbé de Tanouarn avec une force et, disons-le, une foi à toute épreuve car l’homme est un joueur au sens métaphysique du terme. Il faut bien sûr accepter de mettre Dieu au centre de l’existence humaine pour risquer la transcendance et faire l’expérience de son propre anéantissement. Il ne s’agit pourtant pas d’un retour à l’Un, d’une décréation aurait tenté Simone Weil, mais plus simplement d’une prise de conscience de soi au travers du fini qui s’oublie dans l’infini, ici et maintenant, de façon fragmentaire. Les dés doivent toujours être relancés si l’on veut que l’individu avance dans la vie, se libère progressivement des obstacles (corps, passion, etc.) et atteigne la grâce qui vient du désir de Dieu.

         L’homme est seul dans ce jeu, mais dispose de la vie pour terrain de grâce et du Christ pour modèle de liberté. Et le retour dans le monde se fait sous le signe de la charité, cette force qui réchauffe l’existence au feu de l’amour. Le contraire de la froideur, du calcul, de l’intérêt, bref, des joueurs qui veulent faire de leur vie une victoire, comme s’il était seulement possible de gagner quoi que ce soit. L’abbé de Tanoüarn rappelle que Pascal « croit l’évidence de Dieu et n’y croit pas », c’est la force de ceux qui savent que le chemin n’a pas de fin. Et le contraire de tous les intégrismes qui s’imaginent là où ils ne sont pas, dans l’enceinte divine.

         « Cela vaut la peine » dit encore Socrate et Jésus lui répond, comme en écho : « Celui dont les hommes sont capables ». Tout est là, dans les empreintes à peine visibles, dans le cœur de chaque homme, dans le jeu dont on fait le pari. Et il est à peine croyable que certains puissent ne pas vouloir jeter les dés en l’air, sans qu’ils ne retombent jamais, car cela a un nom : la vie. Et une marque : le sourire de celui qui se sait jouer avec l’infini. 



jeudi 24 octobre 2013

Le sourire guidant le peuple


              Tout le génie de notre époque, c'est qu'elle ne déçoit jamais. Elle réinvente toujours avec plus d’aplomb une idiotie qui ne semble jamais devoir être fatiguée d'elle-même. Elle le fait avec une telle prétention et une si grande ingénuité que le premier réflexe, face à ses plus outrancières crises d'autocélébration, est de penser à une blague potache...Jusqu'à ce que l'on se rappelle que cette société, qui a fait de "l'impertinence" une religion, a perdu depuis longtemps tout sens de l'humour. Philippe Muray, lui, ne l'a jamais perdu. Et quand les narcisses qui veulent guider le peuple jouent leur péplum en première page, il nous manque décidément plus que jamais.

          "Notre époque ne produit pas que des terreurs innommables, prises d’otages à la chaîne, réchauffement de la planète, massacres de masse, enlèvements, épidémies inconnues, attentats géants, femmes battues, opérations suicide. Elle a aussi inventé le sourire de Ségolène Royal. C’est un spectacle de science-fiction que de le voir flotter en triomphe, les soirs électoraux, chaque fois que la gauche, par la grâce des bien-votants, se trouve rétablie dans sa légitimité transcendantale. On en reste longtemps halluciné, comme Alice devant le sourire en lévitation du Chat de Chester quand le Chat lui-même s’est volatilisé et que seul son sourire demeure suspendu entre les branches d’un arbre.
On tourne autour, on cherche derrière, il n’y a plus personne, il n’y a jamais eu personne. Il n’y a que ce sourire qui boit du petit-lait, très au-dessus des affaires du temps, indivisé en lui-même, autosuffisant, autosatisfait, imprononçable comme Dieu, mais vers qui tous se pressent et se presseront de plus en plus comme vers la fin suprême.
C’est un sourire qui descend du socialisme à la façon dont l’homme descend du cœlacanthe, mais qui monte aussi dans une spirale de mystère vers un état inconnu de l’avenir où il nous attend pour nous consoler de ne plus ressembler à rien.
C’est un sourire tutélaire et symbiotique. Un sourire en forme de giron. C’est le sourire de toutes les mères et la Mère de tous les sourires.
Quiconque y a été sensible une seule fois ne sera plus jamais pareil à lui-même.
Comment dresser le portrait d’un sourire ? Comment tirer le portrait d’un sourire, surtout quand il vous flanque une peur bleue ? Comment faire le portrait d’un sourire qui vous fait mal partout chaque fois que vous l’entrevoyez, mal aux gencives, mal aux cheveux, aux dents et aux doigts de pieds, en tout cas aux miens ?
Comment parler d’un sourire de bois que je n’aimerais pas rencontrer au coin d’un bois par une nuit sans lune ?
Comment chanter ce sourire seul, sans les maxillaires qui devraient aller avec, ni les yeux qui plissent, ni les joues ni rien, ce sourire à part et souverain, aussi sourd qu’aveugle mais à haut potentiel présidentiel et qui dispose d’un socle électoral particulièrement solide comme cela n’a pas échappé aux commentateurs qui ne laissent jamais rien échapper de ce qu’ils croient être capables de commenter ?
C’est un sourire qui a déjà écrasé bien des ennemis du genre humain sous son talon de fer (le talon de fer d’un sourire ? la métaphore est éprouvante, j’en conviens, mais la chose ne l’est pas moins) : le bizutage par exemple, et le racket à l’école. Ainsi que l’utilisation marchande et dégradante du corps féminin dans la publicité.
Il a libéré le Poitou-Charentes en l’arrachant aux mains des Barbares. Il a lutté contre la pornographie à la télé ou contre le string au lycée. Et pour la cause des femmes. En reprenant cette question par le petit bout du biberon, ce qui était d’ailleurs la seule manière rationnelle de la reprendre ; et de la conclure par son commencement qui est aussi sa fin.
On lui doit également la défense de l’appellation d’origine du chabichou et du label des vaches parthenaises. Ainsi que la loi sur l’autorité parentale, le livret de paternité et le congé du même nom. Sans oublier la réforme de l’accouchement sous X, la défense des services publics de proximité et des écoles rurales, la mise en place d’un numéro SOS Violences et la promotion de structures-passerelles entre crèche et maternelle.
C’est un sourire près de chez vous, un sourire qui n’hésite pas à descendre dans la rue et à se mêler aux gens. Vous pouvez aussi bien le retrouver, un jour ou l’autre, dans la cour de votre immeuble, en train de traquer de son rayon bleu des encoignures suspectes de vie quotidienne et de balayer des résidus de stéréotypes sexistes, de poncifs machistes ou de clichés anti-féministes. C’est un sourire qui parle tout seul. En tendant l’oreille, vous percevez la rumeur sourde qui en émane et répète sans se lasser : « Formation, éducation, culture, aménagement du territoire, émancipation, protection, développement durable, agriculture, forums participatifs, maternité, imaginer Poitou-Charentes autrement, imaginer la France autrement, imaginer autrement autrement. »
Apprenez cela par cœur, je vous en prie, vous gagnerez du temps.
Je souris partout est le slogan caché de ce sourire et aussi son programme de gouvernement. C’est un sourire de nettoyage et d’épuration. Il se dévoue pour en terminer avec le Jugement Terminal. Il prend tout sur lui, christiquement ou plutôt ségolènement. C’est le Dalaï Mama du III e millénaire. L’Axe du Bien lui passe par le travers des commissures. Le bien ordinaire comme le Souverain Bien. C’est un sourire de lessivage et de rinçage. Et de rédemption. Ce n’est pas le sourire du Bien, c’est le sourire de l’abolition de la dualité tuante et humaine entre Bien et Mal, de laquelle sont issus tous nos malheurs, tous nos bonheurs, tous nos événements, toutes nos vicissitudes et toutes nos inventions, c’est-à-dire toute l’Histoire. C’est le sourire que l’époque attendait, et qui dépasse haut la dent l’opposition de la droite et de la gauche, aussi bien que les hauts et les bas de l’ancienne politique.
Un sourire a-t-il d’ailleurs un haut et un bas ? Ce ne serait pas démocratique. Pas davantage que la hiérarchie du paradis et de l’enfer. C’est un sourire qui en finit avec ces vieilles divisions et qui vous aidera à en finir aussi. De futiles observateurs lui prédisent les ors de l’Élysée ou au moins les dorures de Matignon alors que l’affaire se situe bien au-delà encore, dans un avenir où le problème du chaos du monde sera réglé par la mise en crèche de tout le monde, et les anciens déchirements de la société emballés dans des kilomètres de layette inusable.
Quant à la part maudite, elle aura le droit de s’exprimer, bien sûr, mais seulement aux heures de récréation. Car c’est un sourire qui sait, même s’il ne le sait pas, que l’humanité est parvenue à un stade si grave, si terrible de son évolution qu’on ne peut plus rien faire pour elle sinon la renvoyer globalement et définitivement à la maternelle.
C’est un sourire de salut public, comme il y a des gouvernements du même nom.
C’est évidemment le contraire d’un rire. Ce sourire-là n’a jamais ri et ne rira jamais, il n’est pas là pour ça. Ce n’est pas le sourire de la joie, c’est celui qui se lève après la fin du deuil de tout.
Les thanatopracteurs l’imitent très bien quand ils font la toilette d’un cher disparu."

Phlippe Muray. Le sourire à visage humain.

lundi 21 octobre 2013

Geek'n roll (2): chroniques du web invisible

             « Il y a un autre monde mais il est dans celui-ci ». Cette belle phrase de Paul Eluard pourrait illustrer le phénomène intéressant que constitue l’existence d’un réseau « alternatif » représentant une somme de données cinq à six cent fois plus importante que l’internet que nous connaissons et utilisons tous les jours pour accéder à sa boîte mail, perdre son temps sur Youtube ou Facebook. La plupart des internautes qui s’adonnent quotidiennement à ces activités ne se doutent pas une seconde qu'au hasard de leurs pérégrinations électroniques, ils enjambent les interstices béants qui font bailler les coutures du world wide web.          
« Le net est vaste et infini » concluait sobrement le Major Kusanagi, à la fin de Ghost in the shell, manga visionnaire de Mamuro Oshii et Kenji Kamiyama, mettant en scène un monde dans lequel des êtres humains ont massivement recours à la cybernétique et possèdent presque tous leur « ghost » - est-ce une ombre ? Une âme ? – stocké quelque part dans l’immensité d’un réseau informatique mondial. Sorti en 1995, c’est-à-dire il y a une éternité pour internet, le film inspiré d’un manga publié cinq années plus tôt décrit une humanité totalement interconnectée et emprunte largement aux visions prophétiques et cyberpunk de William Gibson. La même année, un étudiant irlandais achevait sa thèse de doctorat en informatique qui s’appuyait sur un projet intitulé « Système de stockage et de récupération de données distributif et décentralisé », consistant à proposer une nouvelle manière d’utiliser internet en préservant complètement son anonymat. Le projet laisse de marbre son jury de thèse mais Ian Clarke, notre jeune étudiant, subodore que, comme souvent, l’université, dans sa grande sagesse, n’a pas saisi toutes les implications et le potentiel d’un travail qui se situe beaucoup trop à la pointe de l’économie numérique pour des universitaires encore bloqués sur Marshall MacLuhan et sa théorie des médias froids inlassablement réchauffée. Ainsi, Ian Clarke poursuit ses recherches et développe par ses propres moyens le logiciel Freenet, qu’il publie en 2000.


 Un projet ambitieux ou une simple bonne idée peut accéder au statut de véritable innovation technologique si le contexte s’y prête, évidemment. Dans le cas de Freenet, le contexte du début des années 2000 a été tout à fait favorable au logiciel, bien qu’il ne se soit après tout téléchargé que deux millions de copies de celui-ci à partir du site officiel. A ce moment, Freenet répond à deux interrogations au sein de la communauté des internautes. Tout d’abord comment contourner la législation qui s’attaque de plus en plus directement au téléchargement dans de nombreux pays ? Et ensuite comment assurer une navigation réellement anonyme et sécurisée au moment où internet semble être de plus en plus livré à la surveillance d’organismes gouvernementaux et d’agences privées ? Alors que Napster a déjà subi les foudres des tribunaux américains et que Kaaza est dans le collimateur des autorités, Freenet fait partie des multiples solutions proposées pour surfer – et éventuellement s’échanger des contenus – de façon tout à fait anonyme. La différence est cependant que Freenet n’est pas un simple système de P2P crypté, il s’agit plutôt d’un protocole permettant d’accéder à un véritable réseau parallèle composé de millions de pages web et de terabytes de données ignorées par les moteurs de recherche tels que Google ou Yahoo. Comme le précise sa notice Wikipedia : « Freenet est un réseau informatique anonyme et distribué construit sur l'Internet. Il vise à permettre une liberté d'expression et d'information totale fondée sur la sécurité de l'anonymat, et permet donc à chacun de lire comme de publier du contenu. Il offre la plupart des services actuels d'Internet (courriel, Web, etc.). » Contenu publié et échangé sous forme de paquets de données cryptées garantissant, en théorie, un anonymat complet pour ceux qui y accèdent.



Néanmoins, pour ceux qui découvraient Freenet au milieu des années 2000, l’ambitieux projet de Ian Clarke n’était pas la panacée : lent, éventuellement dangereux pour le système d’exploitation (il donnait accès à du contenu peut-être crypté mais éventuellement aussi truffé de virus). Bref, ce n’était pas encore, pour l’utilisateur lambda, le paradis du téléchargement. En revanche, ceux qui sont allés y faire un tour à l’époque (en y laissant éventuellement leur disque dur…), ont pu s’apercevoir que le « réseau parallèle » accueillait déjà quelques publications exotiques (The Anarchist cookbook y figurait en bonne place. Désormais il est sur Amazon…) et du contenu fort peu recommandable, ce dont les fondateurs de Freenet s’excusaient ainsi : « Bien que la plupart des gens aimeraient que la pornographie infantile et le terrorisme n'existent pas, l'humanité ne devrait pas être privée de la liberté de communiquer simplement parce qu'un très petit nombre de personnes pourraient l'utiliser à d'autres fins. » Avec de la chance, Freenet utilisant une technique de fichiers déconcentrés, on pouvait éventuellement retrouver des morceaux de fichiers pas très ragoûtants dans ses fichiers temporaires.
Quand il est apparu que les usines à gaz nommées LOPPSI ou HADOPI s’avéraient aussi inefficaces (et inutilement dispendieuses pour l’Etat) les unes que les autres et que d’autres protocoles d’échange privés, tels que Waste ou Tribal Web, s’avéraient tout aussi efficaces, moins complexes et plus sains, l’étoile de Freenet a quelque peu pâli. La mentalité des internautes a également considérablement évolué avec l’explosion des réseaux sociaux. Adieu l’anonymat et bonjour l’extraversion ! Le web 2.0 s’annonçait plus transparent, plus solidaire, plus simple et plus festif. Blogs et réseaux sociaux se sont développés à toute vitesse et la devise d’internet, de « pour vivre heureux, vivons cachés » est plutôt devenue « Venez comme vous êtes ! », comme chez Mac Do. Malgré cela, le « Deep Web » n’a cessé de grandir, en toute discrétion, au même rythme qu'internet. 



Qu’appelle-t-on exactement le « deep web » ou « web profond » ?

Le "deep web" n’est pas vraiment, à proprement parler, un internet hors de portée. Il s’agit plutôt d’un ensemble de ressources (.pdf, .doc, audio, vidéo…etc) qui ne sont pas directement accessibles via les moteurs de recherche classiques. Ainsi, le contenu de bases de données énormes telles qu’IMDB n’est en réalité indexé qu’à hauteur de 50% par les moteurs de recherche actuels. Le deep web est aussi constitué des versions les plus anciennes de sites publics qui ne sont plus accessibles aujourd’hui sur le web public ou de milliards d’octet de données constitués par des documents mis en ligne à une époque où google ne recensait pas encore le .doc ou le .pdf. et il faut ajouter à cela l’ensemble des réseaux privés ou cryptés auxquels les moteurs et robots de recherche n’ont pas accès. La masse de données concernée est énorme. En 1998, rapporte une étude de la société Digimind, le magazine Nature estimait qu’il existait 800 millions de pages. Le rythme de croissance exponentiel d’internet permet d’estimer qu’il existe aujourd’hui plus de soixante milliards de pages publiées sur internet (et vous êtes actuellement en train d’en lire une de plus). Le web n’est qu’une collection de liens hypertextes sur lesquels on peut cliquer pour accéder à de nouvelles pages et qui sont plus ou moins référencés par les moteurs de recherche. Les meilleurs moteurs de recherche, à savoir Yahoo ou Google, n’en indexeraient que 10%. Le reste appartient aux entrailles du « web invisible » dont la taille représente 500 fois celle du « web de surface ». Ces données supposément "invisibles" sont néanmoins accessibles par le biais de moteurs de recherche alternatifs, tels que BASE, ou via des sites tels que Archive.


Un certain nombre d'entreprises, privées ou publiques, se consacrent aujourd'hui au développement d'outils capables d'aller chercher, et surtout indexer, ces informations qui peuvent se révéler précieuses et sont tout simplement stockées anarchiquement dans divers recoins de la toile. Internet est peut-être célébré comme un fantastique outil de communication mais c'est aussi, et surtout, une vaste poubelle qui s'auto-alimente en permanence et grandit de façon exponentielle à mesure que l'activité se décuple sur le réseau "visible". Il serait étonnant cependant que ces abysses inexplorés n'accueillent pas des activités plus clandestines, voire illégales, auxquelles seuls des outils bien spécifiques permettent d'avoir accès. 

Les oignons, ça fait pleurer.

« Ceux qui descendent sur la mer dans des navires, et qui trafiquent sur les grandes eaux, Ceux-là ont vu les œuvres de l'Éternel, et ses merveilles dans les lieux profonds. » 
Psaume 107 ; 23 ; 24

Si l'expression "deep web" désigne donc plutôt un contenu hétéroclite et monumental constitué par l'ensemble des pages non - ou mal - référencées, la notion de "web caché" désigne une virtualité à la fois plus fascinante et plus dérangeante. Le fait de n'être indexé et accessible par aucun moteur de recherche peut en effet représenter un intérêt dès que vous cherchez à développer en toute discrétion des activités que la morale, voire la loi, réprouvent. Il existe donc un ensemble de sites qui ne sont pas enregistrés en .com, .org ou .fr mais en .onion et qui ne sont accessibles qu'en installant un navigateur spécifique nommé TOR (The Onion Router). La métaphore de l'oignon illustre ce qu'est le réseau TOR: une superposition de couches de routeurs (dites en "oignon") qui permettent d'échanger des informations de manière décentralisée. Le réseau TOR donne accès à un ensemble de noeuds permettant un échange crypté d'informations. En clair, il s'agit d'un réseau de taille mondiale, hébergeant des sites auxquels il est impossible d'accéder en utilisant un navigateur traditionnel (Chrome, Firefox ou autre...) et sur lequel la navigation est garantie comme complètement anonyme. Néanmoins, et du fait de sa nature même, le réseau TOR possède deux inconvénients de taille. 

1) Les sites qui y sont référencés y changent d'adresse constamment. Aucun moteur de recherche ne permet donc d'indexer et de retrouver la moindre information. Autant essayer de retrouver en tâtonnant un objet dans un débarras plongé dans l'obscurité. Il n'existe en réalité qu'une forme de cartographie, très sommaire, de cet internet alternatif, sous la forme d'une page Wikipedia, elle-même indexée en .onion, connue sous le nom de "Hidden Wiki", qui donne une liste non exhaustive et constamment changeante d'adresses web associées à des sites à la localisation très volatile. 


Cette situation pousse à l'extrême la situation imaginée par Jorge Luis Borgès dans sa nouvelle La bibliothèque de Babel: celle-ci est composée d'innombrables rayonnages qui contiennent des millions d'ouvrages dont pas un n'est identique à un autre. Tout le savoir du monde a beau être à portée de main, il n'en reste pas moins qu'il manque une information capitale à détenir pour le lecteur : savoir où chercher le livre dont il a besoin. 
La métaphore peut prendre des allures inquiétantes avec le web caché. Le Hidden Wiki recense en effet un certain nombre d'adresses qui donnent accès à des articles scientifiques, à des publications et bases de données d'intérêt divers, à des liens de téléchargements mais aussi à des sites au contenu pornographique, pédopornographique, voire bien pire car les rumeurs qui circulent sur le web caché font carrément état de vastes bases de données de snuff movies et de paradis des groupes terroristes en tout genre, voire de sites où il est possible de commanditer un assassinat pour quelques bitcoins, la monnaie couramment utilisée sur ce réseau parallèle. Autant dire qu'en plus des innombrables virus qui circulent sur ce genre de réseau, un clic peut coûter beaucoup plus cher qu'un simple plantage du système.  


 2) L'autre gros inconvénient du système TOR, qui avait été au départ créé pour garantir l'anonymat sur internet, est qu'il peut parfaitement être utilisé à des fins de contrôle de l'information et des individus. Comme le rappelle la petite illustration ci-dessus, même si elle correspond à un espace caché immense, cette partie d'internet reste largement surveillée par les agences gouvernementales qui, si elles ne peuvent pas contrôler ce qui s'y passe, gardent un oeil attentif sur les informations qui s'y échangent et éventuellement les IP (adresses électroniques) qui s'y baladent. Il est même, pour des agences privées ou gouvernementales, oeuvrant dans le domaine du renseignement, possible d'utiliser TOR pour espionner une partie du réseau, visible ou invisible. Hormis le simple développement d'activités illicites sur le web caché, qui peuvent enflammer les imaginations, le véritable intérêt du deep web réside, pour les gouvernements et sociétés privées, dans l'abondance de données qu'il recèle et auxquelles on peut accéder par des moyens bien différents, que cela soit BASE, Freenet ou le réseau TOR. 
Dans le contexte actuel, un certain nombre d'états, de taille moyenne ou d'importance plus grande, ont tendance à miser de plus en plus sur l'information disponible sur la toile. La récente affaire Snowden a montré à quel point les gouvernements, secret de polichinelle, pouvaient être attentifs à la captation d'informations privées qui circulent via gmail, hotmail ou Facebook. La  collecte de renseignements en libre accès, ce que les anglo-saxons nomment OSINT (Open Source Intelligence, par opposition à l'HUMINT, Human Intelligence, le renseignement plus classique), est en plein essor du fait de sa croissance exponentielle et de son moindre coût. Le deep web, qui est très loin de se limiter au seul "web caché", concept plus spectaculaire, est, tant pour les entreprises privées que pour les agences gouvernementales, devenu depuis quelques années un champ d'action et d'exploration stratégique et cette tendance ne devrait pas se démentir. 

samedi 12 octobre 2013

Les perdants magnifiques (3) - Guido Keller



Ayant atteint ma destination, j’offris des roses rouges au Frate Francesco au Vatican, je lançais plus de roses rouges, comme preuve d’amour, pour la Reine et le Peuple au dessus du Quirinal. Sur le Montecitorio [le parlement italien], je lançais un ustensile de fer rouillé attaché à un chiffon rouge, avec quelques navets attachés à la poignée et un message : Guido Keller – Entrepris sur les ailes de la Splendeur – offre au parlement et au gouvernement qui a régné grâce aux mensonges et à la peur depuis quelques temps, une allégorie tangible de leur valeur.
Rome, 14e jour du 3e mois de la Régence.[1]

Voilà comment Guido Keller – aventurier et aéro-poète futuriste – raconte le « bombardement » du parlement italien qu’il accomplit le 14 novembre 1920 à bord de son monoplan Ansaldo SVA 5.2, afin de protester contre la signature du traité de Rapallo le 12 novembre 1920 par l’Italie et la Yougoslavie.
En 1919, le premier ministre Vittorio Emanuele Orlando avait quitté Paris, où se tenait la conférence de la paix entre les vainqueurs de la Première Guerre mondiale, ulcéré par les décisions prises à l’égard de son pays. Démentant leurs promesses de 1915, les alliés démentaient en effet les conditions auxquelles avait été négociée l’entrée en guerre de l’Italie à leurs côtés contre les puissances centrales[2]. Néanmoins, le président du conseil, Francesco Saverio Nitti, plus préoccupé par les troubles sociaux qui secouaient l’Italie du Biennio rosso[3], avait accepté les conditions offertes à l’Italie par les puissances alliés et signé officiellement l’armistice le 10 septembre 1919.
Parmi toutes les voix qui s’étaient élevées à ce moment pour dénoncer la lâcheté de Nitti, qui acceptait aussi facilement cette « victoire mutilée », celle du poète-guerrier Gabrielle D’Annunzio semblait couvrir toutes les autres. Non content de traiter publiquement Nitti de cagoia, D’Annunzio, entouré d’un petit groupe de fidèles et à la tête d’une véritable armée personnelle composée de soldats démobilisés et ralliés à son panache, prit la décision de de marcher sur la ville de Fiume, dont il expulsa sans difficultés les corps expéditionnaires américains, anglais et français qui l’occupaient, dans le but de restituer la ville à l’Etat italien. Malheureusement le gouvernement italien déçut toutes ses attentes en refusant son offre généreuse. D’Annunzio pris alors la décision d’instaurer à Fiume un gouvernement basé sur une charte rédigée par l’anarcho-syndicaliste Alceste de Ambris, tenant lieu de constitution pour la cité de Fiume, et prévoyant la création d’une « anti-société des nations » alliée de tous les « peuples opprimés de la terre ». La « Régence du Carnaro », ainsi créée et dénommée par D’Annunzio, inaugurait une expérience politique unique en Europe qui allait s’étendre de septembre 1919 à décembre 1920. Autour de D’Annunzio se pressaient les nouveaux maîtres de la ville de Fiume : les arditi[4], mais également des futuristes, des dadaïstes, des anarchistes, des monarchistes, et toutes sortes d’aventuriers de tout acabit. La Russie bolchevique fut le seul état à reconnaître l’existence de cette Cité-Etat insurrectionnelle dans laquelle les notables locaux observaient, terrifiés mais impuissants, leur cité se transformer en une immense scène de théâtre où l’on organisait des mises en scènes baroques en l’honneur du Vate et des débats publics dans lesquels on discutait d’amour libre, de libération de la femme, débat auxquels on prenait même le soin de convier les animaux.
Le ravitaillement de cette île de la tortue moderne, assiégée dès le début de l’année 1920 par l’armée italienne, était assuré par d’audacieux coups de mains, supervisés par le principal lieutenant de D’Annunzio : Guido Keller, un personnage si fantasque qu’il ne semble encore aujourd’hui n’avoir pu exister que dans un roman. Ancien as de l’aviation italienne, aéropoète futuriste et mystique fantasque, Keller avait réinventé dans les airs une forme de duel courtois consistant à prendre le dessus sur son adversaire avant de le laisser avec noblesse prendre la fuite. Il était également le fondateur de la confrérie des cheveux coupés, que l’on intégrait après avoir démontré que l’on était capable de se couper les cheveux en vol, et avait fait installer un service à thé dans son avion qu’il pilotait d’ailleurs la plupart du temps en pyjama. 




A Fiume, au beau milieu de la joyeuse anarchie constitutionnellement instaurée par la Régence du Carnaro, il n’était pas rare de voir Keller passer une partie de la journée dans le plus simple appareil ou éventuellement grimé en Poséidon. Il dormait dans les arbres, était végétarien et considérait comme une manifestation de joie tout à fait opportune le fait de faire exploser une grenade un peu à tout propos. Il était aussi le fondateur de la société secrète Yoga qui entretenait dans toute l’Europe des relations avec les futuristes de toute l’Italie, les dadaïstes allemands et les bolcheviques russes et hongrois. Lénine avait dit avant la guerre qu’il considérait Gabrielle D’Annunzio comme le seul véritable leader révolutionnaire en Italie. Il avait omis de mentionner l’indispensable compagnon du Vate, Guido Keller, capable aussi bien d’organiser un assaut romantique et théâtral – intitulé « Le château d’Amour » - du palais de la présidence de Fiume, comme de s’emparer de cinquante chevaux au nez et à la barbe de l’armée italienne. Comme d’Annunzio, Keller était convaincu que Fiume était devenue à la fois la « cité de l’Holocauste » et la « cité de l’Amour », l’épicentre du séisme qui devait ébranler l’histoire, libérer les peuples et renverser les Etats assassins et les gouvernements d’imposteurs.
Quand le gouvernement et le parlement italien acceptent finalement de signer le traité de Rapallo et d’intimer l’ordre à D’Annunzio et à ses troupes d’évacuer la cité de Fiume, Keller se lança alors dans une des plus folles équipées de son existence, traversant en avion toute l’Italie du nord, là encore au nez et à la barbe de l’armée italienne, pour aller lâcher un pot de chambre contenant trois navets et son message sur le Montecitorio. Les « dons » de Keller étaient inspirés par le manifeste d’Apollinaire, L’antitradition futuriste, publié en 1913 et republié dans Roma futurista en 1920. Dans cette proclamation, les « roses » métaphoriques étaient offertes aux protagonistes de l’avant-garde, tous les passéistes de la culture se voyant offrir des excréments que Keller, remplaçant le contenu par le contenant pour des raisons pratiques bien compréhensibles, avait figuré par cet « ustensile rouillé », qui n’était autre qu’un pot de chambre, lancé sur le toit du parlement.
Le « Noël sanglant » du 24 décembre 1920 mit fin à l’aventure de Fiume et à la tentative de révolution ésotérique et an-historique de D’Annunzio, contraint d’évacuer la ville après une semaine de rudes combats contre l’armée italienne. Le poète-guerrier verra avec amertume Mussolini s’emparer du pouvoir et se rapprocher de l’Allemagne nazie.  Le Vate terminera sa vie presque assigné à résidence dans sa demeure du lac de Garde, devenu invalide après être mystérieusement « tombé » de sa fenêtre dans la nuit du 13 au 14 août 1922. Pour Guido Keller, l’échec de Fiume fut le début d’une errance qui le mènera de l’Italie à l’Amérique du sud, où il tentera encore de donner vie à ses rêves libertaires. Le dernier acte de son existence le vit s’associer au peintre et sculpteur Hendrik Andersen afin de créer une « cité de vie » sur une île perdue de la mer Egée où aucune loi ou forme d'ordre ne devait avoir cours et où seuls les artistes et les aventuriers auraient été autorisés à vivre. Le projet n’aboutira jamais. En 1929, Guido Keller décède, victime d’un accident de moto sur une route d’Italie, comme Thomas Edward Lawrence, dit Lawrence d’Arabie, six ans plus tard. D’Annunzio meurt quant à lui en 1938 et Mussolini lui accorde des funérailles nationales dont il se serait sans doute bien passé. La paix est impitoyable pour les aventuriers et les guerriers.





[1] Guido KELLER. Feuillets autographes. in Janez JANSA. Il porto dell’amore. Texts by Domenico Cuarenta. Quis contra nos 1919-2019. www.reakt.org/fiume
[2] Des négociations qui prévoyaient que l’Italie, en échange de sa participation au conflit, obtienne, après la guerre les régions : du Trentin, du Tyrol du Sud jusqu'au Brenner, de l'Istrie, de la Dalmatie, des villes de Trieste, Gorizia et Gradisca, d'un protectorat sur l'Albanie, de la souveraineté sur le port de Vlora, de la province de Antalya en Turquie, en plus du Dodécanèse et d'autres colonies en Afrique de l'Est et Libye. La quasi-totalité de ces accords seront ignorés à la conférence de Paris en 1919.
[3] Cette expression désigne les deux années, de 1918 à 1920, qui après la fin de la guerre sont marquées en Italie par une très forte agitation sociale et la crainte d’une prise de pouvoir par les communistes, d’où le nom de « Biennale rouge ».
[4] Les « ardents ». Compagnons de D’Annunzio, pour la plupart d’anciens soldats, dont l’uniforme, le cri de ralliement, me ne frego, et l’organisation devait par la suite grandement inspirer Mussolini lors de la création des faisceaux de combat. 
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Quelques références bibliographique à propos de Fiume, D'Annunzio et Keller:

Alessandro Barbero. Poète à la barre. Trad. Thierry Laget. Edition du Rocher. 2007

Tristan Ranx. La cinquième saison du monde. Editions Max Milo. 2009

Claudia Salaris. A la fête de la révolution: artistes et libertaires avec D'Annunzio à Fiume. Editions du Rocher. 2006. 

mercredi 9 octobre 2013

Radio Samovar (2) - Entretien avec Alain Paucard de Paris.

Paris c’est foutu ! est le dernier cri de rage d’Alain Paucard qui en veut à tous ceux, décideurs, politiques, promoteurs, architectes et urbanistes, qui ont patiemment et consciencieusement défiguré Paris. L’auteur de Paris c’est foutu ! et de Tartuffe au bordel, qui se définit lui-même comme un écrivain régionaliste, a reçu l'équipe de Radio Samovar dans son fief parisien pour évoquer sa carrière littéraire, son amitié avec Pierre Gripari et son amour du cinéma et du rock'n roll et pour rendre hommage au vieux Paris, à Jeannot et Kiki, à Mao la crème et aux petites bretonnes de Montparnasse.

Alain Paucard. Paris, c’est foutu ! Editions Jean-Cyrille Godefroy. Septembre 2013.
Alain Paucard. Tartuffe au bordel. Le Dilettante. Novembre 2012.
http://salon-litteraire.com/fr/alain-paucard/review/1806506-alain-paucard-tartuffe-au-bordel-le-gout-de-la-gueuse






lundi 7 octobre 2013

La guerre juste (2)



« Les guerres justes sont des guerres limitées, menées conformément à un ensemble de règles destinées à éliminer, autant qu'il se peut, l'usage de la violence et de la contrainte à l'encontre des populations non-combattantes. L'application de ces règles n'étant pas assurée par un pouvoir de police ou par l'autorité de tribunaux, elle est dans une large mesure dénuée d'efficacité - pas totalement, toutefois. Et même si ces règles ne parviennent pas à déterminer la conduite d'une guerre particulière, elles réussissent souvent à déterminer le jugement qu'en conçoit l'opinion publique et de ce fait, peut-être, la formation, l'engagement et le comportement futur des soldats. Si la guerre est le prolongement de la politique, il s'ensuit que la culture militaire est un prolongement de la culture politique. Bien qu'il ne soit pas déterminant, le rôle que jouent le débat et la critique a son importance pour définir le contenu de l'une et l'autre de ces cultures.
Deux types de limites sont ici d'une importance capitale, et tous deux occupèrent une large place dans l'argumentation politique qui défendait la guerre du Golfe, puis dans la critique qu'elle suscita. Le premier concerne les fins de la guerre, les objectifs pour lesquels on se bat. La théorie de la guerre juste, telle qu'on la comprend généralement, vise à restaurer le statu quo ante, l'état de choses antérieur, c'est-à-dire avant l'agression, avec une clause restrictive supplémentaire : que la menace exercée par l'État agresseur au cours des semaines ou des mois précédant l'agression ne soit pas incorporée à cette « restauration ». Il s'ensuit que la guerre a pour fin légitime la destruction ou la défaite, la démobilisation et le désarmement (partiel) des forces armées de l'agresseur. Sauf dans des cas extrêmes, comme celui de l'Allemagne nazie, elle ne va pas jusqu'à viser légitimement à la transformation de la politique intérieure de l'État agresseur ou au remplacement de son régime, objectif qui exigerait une occupation prolongée et une coercition massive de la population se civile. Bien plus encore, elle exigerait une usurpation de souveraineté, ce qui est précisément la raison pour laquelle on  condamne l'agression".


Michael Walzer. Guerres justes et injustes. Préface de la seconde édition. Belin. 2001