samedi 13 mai 2017

Elites installées, élites naturelles et populisme

      Dans le langage officiel sans cesse martelé, celui des élites installées, le « populisme » semble synonyme d'immaturité politique. Mais, peut-on se demander, ce travers d'immaturité, à quoi conviendrait-il de le reconnaître ? A la fâcheuse volonté de poser certaines questions, notamment celles qui renvoient à des enjeux décisifs ? Curieuse immaturité ! Pourtant, c'est ce qu'expriment nombre de dirigeants politiques, le plus souvent à mots couverts, mais parfois directement comme le fit un jour Ségolène Royal.

Celle-ci répondit en effet à un journaliste qui l'interrogeait quant à la possibilité d'un référendum sur le maintien de la France dans l'UE : « nous croyons en la démocratie, mais nous croyons aux bonnes questions par rapport aux bonnes réponses ». Autrement dit, nous, classes dirigeantes, décidons unilatéralement quelles sont les bonnes réponses. Résultat : il n'y a pas vraiment de questions, pas autrement que pour la forme. Ce qui témoigne d'une vision purement oligarchique de la démocratie et énonce la vérité profonde du système. A ce titre, on ne saurait trop remercier Ségolène Royal pour l'inégalable candeur dont elle fait preuve dans l'expression du cynisme. Pour cela, nul doute, on la regrettera.

Remarquons-le, si l'élite dirigeante prétend ainsi exercer une tutelle éclairée sur la communauté politique, c'est précisément parce qu'elle se considère éclairée : elle posséderait d'emblée les bonnes réponses. A vrai dire, le mode de connaissance qu'elle revendique ainsi implicitement procède d'une fonction oraculaire, vieille comme le monde mais jamais disparue. C'est le tropisme archaïque des initiés qu'ont notamment vécu les Romains pendant quelque temps avec les fameux pontifes, détenant seuls la connaissance mystérieuse des règles applicables, et dont la communauté civique s'est par la suite libérée au profit des jurisconsultes et de l'élaboration ouverte du droit. C'est cette tendance récurrente, dans l'histoire des sociétés, selon laquelle se forment périodiquement des castes se voulant productrices et dépositaires d'un savoir, non pas issu d'un effort dialectique, comme toute connaissance exigeante, mais d'un savoir autogène et imposé comme tel. Aujourd'hui, il y a là un trait qui ne trompe pas, quant à la nature oligarchique de l'élite qui nous gouverne.

kylix Laconien - 590-550 av.J.C - Staatliche Antikensammlungen - Munich

Or, barricadée dans ce fantasme oraculaire, cette élite tente constamment de disqualifier le courant populiste. Non seulement en déniant tout jugement lucide au commun de la population sur ce qui le concerne, mais encore en laissant planer l'idée suivante : le peuple - qui, en pratique, correspond à l'ensemble de la communauté nationale, interclassiste par définition - serait dépourvu d'élites par nature. En somme, l'excellence serait du côté du système (haute finance, grands médias et gouvernants) et la médiocrité dans le camp de ceux qui le subissent. On doit le constater, il s'agit bien là d'une vision dualiste de la communauté politique, dans laquelle existerait ainsi une séparation étanche entre les meilleurs et les autres, vision relevant d'un biais cognitif proprement oligarchique.

De fait, la sécession des élites, évoquée par Christopher Lasch, est d'abord une sécession accomplie dans les représentations. L'oligarchie ne conçoit la cité qu'à travers une division de principe : d'un côté, une caste qui, forte du magistère qu'elle n'hésite pas à s'attribuer, exerce un pouvoir unilatéral, de l'autre, une masse indifférenciée. Sur la base de cet imaginaire, cette même oligarchie entretient avec la cité un rapport ambivalent. Elle est dans la cité, mais sans en jouer le jeu. Elle est à la fois à l'intérieur et en dehors, son but, en tout état de cause, n'étant pas de détruire la cité mais de l'instrumentaliser à son profit.

Selon une conception traditionnelle de type aristocratique, apparaît au contraire un tout autre rapport entre les meilleurs et les autres, entre le petit nombre et le grand nombre. Prenons ici la notion d'aristocratie non au sens sociologique mais en référence au principe d'excellence réelle. Principe que, comme l'enseigne la moindre expérience, certains individus incarnent mieux que d'autres (d'où une inégalité foncière, différenciation irréductible qui constitue sans doute l'invariant anthropologique le plus embarrassant pour notre époque).

L'excellence à la place des oracles

On peut observer que, dans le monde hellénique et romain, toutes considérations de statut mises à part, les meilleurs (aristoï, en grec) sont, idéalement, ceux qui pratiquent le mieux les vertus de courage, de sagesse pratique (phronesis) et de justice. Il faut insister ici sur la notion de phronesis. Disposition de la personne au jugement perspicace non dogmatique et sens aigu des limites, elle constitue « l'une des facultés fondamentales de l'homme comme être politique dans la mesure où elle le rend capable de s'orienter dans le domaine public, dans le monde commun », selon les termes d'Hannah Arendt. Cette phronesis, comme l'avait antérieurement montré Aristote, s'inscrit dans une conception délibérative de l'action et notamment de l'action commune. A ce titre, notons-le particulièrement, elle apparaît comme un précieux garde-fou contre toute velléité de sécession.


Pour bien saisir à quel point une telle vertu favorise un engagement non faussé dans la vie de la cité, il faut situer la question au niveau des modes de perception commune. Il apparaît en effet qu'en pratiquant la vertu prudentielle de phronesis, les meilleurs, s'ils cultivent une exigence singulière, n'ont pas pour autant un rapport au réel foncièrement différent de celui du peuple en général. Ils procèdent là pleinement de la matrice communautaire. De ce point de vue, il n'y a donc pas de fossé entre les meilleurs et le grand nombre, tous partageant, pour l'essentiel, la même vision du monde. Qu'il s'agisse de mythes, de religions ou de toute autre conception globale de l'existence, il y a unité de tradition. N'en déplaise aux défenseurs d'un lien social magique, prétendument libre de toute détermination, la solidarité du cadre de perception est une condition de la solidarité de destin.


Francesco di Giorgio Martini. La Cité idéale. Vers 1470-1475

Dans un modèle de ce type, le souci de stabilité qui anime les meilleurs reflète ainsi largement les préoccupations de la population. D'où la volonté aristocratique traditionnelle, attestée dans la Rome antique et dans l'ancienne Europe, d'assurer la protection des mœurs et des coutumes. A rebours de la chimère des avant-gardes éclairées, les meilleurs n'incarnent, à ce titre, que la composante la plus dynamique de la sagesse commune. Aussi n'est-il pas absurde de dire que l'aristocratie bien comprise, loin de tout esprit de caste, n'est que la fine fleur du peuple. Du moins tant qu'elle n'emprunte pas la voie d'un contrôle et d'une transformation de ces mœurs et règles communes et ne se transforme alors elle-même, de facto, en oligarchie, avec son esprit de rupture, sa vulgarité et ses rêves de yachts.

Différenciation et liberté commune

On ne doit pas cesser de le dire, la communauté politique, aujourd’hui comme hier, recèle des élites naturelles, lesquelles ne s'adonnent généralement pas à la vaine quête du pouvoir. De toute évidence, le rejet des élites que manifeste le populisme ne relève donc nullement d'une quelconque opposition à la compétence, à l'efficacité, au principe de l'élite en soi. C'est au contraire en vertu de ce principe qu'est contestée la nomenklatura, souvent douée pour l'incurie.


Il n’en faut pas moins tenir compte de l’entropie actuelle. Celle-ci peut être enrayée cependant. De fait, en misant davantage sur les ressources de l'excellence, en donnant la priorité à ses élites naturelles, toujours renaissantes, sur les technocraties prédatrices et niveleuses, la communauté peut et doit retrouver toute la vitalité de ses différenciations organiques. Rien n'est pire en effet qu'un peuple réduit à l'état de foule sentimentale et versatile, tantôt saisie d'une saine réactivité, tantôt séduite par les illusionnistes au pouvoir et inclinant à la servitude volontaire. Qui dit foule dit aliénation et, partant, impuissance à défendre la liberté commune : question vitale au cœur de l'enjeu populiste. A cet égard, notons-le, il est bien établi qu'une longue tradition aristocratique, avec son art de la bonne distance, sa lucidité au long cours et sa culture de l'exemple, a beaucoup fait, dans l’histoire européenne, pour la liberté concrète du peuple. C'est précisément à ce rôle salutaire joué par les meilleurs que faisait allusion Ernst Jünger quand il parlait, dans « Le Noeud gordien », de « la liberté élémentaire, c'est-à-dire la liberté des patres*, dont dispose un peuple ». En définitive, serait-il hasardeux de penser qu'un populisme conséquent ne saurait qu'être, au sens indiqué du terme, aristocratique ?


*patres : la noblesse romaine, dans la rhétorique latine classique. Sens symbolique, ici.


Personnages dans un décor d’architecture et de jardins imaginaires, école hollandaise du XVIIe siècle.

mercredi 10 mai 2017

La France contre le Robot



Quelque part en France, partout dans le monde. Il est dix huit heures et l’ensemble de la classe politique et des journalistes ne fait même plus semblant de retenir son souffle. Ils ont peine à dissimuler leur sourire, on sent d’ici sourdre quelques liquides pré-séminaux, quelques suints de joie confite, il faut que ça sorte enfin, ça transpire par-dessus les fonds de teints et les autobronzants. Ils sont presque déjà usés par la joie et par ce confort tabernaculaire qu’ils se voient reconduit pour une poignée d’éons. La camelloïde Léa Salamé, sourcils soigneusement brossés pour l’occasion, passe les plats d’un plateau à l’autre, juchée sur ses talons trop hauts. Il s’agit de ne pas glisser sur les traînées de laitance laissées ici et là par le gastéropode Pujadas, gommeux et imbibé de lustre, terrible masque de satisfaction poudré jusqu‘à l‘os. Ils jubilent tous à l’unisson, se sachant d’avance augmentés, promus, décorés, satellisés dans les coursives de la Deathstar

Dans les jours qui ont précédé, et dans une discrétion relative, Stratcom, la division propagande de l’OTAN, digne héritière des réseaux Gladio, a passé un accord avec Facebook et l’ensemble des quotidiens français pour faire taire définitivement les voix discordantes ou fake news. Nous y sommes enfin, dans un totalitarisme qui ne se cache même plus et désigne d’office ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Compliqué de donner des leçons à la Russie lorsque 95% des médias sont détenus par des oligarques qui programment la vie politique française avec 10 coups d’avance. Attali dira de Macron qu’il l’a «inventé». Comment ne pas le croire ? Ce nom, digne d’un Decepticon, est aussi l’anagramme de Monarc. Tarte à la crème complotiste figurant en bonne place entre le projet Blue Beam et le porte-avions de Philadelphie, Monarch fut le nom, à une consonne près, d’une vaste expérience de sujétion mentale déployée sur les tréteaux de l’opération Paperclip, dans les années 60. Mais il ne s’agit sûrement que d’une fake new également… Kubrick lui-même ne cessa d‘avouer la terreur que lui inspirait la caste dirigeante anglo-saxonne, distillant dans toute son œuvre des références à l’ingénierie sociale, à Monarch et au pouvoir obscur qui alimente en combustibles humains la bouche frangée d’étrons du mammonisme moderne. 


Comme un sinistre présage, quelques heures plus tard, c’est un plan totalement kubrickien qui cadre le nouveau monarque devant la pyramide du Louvre, donnant du grain à moudre aux onanistes du complot pour les 25 ans à venir. L’équipe de Macron a évidemment conscience de ce double sens et elle en joue, jouissant de baiser doublement le peuple, symboliquement et démocratiquement. Car enfin, les complotistes, chacun sait, sont de grands naïfs : ils nourrissent eux aussi la machine en relevant des occurrences dans une réalité qu’ils croient causale, alors que depuis bien longtemps elle n’est plus qu’un programme de cryptage soigneusement déroulé. L’Histoire finalement n’a fait que mimer les révolutions scientifiques : dans un premier temps elle fut l’héritière du mythe, diffusant les reflets d’une vision préhensile du cosmos dans des sociétés premières, puis elle a commencé à s’auto-bouturer, créant des boucles de sens et des virgules de pâmoison blette là où les sédentarisations et les concrétions du monde bourgeois l’avaient emmenée, au-delà de la grande brèche du Sacré et du meurtre des nations. 


Philip K. Dick en avait eu la conscience prophétique, découvrant avec horreur que le monde se mettait peu à peu à ressembler à ses propres romans… Horreur suprême que celle du Démiurge malgré lui… Quelque chose de son être a fui dans le monde, emprisonnant des pans de réel entiers dans la glu d’une imagination délétère. Nodalités. Interférences cognitives. Le réel se re-déploie à chaque seconde, mais quelque chose de lui disparaît dans cette réinvention constante. Mémoires votives contre mémoires génétiques. Et entre les deux le labeur des itérations égotiques qui remodèlent la fréquence du monde à l’aune de leurs névroses. Nous en sommes là : l’histoire ne créé plus que de la fiction. A force de se mirer, elle ne peut plus produire qu’une conscience d’elle-même, ce qui rend caduque l’idée même de complotisme. Il ne peut y avoir de complot dans un monde qui est devenu le complot lui-même. Un monde-piège. Un faux plancher de prestidigitateur que nous prenons pour la voûte étoilée. 

C’est-ce que les conspirationnistes et autres dérouleurs de logos ne semblent pas avoir perçu : jusqu’à Michel Onfray, impayable, qui annone avec son sérieux de petit pape laïcard et offensé les étapes de ce processus adémocratique, enfonceur de portes toujours plus béantes. «Je viens d’achever mon livre en ce soir d’élection», nous dit-il. Belle synchronicité. Ce provincial de la pensée – et non penseur de province – pense nous apprendre que le système a créé Emmanuel Macron, torpillé François Fillon, éradiqué les vieilles gardes pesantes de la République binaire et claudiquante qui se tortillait sur les ruines de la France gaulliste… et nous rappelle sans sourciller le scénario bien huilé de cette période électorale riche en twists, comme dans un bon Shyamalan… C’est un peu tard, Michel. Etiez-vous du genre à prophétiser la fin du rideau de fer perché sur les chicots fumants du mur de Berlin ?

Etre complotiste, dénoncer un scénario, c’est encore avoir  foi en la démocratie et au déroulement causal de l’Histoire. C’est ne pas comprendre que celle-ci ne suit plus une ligne directrice – c'est-à-dire qu’elle n’est plus le produit des champs causaux et des consciences actives qui la composent,  mais qu’elle est le résultat d’une concrétion, d’opérations métaphysiques qui éclosent dans des véritables poches de non-sens générées par l’ordalie profane des technologies digitales et computationnelles. Qu’elle se comporte comme un programme dont on ré-encode constamment l’algorithme liminaire. L’histoire n’est plus qu’un système de cryptage des données qui utilise des paradigmes moraux et sociaux – démocraties, fascismes - pour entériner son code-source, pour l’infuser dans les consciences mêmes, le rendant viral et à même de produire ses propres occurrences dans nos champs d’action, de conscience et de pensée. C’est pourquoi le réel, au lieu de produire du réel, se met désormais à produire de la fiction : il se « réduit » à mesure qu’il est pensé par le chœur des élites et le consensus cognitif parodifiant qui en émane.

Ainsi, Le Pen et Mélenchon, contrairement à ce que croit penser Onfray, ne sont pas les «idiots utiles» du système. Ils l’accompagnent depuis bien trop longtemps pour cela, ils sont au cœur de ce système, ils en sont les plis et les goitres humains peuplés d’humeurs et de ganglions post-historiques. Ils se sont littéralement couchés. Marine Le Pen a volontairement saboté son ultime débat, incarnant une baba yaga histrionique et grinçante, compulsant fébrilement ses notes comme un cancre avant un oral de brevet des collèges. Sa France Apaisée a revêtu le masque que n’espéraient même plus voir ses opposants les plus farouches - les vrais idiots utiles, transfuges de gauches moribondes qui croient encore que le FN constitue une quelconque menace pour l’oligarchie : elle a réactivé les mimiques de son père dans un acting de rombière goguenarde, charcutant son propre programme sous les yeux du gendre Macron, celui-ci n’ayant subséquemment quasiment rien eu à faire pour sortir grandi de cet échange de basse-cour. 

Ce débat n’en était pas un mais une mise en scène, une orchestration savamment arrangée. De même Mélenchon n’a pas pêché par mégalomanie ou par excès d’ambition personnelle : lui aussi est intégré depuis trop longtemps dans le système pour ne pas avoir eu à se plier à ses ordres : sa campagne ridicule, son auto-évaporation par voie holographique - ravivant les spectres murayens du nécrosocialisme -  ont tout aussi bien servi le système et précipité le hold up kabbalistique qu’a été la victoire de Macron-Monarc. Ce dernier est le trait d’union qui manquait entre le Kennedy de l’Amérique crypto-fasciste des années 50 et le golem cyberpunk cultivé dans les cuves placentaires du mondialisme décomplexé de la Silicon Valley et de ses sbires encravatés shootés aux micropointes de LSD. 

Onfray, qui porte son athéisme pubescent en bandoulière pour éviter de trop avoir à mirer l’abîme des siècles, semble découvrir que nous vivons dans une Europe totalitaire, 50 ans après la chute programmée de De Gaulle…et de nous prévenir à mi-voix qu’il ne faut pas trop «stigmatiser les complotistes». Pourtant ce n’est même plus l’histoire qui est coupable de supercherie, mas bien le réel lui-même. On l’escamote au fur et à mesure que se resserre la gangue de la tabulation générale du monde et de l’intercession permanente des réseaux, qui programment un inconscient collectif auto-génératif, créant de véritables homoncules de réalité alternative, des entéléchies numériques. Nous sommes après l’histoire, disait Muray, dans l’arrière-monde de l’après-monde. Coincés dans la buanderie d’une maison de retraite où c’est le réel lui-même qui traine ses articulations malmenées. 


Le Gorafi et le Figaro ne font désormais aucune différence : notre président-robot, Ultron, Macron, je ne sais plus, dégoise un discours riche d’un vocabulaire de 30 mots, adaptés au migrants et aux handicapés mentaux,  devant une pyramide de verre, dominant un parterre de clones parfaits, ces français capables de brandir le drapeau européen sans immédiatement se consumer d‘horreur. La boucle est bouclée. On ne discerne plus la réalité d’un film Marvel, les deux détricotant la trame du vrai pour assoir une eschatologie grossière à même de concilier les deux mamelles empoisonnées de la modernité : socialisme et occutisme. Le réel est passé. Les siècles sont finis.




lundi 8 mai 2017

Présidentielles 2017 : savoir tuer le Père et oublier Tonton


Le dimanche 7 mai, nous avons pu assister à la mise au tombeau du système mitterrandien. Même si le PS parvient à survivre à la déconfiture électorale qu'il vient de subir et à surnager à coup d'alliances et de « majorité républicaine » - comme semblaient le suggérer à demi-mot certains représentants socialistes sur le plateau de France 2 -, c'est tout un monde qui vacille et s'écroule au soir de la dixième élection présidentielle de la Ve République. 

         Nombreux sont ceux qui ont dénoncé, et à raison, la confiscation du débat démocratique entre les primaires et le premier tour de la présidentielle. Ils ont alors présenté Emmanuel Macron comme l'héritier naturel de François Hollande, voué à poursuivre la politique du président sortant, que son impopularité record empêchait de se représenter pour un deuxième mandat. Le Front National n'a eu de cesse de ressasser cet argument, parfois jusqu'à l'absurde, comme on a pu le voir avec Marine Le Pen lors du débat du mercredi 3 mai. Pour autant, il apparaît caricatural et erroné de ne voir en Emmanuel Macron qu'une création politico-médiatique issue des rangs d'une majorité gouvernementale malade. Macron a reçu le soutien de plusieurs ténors de la vie politique, de patrons de presse et des « élites » mais on ne peut expliquer uniquement par le complot et la manipulation le ralliement de près de neuf millions d'électeurs au premier tour et plus de vingt millions au second. Tout comme le Front National qui récolte onze millions de suffrages, Macron est allé à la rencontre d'un ressentiment et d'une attente. Malheureusement, la rhétorique déployée par la candidate du FN a démontré que le « parti des patriotes » n'avait pas su dépasser le stade de l'exploitation du ressentiment, ce qui s'est traduit par un discours électoral englué dans le slogan et l'invective et par une large défaite au second tour. On parle déjà au FN de refondation du parti, de changement de nom et d'évolution stratégique pour tirer toutes les leçons de cet échec. Le succès de Macron et d'En Marche !, quant à lui, porte le coup de grâce au PS et bouscule la géographie politique des partis de gouvernement. Cette montée en puissance, qui a paru si soudaine, a été rendue possible parce que le PS de 1969, celui du Congrès d'Epinay, du Programme commun et du règne mitterrandien, est parvenu au crépuscule de son existence. L'image de médiocrité, d'affairisme et d'impuissance renvoyée par le quinquennat de François Hollande a achevé de couler cette formation politique âgée de près d'un demi-siècle. A la tête d'En Marche !, Emmanuel Macron a su exploiter ce naufrage et le fiasco symétrique de la campagne des Républicains. La carrière du parti rénové recréé par François Mitterrand paraît bien sur le point de s'achever. 


Autre naufrage, celui du « Front Républicain », antidote moral au succès du FN qui est une autre création mitterrandienne. En 1974, quand Jean-Marie Le Pen se présente aux élections présidentielles, il obtient 0,74% des voix. En 1981, aux législatives, ce sont 0,18% des suffrages qui sont recueillis par les candidats frontistes. Les cantonales de 1982, les municipales de 1983 et, surtout, les européennes de 1984, permettent au FN de faire sa véritable entrée dans le paysage politique mais c'est à l'occasion des législatives de 1986 et du passage à la proportionnelle que le Front National pénètre à l'Assemblée nationale. La stratégie mitterandienne n'a pas seulement été à cette occasion de minorer une défaite attendue aux législatives de 1986 pour la gauche en allumant un contre-feu à droite, elle a consisté à créer un Golem, un instrument idéologique capable d'attirer durablement les voix de droite et surtout de neutraliser une partie du débat politique en livrant certains thèmes en pâture au Front National. L'euroscepticisme, le souverainisme, la question migratoire ou la critique des dérives communautaires ont intégré une zone de quarantaine idéologique dans les années 80 et 90, pour être systématiquement associés à l'antisémitisme et à la xénophobie rocambolesque du chef du Front National, Jean-Marie Le Pen, dont l'outrance idéologique et les progrès électoraux furent les plus sûrs instruments de la désincarnation de la droite gaulliste, constamment obligée de donner toute les garanties de sa « non-compatibilité » avec les thèses du FN. Mitterrand y gagna une réélection confortable en 1988 avant que Chirac, parvenu enfin au pouvoir en 1995, ne soit obligé de le partager – ironie du sort – avec un premier ministre socialiste en 1997. 


         Les élections de 2002 ont peut-être été un coup de tonnerre dans le ciel électoral français, elle n'ont pas pour autant conduit à l'assainissement de la vie et du discours politique. Bien au contraire, le règne de l'idéologie du Front Républicain et la progression constante du Front National repris en main par Marine Le Pen ont réduit pour quinze ans la vie politique à une opposition mortifère entre « progressistes » et « réactionnaires », « fascistes » et « antifascistes », « racistes » et « antiracistes ». L’hyper-simplification de la vie politique de 2002 à 2017, qui a sombré dans la caricature, a accompagné le phénomène de l' « hyperprésidentialisation ». Brandi par des intellectuels ou des figures politiques et médiatiques dogmatiques ou carriéristes, l'épouvantail du « retour des années sombres » a étouffé toute possibilité de débat serein et constructif et, en conséquence, les échéances électorales successives ont été marquées par la domination du « vote protestataire », auquel répondait l'injonction du « barrage républicain. » Seule l'élection de Nicolas Sarkozy a rassemblé en partie en 2007 un vote de conviction, captant à son profit une partie du vote Front National et démontrant par là-même la volonté de l'électorat français de sortir du règne mortifère du « vote utile ». L'illusion sarkozyste s'étant vite dissipée entre un repas au Fouquet's et trois effets de manche, le règne du « vote contre » a donné à François Hollande la possibilité d'accomplir son propre rêve mitterrandien en croyant ressusciter l’œuvre du maître à la mesure de sa personne. Malheureusement pour lui, la toise politique ne le désignera ni comme un bon héritier, ni comme un grand président de la Ve, mais tout juste comme un soldeur de compte. En voulant faire du hollandisme une sorte de mitterrandisme renouvelé, François Hollande a incarné la fin d'un cycle, et son échec personnel se confond aujourd'hui avec l'effacement définitif de la figure qu'il a le plus tenté d'imiter. 

         En dépit de tous les ratés de cette présidentielle 2017, un peu d'air frais semble entrer aujourd'hui dans la vie politique française. Au soir de l'élection d'Emmanuel Macron, les tractations vont déjà bon train et les perdants s'organisent pour tirer profit des échéances capitales représentées par les législatives – ou du moins tenter d'y survivre. Mais personne n'a parlé de « Front Républicain ». Comme si, pour la première fois depuis bien longtemps, l'écroulement du PS et la lamentable prestation de Marine Le Pen au débat du 3 mai, sanctionnée par le résultat du 7, avaient rendu caduque, nulle et non avenue, cette sorte de prise d'otage électorale représentée par la comédie répétée, d'élection en élection, du vote utile. Le Front National est apparu, à travers sa présidente, pour ce qu'il est : un parti englué dans la démagogie, qui a bâti son succès en se nourrissant de la question européenne et migratoire, que les autres partis lui ont abandonnée pendant si longtemps, avant de brouiller peu à peu son discours et de sombrer dans l'amateurisme, au fur et à mesure qu'il s'est rapproché du pouvoir. Les élections du 7 mai ont peut-être libéré le pays de cette dichotomie imbécile : le « vote de la haine » contre le « vote utile », le nationalisme et son inévitable corollaire antifasciste, le requin et son poisson-pilote, une double construction fantasmatique qui prive la France de tout débat politique depuis trop d'années en enfermant l'électorat dans le schéma mortifère du vote par la négative. Or, on ne construit strictement rien en ne votant que par la négative. On finit simplement par mourir tout doucement bercé par la satisfaction d'avoir voté et pensé comme il faut. 

         On peut aussi supposer que le déchaînement du terrorisme islamiste contribue à décrocher du ciel les vieilles lunes politiques et à faire « bouger les lignes », comme on dit. Il faut espérer en tout cas qu'Emmanuel Macron sache, saisir derrière l'atmosphère particulière de fin de règne idéologique qui l'a porté au pouvoir, la profonde attente politique qui s'est manifestée dans les urnes et dont il a su profiter. S'il se contente de reconduire pendant cinq années une politique dopée à la moraline, masquant la dérégulation économique et la soumission à l'austérité merkelienne sous le masque flétri du politiquement correct, l'issue des prochaines élections pourrait être d'ores et déjà aussi prévisible que l'était le résultat de cette présidentielle après la campagne d'entre-deux tours. Personne n'a de boule de cristal pour le prédire mais la composition du prochain gouvernement donnera certainement le ton. Les élections législatives qui se profilent semblent en tout cas, et pour la première fois depuis longtemps, offrir un jeu ouvert. C'est déjà beaucoup. Espérons qu'elles permettent d'enterrer pour de bon les derniers restes de l'héritage mitterrandien et de débarrasser la vie politique française de ce poison qui l'étouffe : celui de l'éternel passé recomposé. Mais au préalable et pour s'en extraire définitivement, il faut bien parvenir sans hésitation à tuer le père.


François-Xavier Fabre. Oedipe et la Sphinge. 1806