jeudi 29 février 2024

Le règne animal : un bon petit film de propagande

 


En s’installant devant le petit écran, nous nous apprêtions à visionner une pépite du cinéma français que les uns et les autres nous avaient conseillé avec diligence. Quelle ne fut pas la surprise ! En guise de fable écologique, comme le prétend être le film, c’est un véritable conte horrifique qui prend à la gorge le spectateur et qui l’enjoint de tolérer d’abord et d’aimer ensuite une galerie de monstres. Le règne animal s’apparente plutôt à la défaite de l’homme avec en point d’orgue l’avilissement de toutes les valeurs au nom d’une tolérance mortifère, comme si la courbe de l’évolution s’inversait complètement jusqu’à rebrousser chemin jusqu’aux origines. Le film aurait pu s’intituler Le cauchemar de Darwin.  

Il débute pourtant de façon convenue comme un mauvais remake de La mouche sans que l’on sache jamais, contrairement au film de Cronenberg, pourquoi les hommes se transforment-ils soudainement en animaux. Et quelles transformations, toujours à demi-ratées, avec des hommes-batraciens, des hommes-rapaces, des hommes-chiens et je ne sais quoi encore tellement les métamorphoses sont délirantes et relèvent davantage des aliens de la science-fiction que des créatures du mythe. 

 

 

Enfin, pourquoi pas, cela peut faire un bon petit film d’horreur si ce n’était la morale sous-jacente et finalement omniprésente que le héros malheureux résume en une formule, répétée à deux reprises : « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards, ni patience » (René Char). Le propos devient alors politique et court tout au long de l’histoire pour rappeler, avec force émotions, qu’il faut accepter l’étrange, l’étranger, l’animal, le bestial, bref le monstre qui somnole en nous. Le devenir-bête de l’humanité ! Au vu des mutations, on reste tout de même pantois devant une telle perspective, sauf à détester profondément l’humain – nihilisme de l’époque. Précisons que ce n’est pas faire, non plus, honneur à la beauté naturelle et organique des animaux que de les présenter sous une forme hybride et le plus souvent repoussante.

Deux scènes nous ont semblé particulièrement grotesques. La première montre un homme-rapace affublé d’ailes qui lui poussent le long des bras, de pieds-serres et d’un nez bec qui, encore tout alourdi de son reste de corps d’homme, tente d’apprendre à voler grâce aux conseils d’un adolescent-loup. Ce dernier, censé incorporé progressivement les instincts de son animal, se révèle être un excellent nageur et pêcheur de poissons, comme tous les loups c’est bien connu ! Les dialogues entre les deux hybrides atteignent des sommets : des borborygmes, des râles de cui-cui, de rauques louvoiements et des pleurnicheries incessantes. L’on comprend sans peine le message : c’est beau l’entraide entre des monstres que la société a rejetée.     

 

 

La seconde scène est moins grotesque que gênante et c’est proprement ahurissant qu’aucune critique (à notre connaissance) n’ait souligné cette ode voilée à la zoophilie ou pour le moins à la copulation interspéciste – à la mode il est vrai en cette époque toute dévouée au phénomène transsexuel. Ainsi, l’adolescent en train d’opérer sa métamorphose, et non de subir sa maladie comme la méchante société voudrait lui faire croire, tombe amoureux d’une autre adolescente, platement humaine, elle. Heureusement, l’amour déplace les montagnes et la jeune fille devine, en caressant le dos velu de son compagnon et en observant les griffes qui lui poussent à la place des ongles, qu’il est l’un de ces spécimens et redouble de passion en avouant : « Je le savais ». Par un reste de décence, le film nous épargne les images de la copulation entre le chien-loup en rut et la jeune femme pleine de désirs.

Et les hommes dans tout ça ? A l’occasion d’une fête (évidemment) traditionnelle, les feux de la saint Jean, ils révèlent leur nature profondément raciste (ou comment faut-il dire : animalophobe, monstrophobe, hybridophobe ?) en partant à la chasse aux « humanimaux ». Comme à l’habitude chez les bobo urbanisés, ils se représentent le français moyen, le « populo » ou le mâle blanc hétéro, à la manière des redneck américains : ainsi, les racistes vont chercher leurs fusils, rangés naturellement à l’arrière de leurs pickups, pour se payer une bonne partie de chasse, à l’ancienne. Bref, n’en disons pas plus, la suite est d’une banalité confondante : le héros pactise avec les humanimaux gentils pour se sauver du piège des salauds de racistes. Et épargnons aux lecteurs le symbolisme des chips industriel, la figuration d’une forêt paradisiaque de monstres et la scène finale digne du générique de trente millions d’amis.

  Le règne animal a fait plus d’un million d’entrées et a rencontré une critique dithyrambique. Le précipité d’une époque où la haine de soi atteint des proportions gigantesques, la tolérance extrême confine au pur masochisme et la mièvrerie morale à la bêtise politique. Une époque littéralement nihiliste. Et par pitié, laissons les animaux, les végétaux, les roches, les molécules, etc. en dehors de tout ce cirque mélangiste. Le mal est humain, animalhumain dirait l’autre.

 


 

 

 

mardi 13 février 2024

Eric Sadin, la pensée spectrale

 


         Nous avions gardé un bon souvenir des premiers essais d’Eric Sadin consacrés à la révolution numérique et publiés à L’échappée, notamment La vie algorithmique et La silicolonisation du monde. Il y faisait preuve d’une connaissance précise du sujet et développait un esprit critique, plutôt rare dans ce domaine, en fouillant les strates historiques du mouvement et en rappelant son point d’ancrage capitaliste. En revanche, son ouvrage qui se voulait plus ambitieux, presque « militant », Faire sécession, alignait une série de poncifs déjà mille fois lus ailleurs, comme quoi il était plus facile de mettre en exergue les maux que de trouver des remèdes. Ses multiples interventions médiatiques, la mèche au vent et la chemise colorée comme un lanceur d’alerte à la mode, prêtaient à sourire mais avaient le mérite d’exister.

Toujours aussi peu au fait des nouveautés techno-numériques, nous nous sommes de nouveau tournés vers lui, et son dernier ouvrage La vie spectrale, pour en savoir un peu plus sur la fameuse intelligence artificielle (IA). Et là, patatras ! Malgré un beau titre et un sous-titre attrayant, Penser l’ère du métavers et des IA génératives, l’essai est d’une prétention sans bornes et d’un vide abyssal ! Loin des premières études minutieuses et informées, son contenu se limite à une présentation sommaire pour ne pas dire grossière de l’histoire des nouvelles technologies, laquelle débute à l’invention de la vapeur (!), passe par l’électricité et l’ère des organisateurs (James Burnham) avant que de parvenir péniblement à l’IA, évoquée seulement à la page 144 sur un livre qui en compte 264 ! C’est tout de même invraisemblable que les dossiers de n’importe quel magazine réalisés sur le sujet en disent davantage en quelques pages que tout un ouvrage.

 


Un vide en appelant à un autre vide : la pensée de Sadin dont les phrases importantes sont présentées en italique (au cas où le lecteur serait incapable de les identifier) accumule les pseudo-concepts et les réflexions faussement profondes dans un langage qui s’apparente à de lourdes paraphrases. Jugez par vous-même : « Ce que nous pourrions appeler, sous une forme oxymorique, le libre internement des corps représente la modalité industrielle la plus avantageuse, vu que la règle d’un ajustement automatisé indéfiniment approprié prévaut, évitant ainsi d’onéreuses inadéquations ou latences ». Et l’auteur ne fait qu’évoquer ici… le principe de la livraison à domicile ! L’autre grande trouvaille, écrit bien sûr en italique, évoque l’âge de la fixité des corps. L’IA nous cloue à notre siège, en effet. Le mieux dans ce type d’ouvrage se trouve encore dans les citations de penseurs qui n’avaient pas attendu l’IA pour tirer toutes les conséquences de la numérisation du monde, comme Jean Baudrillard :

« L’opération minutieuse de la technique sert de modèle à l’opération minutieuse du social. Rien ne sera plus laissé au hasard, c’est d’ailleurs cela la socialisation, qui a commencé depuis des siècles, mais qui est entré désormais dans sa phase accélérée, vers une limite qu’on croyait explosive (la révolution), mais qui pour l’instant se traduit par un processus inverse, implosif, irréversible : dissuasion généralisée de tout hasard, de tout accident, de toute transversalité, de toute finalité, de toute contradiction, rupture ou complexité dans une socialité irradiée par la norme, vouée à la transparence signalétique des mécanismes d’information » (Simulacres et simulation).  


La puissance des nouvelles technologies en appelle à la puissance de la pensée critique et non pas à la synthèse du déjà vu et du déjà dit. L’on s’interroge, évidemment, sur les raisons d’un tel naufrage, d’une analyse aussi spectrale pour reprendre les mots de l’auteur, en se doutant que la multiplication des livres sur un même sujet comporte un arrière-goût commercial. Il faut alors croire que Grasset est moins regardant que L’échappée – on s’en doutait un peu – et que les lecteurs du premier peuvent être pris pour des imbéciles, allègrement.  Au final, il n’y a pas besoin de ChatGPT pour générer de l’intelligence artificielle, un auteur peut très bien faire une compilation de ses précédents ouvrages, cela s’appelle un digest, et l’on aimerait être prévenu avant de débourser 19,90 euros et d’être pris pour un…