vendredi 24 mars 2023

L'empire de la bureaucratie : les chiens de Poutine

 

 

« On s’est tous sucrés, moi, chacun d’entre vous, tous ! » hurle la mairesse à ses plus proches collaborateurs, dans Durak ! du réalisateur russe Yuri Bykov, quand un vent de panique souffle sur le conseil municipal parce qu’un immeuble vétuste menace de s’effondrer et d’ensevelir ses occupants. Le film, sorti en 2014, l’année qui voit Vladimir Poutine annexer triomphalement la Crimée, est une cruelle métaphore de la société russe. « Nous vivons comme des animaux et nous mourrons comme des animaux parce que nous ne sommes personnes les uns pour les autres », lance, au comble du désespoir, Dima, le protagoniste principal, à son épouse. Sa triste tirade, comme celle de la mairesse, résonne encore de terrible manière dans la Russie de 2022, celle de la guerre avec l’Ukraine, couronnement de vingt-deux ans de Poutinisme.

Comme la mairesse du film de Bykov, Poutine aussi s’est « sucré » lui aussi mais il a d’abord aidé les autres à le faire, avec suffisamment d’habileté pour lui permettre de tracer sa route vers le sommet du pouvoir. Officier du KGB, il est en poste à Dresde au moment de la chute du mur de Berlin, en novembre 1989, et revient en Russie pour assister, impuissant, à la chute de l’URSS. Rentré en Russie en février 1990, il est invité, en juin 1991, par son ancien professeur de faculté de droit, Anatoli Sobtchak, élu maire de Saint-Pétersbourg, à devenir son conseiller aux affaires internationales. La fidélité dont il fait preuve à l’égard d’Anatoli Sobtchak, même quand celui-ci est vaincu à l’élection municipale de 1996, est payante. En juin 1996, Vladimir Poutine est recruté par Pavel Borodine, proche de Boris Eltsine et, à partir de là, il va faire usage des compétences qu’il a acquise au service du KGB, pour gagner les faveurs du président. En mars 1999, Poutine est nommé au poste de secrétaire du Conseil de sécurité de la Russie. A ce moment, Yuri Skuratov, procureur général de la fédération de Russie, enquête sur les soupçons de détournement de fonds publics, notamment dans le cadre de l’immense chantier de restauration du musée de l’Ermitage. Le 18 mars 1999, la télévision diffuse une vidéo sur laquelle on voit un homme ressemblant à Skuratov, avoir des relations sexuelles avec deux jeunes femmes, supposément mineures. En dépit de ses dénégations, le scandale ruine sa carrière et Skuratov est remplacé par Vladimir Ustinov qui met opportunément fin à l’enquête visant Boris Eltsine et son entourage. 

 


L’ascension de Vladimir Poutine est fulgurante après l’affaire Skuratov. Devenu le protégé de Boris Eltsine, il devient aussi son Premier Ministre et quand Boris Eltsine démissionne par surprise le 31 décembre 1999, Vladimir Poutine, en tant que chef du gouvernement, devient légalement président. Sa campagne présidentielle commence avec une visite aux troupes russes stationnées en Tchétchénie et il est officiellement élu président de la Fédération de Russie le 26 mars 2000 dès le premier tour de l'élection présidentielle anticipée avec 52,52 % des suffrages contre 29,2 % à Guennadi Ziouganov (parti communiste). Dès son arrivée au pouvoir, le nouveau président accorde l’immunité judiciaire à toute la famille Eltsine.

Si Vladimir Poutine bénéficie d’une réelle popularité au sein de la population russe, son long maintien au pouvoir s’explique aussi par la pérennité du système initié par Boris Eltsine et perfectionné par Poutine. La « thérapie de choc » initiée par Eltsine en 1992 avait entrainé une inflation de plus de 2500 % et une opposition frontale avec la Douma. En réponse à un projet de référendum visant à adopter la nouvelle constitution, préparée par le gouvernement russe, et à la volonté de ce dernier de dissoudre le Congrès, les parlementaires répliquèrent en appelant à la destitution d’Eltsine. Après dix jours d’affrontements meurtriers dans les rues de Moscou, le parlement sera mis au pas avec l’aide de l’armée. Des rafles massives conduisirent à l’arrestation de plus de vingt-mille suspects et partisans du président par intérim Alexandre Routskoï, les combats de rue entraînant la mort de 150 à un millier de Russes, suivant les sources. La constitution est finalement adoptée en décembre 1993 par référendum et 58,4 % des voix. Routskoï et ses partisans ne restèrent pas longtemps en prison. Graciés, ils forment un éphémère mouvement nationaliste, Derjava (« Puissance »), qui s’allie à la présidentielle de 1996 avec les communistes de Guerasinov, sans parvenir à faire autre chose qu’à consacrer l’existence d’une « opposition systémique », incapable de s’opposer vraiment au pouvoir en place, tout en contribuant à légitimer le régime russe, notamment aux yeux des occidentaux, qui saluent naïvement la manière dont Eltsine a su conserver la maîtrise de la situation face aux « nationalistes » et aux « nostalgiques du communisme », sans comprendre que ceux-ci ne jouent déjà plus vraiment de rôle politique significatif en Russie. 



La création en 2001 du parti Russie Unie, par le maire de Moscou Iouri Loujkov, le président du gouvernement Evgueni Primakov, le président du Tatarstan et dirigeant du parti Toute la Russie, Mintamer Chaïmiev et le leader du parti Unité, Sergueï Choïgou, est la pierre angulaire du système de démocratie guidée consolidé au cours des années Poutine et théorisé par le politologue Gleb Pavlovski, conseiller de Vladimir Poutine, de 1996 à 2011. Ce que Gleb Pavlovsky a brillamment échafaudé, comme il l’explique en 2016 au philosophe et éditeur Arnis Ritups, pour la revue Lettone Riga Laiks : « toute l’opposition est convaincue que Eltsine va s’accrocher au pouvoir jusqu’au bout. (…) Cela veut dire qu’ils ne font pas attention à l’héritier. Ils vont livrer bataille à Eltsine et l’héritier en profitera pour s’imposer. »[1] L’héritier qui s’est imposé d’abord sous la protection d’Anatoli Sobtchak à la mairie de Saint-Pétersbourg[2] et a échappé à un premier scandale, quand il est accusé par le Conseil Législatif de la ville, d’avoir détourné quelques 90 millions de dollars dans un contrat de vente de métal au rabais en échange de denrées alimentaires jamais parvenues en Russie[3], ne tarde pas à faire valoir ses prérogatives, sitôt son héritage revendiqué. 

A l’été 2000, alors que Vladimir Poutine vient tout juste d’être élu président de la Fédération de Russie, il convoque au Kremlin vingt et un des hommes les plus riches de Russie, ceux-là même que l’on surnomme les « oligarques », enrichis au-delà de toute mesure sous l’ère Eltsine. Poutine n’est pas là pour leur déclarer la guerre mais pour leur rappeler quel équilibre doit définir leur relation avec le Kremlin. « Allons droit au but, soyons ouverts et faisons le nécessaire pour mettre en place une relation civilisée et transparente. » Le deal offert par le président russe est simple : respectez mon autorité et vous pourrez conserver vos propriétés, vos jets privés et vos entreprises géantes. Ceux qui refusent seront éliminés, ceux qui acceptent l’accord deviendront encore plus riches. Dans ce système d’interrelations complexes fondé à la fois sur l’autoritarisme du Kremlin, la toute-puissante machine étatique et une corruption endémique, trois cercles de pouvoir s’organisent autour de Poutine : le premier, celui des proches, des premiers soutiens, anciennes relations du KGB ou de Saint-Pétersbourg : Yuri Kovalchuk, le billionnaire Arkady Rotenberg, ou encore Guenadi Timochenko, directeur de la compagnie de gaz naturel Novatek et de la holding de la pétrochimie Sibur. Le second cercle, celui des fidèles, les silovikis, les nouveaux hommes du président, choisis par Poutine à son arrivée au pouvoir, le troisième, celui des oligarques qui ont accepté de passer une alliance avec Vladimir Poutine. 

 


Un système complexe et fragile mais qui va fonctionner durant plus de deux décennies. Et pour cause : Vladimir Poutine ne fait que perpétuer une très ancienne conception du pouvoir, qui a cours depuis que la Russie réussit à s’affirmer en tant qu’Etat, quand Ivan III la libère du jour mongol à la fin du XVe siècle. En tant qu’Etat... mais pas en tant que nation : « Les Russes ne sont pas une nation. Dans un sens, les Russes ne sont qu’une fonction spatiale et le pouvoir qui parvient à tenir cet espace (…) et pour cette raison, il est impossible de bâtir une démocratie sur les bases de la culture russe, cela ne peut être réalisé », affirme l’ex-éminence grise de Poutine, le philosophe et politologue Gleb Pavlovsky. Pour les historiennes Maryanne Ozernoy and Tatiana Samsonova, la culture politique russe est enracinée dans la pratique du pouvoir du temps du Rus médiéval, quand le pouvoir central se voit obligé de déléguer une partie de son pouvoir à des chefs locaux, les boyars, régnant sur des parcelles de l’immense territoire, les votchinas, dans lesquelles ils mettent en place, avec l’accord du tsar, un système de perception des taxes qui leur permet de largement se servir au passage et dont le nom, en russe, est évocateur : kormlenié, l’« alimentation ». De ce système, auquel participent les boyars et les sluzhilé liudi, les « servants du tsar », naît une première forme de hiérarchie bureaucratique nommée mestnitchestvo, désignant tout simplement ceux dont le rang et l’importance leur permet de s’assoir à la table du tsar[4]. Pour les deux historiennes, la bureaucratie russe ne cesse à partir de là de gagner en puissance pour devenir de facto le véritable pouvoir politique. Tous les changements de régimes depuis le tsarisme jusqu’au poutinisme, en passant par l’Union Soviétique, n’ont fait que perpétuer le pouvoir du monstre bureaucratique « corrompu, inefficace et tyrannique »[5] qui s’avère pourtant le seul capable de maintenir ensemble toutes les composantes de l’immense espace russe mais aussi d’empêcher invariablement la Russie de devenir une nation pour rester prisonnière d’un impérialisme qui reste la seule condition d’existence de ce pays continent aux immenses espaces vides.

La guerre déclenchée en Ukraine par Vladimir Poutine s’intègre bien dans une logique historique, mais pas celle que défend la propagande du Kremlin. Alors que l’Ukraine affirme dans l’adversité son statut de nation indépendante face à Moscou, la Russie poutinienne s’enferre dans la fuite en avant impérialiste qui caractérise l’étatisme russe tout en demeurant une malédiction pour la nation russe. Et alors que les revers militaires se succèdent en Ukraine, le complexe édifice du poutinisme vacille, comme l’immeuble du film de Yuri Bykov. Quand le système ne parvient plus à s’alimenter - et ceux qui en font tourner les rouages à se « sucrer » - c’est l’ensemble de la machine qui peut se retourner contre ses maîtres, une caractéristique historique qui fait de la « Maison Russie » une imprévisible bombe à retardement. 

 


 

 



[1] Gleb Pavlovsky. « An Afterthought. » Riga Laïks. Printemps 2016. Propos recueillis par Arnis Ritups. https://www.rigaslaiks.com/magazine/marts-2016

[2] Anciennement « Soviet de Léningrad », puis mairie de Saint-Pétersbourg, redevenue depuis 1996 l’« administration de la ville Saint-Pétersbourg », avec à sa tête un gouverneur.

[3] Vladimir Kovalev. "Haie d’honneur pour Poutine". The Saint Petersburg Times. 23 juillet 2004

[4] Maryanne Ozernoy. Tatiana Samsonova. « Political History of Russian Bureaucracy and Roots of Its Power. » Demokratizatsya. The Journal of post-soviet democratisation. Volume 3. Numéro 3. Hiver 1995

[5] Shinar, C. (2012). How Russia's Bureaucracy hindered its Economic Development. European Review, 20(3)

lundi 13 mars 2023

Fuck America !

          

             

          Les éditions Le Tripode, reconnaissables à leurs couvertures originales et colorées, ont eu l’initiative heureuse de remettre au goût du jour les ouvrages d’Edgar Hilsenrath, dont le roman satirique Le nazi et le barbier et le terrible récit de sa vie au ghetto La nuit. Le dernier publié, Fuck America, qui se présente d’ailleurs comme une sorte d’appendice à La nuit, narre les tribulations d’un exilé juif aux Etats-Unis, plongé dans l’indigence, qui ne poursuit qu’un seul but : écrire le roman halluciné de son expérience des camps. Raconter son histoire finalement absurde, dont le titre lui vient comme une soudaine illumination : Le Branleur !, dans une nouvelle vie toute aussi absurde passée pour l’essentiel dans une cafétéria délabrée de Broadway.     

         L'histoire. En 1953, le perdant magnifique, Jakob Bronsky, a réussi à s’exiler aux Etats-Unis. Il habite une chambre miteuse et court les petits boulots pour gagner quelques dollars afin de se libérer un peu de temps pour écrire son œuvre ; une œuvre écrite dans une langue répudiée, l’allemand, et relatant une histoire que plus personne ne veut entendre, celle des camps. Peu importe, Bronsky vagabonde et picole avec les clodos du coin, tape la discussion avec de vieux juifs désabusés et aimerait bien palper un peu de chair féminine. Etant donné sa condition miséreuse, dont il se fout, Bronsky sait bien que pour les gens comme lui la rue d’en bas est l’horizon ultime, avec la vieille cafétéria où il peut gratter quelques bières et quelques lignes sur un carnet de fortune. Sinon, il y a les putes. 



         Fuck America détonne moins par son histoire à la Bukowski que par son style minimal, répétitif presque dactylographique qui finit par instiller une atmosphère monotone, rigoureusement plane, non pas dévitalisée mais désintéressée, un peu ailleurs, une atmosphère bouddhique pour un juif errant. Les dialogues, nombreux, sont à l’avenant : informatifs, neutres et précis – sans pathos.

 

« - Vous avez fait des études ?

- Non.

- Pourquoi pas ?

- Je ne sais pas. La guerre, je suppose.

- Vous pourriez rattraper ça.

- Je n’en ai pas envie.

 

- A part ça, vous avez d’autres problèmes ?

- Non.

- Je vous envie.

- Que voulez-vous dire ?

- Pas de problèmes psychiques ?

- Non.

- Tout le monde a des problèmes psychiques.

- Pas moi. »

 

         Aujourd’hui, tout le monde est un peu Joseph Bronsky, en train d’écrire sa vie pour lui donner un sens qu’elle n’a pas, dans une société transparente, bienveillante et divertissante pour laquelle l’existence, tant individuelle que collective, s’est effacée au profit du déroulement sans fin des jours heureux, plus ou moins. Comme le juif errant, qui ne peut pas perdre la vie car il a perdu la mort. 

 



Retrouvez des recensions plus ou moins réussies dans le dernier numéro en date d'Idiocratie, covidé mais encore disponible.  Cliquez sur la photo.

https://www.helloasso.com/associations/idiocratie/paiements/idiocratie-numero-moins-deux

 

 

mardi 7 mars 2023

7 Mars Attack !

Après le Covid en 2020, l’Ukraine en 2022, la nouvelle guerre déclarée au début de l’année 2023 est sociale. Emmanuel Macron, en ressortant du placard sa réforme avortée – pour cause de pandémie – en 2020, vient de déterrer la hache de guerre avec les syndicats et les partis de gauche. Une démonstration supplémentaire – s’il en fallait une autre – de l’hubris présidentiel. Car à quoi sert cette réforme exactement ? Le projet défendu par Elisabeth Borne vise certes à reculer progressivement l’âge de départ à la retraite, de 62 ans aujourd’hui, à 64 ans en 2030, à hauteur de trois mois par an à partir du 1er septembre 2023. Elle doit aussi augmenter la durée de cotisation, de quarante-deux ans aujourd’hui à quarante-trois ans (ou 172 trimestres) en 2027, à raison d’un trimestre supplémentaire par an. Mais rappelons-nous que la réforme Touraine, adoptée en 2014, sous la présidence de François Hollande, et entrée en vigueur en 2020, avait déjà programmé l'allongement de la durée de cotisation au fil des générations pour l'obtention d'une retraite à taux plein, selon un calendrier progressif. Son objectif, selon ses soutiens, était de préserver l'équilibre financier du système des retraites. Le texte prévoyait donc de relever la durée de cotisation d'un trimestre tous les trois ans de 2020 à 2035, pour les cotisants nés en 1973 et plus tard. "Quand on vit plus longtemps, il est normal de travailler un peu plus longtemps", avait argué la ministre socialiste au moment de l'examen du texte. Si vous êtes un « genXer » (l’horrible mot qui désigne les losers de la génération X), pas besoin de monter sur vos grands chevaux en ce qui concerne le projet de recul de l’âge de départ de 62 à 64 ans puisque vous vous êtes déjà fait enfiler, il y a bientôt dix ans déjà, par la réforme Touraine, qui a miraculeusement épargné en revanche les derniers boomers, comme le tableau ci-dessous vous en convaincra.


L’actuel recul de l’âge de départ ne change donc pas grand-chose, hormis étendre jusqu’aux générations nées en 1961 la durée de cotisation. Cela aura pour effet de mettre dans la panade quelques travailleurs supplémentaires qui se seront fait virer de leur entreprise et devront patienter un peu plus longtemps avant d’atteindre l’âge de libération du chômage. Les inégalités en sortiront un peu plus renforcées et les recettes de l’Etat pas énormément augmentées mais Emmanuel Macron aura eu sa réforme des retraites, ce qui ne lui sert à rien électoralement, puisqu’il aura achevé son deuxième mandat, hormis à revendiquer pour lui-même le prestige du réformateur et l’audace de s’être attaqué au système des retraites, comme Hollande, Sarkozy et Chirac avant lui. Macron aura ainsi trouvé sa place dans l’épopée des réformes des retraites sous la Ve république : Mitterrand a imposé la retraite à soixante balais. Les boomers ont pu en profiter, puis Chirac et ses successeurs ont progressivement liquidé le système. La génération des Trente Glorieuses aura été la seule à profiter à fond de cette manne sociale, tant mieux pour elle...

Pour le moment, et par rapport aux autres pays de l’OCDE, le régime de retraite français reste encore très avantageux, du moins pour une catégorie assez précise et assez réduite de la population. En Allemagne, depuis 2012, l'âge normal du départ à la retraite a été progressivement relevé pour les personnes nées à partir de 1947. Aujourd’hui, pour les générations postérieures à 1963, l'âge de départ à la retraite est fixée à 67 ans. En Autriche, c’est 65 ans pour les hommes et 60 ans pour les femmes mais avec le projet d’opérer un rattrapage graduel entre les deux sexes. Au Danemark, c’est 67 ans, tout comme en Italie, le deuxième pays le plus âgé du monde après le Japon. Avec une moyenne d’âge de 45 ans et un quart de la population qui a plus de 65 ans, le gouvernement italien envisage même de faire passer l’âge légal de départ à 69 ans. En Irlande, on part à taux plein à 66 ans, tout comme au Pays-Bas, au Portugal ou au Royaume-Uni, tandis que l’Espagne, la Hongrie ou la Suisse restent à 65 ans. Selon un rapport publié par l'OCDE en novembre 2019, seuls 3.4 % des retraités français vivaient sous le seuil de pauvreté en 2019, un taux nettement moindre que pour les actifs (autour de 7%), et le taux de remplacement du salaire est largement supérieur à la moyenne : 73,6 % du salaire moyen, contre 58,6 % en moyenne dans les pays de l'OCDE. L'âge effectif moyen de départ à la retraite (pas forcément à taux plein) est de 60,8 ans en France contre 65,4 ans en moyenne dans les pays de l'OCDE.

Il est intéressant de constater cependant que ce sont les autocrates et les régimes autoritaires qui ont fait le plus en France pour les retraites des Français, François Mitterrand inclus. Napoléon III a d’abord généralisé le régime de pension par répartition pour la fonction publique mais il faut attendre 1910 pour voir la loi sur les « retraites ouvrières et paysannes » créer des systèmes de retraite par capitalisation. A l’époque, l’âge légal pour bénéficier des subsides de ces premières « caisses de retraite » est de 65 ans, dans un pays où à peine 8 % de la population atteint cet âge. C’est le ministre du travail du régime de Vichy, René Belin, qui fait adopter, le 11 octobre 1940, un projet de loi donnant lieu au remplacement du système de retraite par capitalisation par un véritable système par répartition. L' « Allocation aux Vieux Travailleurs Salariés » (AVTS), premier système intégral par répartition, est intégrée au projet de sécurité sociale du CNR par les trois ordonnances du 30 décembre 1944, du 4 et du 19 octobre 1945, tout en offrant à chaque métier la possibilité de fixer le montant des cotisations. Ce choix allait donner naissance à quarante-deux systèmes de retraites différents, certains – les cheminots par exemple – plus avantageux que d’autres – les agriculteurs.


Au Royaume-Uni, le rapport Beveridge a posé les bases de l’Etat-providence britannique mais la perfide Albion reste toutefois le berceau des systèmes de retraites par capitalisation avec une pension de base forfaitaire et une pension complémentaire (publique ou privée). Aujourd’hui les travailleurs britanniques peuvent adhérer au régime public de retraite par répartition ou bien y renoncer en faveur d’un régime privé de retraite par capitalisation agréé par l'État, à travers une retraite professionnelle, organisée dans le cadre de l’entreprise, ou un fonds de pension individuel. La réforme de 2011 a acté un âge de départ à taux plein à 68 ans. Aux Etats-Unis, 95 % des 55 millions de retraités aux Etats-Unis sont couverts par le Old Age Survivor Insurance, un système de pension publique qui date de Roosevelt et du Social Security Act de 1935, mis en place à l’occasion du New Deal. Le taux de remplacement du salaire est largement inférieur à celui pratiqué en France et, en conséquence, un quart des retraités américains vivent sous le seuil de pauvreté. De fait, une grande partie des retraités américains s’en remettent au système par capitalisation et aux fonds de pensions. Mais, selon un rapport de l’Institut Hoover, la crise des subprimes de 2007 a eu un effet dévastateur de long terme et il manquait encore, en 2017, 3 850 milliards de dollars aux fonds de pensions publics pour honorer les versements des agents territoriaux.

Encore faut-il tomber dans la bonne tranche d’âge, afin de profiter aux mieux des conditions établies par le régime de Vichy et René Belin, et améliorées sous le mandat de François Mitterrand (qui décidément n’a jamais manqué une occasion de discrètement faire fructifier l’héritage de Vichy). Mais tout le monde ne bénéficie pas évidemment de cette manne à part égale. Le peloton de tête des pensions plus élevées rassemble en France les retraités ayant pour régime principal d'affiliation les régimes des professions libérales, de la fonction publique de l'État et des régimes spéciaux. À l'inverse, les pensions les plus faibles concernent essentiellement les retraites agricoles (notamment celles des non-salariés). Et, bien évidemment, les pensions de droit direct des femmes sont ainsi inférieures de 40 % à celles des hommes.

La réforme défendue par Elisabeth Borne ne semble donc pas vraiment en mesure de changer la donne en ce qui concerne le système des retraites français. Elle a, en réalité, un objectif essentiel qui est de rassurer les investisseurs et surtout les agences de notation qui permettent à la France de conserver son triple AAA et d’emprunter sur les marchés internationaux à des taux extrêmement bas. L’enjeu n’est pas en réalité de compresser les quelques 400 milliards représentés par le système des retraites français (sur un PIB d’environ 2800 milliards) mais de permettre de dégager des centaines de milliards en termes de capacités d’emprunt et de remboursement d’intérêts. Dans un pays qui doit réinvestir massivement dans la défense, au vu du contexte actuel, qui a injecté un « pognon de dingue » dans le chômage partiel et le bouclier fiscal au temps du Covid, qui doit éviter l’effondrement du système éducatif et hospitalier et garantir des financements stratégiques dans la recherche et le développement, ce n’est pas du luxe.

La réforme des retraites a aussi une autre fonction qui est de permettre à la gauche actuelle de renouer avec l’exaltation des grandes luttes sociales qu’elle n’a plus connu depuis longtemps, délaissant largement ce terrain d’affrontement politique au bénéfice des engagements sociétaux. Voici donc, avec l’actuelle mobilisation, la gauche, NUPES, LFI, PS, EELV et Parti Communiste, qui croit pouvoir se souvenir qu’elle sert encore à quelque chose sur le plan des luttes sociales. L’enjeu paraît même faible en comparaison du surinvestissement idéologique et médiatique dans le mouvement d’opposition à la réforme des retraites. En réalité, de la même manière que la droite s’imaginait renouer avec les grandes heures de la contestation contre la réforme Devaquet à l’occasion de la Manif Pour Tous, la gauche, elle, croit sans cesse rejouer le scénario de 1968, 1981 ou 1995, au prix d’ailleurs, de quelques contradictions surprenantes : « VICTOIRE ! twittait le « député-sociologue de la France Insoumise Hadrien Clouet, nous venons d'abroger la hausse de CSG sur les retraités. La commission des Affaires sociales bat le gouvernement. Rien ne serait possible sans les manifestations gigantesques de ces derniers jours. On continue, dans la rue et en hémicycle. » Ce faisant, les députés de gauche ont obtenu l’abaissement du taux de contribution sociale généralisée (CSG) des retraités les plus aisés. Bravo à LFI et Hadrien Clouet pour cette politique résolument égalitaire pas équitable pour un sou.


L’actuelle réforme des retraites et l’opposition parlementaire qui lui fait face ne remettent ni l’une ni l’autre en question un vice bien français qui consiste à éviter d’engager des réformes systémiques pour régler les causes profondes des inégalités en France – comme l’entrée des plus jeunes sur le marché du travail et l’employabilité des plus de 50 ans – et à maintenir, en lieu et place de véritables investissements publics pour remédier à ses inégalités systémiques, un filet de sécurité – généreux certes mais illusoire – représenté par les aides et la protection sociale. En résumé, on finance en France les aides sociales qui servent à masquer tant bien que mal la panne de l’ascenseur social et aux inégalités territoriales de plus en plus marquées. On ne contestera pas ici que cette réforme est mauvaise et l’on suggérerait bien une alternative qui n’aura rien de très populaire auprès d’une certaine catégorie de la population : augmenter, au lieu de les réduire, les charges imposées aux retraites des plus aisés, afin de dégager pour l’Etat les revenus permettant non seulement de continuer à financer l’actuel système des retraites mais aussi de garantir les investissement publics que les prochaines années et décennies vont réclamer. Cela seul pourrait vraiment être qualifié de « solidarité intergénérationnelle ». Une solidarité qui fonctionnerait pour une fois dans le bon sens. Mais la mesure serait certainement dénoncée comme discriminante et heurterait de front une partie de l’électorat d’Emmanuel Macron ou des LR mais, aussi, à en juger par le récent haut-fait revendiqué par Hadrien Cloutier, de la NUPES. On devra donc se contenter de voir une nouvelle réformette assurer les beaux jours des boomers les plus aisés qui auront décidément joui jusqu’au bout sans entrave, avant que la colère de leurs petits-descendants n’envahisse le monde. Digne représentant de la génération X, prépare-toi, ton heure arrive ! Ce n’est pas la retraite qui t’attend mais l’échafaud !