jeudi 22 juin 2017

La tribune d'Emile Boutefeu

La canicule n'empêche pas Emile Boutefeu, poète pro-actif et chroniqueur de la post-modernité exaltée, de revenir nous livrer ses petits haïkus, choses vues et cruautés du quotidien, à la manière de Félix Fénéon.


Paris, ville lumière
Ce midi, à la Défense, il fait beau. Une foule de cadres et d’employés mange leur sandwich sur l’escalier menant  à l’Arche qui ressemble alors à un gradin. Plus bas, sur l’esplanade, un petit homme sec et crispé hurle à leur adresse :
- « le Mal existe ! LE MAL EXISTE ! »
Une rumeur joyeuse parcourt l’assemblée.

Paris, ville lumière (2)
Un après-midi d’août, moite, orageux, non loin de la Gare de l’est.
Une grosse africaine se tient sur le seuil d’une cabine de toilettes publiques à la porte grande ouverte. Son corps abondant et flasque est régulièrement traversé d’un tressaillement lequel, partant de son talon, semble remonter jusqu’à sa chevelure. Elle fixe d'un air pensif un point dans le ciel blanc et hurle :
- « Je baise ! JE BAISE ! »
Un passant, égrillard, cligne de l’œil.



dimanche 11 juin 2017

Michel Onfray, l'art de prévoir le temps qu'il fait !





La belle petite collection éditée par Pierre-Guillaume de Roux a le mérite de rétablir l’art du pamphlet dans une époque insipide où le moindre écart de pensée peut faire l’objet d’une traduction en justice. Après avoir « giflé Jean d’Ormesson pour arranger la gueule de la littérature » et renvoyé le « putain de saint Foucault » à son fétiche, c’est au tour de Michel Onfray d’apparaître sous les traits d’un sage cosmétique dont « la raison vide » s’écoule parfaitement dans les entonnoirs de la pensée médiatique. 

Rémi Lélian dresse le portrait sans concession d’une baudruche philosophique avec la pointe de mélancolie de ceux qui sont partis en voyage avec l’espoir de découvrir des paysages authentiques et qui en reviennent avec les yeux remplis de spots publicitaires. A la lecture de l’ouvrage, on comprend effectivement que Lélian n’est pas un jeune ambitieux qui veut se faire un nom en déboulonnant une icône médiatique. Au contraire, lui-même philosophe de formation, il a lu les nombreux ouvrages d’Onfray avec l’impression d’avoir brassé du vide pendant de très longues heures. Renvoyer l’ascenseur à son auteur, avec l’ironie des pamphlétaires, est bien la moindre des choses, si cela peut éviter à d’autres de s’enliser dans les mêmes marais de la pensée stagnante et faussement subversive.

A ce propos, il faut avouer que la cible n’est pas si facile que cela à atteindre car tout le monde, à un moment donné ou un autre, peut se reconnaître dans l’auteur de Décadence. Disons-le franchement, nous-mêmes avons salué les saillies du régionaliste normand contre la centralisation parisienne, jubilé aux répliques sarcastiques de l’écrivain « nietzschéen » contre les vedettes autoproclamées du paysage audiovisuel, repris à notre compte les leçons politiques que le philosophe proudhonien décernait à la gauche sociale-démocrate, sourit aux déclarations tonitruantes de notre fier-à-bras jouisseur et libertaire, etc. Et alors ? Cela en fait-il un philosophe à part entière qui ne nous épargne aucune de ses lamentations oraculaires ? Pas moins de quatre livres publiés en 2017, et nous ne sommes qu’au mois de juin !

 
 En vérité, Michel Onfray est quelqu’un qu’on écoute mais qu’on ne lit pas, sauf éventuellement dans le train pour épater les jeunes étudiantes et se donner un air de philosophe-en-chemise-blanche. Car qui le lit avec attention, comme Rémi Lélian a pu le faire, ne peut qu’aboutir à la conclusion suivante : « Michel Onfray figure seulement la rencontre de l’époque avec le vide dont elle est issue, et qui fabrique son golem afin de se convaincre qu’elle existe autrement que sur le mode de l’illusion univoque… » Comme tous les « intellectuels » médiatiques, notre philosophe est là pour nous réconforter, nous consoler, nous faire du bien ; il est là pour dresser un rideau de mots faciles entre le réel et le spectacle. C’est la pensée intempestive pour pseudo-réactionnaires comme il existe une discipline positive pour enfants difficiles. 

La grande force d’Onfray est effectivement d’apparaître comme un rebelle, un rebelle estampillé « vu à la télé » ! Il ne cesse de dénoncer la pensée unique tout en servant une espèce de soupe libertaire sur toutes les ondes médiatiques disponibles, il ne cesse de parler de politique comme s’il était au comptoir du bistrot tout en précisant qu’il ne vote pas et qu’on ne l’y reprendra pas à croire en quoi que ce soit, il se fend de détruire les idoles de la pensée moderne tout en utilisant lui-même des procédés dignes des meilleures polices politiques, etc. Bref, Michel Onfray a un talent merveilleux : celui de maîtriser à la perfection la rhétorique populiste, au plus mauvais sens du terme, celui de toujours caresser les gens dans le sens du poil. 

Pensez bien, il est plutôt Voltaire que Rousseau (sous-entendre plus lucide qu’idéaliste), de gauche que de droite (sous-entendre généreux plutôt que privilégié), Girondins que Jacobins (sous-entendre démocrate plutôt que révolutionnaire), de Gaulle que Mitterrand (sous-entendre résistant plutôt que pétainiste), Proudhon que Marx (sous-entendre libertaire plutôt que communiste), etc. La dialectique est aussi fine qu’une corde à tirer les bœufs mais cela marche à chaque fois. Et l’Onfray de ponctuer en règle générale ses entretiens par une sentence pleine d’autosatisfaction : « Je suis un homme libre, ce qui n’est pas la chose du monde la mieux partagée et ce qui est la chose la plus vilipendée par les encartés ». 

 
 
Face à un tel déferlement démagogique, il est revigorant de lire un ouvrage comme celui de Rémi Lélian qui, sans animosité particulière, nous redonne un peu le sens des mesures, à savoir que de dire « qu’”il fait jour″ quand il fait jour et que ″ça s’obscurcit” quand tombe le crépuscule » n’est pas un puissant travail philosophique. C’est juste une façon de prévoir le temps qu’il fait !



samedi 3 juin 2017

Angelus Novus, le règne des idiots

« Les idiots prennent le pouvoir dans les derniers jours d’une civilisation qui s’effondre. Les généraux idiots mènent des guerres sans fin, vouées à l’échec, qui mènent la nation à la faillite. Les économistes idiots appellent à réduire les impôts pour les riches et à supprimer les aides sociales pour les pauvres, et se projettent dans une croissance économique fondée sur un mythe. Les industriels idiots empoisonnent l’eau, le sol et l’air, détruisent les emplois et réduisent les salaires. Les banquiers idiots misent sur des bulles financières auto-créées, et infligent des dettes qui paralysent les citoyens. Les journalistes et les intellectuels idiots prétendent que le despotisme est la démocratie. Les agents de renseignements idiots orchestrent le renversement de gouvernements étrangers pour y créer des enclaves sans foi ni loi qui créeront des fanatiques enragés. Les professeurs, les « experts » et les « spécialistes » idiots s’affairent dans un jargon incompréhensible et des théories ésotériques qui soutiennent la politique des dirigeants. Les artistes et les producteurs idiots créent d’épouvantables spectacles sexuels, horrifiques et fantastiques.



Certaines étapes bien connues aboutissent à l’extinction. Nous sommes en train d’en cocher toute la liste.
Les idiots ne connaissent qu’un seul mot – « plus ». Ils ne s’encombrent pas du bon sens. Ils amassent des richesses et des ressources jusqu’à ce que les travailleurs ne puissent plus gagner leur vie et que les infrastructures s’effondrent. Ils vivent dans des environnements privilégiés, où ils mangent du gâteau au chocolat en donnant l’ordre d’envoyer des missiles. Ils considèrent l’État comme un prolongement de leur vanité. Les dynasties romaine, maya, française, Habsburg, ottomane, Romanov, Wilhelmine, Pahlavi et soviétique se sont effondrées à cause des caprices et des obsessions de ces idiots au pouvoir.
Donald Trump est le visage de notre idiotie collective. Ce qui se cache derrière le masque de notre civilisation et de sa rationalité déclarée – un mégalomane bafouillant, narcissique, assoiffé de sang. Il utilise l’armée et la flotte contre les damnés de la terre, il ignore joyeusement la misère humaine catastrophique causée par le réchauffement climatique, il pille au nom de l’oligarchie mondiale, puis le soir, il s’assoit devant sa télévision, la bouche ouverte, avant d’ouvrir son « joli » compte Twitter. C’est notre version de l’empereur romain Néron, qui avait alloué de vastes dépenses de l’État pour obtenir des pouvoirs magiques, de l’empereur chinois Qin Shi Huang, qui avait financé de multiples expéditions sur l’île mythique des immortels pour en ramener la potion qui lui aurait donné la vie éternelle, ou encore d’une royauté russe en décomposition, assise autour d’un jeu de tarot et d’une séance de spiritisme pendant que leur nation était décimée par la guerre et que la révolution grondait dans la rue.
Ce moment marque la fin d’une longue et triste histoire de cupidité et de meurtre de la part des Blancs. Il était inévitable que, pour ce spectacle final, nous régurgitions un personnage grotesque tel que Trump. Les Européens et les États-Uniens ont passé cinq siècles à conquérir, piller, exploiter et polluer la Terre au nom du progrès de l’humanité. Ils ont utilisé leur supériorité technologique pour créer les machines de mort les plus efficaces de la planète, dirigées contre n’importe qui et n’importe quoi, surtout contre les cultures autochtones qui se trouvaient sur leur chemin. Ils ont volé et amassé les richesses et les ressources de la planète. Ils ont cru que cette orgie de sang et d’or ne finirait jamais, et ils y croient encore. Ils ne comprennent pas que la triste morale d’une expansion capitaliste et impérialiste sans fin condamne les exploiteurs autant que les exploités. Mais, alors même que nous sommes au bord de l’extinction, nous n’avons pas l’intelligence et l’imagination de nous libérer de cette évolution.
Plus les signes avant-coureurs sont palpables – hausse des températures, effondrements financiers mondiaux, migrations de masse, guerres sans fin, empoisonnement des écosystèmes, corruption rampante de la classe dirigeante –, plus nous nous tournons vers ceux qui scandent, par idiotie ou par cynisme, le même refrain, selon lequel ce qui a fonctionné par la passé fonctionnera à l’avenir, que le progrès est inévitable. Les preuves factuelles, qui sont un obstacle à ce que nous désirons, sont bannies. Les impôts sur les sociétés et sur les riches, qui ont désindustrialisé le pays et transformé plusieurs de nos villes en ruines, diminuent, et on casse la régulation, dans le but de nous ramener à un hypothétique âge d’or des années 1950 pour travailleurs américains blancs. Des terrains publics sont ouverts à l’industrie pétrolière et gazière, dont la hausse des émissions de carbone va faire périr notre espèce. La baisse des rendements agricoles due aux canicules et aux sécheresses est ignorée. La guerre est l’activité principale de l’État kleptocratique.


En 1940, à l’apogée du fascisme européen et alors que la guerre devenait mondiale, 
Walter Benjamin écrivait :
« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus novus. Il représente un ange qui semble avoir dessein de s’éloigner de ce à quoi son regard semble rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où paraît devant nous une suite d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. » [1]

La pensée magique n’est pas limitée aux croyances et aux pratiques des cultures pré-modernes. C’est ce qui définit l’idéologie du capitalisme. Les quotas et les ventes prévues peuvent toujours être satisfaites. Les bénéfices peuvent toujours être atteints. La croissance est inévitable. L’impossible est toujours possible. Les sociétés humaines, si elles s’inclinent devant les impératifs du marché, entreront dans le paradis capitaliste. C’est seulement une question de bonne attitude et de bonne technique. Quand le capitalisme prospère, on nous assure que nous prospérerons. L’individu s’est fondu dans l’organisation capitaliste, ce qui nous a privé de notre pouvoir, de notre créativité, de notre capacité à la réflexion personnelle et à l’autonomie morale. Nous définissons notre valeur, non par notre indépendance ou notre caractère, mais par les standards matériels établis par le capitalisme – richesse personnelle, grandes marques, avancement de carrière et de statut social. Nous sommes modelés dans un conformisme et un refoulement collectifs. Ce conformisme de masse est caractéristique des États totalitaires et autoritaires. C’est la disneyisation de l’Amérique, la terre des pensées éternellement heureuses et des attitudes positives. Et quand la pensée magique ne fonctionne pas, on nous dit – et souvent on l’accepte – que le problème, c’est nous. Nous devons avoir plus de foi. Nous devons envisager ce que nous voulons. Nous devons faire plus d’efforts. Le système n’est jamais à blâmer. Nous avons échoué. Pas lui.


Tous nos systèmes d’information, des gourous du coaching personnel à Hollywood, en passant par ces monstruosités politiques telles que Trump, nous vendent cette poudre de Perlimpinpin. Nous refusons de voir l’effondrement qui vient. L’illusion dans laquelle nous nous réfugions est une opportunité pour ces charlatans qui nous disent ce que nous voulons entendre. La pensée magique qu’ils adoptent est une forme d’infantilisme. Elle discrédite les faits et la réalité, que rejette l’hypocrisie éclatante de slogans comme « Rendre sa grandeur à l’Amérique. » La réalité est bannie par un optimisme impitoyable et sans fondement.

La moitié du pays peut vivre dans la pauvreté, les libertés individuelles peuvent nous être enlevées, la police militarisée peut assassiner des citoyens désarmés dans les rues et nous avons beau avoir le système carcéral le plus grand du monde et la machine de guerre la plus meurtrière, toutes ces vérités sont pourtant soigneusement ignorées. Trump incarne l’essence même de ce monde pourri, en faillite intellectuelle et immoral. Il en est l’expression naturelle. Il est le roi des idiots. Nous sommes ses victimes. »

Chris Hedges. "Reign of idiots". Truthdig. Traduction de l'américain empruntée au site Là-bas si j'y suis.


Notes: 

En 2006 sortait Idiocracy, un film de Mike Judge : l’histoire d’un soldat ordinaire cryogénisé dans le cadre d’un programme d’hibernation, et qui se réveille en 2505, dans un monde où tout le monde est devenu idiot, et où il devient l’homme le plus intelligent du monde…
10 ans plus tard, après l’investiture de Donald J. Trump comme candidat républicain, le co-scénariste du film, Etan Cohen, écrivait : « Je ne pensais pas qu’Idiocracy deviendrait un documentaire »