vendredi 30 septembre 2016

De Nocturama aux Verticaux, le venin du nihilisme ordinaire




« Je suis vaguement nihiliste », « Je suis nihiliste malgré moi, contre moi », « La société me rend fatalement nihiliste », telles pourraient être les devises du nihilisme ordinaire voire du nihilisme victimaire, celui qui ramène les individus à eux-mêmes après qu’ils aient tenté d’échapper à l’emprise de la société, sans succès. Ils retombent dans leur moi, comme brisés, avec le sentiment que tout est fini.

         Bertrand Bonello nous en donne un formidable exemple dans son dernier film, étrange à bien des égards, Nocturama. Selon plusieurs critiques, ce film s’inscrit naturellement dans le sillage de ses deux précédents au motif qu’il s’agit de nouveau d’un récit pessimiste aux teintes décadentes appuyées. Cela nous paraît être une erreur d’interprétation : en effet, il y a un art de vivre crépusculaire dans la maison close de la fin du XIXè siècle que met en scène L’Appolonide (2011) comme il y a une beauté lugubre dans la chute du grand couturier que relate son (Yves) Saint Laurent (2014). Avec ces deux films, Bonello capte quelque chose de la fin d’une époque, avec cette beauté traînante, cette humeur passagère que seule la décadence peut offrir – on songe à la maestria de Visconti. La fin de la chute semble toujours belle ; elle ramasse dans un condensé tout ce dont elle a été le signe. Rien de tout cela dans Nocturama. La décadence est en quelque sorte passée et le nouveau monde, s’il doit y en avoir un, n’est pas encore advenu. 

Ainsi, le film met en scène une bande de jeunes gens (16 à 20 ans), très différents les uns des autres – tout du moins dans leurs apparences (leurs looks) –, qui commettent une vague d’attentats simultanés dans Paris. Au début du film, on les voit aller et venir d’un point à l’autre de Paris dans une précision clinique afin de poser des pains de plastic. Pour quelles raisons ? On ne le sait pas vraiment, il est vaguement question d’une sorte d’anarchisme anticapitaliste mais l’on comprend vite que le ressort de l’action, chez ces jeunes gens, est ailleurs, dans une sorte de fatigue d’être soi (avant l’heure), un vide que l’on tente de remplir par le bruit des explosions. Après la réussite des attentats, leurs promoteurs se retrouvent dans un grand magasin, du style des Galeries Lafayette, selon les modalités établies dans leurs plans de repli. Ils doivent y passer la nuit, avec l’aide de l’un des surveillants, avant de regagner, chacun, leurs demeures familiales. 

C’est alors un autre film qui commence, aux séquences longues parfois même ennuyeuses, qui se fait s’entrechoquer une multitude de situations et d’émotions. On dispose alors d’une sorte de kaléidoscope de cette jeunesse paumée ou, plus exactement, vidée (au sens littéral) ; il n’y a pas vraiment de colères, de désirs, d’envies, de réflexions, etc., juste cet écho immense qui provient du vide d’être. Le film met alors en abîme l’écart extraordinaire qui existe entre les actions violentes, les crimes commis et les réactions, si ordinaires, si banales, de leurs exécutants. Assurément, ils n’ont pas, ils ne peuvent pas avoir conscience du terrorisme sauvage qu’ils portent en eux. C’est pourquoi, nous les voyons, la nuit, dans ce grand magasin, se livrer à ce qu’ils savent faire de mieux : consommer et jouer. La seule transcendance qui semble encore à leur portée est la musique, ces titres entêtants qui leurs soulèvent un peu l’âme, comme un fétiche auquel on s’accroche. Nocturama interpelle d’autant plus que son portrait de jeunesse semble rejoindre notre actualité brûlante, sidérante, marqué par l’arrestation de plusieurs adolescents accusés de radicalisation islamiste, prêts à passer à l’acte ! Un personnage du film justifie d’ailleurs ses actes en empruntant, de façon subliminale, au langage islamiste actuel – celui-ci n’est-il pas l’apanage de tous les nihilismes ? A cette différence près, que le nihilisme n’est plus une option politique, un engagement révolutionnaire mais le reflet d’un vide qui, lorsque plus rien ne résonne en soi, se transforme en rage meurtrière. Nihilisme victimaire. 

Nous ne dirons rien de la dernière partie du film, qui vous scotche au fond du siège et qui vous laisse au clap de fin pantois, éberlué, sonné. Les derniers mots du film étant : « Aidez-moi ! », « Aide-moi ! ». 




On retrouve également cette sorte de nihilisme dans l’un des romans de la rentrée : Les verticaux de Romaric Sangars. Là encore, au vu du titre, nous nous attendions à une riposte bien sentie contre le monde tel qu’il va. Or, il s’agit plutôt d’un récit atmosphérique, écrit entièrement à l’imparfait dans un style limpide, dans lequel les tentatives d’échappées débouchent inexorablement sur une impasse. Les principaux personnages, plus âgés que ceux de Nocturama, n’en ressentent pas moins le même vide. Ils en ont seulement un peu plus conscience et éprouvent le besoin de faire quelque chose, comme pour sortir de la nasse. Mais les appels à la verticalité, que ce soient dans les références à l’antique chevalerie, dans la volonté de briser les idoles modernes ou encore dans les débordements mystiques ne parviennent pas à hisser leurs âmes au niveau du ciel. Aussi assistons-nous avec le personnage principal, le journaliste mondain Vincent Revel, à l’épuisement des possibles : la révolte, l’amour, la dignité, la mystique, etc. Décidément, plus rien ne marche. Seul l’imparfait peut nous raconter ces tentatives avortées car, pour le présent, il est déjà trop tard. 






dimanche 25 septembre 2016

La tribune d'Emile Boutefeu



          Idiot !

Œil en berne, Face réjouie
Profus et confus
Ignare et goguenard
Je suis celui qui ne comprend rien
Et vous pisse à la raie !




mardi 20 septembre 2016

"Vivre-ensemble" : quand l'Etat dépossède la nation

Nous reproduisons en intégralité une réflexion profonde et exigeante consacrée aux impératifs de l’être-en-commun. Loin des formules en vogue dans le marketing politique, tel le bien mièvre « vivre-ensemble », il rappelle que la relation vient en premier dans une société authentique, et rejaillit même en célébration dans la communauté de vie, tandis que le contrat tisse une toile artificielle dans laquelle l’Etat s’évertue à mettre en forme les individus normés (i.e. citoyens de droit) en fonction de sa logique comptable.



Comme François Hollande s'est toujours plus intéressé à l'état de l'opinion qu'à celui de la France, il affirmait sans rire, pendant l'été 2015 : « on voit bien qu'il y a des sujets qui s'installent, comme le terrorisme, la question de l'immigration, l'islam, etc ». Des sujets qui s'installent ! Derrière ces sujets se sont sans doute installées, préalablement, certaines réalités dont il est permis de penser qu'elles ont contribué au délitement des liens profonds de la nation et à l'inquiétude des Français. Les effets de ce délitement souterrain apparaissent désormais au grand jour, mais nos dirigeants se souciant fort peu d'en prendre l'exacte mesure, ils persistent dans les mêmes discours. Ainsi nous assène-t-on plus que jamais les prétendus mérites du fameux « vivre-ensemble ».
En ces temps de novlangue triomphante, personne n'ignore le sens idéologique de cette expression, dont la neutralité première est passée à l'arrière-plan depuis belle lurette. Le « vivre-ensemble » renvoie ainsi à un type de rassemblement, censé être pacifique, d'individus et de groupes disparates, en lieu et place d'un mode de socialité reposant sur le partage d'une « chose commune ». De fait, c'est un slogan politique. On pourrait le croire emprunté à une publicité vantant la convivialité de surface ayant cours entre membres d'un vulgaire club de vacances, tant il est proche de l'imaginaire puéril contemporain. Toujours est-il qu'il a désormais du mal à convaincre. Il semblerait en effet que de plus en plus de gens ne veulent plus vivre ensemble. Ce que traduisent à leur manière les communautarismes en plein essor, mais aussi le rejet de ceux-ci exprimé dans les urnes, ou encore les tensions multiples au quotidien. Pour autant, envers et contre tout, nos élites ne cessent de promouvoir la coexistence de communautés hétérogènes, la grande juxtaposition blafarde. Les différents communautarismes ne sont d'ailleurs perçus par une partie de ces « élites » que sous la forme d'une velléité passagère, d'une simple étape. Dans l'esprit des Attali, manifestement inspirés par des horizons inconnus à l'homme ordinaire, c'est l'atomisation nécessairement pacifique du corps social qui doit ainsi l'emporter à terme sur toutes velléités contraires, celles-ci étant momentanément utiles cependant pour affaiblir le sentiment du partage d'une « chose commune ».
Il est utile de le préciser, la notion de « chose commune », l'un des fondements du politique, n'est pas extensible à l'infini. N'en déplaise aux politiciens qui s'emparent parfois de l'expression dans le but étrange de justifier le mouvement vers l'universellement indifférencié, ce nivellement général dont les ravages s'étendent sous nos yeux. L'idée d'un ensemble humain indifférencié renvoie certes à un certain type de commun, de communauté, mais on peut se demander s’il s'agit là d'une communauté proprement humaine, c'est-à-dire dont les liens constitutifs sont d'une certaine qualité, ou si l’on n’est pas plutôt en présence d'un groupe d'individus dont les liens, à force d’être mécanisés, réifiés, relèvent en définitive d'un ordre infra-humain. Reconnaissons-le, loin de constituer un progrès, cette caricature du commun, son double parodique, nous ramène vers les temps les plus archaïques, vers cet état d'avant le devenir-homme tel que l'imaginait Vico au XVIIIe siècle : « l'infâme communauté des choses de l'âge bestial ». Pierre Manent, qui énonce cette citation dans « Les métamorphoses de la cité », prend soin d'ajouter : « quand tout était commun, rien n'était commun. » Le commun n'est possible que précédé par une activation du propre, du différencié, condition cruciale pour l'émergence, en chacun, des valeurs de l' « humanitas » selon les Anciens, autrement dit de l'humain parvenant à maturité. Il faut l'admettre en conséquence, le commun n'est possible que dans un cadre fini, doté de limites protégeant la naissance et l'essor de ce différencié.

La diversité contre la variété 

Cela peut surprendre a priori, mais la marche actuelle vers l'indifférenciation générale est grandement servie par cette idée de diversité que martèlent à l'envi les tenants du « vivre-ensemble ». Pourtant, à l’examen, tout-à-fait cohérente s'avère la démarche des gens de Terra Nova, qui mettent en oeuvre, par leur rhétorique, une technique de fragmentation de la civilisation, un manuel de décomposition. Briser l'unité d'un ensemble vivant en ciblant la complexité de ses liens structurants. Puis, à partir des éléments épars et désormais perçus comme interchangeables, recréer d'autres liens, totalement artificiels. Car, il ne faut s'y tromper, ces déconstructeurs sont des constructivistes. C'est aussi le sens de l'incantation systématique de l' « autre » qui mène, au bout du compte, à la destruction de toute altérité et à la réorganisation implacable de tous sous une norme unique.
Quasiment élevée au rang de dogme, cette idée de diversité constitue la contrefaçon d'une notion apparemment semblable mais qu'un abîme sépare, la « varietas », surgie dans le monde gréco-romain (poïkilia, en grec, déjà présente chez Homère). Utilisée surtout dans le domaine esthétique, parfois dans le domaine politique, cette dernière a constitué chez les Anciens l'une des toiles de fond cognitives sur laquelle a pu s'esquisser la notion de commun, qu'elle contient en germe. Sous le soleil antique, « varietas » et commun se répondent dans une féconde complémentarité. Ainsi, selon cette vision des choses qui doit beaucoup à l'observation du vivant, l'unité émane de la pluralité parce que la pluralité en question ne se conçoit elle-même qu'ordonnée de l'intérieur. Elle n'est pas chaotique mais intimement harmonique. La « varietas » recèle donc un ordre à la fois souple et ferme, riche et ouvert, mais non ouvert à tous les vents, comme c'est le cas avec la « diversité » propre au « vivre-ensemble ». Cet ordre intérieur, se situant à égale distance du chaos et de l'uniformité, échappe donc à ces deux fléaux, qui sont eux aussi complémentaires dans le système que nous subissons. A l'évidence, ce souci d'équilibre harmonique, pourtant au tréfonds de la psyché européenne, a fini par s'affaiblir au fil des siècles au profit de l'esprit de géométrie. La vigueur séculaire de la notion de commun en politique s’en est trouvée atteinte.
De fait, le sentiment du commun dans la population diminue aujourd'hui à vue d'oeil, et comme l'esprit du « vivre-ensemble », censé le remplacer, suscite quelque résistance, le ciment réel de la société française consiste finalement en une situation passive de concorde générale. Par nature instable, ce simple état de non-conflictualité, de plus en plus relatif au demeurant, s'appuie surtout sur les intérêts à court terme des volontés individuelles, aveuglément réglées sur les multiples passions étroites qu'érigent en habitus les stimulations du système marchand. Constat désormais bien établi. Comment remédier alors au déséquilibre inhérent à un tel état de dissociété, avec sa dialectique entre concorde et discorde, la seconde venant sans cesse saper la part encore traditionnelle des bases de la première, c'est-à-dire les divers liens de solidarité fondés sur le temps long, un territoire donné et le consentement à une commune perception du monde ? Dès lors que l'on ne fait pas le choix de changer de paradigme en mettant l'accent sur ces liens sociaux véritables, il n'est d'autre voie que la fuite en avant idéologique.
Solution d'une difficulté croissante pour les gouvernants, tant s'exacerbent sur le terrain le mouvement des atomes en concurrence et celui des groupes en voie de sécession culturelle. Acheter la paix civile par toutes sortes de concessions ne suffit plus. Il faut alors envisager les choses selon la perspective d'une véritable ingénierie sociale (et faire toute leur place aux idées de Terra Nova). De ce point de vue, la mise en oeuvre, sans cesse renouvelée, de la même idéologie, à chaque fois plus précise, constitue un choix moins absurde qu'il n'y paraît. Bien pesée et inscrite dans un projet cohérent de remodelage du corps social, telle se révèle à la longue cette injonction du « vivre-ensemble », lancée à une population qui la reçoit pourtant de moins en moins docilement, comprenant peut-être enfin qu'il s'agit là d'un commandement.
Un commandement ? Au-delà de la surface rhétorique, c'est le rapport entre gouvernants et gouvernés, autrement dit la dialectique politique réellement existante aujourd'hui, qui sous-tend la politique du « vivre-ensemble ». Décidée au sommet pour maintenir artificiellement la concorde et imposée au pays sans énoncer clairement le choix radical dont elle procède, cette politique traduit avec force la dynamique de plus en plus unilatérale de l'Etat moderne. On sait que Tocqueville avait noté la nature « tutélaire » de ce dernier, et avec le temps, force est de constater la permanence de cette empreinte génétique.  C’est là un point essentiel, qui fait néanmoins l'objet de malentendus. Il arrive en effet que le caractère unilatéral en question soit assimilé, à tort, avec la souveraineté et avec le principe vertical d'autorité assurant l'exercice des fonctions régaliennes. Sur les soubassements de cet unilatéralisme, quelques précisions s'imposent donc.

Caractère hybride de l'Etat et unilatéralisme

Il n'est évidemment pas question ici de définir ce qu'est l'Etat ni d'en tracer la généalogie, mais de clarifier quelques points élémentaires liés à notre sujet. Ainsi, on ne confondra pas la spécificité de l'Etat moderne avec les caractéristiques de la cité, cette dernière entendue dans notre propos au sens de forme politique traditionnelle (ou « Etat traditionnel ») et non, à la différence de Pierre Manent, au sens de forme politique historique (même si, par ailleurs, cette forme traditionnelle provient essentiellement de la « res publica » romaine). Distinction d'autant plus nécessaire que les deux structures sont étroitement imbriquées depuis des siècles et couramment prises l'une pour l'autre, bien que relevant de logiques différentes. Il faut en prendre acte, l'Etat en France a une nature hybride.
Rappelons simplement que l'Etat moderne en tant que tel, fondé historiquement, entre autres notions juridiques, sur celle de « persona ficta » et adossé au principe de représentation politique, phagocyte le modèle de la cité. Ce dernier repose, quant à lui, sur le souci initial d'une « chose commune » et sur l'exigence de sa maîtrise par une communauté concrète (c'est-à-dire par une « gemeinschaft » et non par une « gesellschaft », selon les catégories de Tönnies). La cité naît même de l'exigence d'une telle maîtrise, comme l'indique Cicéron qui, dans une période troublée où le politique semblait privé de boussole, rappelait dans le « De republica » que « la cité est l'institution collective (con-stitutio) de la communauté (populus) ». C'est la communauté qui institue la cité et non l'inverse. Laissons de côté le fait qu'en pratique, la genèse de la cité et celle de la communauté qui en est l'assise sont des processus complexes qui interagissent. L'idée principale réside ici dans cette conscience vive, chez l'illustre sénateur, que la dynamique politique se déploie dans un sens précis, c'est-à-dire à partir des solides liens internes d'une communauté humaine donnée, avec son territoire, ses coutumes et ses représentations mentales collectives (toutes choses auxquelles renvoie la notion de « populus » dans le droit public romain) et que, dans les moments de crise institutionnelle, c'est sur cette base qu'il faut reprendre appui avant de procéder aux réformes nécessaires. Dans la cité, le rapport entre gouvernés et gouvernants est déterminé par la communauté politique qui, de ce fait, maîtrise ses choix. Sans que le régime soit nécessairement démocratique pour autant (de fait, il l'a peu été) et sans que fasse défaut la verticalité du principe d'autorité, bien au contraire.
En ce qui le concerne, l'Etat moderne utilise, dès ses prémisses médiévales, des institutions héritées de la cité en les englobant dans une structure unilatérale qui les nie peu à peu, tant sa démarche est autre. Volonté d'imposer un ordre de l'extérieur, désir de symétrie forcée, cet unilatéralisme en mouvement se traduit lentement mais sûrement par un principe d'uniformité qui tourne le dos à la « varietas » traditionnelle. On le sait, le déroulement de ce processus historique n’a nullement été paisible. Les populations ont souvent résisté à ce qu'elles percevaient comme une atteinte à la chose commune, garantie alors par les principes coutumiers. D'où les appels incessants à la « reformatio » (littéralement, retour - de ce qui est devenu informe - à une forme). Depuis le XIVe siècle et la réaffirmation aristocratique des libertés normandes face aux audaces inédites de l'administration centrale, suivie des premières grandes révoltes populaires, nombre des secousses politiques de notre histoire ont été des réactions à ce phénomène, vivement ressenti à tous les échelons. Mais ce n'est que parvenu à un stade avancé de son évolution que l'Etat déploie toutes les conséquences de ce caractère unilatéral. Il faut d’ailleurs le noter, ce dernier n'a pas toujours été bien discerné, puisque, même après Hobbes, même après Hegel, observateurs conscients d'une telle évolution, nombreux sont les auteurs qui ont traité pertinemment des propriétés de l'Etat moderne sans avoir pris la mesure d'une telle singularité. Pour établir ce point avec un minimum de justesse, compte tenu de l'interpénétration des deux modèles d'Etat dans la réalité empirique, il est souhaitable d’user d'instruments d'analyse multiples et bien coordonnés. Retenons, à ce titre, l'intérêt du droit public romain, sur lequel nous reviendrons.
En observant la structure politique globale de la nation à l’échelle du temps long, on constate donc que la dynamique unilatérale marque des points et l'emporte peu à peu sur la logique communautaire. Sous ce rapport, les fameux « légistes » médiévaux ont finalement gagné et, dans leur sillage, la Révolution et la centralisation napoléonienne ont constitué des jalons décisifs bien connus. A l'issue de ce long processus, il apparaît alors qu'un Etat moderne est ce que devient un Etat traditionnel qui ne s'appartient plus. De ce phénomène de dépossession, la situation actuelle est hélas riche en symptômes alarmants, parmi lesquels l'impuissance de l'Etat à maîtriser ses frontières et à garantir la sécurité intérieure de façon satisfaisante, autrement dit à assurer les premières de ses missions régaliennes. Le fait que cette impuissance se double par ailleurs d'un contrôle renforcé de la population, accentuant par là le hiatus entre l'institution étatique et la communauté nationale, est un indice significatif de la nature intrinsèque de cette étonnante dépossession des fonctions légitimes de l'Etat par l'Etat : une dépossession de volonté politique. Grave préjudice, s'il en est, dont il faut préciser qu'il s'est produit techniquement au niveau du mode de formation de la volonté commune nationale. Au terme d'un cycle séculaire, la nation s'est vu confisquer la maîtrise réelle des décisions qu'une communauté doit prendre pour persévérer dans son être. En matière de consentement, il ne lui reste plus, dès lors, que l'adhésion aux orientations décidées à l'extérieur de son être propre. Par ailleurs, l'effort constant déployé par le pouvoir et ses relais, pour formater l'esprit public en vue de cette adhésion, confirme l'unilatéralisme en cause. Il faut, d'une manière ou d'une autre, que le peuple consente aux choix d'en-haut et, un jour, rien n'empêchera peut-être que la mise en scène de cette adhésion puisse tenir lieu d'adhésion réelle.

Vice du consentement politique

Cette subversion du consentement qui aboutit aujourd'hui à l'impératif du « vivre-ensemble », sa phase la plus avancée, n'est donc possible, on le voit, que parce que la communauté nationale se trouve préalablement privée de la formation effective de sa volonté propre. Lorsqu'on parle de formation de volonté, on touche un point essentiel dont nous avons en partie perdu le sens. Aussi ne voyons-nous plus clairement que solliciter l'expression d'une volonté qui n'a pas pu se former vraiment, faute des conditions requises, relève d'un vice du consentement. Lequel est cause de nullité en droit privé. Les choses se présentent sous un jour spécifique en droit public, avec le procédé de la représentation. La formation de la volonté commune y est tenue pour acquise par le simple fait de son expression, réduite en l'occurrence à la désignation de représentants dont les décisions ne sont pas soumises à validation. Ce qui suscite depuis longtemps une interrogation devenue classique sur la nature réelle du débat démocratique. Devant la crise actuelle du concept de représentation, sans solution pour l'heure (la notion vague de démocratie participative étant plus un révélateur de cette crise qu'un début de solution), une partie de la doctrine parle d'un « blocage théorique ». Dans ce contexte, il est utile de prêter attention à la critique radicale de certains universitaires italiens spécialistes de droit romain, qui se livrent à une rigoureuse analyse des mécanismes en question.
Les concepts du droit romain, produits d'une longue maturation qui a fait d'eux des outils « inactuels », au sens nietzschéen, s'avèrent en effet précieux. Ils permettent notamment de faire surgir l'alternative existant entre les grands types de processus décisionnels relatifs aux communautés, publiques ou privées, au-delà des modalités variant selon époques et contextes. Giovanni Lobrano oppose ainsi aux organisations humaines modernes régies par le principe de personnalité juridique (la « persona ficta » théorisée et mise en oeuvre à partir du XIIIe siècle, d'où est sortie la « persona artificialis » du Léviathan de Hobbes au XVIIe siècle) celles qui sont régies par le principe sociétaire, fondé quant à lui sur le très classique et très romain contrat de société (que l'on ne confondra évidemment pas avec l'idée moderne de contrat social). Il fait observer que le modèle sociétaire a le mérite d'être construit sur la nécessité d'une « communio » entre les membres de la « societas » concernée, c'est-à-dire sur des liens internes forts, conçus par analogie aux liens intrafamiliaux (mais sur un mode libre et volontaire permettant de constituer des consortiums gérant des biens, des organisations professionnelles, des sociétés commerciales). Ce modèle, étranger au contractualisme, s'enracine dans une réalité anthropologique, toute « relatio » tirant sa validité du « mos majorum » (les mœurs, l’éthique commune des ancêtres) et n’étant ainsi pas réduite au pur intérêt calculé des modernes. A l’opposé d’un tel enracinement surgit le principe de personne juridique, création artificielle de la loi.
De cette différence cruciale, il résulte que, d'un modèle à l'autre, le rapport fondamental entre l'un et le multiple est quasiment inversé. Dans la communauté régie par le principe sociétaire, ce sont les liens internes, faits d'obligations réciproques, qui sont le ferment de l'unité rassemblant cette pluralité d'hommes et qui déterminent la formation de la volonté commune. Aussi les dirigeants issus de l'expression de cette volonté restent-ils subordonnés à cette dernière dans l'exercice de leur charge, tout en disposant de larges pouvoirs d'initiative et d'exécution. Quels que puissent être leur pouvoir et le prestige de leur titre, ils restent des délégués. L’administrateur d’une société privée, mais aussi le consul, l’empereur, le roi de France (bien que pris entre deux logiques) se considèrent comme des dépositaires. Au contraire, dans la communauté régie par le principe de personnalité juridique (ou fictive), l'unité de la pluralité d'hommes qui la constituent est assurée de l'extérieur. C'est la fonction de la « persona » comme structure englobante, avec ce qu'elle recèle d'irrémédiablement arbitraire et de malléable et qui, à son tour, détermine les conditions de formation de la volonté commune. Celle-ci peut alors se voir absorbée par le mécanisme de la représentation, issu d'une distorsion de la notion romaine de mandat, en l'occurrence d'une distorsion du lien entre mandant et mandataire. A cet égard, Lobrano montre, au moyen d'une analyse acérée, que représentation et personnalité fictive procèdent de la même matrice conceptuelle : ces principes ont été élaborés pour fonctionner ensemble. On constate que les dirigeants qui émanent de ce dispositif, véritable saut quantique par rapport à la conception ancienne en matière de gestion de toute affaire commune, bénéficient d'une autonomie inouïe, puisqu'en pratique, la volonté du représentant se substitue à celle du représenté (la communauté).
Dans ce domaine, ce qui vaut en droit privé vaut aussi en droit public. Le passage du régime sociétaire au régime de la personnalité juridique-représentation bouleverse structure interne et mode de gestion, autant pour la communauté nationale que pour une simple entreprise. La nation a connu cette évolution complexe, prise dans la dynamique un Etat moderne (la « persona artificialis » et ses représentants) qui n'a désormais de cesse de liquider ce qui reste de l'ancestrale politique du bien commun : elle s'en trouve profondément affectée dans sa substance. En définitive, on doit tenir pour essentiel le phénomène suivant : les modes de formation de la volonté commune rétroagissent sur la nature des liens internes de la communauté. La réciproque est vraie, comme l'atteste le triste spectacle offert par la nation : son état de dissolution interne la rend toujours plus vulnérable et passive face aux politiques imposées, notamment celles qui travaillent au remodelage de la population et accentuent ainsi cette dissolution. Telle est la spirale infernale du « vivre-ensemble ». A ce titre, on s’aperçoit que ce processus aboutit finalement à l’inversion de l’ordonnancement que décrivait Cicéron. Ce n’est plus le peuple (la communauté politique) qui institue la cité, c’est l’Etat qui veut instituer le peuple, le recréer de toutes pièces.
Pour tenter de sortir de cette spirale, accordons quelque attention aux mécanismes de dépossession en jeu. L'édifice national menace ruine. Il est temps de s'occuper des murs porteurs et de la manière dont ils sont agencés. Plaider pour une politique du bien commun et pour une souveraineté digne de ce nom, sans se soucier de leurs conditions profondes, c'est en rester au stade des voeux. Une voie plus conséquente consisterait à puiser des forces dans une volonté commune réellement formée, non subvertie, pour renforcer, dans le même mouvement, les liens de la communauté nationale et les prérogatives régaliennes. Il ne s'agit pas de miser sur les prétendues vertus de la démocratie directe mais de libérer le consentement par la mise en œuvre réelle du principe de subsidiarité. Un tel changement est envisageable à faible coût, l’objectif étant de « désétatiser le bien commun » pour mieux assurer ce bien commun. A la fois souple et ferme comme un muscle puissant, l' « Etat subsidiaire », pour employer l'expression de Chantal Delsol, est de nature à offrir un cadre approprié au modèle sociétaire et à la décision vigoureuse qu’il permet. Il apparaît bien ainsi comme la condition d'un « hard power » qui serait enfin à la hauteur des enjeux présents. Il n'y a pas de remède miracle, seulement des données cruciales à prendre en compte si l'on pense qu'un redressement est possible. Le cadre et la structure de la volonté commune, conditionnant la qualité de la décision, comptent au nombre de ces données. Aussi, convient-il d’en être conscient pour pouvoir opposer un jour, avec succès, aux tenants du « vivre-ensemble » les exigences toujours vives de l'être-ensemble, ce rapport existentiel d'une population avec son passé et son territoire.

















Les Etats-Unis au Yemen : éviter le bourbier



Dans les années qui ont suivi les attaques du 11 septembre 2001, le Yémen a pris une importance majeure aux yeux des stratèges du Pentagone. L'attentat perpétré contre le destroyer USS Cole le 12 octobre 2000[1]dans le port d'Aden avait déjà alarmé les autorités américaines. Même si le gouvernement soudanais fut tenu pour responsable de l'attentat, l'implantation d'Al Qaida au Yémen ne faisait aucun doute et l'accueil réservé aux agents du FBI et du NCIS[2] chargé d'enquêter sur l'attentat suffisait en lui-même à démontrer la radicalité du sentiment anti-américain partagé tant par  le gouvernement que par les chefs de clan yéménites. A leur arrivée à l'aéroport, les enquêteurs furent accueillis avec chaleur à la pointe de la kalashnikov et durant leur court séjour à Aden, les agents rapportèrent que le niveau de menace était tel qu'ils ne dormaient plus que tout habillés avec leur arme immédiatement à portée de main. 

Un peu moins grand que la France (527 000 km2) pour une population trois fois moins nombreuse (23 millions d'habitants), la république du Yémen, située à la pointe sud-ouest de la péninsule arabique, est l'un des pays les plus pauvres du monde. 82 % de la population serait en situation de dépendance humanitaire d'après le CIA World Factbook[3], 27 % de la population est au chômage et avec 0,50, le pays possède l'un des indices de développement les plus faibles au monde[4]. C'est avec l'aide de la communauté internationale, et notamment des Etats-Unis et du Fonds Monétaire International que le Yémen a tenté ses dernières années de progresser sur le plan économique en modernisant notamment ses industries gazières et pétrolières. A l'issue des événements du Printemps Arabe, le président Ali Abdallah Saleh, en place depuis 1990 (et auparavant président de la République arabe du Yémen de 1978 à 1990), doit quitter le pouvoir en février 2012, dans un pays presque en proie à la guerre civile. Saleh, véritable équilibriste politique, n'a pas hésité à s'appuyer sur les éléments salafistes et djihadistes pour lancer une vaste offensive contre les séparatistes houthis en 2004, avant de redevenir un allié dans la guerre contre Al Qaida et d'obtenir un surprenant renversement d'alliance en ralliant à sa cause les Houthis au moment où il s'apprêtait à être chassé du pouvoir. Alliance de circonstance qui s'insère dans le jeu complexe entre factions séparatistes et loyalistes soutenues par les puissances régionales que sont l'Arabie saoudite et l'Iran. 


Tandis qu'Ali Abdallah Saleh échappe de peu à une tentative d'assassinat et se voit contraint de fuir temporairement le pays, le Conseil de coopération du Golfe, sous obédience saoudienne et américaine, obtient de Saleh la signature d'un plan de sortie de crise et le transfert du pouvoir au vice-président Abd Rabbo Mansour Hadi le 23 novembre 2011. 

Le Conseil de coopération du Golfe représente le fer de lance de la diplomatie sunnite à l'oeuvre dans la crise yéménite mais constitue aussi un levier de pression important des Etats-Unis d'Amérique dans la région. Créé en 1981 à l'issue du coup d'Etat raté initié à Bahrein par le Front Islamique de Libération de Bahrein – organisation révolutionnaire chiite soutenue par l'Iran – le Conseil de coopération du Golfe (CCG) se présente dès son origine comme un moyen de faire pièce à l'expansionnisme chiite iranien, deux ans après la révolution de 79. Composé des six pétromonarchies du Golfe, Arabie Saoudite, Oman, Bahrein, Qatar, Koweit et Emirats Arabes Unis, le CCG et aussi une alliance militaire défensive dont le siège est à Al-Batin en Arabie saoudite. Durant toute la guerre Iran-Irak, le CCG reçoit le soutien des Etats-Unis et les pays membres de l'organisation intègrent la coalition internationale contre Saddam Hussein en 1990. Le 12 mai 2012, les pays membres du CCG ont été à l'origine de la création d'une union renforcée visant à faire à nouveau barrage à l'influence iranienne dans la région. A la médiation des pétromonarchies, s'ajoute celle du groupe Friends of Yemen, formé à l'initiative du Royaume-Uni, de l'Arabie saoudite et du Yémen, qui réunit régulièrement entre 2011 et 2012 les ministres des affaires étrangères des trois pays fondateurs, ainsi que les représentants du CCG, de la France, des Etats-Unis ou du FMI, chargé notamment de superviser l'aide économique accordée au Yémen. L'équilibre des forces dans la relation triangulaire entre pétromonarchies, Iran et puissances occidentales était cependant trop précaire pour se maintenir longtemps en l'état. 

La fuite de Saleh et son remplacement par le président Hadi n'ont en rien assuré le retour à la stabilité politique. Bien au contraire, le Yémen est devenu un terrain  d'affrontement entre une multitude de groupes armés, religieux ou séparatistes, dont les rebelles Houthis dans le nord du pays, ralliés à Saleh, leur ancien adversaire ou l'AQPA (Al Qaida dans la Péninsule Arabique) dans le sud du pays. Consciente de la dégradation de la situation sur le terrain et de la montée en puissance d'AQPA – nouvelle avatar d'Al Qaida dans la région – l'administration Obama a mené une politique d'intervention discrète, appuyée sur des frappes de drones, dont le but était de réduire autant que possible l'influence de l'organisation islamiste. Si les frappes de drones ont entraîné la mort d'Harith Al-Nadhari, un des principaux chefs de l'organisation[5], elles n'ont pas permis de réduire durablement la capacité d'action d'Al Qaida dans la Péninsule Arabique, dont le directeur, John Brennan, estimait récemment qu'elle collaborait désormais avec l'Etat Islamique au Yémen, avec pour ennemis communs les rebelles Houthis soutenus par l'Iran et le gouvernement yéménite actuel. « Nous voyons une coopération au niveau tactique pour repousser leurs ennemis communs », a confié Brennan lors d'une conférence au Council for Foreign Affairs[6], une analyse réitérée lors d'un entretien accordé en septembre 2016 au Combating Terrorism Center de l'Académie de West Point[7]. Cependant, l'opinion publique américaine n'étant pas plus déterminée que le Congrès à allouer des moyens supplémentaires à l'administration Obama pour peser plus largement sur le devenir de la politique yéménite, les Etats-Unis ont été obligés de recourir une fois de plus à l'éternel et encombrant allié saoudien, qui partage une large frontière avec le Yémen et voit les succès remportés par les Houthis chiite comme une menace à son intégrité territoriale. « Avec des ressources limités et une tolérance encore plus limitée encore de l'opinion publique pour un fardeau supplémentaire en termes de politique étrangère, les Etats-Unis doivent recourir à l'influence des acteurs régionaux que sont l'Arabie saoudite et le CCG », estimait déjà un analyste américain en 2011[8]

Le problème est évidemment que l'agenda des Etats-Unis et des pétromonarchies du CCG n'est pas vraiment le même. Pour les Etats-Unis, il s'agit de garantir un équilibre instable dans le chaos religieux et clanique du Yémen en misant sur la capacité du gouvernement actuel à reprendre tôt ou tard la main pour que le gouvernement yéménite redevienne l'allié qu'il était du temps de Saleh dans la « guerre contre le terrorisme ». La prise du palais présidentiel par les Houthis en janvier 2015 a mis fin à cet espoir. A cours de stratégie à long terme et de ressources, l'administration américaine a donc donné carte blanche à la coalition emmenée par l'Arabie saoudite pour intervenir au Yémen et « Redonner espoir » à la population yéménite[9]. Mais il n'est rien de dire que la communauté d'objectifs entre Washington et Ryad s'arrêtait à la porte du palais présidentiel de Sanaa, dont il s'agissait de faire déguerpir les Houthis au plus vite. Pour les Saoudiens, le véritable but de guerre  était la destruction complète des Houthis au Yémen et la volonté de contrecarrer l'Iran dans toutes ses entreprises...à n'importe quel prix.


Pourtant, c'est un euphémisme de dire que, pour le moment, la coalition emmenée par l'Arabie saoudite au Yémen ne remplit pas ses objectifs. Si les Houthis ont reculé et essuyé des revers sur le plan militaire, les frappes de la coalition arabe n'ont en rien réussi à les éradiquer : ils campent toujours fermement dans le nord-ouest du pays. En revanche, les frappes aériennes de la coalition  aggravent largement la situation humanitaire déjà désastreuse pour la population yéménite. Entre mars 2015 et août 2016, près de 4000 civils ont perdu la vie. L'intervention saoudienne a conduit à laisser une partie des opérations au sol entre les mains de l'AQPA ou de l'Etat Islamique avant que Ryad ne commence à réaliser son erreur. Et tandis que les Saoudiens perdent de plus en plus la main politiquement – échouant à rallier le Pakistan à leur cause et perdant le soutien des Emirats Arabes Unis qui se sont retirés de la coalition en juin 2016 – les bombardements occasionnent des pertes civiles de plus en plus choquantes pour l'opinion internationale : un hôpital de Médecins Sans Frontières détruit en octobre 2015, 16 ouvriers tués dans le bombardement d'une usine alimentaire le 9 août 2016, 19 personnes tuées le 15 août dans le bombardement d'un autre hôpital de MSF.

Témoins de l'enlisement progressif des Saoudiens dans le bourbier yéménite, les Etats-Unis ne sont plus près à le soutenir. Le 19 août dernier, l'armée américaine a décidé de rappeler l'essentiel de son personnel encore basé en Arabie saoudite afin de coordonner le soutien américain. Il ne reste plus, rapporte désormais l'agence Reuters, que...cinq membres du « Joint Combined Planning Cell » en Arabie saoudite. Ainsi que le résume Ted Lieu, représentant démocrate et colonel de l'US Army : « Quand des frappes répétées tuent désormais des enfants, des docteurs, des jeunes mariés ou des malades, vous ne pouvez qu'en arriver à la conclusion que soit les Saoudiens ne nous écoutent pas, soit ils s'en fichent complètement. » Le torchon brûle par ailleurs plus que jamais entre Washington et Ryad et l'affaire des fameuses 28 pages du rapport de la commission d’enquête américaine sur les attentats du 11 septembre de 2003, dont la dé-classification serait susceptible de lever le voile sur l'implication de l'Arabie saoudite dans les attaques, ne fait que publiciser largement la défiance qui s'est installée de longue date entre les deux pays malgré la poursuite en apparence de relations cordiales. On assiste maintenant, avec le désengagement américain au Yémen, leur rapprochement avec l'Iran et l'esquisse de condominium avec les Russes au Proche-Orient à une reconfiguration géopolitique dans laquelle les Saoudiens ont beaucoup à perdre. La famille royale saoudienne est-elle en train de payer des années de jeu dangereux et de soutien aux pires factions islamistes entretenus par les membres les plus complaisants de la famille royale ? Cela n'est pas sûr tant que l'Arabie saoudite peut continuer à parler au portefeuille des pays occidentaux en faisant miroiter de mirifiques contrats d'armements aux uns et aux autres. Mais sur le plan économique, la chute des cours du pétrole place aussi le Royaume dans une situation financière aussi préoccupante qu'inédite. Et le retour en grâce de l'Iran dans la communauté internationale n'est certainement pas fait pour améliorer les perspectives qui s'offrent aux dirigeants saoudiens. En attendant, les Yéménites paient au prix fort le désarroi de plus en plus marqué de la diplomatie saoudienne et l'égarement de sa politique étrangère...dont l'Etat Islamique et AQPA profitent encore largement. Etats-Unis, Royaume-Uni et France tentent quant à eux de s'éloigner du bourbier sur la pointe des pieds. 

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[1]     L'attentat perpétré et revendiqué par Al Qaida alors que le Cole mouillait dans le port d'Aden causa la mort de 17 marins américains et en blessa 39 autres.
[2]     Naval Criminal Investigative Service (NCIS)
[3]     https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/geos/ym.html
[4]     Populationdata.net
[5]     Qui a revendiqué les attentats commis en France en janvier 2015
[6]     Le CTC est un think tank américain fondé en 1921 qui se consacre à l'étude de la politique étrangère américaine. Le texte de la conférence est disponible ici : http://www.cfr.org/intelligence/john-brennan-transnational-threats-global-security/p38082
[7]     https://www.ctc.usma.edu/posts/september-2016
[8]     Gregory Johnsen, Near East Studies Scholar, Princeton University. http://www.cfr.org/yemen/resetting-us-policy-toward-yemen/p26026
[9]     Malheureux choix de nom sans doute. L'opération « Restoring hope », emmenée par l'Arabie saoudite, qui a succédé à l'opération « Decisive Storm », rappelle la funeste « Restore Hope » en Somalie en 1993, l'un des plus gros échecs américains après la guerre froide. De mauvaise augure pour Ryad...