mardi 28 février 2012

culture idiocratique (1)




Ce site ne serait pas complet et ses auteurs se montreraient bien ingrats s’ils ne rendaient hommage ici et maintenant aux producteurs, acteurs et réalisateurs du film « Idiocracy », dont la formidable histoire chaque jour nous inspire et nous guide. Au XXe siècle, un soldat américain, individu parfaitement banal et moyen en tous points, se retrouve à son corps défendant impliqué dans un programme d’expérimentation scientifique mené par l’armée américaine visant à cryogéniser l’élite de la nation afin de la réserver pour les défis futurs. Censé n’être congelé qu’un an, notre soldat se réveille cinq cent ans plus tard dans un monde qui s’est débarrassé d’un avantage que la longue histoire de l’évolution a rendu désormais sans objet pour l’humanité : l’intelligence. Passé de l’autre côté de cette rupture anthropologique qui est le véritable grand événement du XXIe siècle, notre héros peut mesurer les conséquences de cette phase finale de l’évolution qui lui donne l’occasion de découvrir en l’an 2505 une Amérique où l’on arrose les cultures avec du Gatorade, où la prostitution se consomme dans des fast-food et où le film le plus populaire de l’année s’intitule tout simplement : Ass. Grâce soit rendue à Mike Judge pour les qualités visionnaires qu’il a su déployer dans cette réjouissante prophétie cinématographique qu’est Idiocracy.

Mademoiselle n'est plus


Une grande victoire, qu’il faut saluer ici, à Idiocratie, vient d’être obtenue par les ligues féministes (et par les restrictions budgétaires !). Après une longue bataille médiatique et juridique, celles-ci ont enfin obtenu la disparition des formulaires administratifs du titre « Mademoiselle ». Qualificatif ô combien dégradant, évocateur de sages froufrous, de regards furtifs, de silhouette gracile et de cœur à prendre, « Mademoiselle » est priée d’aller promener ailleurs ses jupons et de cesser ses manières. On ne tolérera désormais que la dignité un peu austère de « Madame », qui elle au moins sait se tenir et ne s’avise pas de minauder avec les airs de charmante victime de sa consoeur. « Madame » n’est ni prise, ni à prendre, ni à séduire, foin désormais de cette distinction discriminante entre la jeune fille et celle qui sera adoubée par l’institution rétrograde du mariage. Circulez SVP, phallocrates et profiteurs sexistes ! « Madame » désormais se tient fière et droite sur le podium de l’égalité des sexes aux côtés, ou plutôt en face, d’un « Monsieur » qu’on tient à l’œil et qu’on ne reprendra plus à couler des regards en coin vers les « Mademoiselles » dans les recoins des formulaires.

Au-delà du juste combat pour une égalité parfaite que nous ne nous aviserons pas de discuter ici, cette avancée législative est aussi une avancée linguistique. Soucieux que nous sommes de valoriser chaque nouvelle bataille remportée par la modernité, il nous faut ici saluer une avancée décisive en termes de langage. Il y a plus de soixante-dix ans, un penseur réactionnaire établissait dans un méchant petit ouvrage, avec une mauvaise humeur teintée d’ironie acerbe, que les combats menés par les avant-gardes, pour revenir à la pureté originelle d’un langage qui ne trahirait plus la pensée, interdisaient désormais d’employer des lieux communs comme « des yeux fondus » ou « douceur vespérale », clichés auxquels, d’un point de vue stylistique, on pourrait certainement adjoindre « ironie acerbe », « pureté originelle » et « penseur réactionnaire » tant ces maladroites constructions traduisent des évidences… Ce combat était en tout cas d’un autre temps. La chasse aux clichés et aux lieux communs dans les années d’entre-deux guerres n’était qu’un prélude esthétique qui ouvrait modestement la voie aux réalisations formidables des grandes utopies révolutionnaires (ah ! encore un cliché !). Aujourd’hui, tandis que nous vivons une époque au sein de laquelle nous avons matériellement et juridiquement conquis un bien-être relatif et une harmonie sociale apparente, les conquêtes, après s’être réalisées dans les lois, doivent se poursuivre dans les cœurs et les consciences.

On ne demande plus, comme aux temps héroïques (tiens, encore un…) des avant-gardes historiques (et de trois…), à la littérature de préparer les temps nouveaux. En fait,  on ne lui demande plus rien. Cependant, si le bannissement des demoiselles représente une avancée législative comme on n’en avait plus vu depuis le droit de vote des femmes en 1944, il convient de continuer à mener la bataille du langage pour finalement gagner celle des âmes en entreprenant, partout, de traquer le démon protéiforme de la pensée discriminante. Amen. On peut d’ores et déjà suggérer que les ligues de vertus égalitaires ne se contentent plus, dès aujourd’hui, d’écarter des formulaires administratifs l’ombre menaçante des jeunes filles en fleur, mais qu’elles osent s’attaquer aux forteresses inexpugnables (et de quatre !) du sexisme ordinaire (cinq ?), à « Monsieur », le Minas Morgul de la terreur phallocratique, et à « Madame », le Minas Tirith du consentement bourgeois. Dès à présent, nous osons soumettre à la bienveillante sagacité (nous vous prions d’agréer nos salutations les plus distinguées…) de nos maîtresses en anti-sexisme, les jolis termes, bien plus égalitaires, de « compère » et « commère » pour remplacer « Monsieur » et « Madame ». Avec un peu de chance il y aura bien un usager qui se prénommera Goupil ou Ysengrin : fou-rire et bonne humeur assurés au guichet des ASSEDICs, même en cas de radiation définitive… 



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mercredi 22 février 2012

Le roi est nu, vive le roi...



Il y a quelques temps déjà, Jean-Marie Le Pen faisait un étrange pronostic en prédisant que notre actuel président n’aurait pas le cran de concourir à nouveau en 2012. Bien sûr, cette fracassante annonce tenait beaucoup du « même pas cap’ », ou pouvait être autrement assimilée au fait que pour le vieux briscard, 84 ans en juin prochain, le poids des ans commence à se faire sentir et amenuise d’autant sa lucidité politique. On pouvait même penser que papa Le Pen prenait ses désirs pour des réalités et rêvait un peu vite d’expédier sa blonde et véhémente progéniture sur la première marche du podium au deuxième tour sans avoir même à se défaire en duel du petit Nicolas. 

Pourtant, à voir la manière dont Papy faisait de la résistance et taillait un nouveau costard à Dominique « Caliente » Strauss-Kahn en mai dernier, il ne semble pas que l’on puisse encore déceler chez le président d’honneur du FN les premières traces de la sénilité galopante. En énonçant ses pronostics sur la présidentielle, Bélzébuth a même démontré que le sens de la formule était chez lui toujours intact : il voit bien, dit-il, Sarkozy « "nous balancer au dernier moment un candidat inopiné, souple comme une anguille, lisse comme un congre qu'on aurait des difficultés à attraper, une espèce de Fillon. » 

Dès lors, pour nous, à Idiocratie, la prophétie de l’ex-leader du Front National devenait plus qu’inquiétante. Soucieux en effet de considérer avec bienveillance et enthousiasme toutes les entreprises visant à accélérer plus encore le processus déjà bien entamé de crétinisation générale de notre société, il est évident que l’annonce de la candidature de Nicolas Sarkozy est un événement qui revêtait pour nous une importance essentielle. Quel meilleur ambassadeur en effet de cette utopie idiocratique dont nous tâchons de cerner les contours encore imprécis que l’homme qui a pris la courageuse décision de brader les stocks d’or de la France en pleine crise financière ? Quel plus brillant représentant de l’arrivisme conquérant que cet amateur de yacht, de montre-bracelet et de stylo-plume de prix ? Quel plus crédible défenseur de la diplomatie à courte vue que celui qui autorise sous son mandat un transfertde technologie massif vers des pays émergents pour sauver le Rafale et Dassault (et accessoirement sa crédibilité électorale) ? Non vraiment, pour nous ici, à Idiocratie, l’absence de Nicolas Sarkozy aux élections présidentielles ne se concevait pas. La campagne avait besoin de son communiquant capital et nous ne nous réjouissions pas de voir l'haletante course à la présidentielle réduite à une triste empoignade de sociaux-démocrates et de populistes qui nous aurait presque fait passer pour des Autrichiens. L’Italie a eu son Berlusconi, nous méritons notre Sarkozy.



Il est vrai pourtant que ça n’allait jusque-là pas très fort du côté du prince des people, pas plus crédible dans son rôle de président has been que de wannabe candidat. Pataugeant face à la crise et aux reproches d’un peuple ingrat, le « pas encore candidat » a déjà surtout maintes fois prouvé qu’il n’a jamais été un président. C’est tout le drame de cet intrigant qui a démontré de si grandes aptitudes à la course à la lanterne mais qui ne connaît du pouvoir que la conquête et non l’exercice. Aujourd’hui pourtant, face aux convulsions répétées du système financier international et à l’effondrement de la « maison Europe », notre cancre vibrionnant a l’occasion de donner la pleine mesure de sa médiocrité. Pour la première fois peut-être de sa fulgurante carrière présidentielle, N. Sarkozy est confronté à une situation qui exige de lui de réelles qualités de chef d’Etat. On avait eu droit depuis 2007 à Sarkozy fait du bateau (la version bling-bling), puis à Sarkozy en fait trop (l’hyperactif qui est partout à la fois) avant l’émouvant récital « J’ai changé ! Ah ! Français ! Si vous saviez comme j’ai changé ! » (l’âge de raison). Bref nous sommes passés en cinq ans de 50cents à Guillaume Musso avec, en prime, pour le final, les épisodes Tintinesques de Sarkozy en Géorgie (épisode hilarant qui voit notre Super-Président revenir avec un traité de paix signé par des Russes goguenard, plastronnant comme Chamberlain après Munich, fier comme un chien avec une pomme de pin dans la gueule, comme dirait Montherlant…) et Sarkozy en Lybie (Perpétuant la tradition chiraquienne, Sarkozy est aujourd’hui plus populaire dans les pays arabes qu’en France. C’est sûr que ce n’est pas de ce côté-ci de la Méditerranée qu’on risque de chanter : « Oui ! Oui ! Oui ! Merci Sarkozy ! »). 




Nous avons donc ainsi eu droit, pour bien récapituler, au grand communiquant, à l’amateur de Ray-Ban au sourire carnassier, au séducteur, au repenti, à l’aventurier, au sportif, au bagarreur, au type qui force un peu sur la vodka, au manager avisé (qui a fait exploser la dette de l’Etat) mais jamais, jamais, jamais encore en cinq ans nous n’avons eu de président. Or, c’est au moment où la campagne présidentielle bat son plein que celui qui n’est jamais aussi bon que quand il endosse la défroque du candidat aux dents longues se voit tenu de conserver le plus longtemps possible son habit usé de chef de l’Etat. Le lever de rideau est tragique pour le candidat-président : sa politique économique est affligeante, sa politique intérieure est nulle, sa politique étrangère est risible. Il est loin le temps où la dream team des Sarkoboys fêtait bruyamment son retour de Géorgie en 2010 en pensant avoir triomphé des Russes qu’ils avaient dû surtout bien faire rire.  




Le secret de Sarkozy réside dans sa force de persuasion. Depuis sa prestation du dimanche 29 janvier, on se demandait pourtant s’il arrivait encore à se convaincre lui-même. Plus que détestable, la performance virait au pathétique. Malheureux Sarkozy ! La crise était bien pratique tant qu’elle se cantonnait à un argument de communication. On pouvait au choix brandir l’épouvantail de la récession, de la perte du triple AAA (ah quelle belle invention que cette notation qui rétribue désormais l’excellence chez les Etats, les banques et les andouillettes !), de la sortie de l’euro… Malheur ! Tout ceci est en train de réellement arriver. Il n’avait pas signé pour ça le pauvre Nico, voilà qu’il lui faut se colleter avec l’histoire et faire comme s’il était un vrai chef d’Etat. Il est tombé tellement bas que même Angela Merkel se croit autorisée à descendre de son Olympe germanique pour venir s’essuyer les bottines sur le débat présidentiel et livrer un Kolossal et enkombrant soutien à l’ami français qui n’en demandait sûrement pas tant. Même David Cameron (celui qui jouait le rôle du sidekick dans Sarkozy en Lybie) se fout ouvertement de la gueule de son homologue quand il parle de taxe Tobin. Tout cela fait peine à voir, c’est triste comme une place de village un lendemain de comices, c’est pesant comme un Allemand qui explique une blague. 

Alors finalement, la prédiction de Le Pen pouvait être prise au sérieux. Parce que notre caricature de président est un égomaniaque, qu’est-ce qui pouvait empêcher de penser que la perspective de se voir écraser par Flanby Hollande ou par Panzer Le Pen, c’est-à-dire la perspective de perdre (devant tout le monde en plus !), et de devenir le Jospin de droite, soit si insupportable qu’il nous concoctait en secret une sortie de bal plus honorable du style : « J’ai beaucoup fait pour les Français mais cette lutte m’a épuisée, je préfère m’en aller plutôt que de me salir à nouveau dans les luttes de partis. Et puis j’ai garé mon Porsche Cayenne en double-file, allez j’me casse! »

Mais quel soulagement a apporté l’annonce de mercredi ! Nous aurons bien une campagne aussi nulle, aussi pathétique, bref aussi idiote, que nous sommes en droit de l’espérer ! Car nous ne pouvons plus prétendre désormais à la dignité de citoyens mais nous pouvons toujours faire valoir - et bruyamment comme il se doit ! – notre statut de consommateurs. Nous voulons du spectacle ! Nous voulons qu’on nous caresse dans le sens du poil, nous voulons qu’on nous tance, qu’on nous dise que tout est de notre faute mais que nous ne sommes pas responsables, nous voulons, plus que jamais, que l’on nous prenne pour des cons ! Nous exigeons de l’invective, du raccourci, des mensonges, de la nullité et tout cela nous l’aurons ! Parce que, au vu du spectacle offert mercredi dernier par le type qui s’est installé derrière le bureau du président de la République depuis cinq ans, cette campagne s’annonce comme le meilleur moment du quinquennat. La foire aux médiocres et le bal des cons ! Sarkozystes et ex-sarkozystes, hollandiens, frontistes, bayroutards, mélenchoneurs, abstentionnistes ou blanquistes, il y a 44 millions d’idiots en France qui attendaient ça. 44 millions de millions de téléspectateurs, et peut-être plus encore, qui ne veulent pas être déçus. Alors, de tout cœur : « Oui ! Oui ! Oui ! Merci Sarkozy ! » Qu’il gagne, qu’il perde, dans tous les cas, nous avons désormais l’assurance d’avoir droit à notre pathétique épopée jusqu’en avril. Chesterton écrivait que « solliciter des suffrages est tout à fait chrétien dans son principe. C’est encourager les humbles ; c’est dire à l’homme modeste : ²Ami, monte plus haut.² »[1] Il écrivait cela il a un siècle et nous sommes loin de lui désormais, nous qui vivons fièrement à l’heure de la crétinisation mondialisée ! Et c’est un grand moment qui s’annonce pour nous. Avec l’annonce de la candidature de Nicolas Sarkozy, la campagne est vraiment lancée et nous allons pouvoir faire la nique à Chesterton et montrer à ce vieux chrétien libéral épouvantablement barbant jusqu’à quel point notre démocratie moderne peut descendre et imposer à l’homme modeste comme au nanti cet unique injonction : « Ami, rampe pour moi. » 

Le roi est nu, vive le roi ! Et c’est parfait, parce que désormais nous ne voulons plus de roi, nous voulons du cul, de la chair qui s’étale, qui braille et gesticule, qui s’adresse à nous pour ce que nous sommes : de la viande électorale, de pauvres types qui rampent et relèvent une fois tous les cinq ans la tête en geignant vers les dieux minables qui exhibent leurs chancres pour nous séduire.

Avé ! Que les jeux du cirque commencent !




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[1] Gilbert Keith CHESTERTON. Orthodoxie. [Climats] Flammarion. 2010. p. 191

mardi 14 février 2012

L'apocalypse, comme si vous y étiez !



Depuis quelques mois et plus encore lors de ce passage en 2012, de nombreuses personnes jouent à se faire peur en agitant l’un des mythes les plus profondément ancrés dans l’être : la fin du monde. Il faut pourtant bien distinguer dans ce motif universel plusieurs déclinaisons qui en modifient sensiblement le sens ; déclinaisons qui ne sont jamais rappelées ou précisées dans l’arène publique. La seule évocation du mot suffit à toucher les consciences, comme s’il était enfoui au plus profond de nous-mêmes, sans avoir besoin d’être éclairé par la raison. Quel est ce mot ? « Apocalypse ». 

Le sens premier du terme « apocalypse » est profondément religieux et en appelle à la ferveur des croyants. Il signifie littéralement « révélation », « dévoilement », et concerne l’homme à l’approche de la fin des temps. On retient souvent la série de cataclysmes qui s’abat sur le monde, tels les quatre cavaliers de l’Apocalypse de Jean, sans faire référence au moment de cette manifestation : la veille du « Jugement dernier ». Autrement dit, l’apocalypse a deux visages : le premier, nocturne, fait face à la monstruosité du monde finissant tandis que le second, lumineux, se tourne vers l’avènement d’une autre réalité, celle de la Jérusalem céleste. Précisons, une nouvelle fois, qu’il s’agit d’un terme religieux qui ne relève pas des lois de l’histoire, mais des impulsions de la foi. Cette « révélation », nous dit Gershom Scholem, est comme « le surgissement d’une transcendance au-dessus de l’histoire, une intervention qui fait s’évanouir et s’effondrer l’histoire, la projection d’un jet de lumière à partir d’une source extérieure à l’histoire »[1]. Il n’appartient, donc, pas à l’homme d’en prononcer l’advenue même s’il a toujours le loisir d’en saisir les signes précurseurs.

            Le deuxième sens du terme « apocalypse » renvoie à sa lecture profane et met tout particulièrement l’accent sur une « catastrophe épouvantable » qui annonce également la fin du monde. Cependant, le sens commun relève moins de la foi qu’il ne fait appel à l’imaginaire de la destruction et de l’extinction, lequel se rattache à une histoire présente vécue sous le signe de la tragédie. L’apocalypse est en quelque sorte une révélation intra-mondaine, une révélation que l’homme porte en lui-même, comme la résultante de ses propres actes. Aussi le jugement est-il sans appel : l’homme est le seul responsable de son hybris (« démesure »). Mais il est aussi le seul juge qui espère toujours, dans un ultime revirement, sauver les apparences du monde. En définitive, cette apocalypse revêt plusieurs degrés selon que le monde se fissure progressivement ou s’écroule subitement, et épouse autant de motifs que le déroulement des événements ne le laisse présager : crise économique, faillite écologique, calendrier maya, catastrophes naturelles, etc.

Dans cette litanie de sombres prédictions que l’on pourrait égrener à n’en plus finir, il est un événement et plus précisément un film qui nous semble toucher du doigt la réalité de l’apocalypse. Un film beau et austère, un film âpre et sombre et, disons-le, un film ennnuyeux et fascinant : Le cheval de Turin de Béla Tarr (sorti il y a quelques semaines dans très peu de salles). La dimension y est autrement plus profonde que le Mélancholia de Lars von Trier dont il faut bien admettre que la beauté esthétique voile un propos d’une grande pauvreté – les pré-visions d’une maniaco-dépressive sur la catastrophe inéluctable qui approche. Au contraire, ce qui marque profondément dans le film de Béla Tarr est sa simplicité abyssale : nul intrigue, nul sentiment, nul épanchement, et encore moins de propos pseudo-mystiques – le film est presque muet – pour entourer l’immense interrogation qui avance : que se passe-t-il dans ce monde balayé par le vent ? Et l’immense espérance qui tient les cœurs dans la dignité : que faut-il faire dans cette vie exténuée ?

De façon très subjective, nous souhaitons aborder quelques-unes des thématiques qui traversent le film et qui dessinent les motifs, non pas de l’apocalypse au sens religieux du terme (« révélation »), mais plus simplement, plus humblement, d’un monde qui s’éteint à petits feux, jusqu’à la dernière lueur de vie.

Il faut d’emblée poser le cadre du film, lequel ne bougera plus tout le long de six chapitres. Deux êtres humains : un père au visage halluciné et une fille aux cheveux ébouriffés. Une ferme perdue au fond d’un vallon dans une campagne aride et profonde de la fin du XIXè siècle. Un cheval fatigué qui tire la charrette du vieil homme, cocher de son état. Un ouragan qui dure des jours et des jours, sans interruption, et qui manifeste l’advenue de quelque chose ; comme un signe des temps. Dans ce décor brut, et dans ce vent qui soulève les feuilles et qui siffle aux oreilles, l’existence est rythmée par des gestes simples, presque frustres, et répétitifs comme un rite : le levée et l’habillage, l’eau à prélever du puits, le repas frugal, la visite au cheval, l’attente devant la fenêtre, et le coucher. Et ce, pendant six jours, car la vie – qu’on l’accepte ou non – n’est qu’une longue répétition dont seuls les points de vue changent[2].

Dans ce film d’une monotonie lancinante, il n’y a donc pas de réflexions à soulever, de métaphores à comprendre, de symboles à déchiffrer, mais tout simplement les motifs d’une vie qui se déplient dans la folie des éléments. Le père et la fille, et nous avec, sont comme des témoins, juste des témoins, qui regardent ce paysage en noir et blanc les absorber, ce vent puissant les balayer. À défaut d’histoire à raconter – Le cheval de Turin se situe à un autre plan de la réalité –, il est possible d’évoquer quelques-unes de ses thématiques qui nous ont rendues si proche, presque palpable, l’apocalypse qui vient. 

Le cheval


Le film s’ouvre sur la dernière épreuve que Nietzsche rencontra dans ce monde : une voix profonde nous rappelle qu’il tomba dans les bras d’un cheval, dans les rues de Turin, que son maître battait à mort ; et Nietzsche lui-même tomba dans les bras d’une douce démence qui devait durer dix ans. La première scène nous emporte aussitôt après dans les pas d’un cheval et de son maître pris dans les bourrasques de vent ; la bête fatiguée et le vieil homme usé qui luttent sur les chemins de l’existence. Et, tout le reste du film, le cheval aux yeux collés et au pelage incertain s’abandonne peu à peu à la mort, comme s’il savait bien avant les autres que tout était perdu. Le père se ravise, la fille le caresse. Il faut survivre tant que les jambes portent l’homme.

Le rite


Dès le début, la fille habille le père, infirme d’un bras, tandis que le père regarde la fille. Tout est là. La vie simple des gens de peu qui ont toujours traversé les épreuves, sans un mot, dans l’immensité de la nuit. C’est un rite que de vivre dans la dignité : chaque jour, les gestes recommencés comme s’ils avaient toujours été là, dans le secret d’une vie qui nous dépasse. « Terrible, terriblement ennuyeux » disaient certains à la sortie du film et l’on aurait pu ajouter : « terriblement vrai ».

L’attente


Il ne se passe pas grand chose dans ce film de 2h30. Et comment ? L’ouragan ne cesse pas de déplier ses énormes bras de vent, soulevant la poussière jusqu’à hauteur du ciel. Le père et la fille, à tour de rôle, s’asseyent devant la fenêtre et regardent dehors, la valse des feuilles qui volent. Dans l’attente. Scènes grandioses où l’on se tient derrière les êtres dans l’immobilité d’une vie qui ne tourne plus. L’attente, cette espérance ultime de voir le ciel s’ouvrir au soleil. L’attente des hommes qui n’abandonnent pas tant que le souffle les tient debout.

La religion


Comment ne pas convoquer les dieux dans la torpeur qui gagne le monde ? Justement, la seule scène qui donne lieu à un monologue est celle d’un étranger proche, le voisin, qui vient chercher un peu d’alcool de vie, comme pour s’étourdir encore. Il s’assied et devise sur les temps obscurs qui tiennent le jour en haleine, sur la faute des hommes qui ont fini par briser l’horloge du monde, sur la justice qui s’ensuit, et sur la peine capitale que nous méritons tous. Le père ponctue cette sombre prophétie d’un mot : « foutaises » ; tandis que sa fille, en arrière plan, continue son labeur. Et l’autre de repartir dans le vent, titubant, et s’abrutissant d’alcool. Tout est dit de la morale et d’une certaine forme de religion.



Le puits


Chaque matin, la fille se lève, ouvre la porte au grand et s’engouffre dans le vent pour aller jusqu’au puits. Deux seaux d’eau pour tenir encore un jour : le repas, la toilette et le rite. L’eau que la nature offre à la vie, comme un répit, avant que le puits ne s’épuise, définitivement. Une carriole de forains était passée la veille pour se servir un peu avant que le père ne les repousse ; un signe : dans leur folie, les forains laissent une Bible. Le soir, la fille en lit quelques phrases, timidement. Les mots n’ont plus de sens mais une sonorité qui fait frémir.
 

La fuite


Quand il ne reste plus d’eau, la fuite s’impose car les veines demandent de la fluidité, et le corps un peu de sang clair. Le père et la fille chargent leur pauvre charrette, harnache le cheval et s’en vont au loin vers l’horizon, un peu plus loin que cet arbre décharné qui n’en peut plus du vent. Mais il est impossible de fuir quand les temps approchent. Cela ne sert plus à rien. Le père et la fille rebroussent chemin et retournent dans leur maison perdue. Comme si de rien était. Le rite se poursuit. 

La lumière 

 

Le film prend toute son ampleur dans l’ultime chapitre, tragique dans son déroulement implacable. Quand on comprend que rien ne pourra sauver le monde de son état de délabrement avancé. Ni homme, ni Dieu. Et le dernier élément qui vient à s’éteindre est le feu de la vie : d’abord, la lumière du ciel qui disparaît en plein jour pour laisser place à la nuit qui enveloppe désormais le père et la fille de son châle noir, terriblement noir ; ensuite, la flamme de la lampe à pétrole qu’on ne peut plus rallumer, sans aucune raison, si ce n’est que la lumière n’a plus sa place dans un monde sans âme. 

La fin


Les dernières images, pénétrantes, laissent peu à peu deviner deux tâches blanchâtres, le père et la fille, assis l’un en face de l’autre, devant leur écuelle et cette pomme de terre au milieu, presque crue. Le père tente de manger, avec toute la dignité qui lui reste, tandis que la fille est comme abattue, la tête renfoncée dans ses épaules. Son père lui dit : « mange ! ». Il n’y croit plus lui-même. L’honneur d’un père face à sa fille, face à la vie, face au néant.

Epilogue


Pour ceux qui aiment à se faire peur en parlant, à tort et à travers, de l’apocalypse qui vient, on ne saurait trop leur conseiller d’aller se rafraîchir l’âme devant un monde qui s’épuise, un monde qui s’éteint, un monde qui disparaît ; et cela n’est pas l’apocalypse ! C’est la fin d’un monde. Et c’est la fin de l’homme. 








[1] Gershom Scholem, Le messianisme juif. Essais sur la spiritualité du judaïsme, trad. par Bernard Dupuy, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Diaspora », 1974, p. 35.
[2] Ce que Béla Tarr traduit en filmant toujours les mêmes scènes, pendant six jours, sous des angles à chaque fois différents.