dimanche 30 novembre 2014

La grande parodie

         
La pensée hindoue est la première à avoir formalisé ce lien vertigineux qui se tisse entre la sphère de l’être et la réalité de l’esprit. Pour ce faire, elle n’a pas eu besoin d’inventer des arrière-mondes ou d’imaginer des légions célestes, le point de départ, et d’ancrage, est tout simplement l’être lui-même, comme la synthèse vivante de tous les possibles. D’où cette clé axiomatique absolument essentielle : la distinction entre le Moi, manifestation transitoire et illusoire de l’individu, et le Soi, principe transcendant et permanent de l’être. Il ne s’agit pas pour autant de nier cette composante individuelle, le Moi, mais de réaliser toutes ses potentialités, épuiser en quelque sorte toutes les possibilités de son existence, pour faire retour à la racine de l’être.

La philosophie antique empruntera le même chemin sous d’autres latitudes et avec son génie propre. Pierre Hadot a magnifiquement démontré comment les vieux maîtres s’appliquaient une discipline physique et mentale rigoureuse pour élaguer au maximum leur être, et commencer ainsi le travail de recherche sur soi. Philosopher, selon Socrate, c’est « s’exercer à mourir ». Il s’agit toujours de quitter les rives de l’ego, selon des méthodes précises, pour s’arrimer à l’universel dont la contemplation est sagesse et vertu – chaque jour recommencé car il n’y a ni vainqueurs ni vaincus, juste des témoins.

De la philosophie antique, alors qu’elle commençait à s’essouffler, est sortie la révélation chrétienne qui est d’abord et avant tout un mode d’être et un style de vie. Les articles de foi sont comme des exercices spirituels qui préparent au chemin de Dieu et qui se concrétisent dans la voie christique. Que sont les confessions de Saint Augustin sinon que ce combat intérieur que l’homme livre avec lui-même pour se rendre digne de recevoir le message divin ? Nous pourrions continuer en convoquant toutes les grandes traditions religieuses de l’humanité (taoïsme, islam, chamanisme, etc.), y ajouter encore les œuvres inspirés des écrivains, des poètes, des penseurs, etc., pour démontrer que l’homme se tient au chevet de l’esprit, et inversement.  

Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Où est cette vaste pensée de l’universel aux prises avec le particulier ? Elle est récupérée, détournée, affadie et recyclée. C’est la grande parodie, celle qui transpose les discours publicitaires dans l’espace de l’être pour faire de l’argent. Les petits entrepreneurs de salut sont innombrables, mais nous nous attarderons sur deux de ses incarnations les plus récentes. 

Le premier est le philosophe et romancier Frédéric Lenoir – pour notre part, nous dirions plutôt « coach de vie » – qui écrit sur tout et rien pour aboutir à une « pensée » lénifiante, une sorte de syncrétisme qui fait de Jésus un amoureux cool de la vie et de Bouddha un gymnaste du mental. Avec Lenoir, on est très loin des abîmes du poète René Daumal en proie à ses démons et des déchirures de Simone Weil confrontées à la souffrance des hommes. Non, chez lui, la spiritualité est faite pour les hommes prudents, contents d’être ici et désireux d’en profiter au maximum sans faire de mal, bien sûr, à leurs prochains. Si on allait un peu plus loin, on dirait qu’elle est faite pour les gens riches, les satisfaits d’eux-mêmes et de leurs comptes en banque, qui cherchent un petit surplus d’âme, pas trop lourd à porter et facile à faire valoir. Son dernier livre Cœur de cristal est un « conte initiatique pour petits et grands » – un catalogue de niaiseries new age pour Noël – que le chroniqueur Etienne de Montety a résumé en une phrase : « Etant donné le contenu light, garanti sans adjuvant, notamment littéraire, qui caractérise cet ouvrage, on imagine les maigres agapes des héros et on ne peut que le déplorer : chez Lenoir, tout commence en mystique et finit en diététique »[1]

L’autre coach de vie, arrivé un peu tardivement sur ce marché prometteur, est l’inénarrable Jacques Attali. Le titre de son dernier programme publicitaire est une insulte à la pensée hindoue : Devenir soi. On peut lire en quatrième couverture cette perspective proprement géniale : « De Gandhi à Steve Jobs, de Bouddha à Picasso, ils sont nombreux, ceux qui se sont libérés des déterminismes et des idéologies, pour choisir leur destin et changer le monde ». Rassurez-vous : le tout tient en 192 pages d’une police aérée. La méthode est celle du VRP qui propose depuis plusieurs décennies la même recette : appliquer le management à toutes les sphères de la vie sociale. Attali a le mérite d’avoir compris que son ancienne clientèle, les responsables politiques, étaient complètement dépassés par le monde qu’ils ont à gérer. D’où la nécessité d’en appeler pompeusement aux grandes figures spirituelles de ce monde, dont il se croit l’un des derniers avatars, pour faire enfin cette révolution existentielle qui dit « zut » au capitalisme. Quel est le programme ? Il faut se saisir de son destin, nom de Zeus, et devenir son propre entrepreneur de soi, accoucher de ses rêves et recouvrer la liberté d’amour. Et si on se donnait tous la main dans ce programme grandiose, quel monde merveilleux se lèverait à l’horizon. C’est beau comme du Paul-Loup Sulitzer à son firmament. Mais cela risque de ne pas suffire à rétablir le peu de dignité qui reste à l’homme dans un monde qu’Attali a très largement contribué à façonner.

         Il était donc une belle et grande pensée, celle des rapports que l’être s’évertuait à tisser avec ce qui le dépassait, qui est tombée au sol, à même le caniveau. La grande parodie consistant à dire que l’esprit, le soi, l’amour, la liberté, où que sais-je encore, vont nous relever quand les mots se sont eux-mêmes brisés en mille morceaux. Et qu’il existera toujours de petits magiciens orgueilleux pour s'en saisir et faire quelques tours de passe-passe afin d'épater les badauds.  












[1] Le figaro littéraire, jeudi 30 octobre 2014.

mercredi 26 novembre 2014

Le jihâd de René Daumal

 
Nous remercions le site Philitt de permettre aux idiots de diffuser le très beau texte de Fares Gillon consacré au poète René Daumal. Nous renvoyons également à la page René Daumal, perpétuel incandescent (1908-1944) supervisée par le philosophe Basarab Nicolescu.


Nos oreilles bourdonnent de mots effrayants : jihâd, jihadisme, jihadistes. De toutes parts retentissent les exhortations à la guerre sainte de la civilisation contre la guerre sainte de la barbarie. On ne pouvait espérer un meilleur contexte pour faire entendre un appel aux armes d’un autre type, s’adressant moins aux corps qu’aux âmes en quête de leur patrie céleste. Cet appel, c’est celui que lance René Daumal en 1940. 

Dans son œuvre maîtresse, Le Livre de la Sagesse orientale, Sohravardî, évoqué ici il y a quelques semaines, écrit qu’il refuse « d’enrouler le tapis de l’effort », de « barrer la porte des révélations-intérieures », d’« obstruer  la voie des contemplations », n’entendant pas se contenter d’une connaissance tout extérieure de l’être, celle des aristotéliciens ou celle des juristes musulmans, mais voulant ménager un accès direct et expérimental à la connaissance contemplative, voire existentielle, c’est-à-dire à une connaissance de soi qui fût une connaissance du Soi.

L’idée de l’effort dans cette voie est une allusion à la doctrine islamique du jihâd, qui distingue de ce dernier deux catégories : le jihâd extérieur, qui consiste à mener effectivement une guerre matérielle, et le jihâd intérieur, ou grand jihâd, qui est également un combat, mais dans la voie spirituelle et contemplative : « Le Royaume des cieux appartient aux violents, et les violents s’en emparent » (Mt 11:12). Rompu aux pratiques ascétiques, celles-là même que le Christ louait chez Jean-Baptiste, Sohravardî engagea le combat dans les mondes angéliques, ayant les visions dont son œuvre fut le compte-rendu philosophique. Il fut un soldat du grand jihâd, un jihadiste des cieux, si l’on ose dire. Il connut le martyr en ce monde-ci : ses thèses et son amitié avec le prince d’Alep lui avaient valu jalousies et cabales ; son ordre d’exécution parvint un jour à la cour, prononcé par Saladin. Il fut alors surnommé al-Shaykh al-Maqtûl (le Maître assassiné). Il avait 36 ans.

Feu aux artifices

C’est d’un autre « jihadiste des cieux » mort à 36 ans dont nous parlerons : René Daumal, qui succomba à la tuberculose en 1944. Daumal était un jeune homme brillant, au talent de poète indéniable comme le démontrent ses textes de jeunesse. Il y fait preuve d’une maîtrise virtuose du verbe et d’une ironie mordante, tout en ayant ce soupçon de profondeur, cette aspiration à l’absolu qui manquaient à un autre virtuose mort à 36 ans, Roger Nimier. « Ce grand désir de sortir de la cage » le pousse dès l’adolescence à multiplier les expériences (drogues, roulette russe, séances d’hypnose et, plus tard, essais de vision « extra-rétinienne ») et à s’intéresser aux spiritualités orientales, accompagné de certains des camarades avec lesquels il créera la revue Le Grand Jeu. C’est au cours de ces recherches, véritables tentatives d’évasion, et notamment en consommant du tétrachlorure de carbone, qu’il parvient un jour à « déchirer la trame » du monde qui l’entoure : « Souviens-toi du jour où tu crevas la toile et fus pris vivant… » (Mémorables). Cette vision décisive est fondatrice de son cheminement personnel. Ce qu’il voit ce jour-là, il se persuade qu’il peut y accéder à nouveau par le développement de ce qu’il nomme une « métaphysique expérimentale », à laquelle il consacrera désormais sa vie.



La poésie est d’abord pour lui un instrument, une embarcation dans cette quête. Mais bientôt, il s’en défie : il craint la virtuosité creuse, il craint son propre talent qu’il soupçonne de le masquer à lui-même. Daumal ne veut pas, ne peut pas se contenter de la carrière littéraire que lui ouvre son génie. À cet égard, le texte adressé à André Breton, lors de la polémique qui opposa les membres du Grand Jeu aux surréalistes, est éclairant : « Prenez garde, André Breton, de figurer plus tard dans les manuels d’histoire littéraire, alors que si nous briguions quelque honneur, ce serait celui d’être inscrits pour la postérité dans l’histoire des cataclysmes. » Être un homme de lettres, René Daumal laisse cela à Breton ; il a une ambition plus élevée : devenir un homme de l’être.

À terme, cette recherche déterminera sa rupture d’avec les milieux littéraires, au point que, sollicité par l’éditeur Jean Paulhan en 1934, notre poète métaphysicien répond qu’il ne sait plus écrire de poèmes. Dans un texte écrit en 1941, Poésie noire et poésie blanche, il distingue en ces termes les deux approches : «Combineur ou inspiré, le poète noir se ment à lui-même et se croit quelqu’un. Orgueil, mensonge, un troisième terme encore le caractérise : paresse (…) Le poète noir goûte tous les plaisirs, se pare de tous les ornements, exerce tous les pouvoirs, – en imagination. Le poète blanc préfère aux riches mensonges le réel, même pauvre. Son œuvre, c’est une lutte incessante contre l’orgueil, l’imagination et la paresse. » Quelques lignes plus loin, il ajoute : « Si je fus jadis poète, certainement je fus un poète noir, et si demain je dois être un poète, je veux être un poète blanc. »

NON est mon nom

Le poète blanc est un adepte de la voie apophatique, ou théologie négative. L’intérêt précoce que porte Daumal aux textes spirituels de l’hindouisme (dont il a laissé plusieurs traductions) guide de toute évidence son approche. On y trouve en effet cette idée de « surimposition » (selon la traduction de Louis Renou) qui consiste à recouvrir son être réel, cet atman (le soi) qui coïncide avec l’Être suprême (Brahman), d’une série de voiles, dérobant ainsi l’homme à ce qu’il est. C’est par le dépouillement, par le rejet du nom et de la forme (nâma et rupa en sanskrit), que l’on peut accéder enfin à la vérité de soi et s’identifier à l’Absolu : « C’est à toi qui me lis à cet instant précis que je m’adresse, à toi tout particulièrement, demande-toi sérieusement : « Qui suis-je ? », tu apprendras à rire ou à pleurer de tout ce que tu croyais être toi-même (ton aspect physique, ta cœnesthésie, ton humeur, ton caractère, ton métier, ta position sociale, tes penchants, tes affections, tes opinions, tes vertus, ton talent, ton génie…). » (Le Contre-Ciel).

« NON est mon nom » : c’est ainsi que Daumal exprime le rejet de son « nom », de ce qu’il est tenté de considérer comme son identité, à l’instar de ces hommes « rentrés dans les choses ; ils s’étaient vêtus des pierres de la ville » (Mugle). Comment ne pas penser aux belles pages de Plotin sur l’âme oublieuse d’elle-même et de son origine, perdue dans les illusions qu’elle a revêtues ? Le chemin vers la Réalité est une remontée à rebours de soi-même : je ne suis pas celui que je crois être. L’enfer, c’est le moi, l’ego : « Tu me faisais croire que ton nom maudit / c’était le mien, l’imprononçable / que ta face, c’était ma face, ma prison / que ma peau détestée vivait de ta vie / mais je t’ai vu : tu es un autre » (Le Grand jour des Morts).



Mais ce constat, nourri entre autres de la lecture des Upanishads, de la Bhagavad Gita et de René Guénon, demeure théorique, donc vain, s’il n’est accompagné d’une pratique visant à transformer intimement et effectivement le chercheur de vérité. Car cette dernière n’est pas d’ordre spéculatif ou mental. La négation des fausses identités n’est pas un concept livresque, mais une « théologie négative dans son application à l’ascèse individuelle » (Le Contre-Ciel). Une lettre de 1936 témoigne de cette soif de réalisation : « La philosophie a la valeur d’une carte de géographie : préparation ou résumé du voyage réel. J’ai cherché longtemps (époque du Grand Jeu, et avant) cette méthode non verbale de connaissance active de soi : j’ai mis le nez dans les mystiques, les ésotériques, etc. Des mots, des mots ; des résultats (tout au plus) d’expériences faites par d’autres. »

Selon un adage soufi, « quand le disciple est prêt, le maître se présente » : en 1930, Daumal fait la rencontre d’Alexandre de Salzmann. Ce dernier était un disciple de l’énigmatique Georges Gurdjieff. Fasciné par l’occultisme, Gurdjieff avait longuement voyagé en Orient et y avait rencontré des spirituels de plusieurs traditions, en Inde, au Tibet et en Afghanistan notamment. Il avait formé à partir de là une sorte de doctrine ésotérique syncrétique comportant de nombreux exercices (dont des danses et des exercices de respiration empruntés aux soufis de la confrérie naqshbandiyya) et avait fondé, à Moscou et à Paris, des groupes où l’on s’adonnait à ces pratiques. Avec son épouse, René Daumal fréquenta régulièrement l’un de ces groupes animé par Alexandre de Salzmann, puis, lorsque ce dernier mourut en 1934, par sa femme, Jeanne.

L’appel aux armes

Dans sa correspondance, René Guénon juge très défavorablement Gurdjieff, lui reprochant notamment de ne se rattacher à aucune filiation traditionnelle, et émet des doutes sur sa pratique, « une sorte de méthode d’entraînement psychique assez fantaisiste, qui semble même n’être pas sans danger ». Mais il paraît difficile de considérer que Daumal en a été la dupe : sa connaissance directe des textes sanskrits, sa critique féroce des faux spirituels et demi intellectuels (dans La Grande Beuverie notamment), sa grande indépendance d’esprit, tout cela ne le prédisposait guère à tomber sous la coupe du premier charlatan venu. Quoiqu’il en soit de la valeur intrinsèque de Gurdjieff et de ses disciples, ce qui importe c’est ce qu’y a trouvé Daumal : une méthode, l’épée qui lui permet enfin de trancher dans le vif du « moi je ». Peu après avoir rencontré Salzmann, il écrit : « Je vois que le « savoir caché » dont j’avais rêvé existe dans le monde et qu’un jour je pourrai, si je le mérite, y accéder. Je commence à réviser mes valeurs et à remettre de l’ordre dans ma vie. »

En 1940, Daumal rédige un texte sublime, intitulé La Guerre sainte, qui « ne sera peut-être pas un vrai poème » mais qui « sera sur une vraie guerre ». « Ce sera aussi un peu un appel aux armes. Un appel que le jeu des échos pourra me renvoyer, et que peut-être d’autres entendront. » Notre poète a parfaitement conscience du contexte troublé : au dehors, une autre guerre fait rage, dans « le fuyant mirage du temps ». Mais il y voit un moyen de donner plus de force, plus d’urgence, plus de nécessité à son appel : « Et parce que j’ai employé le mot de guerre, et que ce mot de guerre n’est plus aujourd’hui un simple bruit que les gens instruits font avec leurs bouches, parce que c’est maintenant un mot sérieux et lourd de sens, on saura que je parle sérieusement et que ce ne sont pas de vains bruits que je fais avec ma bouche. »

Il développe ainsi l’idée paradoxale selon laquelle la guerre mineure du dehors, celle du cliquetis des armes et des bruits de bottes, n’est qu’une ruse des « traîtres » intérieurs, qu’un moyen de sauver son petit confort mental et de s’embourgeoiser spirituellement. Se jeter dans la guerre de ce monde, c’est être un pacifiste dans l’ordre de la guerre sainte : « Pour sauvegarder cette paix honteuse, on ferait tout, on ferait la guerre à son semblable. Car il existe une vieille et sûre recette pour conserver toujours la paix en soi : c’est d’accuser toujours les autres. Paix de trahison ! » Inversement, mener la guerre intérieure, la seule qui vaille, est l’unique chemin vers la paix en ce monde, et en dernière instance, vers  la paix spirituelle : « Celui qui a déclaré cette guerre en lui, il est en paix avec ses semblables, et, bien qu’il soit tout entier le champ de la plus violente bataille, au-dedans du dedans de lui-même règne une paix plus active que toutes les guerres. »

Il faut donc appeler à la guerre, et s’y appeler soi-même en premier lieu, se battre contre soi sans pitié, ni indulgence, sans se laisser amadouer par les paroles doucereuses que nous inspire notre ego en danger. Il faut le pourchasser sans répit et chercher l’humiliation : « Je parlerai pour que mes paroles fassent honte à mes actions. »


« Que je te sois, Plus-grand-que-moi, mon Meurtrier ! / et qu’il puisse être maudit / celui qui disait : je, qu’il ne soit que fumée ! »


dimanche 16 novembre 2014

Entre Ciel et Terre : la philosophie de la vie

  
     En 1827, le vieux Friedrich Schlegel, qui avait été avec Novalis l’un des collaborateurs les plus énergiques de la revue Athenäum et du premier cercle romantique – dit « cercle d’Iéna » – donnait à Vienne un cours intitulé Philosophie des Lebens. La Petite Bibliothèque Rivages Poche en publiait en 2013 la première leçon. Les traductions françaises de Schlegel sont chose assez rare ; ce bref ouvrage nous a paru mériter un résumé, destiné avant tout à ceux qui ne le liront pas.


     Après le décès de Novalis en 1801 et la dissolution du cercle de l’Athenäum, Schlegel suivit un itinéraire passionnant. Celui qui avait dans sa jeunesse consacré maints efforts à l’étude de l’Antiquité gréco-latine devint à l’aube du XIXème siècle un pionnier de la recherche indianiste, dont il se détourna finalement. Converti au catholicisme, il se rapprocha des courants politiques les plus conservateurs et accompagna Metternich, au service duquel il était entré comme secrétaire, au Congrès de Vienne de 1815. L’enseignement de la philosophie occupa dans la dernière partie de sa vie, teintée de mysticisme, une place centrale. Avant de mourir à Dresde en 1828, il donna à Vienne deux cycles de cours qui ont marqué l’histoire intellectuelle de l’Allemagne : l’un de ces cours avait pour sujet la « philosophie du langage et des mots » – Schlegel a été l’un des philologues les plus importants de son temps – l’autre la « philosophie de la vie ».

     Rivages Poche ne met malheureuseument à la disposition du lecteur francophone que la première leçon d’un cours qui en compte quinze. Une simple entrée en matière donc, tout juste le temps pour le penseur allemand de planter le décor, tout juste le temps pour nous de goûter à une philosophie dont la première qualité consiste à se donner l’éclat d’une parole haute et claire et la force de la poésie. La traduction de Nicolas Waquet nous l’offre d’ailleurs exprimée dans un français cristallin, à la fois aigu et limpide, ce même français dans lequel est rédigée la brève introduction. Ici se manifeste une fois de plus la vertu inestimable contenue dans l’obligation – ou le choix – de faire court.

     Cette première leçon, intitulée «  De l’âme pensante comme centre de la conscience. Des erreurs de la raison. »  s’emploie à défricher le terrain et poser les fondements de la « philosophie de la vie » défendue par Schlegel. Ce dernier s’efforce tout d’abord d’identifier et de réfuter les erreurs qui empêchent habituellement les philosophes de se donner le juste point de départ. Il s’agit en premier lieu d’éviter l’écueil consistant à trop regarder vers le Ciel – c’est-à-dire à tomber dans l’abstraction excessive, péché commis par Platon dans sa République – ou à embourber son regard dans la Terre en cherchant à « s’immiscer de force dans la réalité extérieure ». La philosophie de la vie trouve son espace propre entre Ciel et Terre, dans la sphère où se déploie l’activité de l’esprit humain.

     La pensée doit ainsi éviter tout engagement dans la théologie ou la politique afin de demeurer indépendante, car c’est son indépendance qui la fera fructueuse et « salutaire ». Elle doit tout autant se défier des spéculations qui prétendent rayonner depuis les hautes sphères en se donnant l’inintelligible pour objet. Schlegel s’attaque ici sans les nommer aux travaux de la pensée idéaliste allemande pour laquelle il s’était lui-même enthousiasmé par le passé.

     Le vieux professeur viennois en profite pour juger sévèrement bien qu’implicitement certains enthousiasmes juvéniles : « Complètement subjuguées, transportées par une fausse exaltation, certaines [âmes juvéniles] peuvent alors éprouver la tentation de constituer, de créer, pour ainsi dire, une nouvelle religion qui leur soit propre, tandis que d’autres peuvent ressentir le besoin de blâmer et de changer tout ce qui existe déjà pour réformer le monde à la lumière des notions qu’elles viennent d’assimiler. » Difficile de ne pas songer ici aux affirmations hardies des rédacteurs de l’Athenäum


     La sophia ne constitue pas en effet uniquement l’objet de la recherche philosophique ; elle lui donne également son fondement pratique. Autrement dit : la sagesse doit être recherchée avec autant de sagesse que possible. Par elle le philosophe doit être inspiré et guidé.

     Tout aussi dangereux est l’écueil consistant à confondre la méthode de la philosophie avec celle des mathématiques. Les mécaniques intellectuelles bâties à la façon des démonstrations algébriques sont en effet incapables de susciter une « conviction intime, sincère et totale ». La justesse philosophique se situe dans l’ordonnance de l’ensemble ; laquelle ordonnance doit être semblable à celle de l’arbre, dont une observation attentive sait percevoir, au-delà de l’apparente irrégularité, la perfection profonde. Elle doit pouvoir être saisie dans son unité autant que dans sa vitalité et sa croissance perpétuelle[1].

     L’unité recherchée par la pensée est pour Schlegel d’ordre spirituel, et tient à « la logique de la pensée qui, dans la vie ou la philosophie, nous frappe toujours profondément et force le respect, même si nous ne partageons pas les convictions qu’elle suppose. » C’est en effet dans l’ordre des sentiments que se manifeste la cohérence véritable d’un discours philosophique.

     Le professeur poursuit en dénonçant avec virulence ce qu’il considère comme les deux grandes erreurs de son temps. La première a été commise par la philosophie française, partie du sensualisme et revenue de cette impasse par une déification de la raison[2], en définitive constamment animée par le désir d’abattre la transcendance. Schlegel fait alors appel aux conséquences politiques de cette pensée, qui doivent à ses yeux achever de la juger.

     Il estime que la philosophie allemande, bien que très différente, a en réalité suivi le même itinéraire de « retournement » : de l’impuissance déclarée de la raison face à la transcendance, pour aboutir à la souveraineté de cette même raison[3]. Un même péché est finalement commis dans l’un et l’autre cas ; un péché caractérisé par « l’esprit démoniaque de négation et de contradiction »[4] qui prétend s’adjuger la place occupée par la réalité divine.

     Une fois effectuées toutes ces mises en garde préalables, le professeur achève sa leçon sur une présentation des fondements sur lesquels doit s’appuyer la philosophie de la vie. Le juste point de départ doit en être cette réalité que l’on trouve au cœur de la conscience humaine : « l’âme pensante », qui rassemble et relie les diverses facultés de la conscience – raison et imagination, entendement et volonté. Afin de s’expliquer Schlegel se lance alors dans une audacieuse démonstration. Comparant l’être humain aux « intelligences supérieures »  dont la « tradition universelle » rapporte l’existence (l’exemple utilisé est celui du fameux daimôn de Socrate[5], mais nous ne doutons pas que le philosophe songe également ici aux anges), Schlegel cherche à déterminer ce qui fait la singularité humaine. Puisque l’âme pensante, comme chacun sait (sic), est ce qui distingue l’homme des animaux, en quoi donc diffère-t-il des intelligences supérieures ? En citant deux vers de Schiller :

                                           Tu partages la science avec des esprits supérieurs,
                                           Mais l’art, ô mortel, toi seul tu le possèdes

il répond avec assurance que l’imagination est la « dangereuse prérogative » de l’homme. L’autre différence tient à la raison déductive, dont sont nécessairement dénués les esprits supérieurs puisque leur intelligence est tout intuitive. Si ces esprits ne sont capables ni d’imagination ni de déduction, il devient impossible de leur attribuer une âme, « c’est-à-dire un principe distinct de l’esprit, une faculté plus passive, source de la fécondité et de la mutabilité intérieure, du développement intellectuel. »

     La conclusion est la suivante : l’essence des intelligences supérieures est double – esprit, « corps lumineux et éthéré » – tandis que celle de l’homme est triple : âme, esprit, corps. « Ce triple principe constitue le fondement de toute philosophie, et le système qui repose sur cette base n’est autre que la philosophie de la vie ». L’énoncé est présenté par le philosophe comme une vérité transparente à la simplicité impérieuse, « tirée de la vie même » et échappant à toute complication théorique – ce qui peut amuser.

     Ce développement permet enfin à Schlegel d’indiquer le terrain sur lequel la philosophie de la vie pourra s’épanouir. Le corps relevant selon lui exclusivement des sciences naturelles, la philosophie est « science de la seule conscience ; elle doit donc se soucier de l’âme et de l’esprit, et veiller soigneusement à s’en tenir là. »
    



[1] On voit avec cette image surgir, non sans un certain bonheur, l’imprégnation romantique de l’auteur, d’autant plus que l’exemple livré dans le paragraphe suivant est celui de l’attraction magnétique, autre manière d’évoquer le type d’unité recherché par la philosophie de la vie. On ignore souvent en France que la fécondité du romantisme allemand ne concerna pas uniquement l’art mais également la recherche scientifique : physique et magnétisme avec Johannes Wilhelm Ritter, psychologie avec Carl Gustav Carus, philologie avec Friedrich Creuzer ou encore August Wilhelm Schlegel, le frère aîné de Friedrich…
[2] Le traducteur estime que les théories évoquées ici, toujours implicitement, sont celles de Condillac et de Rousseau.
[3] Ou de Kant à Hegel en passant par Fichte et Schelling. Ici encore nous nous référons aux notes de Nicolas Waquet, lesquelles viennent éclaircir un discours qui jamais ne nomme ses cibles de manière explicite.
[4] N’oublions pas que le Diable, Diabolos en grec, est le « Diviseur ».
[5] « car les Anciens croyaient communément que tout le monde avait un génie, un esprit tutélaire. »

samedi 8 novembre 2014

Le plus grand film anticapitaliste de tous les temps


Revoir Le Trésor de la Sierra Madre[1], à cette heure où le Capital comme un oiseau blessé se traîne sur la terre, empêché de voler, cerné  de trop d’ennemis, comme une nuée d’enfants assiégeant un gringo au fin fond du Tiers-Monde – Soudain l’été dernier –, est une fête pour l’esprit.

« À quoi bon partager ? », demande Dobbs, l’anti-héros incarné, une fois n’est pas coutume, par le grand Humphrey Bogart, « pour rien, juste pour ne pas hâter la mort ».


Revoir, porté à l’écran par John Huston, un roman de « Traven » à l’âge de BHL, à l’assaut des méchants, condamne une nouvelle fois à lier Capital et Spectacle en un mépris sans appel et à couvrir de honte nos âmes de misérables postulants à la haute gloire des lettres. Traven n’existe pas.
Un pacifiste, anarchiste allemand, évadé d’une prison munichoise après l’échec de la République des Conseils de Bavière, acteur sous le nom de Marut – anagramme de Traum, rêve qui, empêché de devenir Karl Kraus, choisit de prendre la tangente. À l’instar d’Eschyle, qui, sur sa tombe, voulut que l’on gravât ces simples mots : « combattant de Salamine », et de Faulkner, pour ne citer que les plus célèbres, « Traven », quel que fût son nom de naissance, estimait qu’« un créateur ne saurait avoir d’autre biographie que son œuvre ». Chants de Maldoror, Roman avec cocaïne... Sur la route sagement pavée de l’histoire littéraire, des monuments se détachent, érigés face au vent, dans les tempêtes, toujours  en sentinelle sur le chemin de ronde, à usage du monde. De leurs temps. Tous les temps, en exil du monde comme il va, au nom d’une certain idée de l’homme. Pour chacun de nous, « avec amour et abjection ». Après bien des exils et pas mal de prisons, le rêveur aura trouvé la paix en pays indien, dans la douce compagnie des mânes d’Emerson et de Thoreau. Il peut parler du partage celui qui a offert au monde une oeuvre, sans désirer, contrepartie mercantile, la gloire du nom[2].



Le souffle court, nous regardons ce film, nous lisons « Traven », ses récits d’aventure, ses romans de garçons, qui  parlent de fugitifs partis chercher le repos loin de la vilenie et toujours la croisant, martyrs de la faim, de la fièvre de l’or, victimes de la soif du mal... Aux racines de l’infamie, le refus du partage comme porte battant sur la folie.

Œuvre d’art est fable toujours, et la force du conte, son ombre portée, tient en sa faculté unique de matérialiser le discours, sans que – camarade Godard, pardon d’avoir cessé de t’admirer –, la palabre bave sur les côtés, noyant le sujet. Je donne toute ton œuvre, Socialisme en tête, pour ce Trésor de la Sierra Madre, son fou rire final, ses sacs d’or éventrés, rapportés par le vent qui féconde la plaine sur la montagne belle, inaltérable terre où s’en va toute chair.

Le nom de ce « trésor » ? La leçon de tout sage, dans toutes les civilisations, hormis la nôtre, folle de s’être voulue et d’être devenue sur-ou post- humaine : il convient que l’homme contemple les arbres se couvrir de feuilles, de fleurs, avant d’en ramasser les fruits. Un peu court ? Yo! man, rien d’autre, lot commun, en magasin. Tout le reste est folie et chaque aube, conviens-en, t’en offre la leçon. La terre t’est prêtée pour un bref espace de temps, d’un néant l’autre, offerte en partage par un maître inconnu autant qu’absent, et ton rôle, à l’instar de celui des dieux grecs soumis naguère aux Moires, a été et demeure, de tenir face aux marées du temps la charge prescrite de maître du partage. La biologie le crie qui fait les Falstaff gras et les Robespierre maigres. La raison le proclame, qui assèche l’âme de l’égoïste et donne mille amis aux funambules de l’existence. La postmodernité le proclame qui, à force de com’, façonne les fausses gloires et fomente, lésant toujours le juste, un monde hanté de complots et de désirs de mort. Solitaire, nôtre, comme un vaste navire, en route vers l’infini et au-delà, ce chaos où Ouranos à nouveau recouvre Gaïa est monde où l’indistinction et la folie sont reines. Sous leur règle, terrible matriarcat, sombrent le nombre d’or, l’alexandrin français, la musique des sphères, l’art des cathédrales, le clair-obscur... tout ce que nous aimons. Ici s’évanouit l’homme, ses folies, ses lumières et ses rêves. Ici tout disparaît jusqu’à la conscience même du monde. Les religions mentent qui inscrivent la charité au limen de leurs trompeurs évangiles, le partage est fait de nature et la répartition des devoirs et des charges le second commandement. Le premier, inscrit dans le film du vieil Huston : remercier la montagne qui nous offre de l’or. On peut, il faut, on doit remercier la source d’être pure et de nous désaltérer, comme nous bénissons nos mères de nous avoir mis bas, afin que notre vie relève l’humanité. À défaut de ces sagesses, Cosmopolis... toute l’œuvre de K. Dick, noir c’est noir, il n’y a plus d’espoir. La vie est un vieux film en noir et blanc. « J’aime la vie, je déteste la mort », solfiait Irma Lambert. La vie est noire et la mort blanche. Va pour ce deuil éclatant du bonheur.


Deux pour un

En un film, deux récits. Au western classique avec ses figures imposées (opposition de la ville, son ordre marchand, et des campagnes indiennes ; les bandits – ici, les derniers surgeons d’une révolution comme à l’accoutumée manquée – traqués par les Federales) s’ajoute la fable politique, Homme pour homme, Galigaï, La Bonne âme du Setchouan[3], réflexions sur les conditions de survie de l’idée d’humanité en territoire hostile. En l’absence de jugement, creuser sa tombe, une dernière cigarette et sans s’en retourner, poussière à la poussière. Aux danseurs habituels, ajouter un trio de gringos, en route pour l’aventure. Des miséreux qui n’ont jamais de pain d’avance, pas le moindre quignon de pain pour subsister jusqu’à la fin du jour, été comme hiver. Bout de route. Fin de partie ? Ici, et c’est à ce détail qu’on reconnaît la fable, à condition de partager, la tragédie annoncée pourrait connaître un heureux dénouement...

L’aube du capitalisme


Dès le premier plan, brechtien, Huston installe le décor, une affiche de la loterie nationale mexicaine, à la date de mars 1925. Quand il ne reste rien, mieux vaut tenter le sort, billet gagnant, de quoi équiper nos aventuriers. Nous savons la récession, la grande, celle des Raisins de la colère, de Pas d’orchidée pour Miss Blandish, celle qui non seulement a jeté sur les routes des millions d’hommes mais prouvé aussi sûrement que deux et deux font quatre qu’aucune morale personnelle ou publique ne résiste à la faim. Incurie des cerveaux, des cœurs et des ventres, tout un. Ce monstre, en Europe, accouchera du nazisme, aux États-Unis seulement du maccarthysme... En Amérique, Steinbeck, Caldwell, Faulkner... En Europe, Mac  Orlan,  Prévert / Carné...  Traven   justement,  « homme  sans  empreintes »[4], qui se souvient des Kuhle Wampe[5] berlinois, ventres glacés du petit homme qui n’attend rien de neuf[6], en atteignant Tampico. Dobbs mendie de quoi fumer, de quoi manger. Le moyen pour un gringo de ne trouver aucun emploi au Mexique ? Même cirer les chaussures lui demeure impossible. Comment est-il arrivé là ? Nous n’en saurons rien. Est-ce que l’on sait pourquoi les hommes naissent ici ou là ? Pas méchant, enfin pas encore, juste désespéré. Travail au noir. Les profiteurs de malheur pullulent aux mauvais jours. À travail honnête pas de salaire, à moins de jouer du poing. Dans un galetas de hasard, Dobbs et Curtis, compagnons d’infortune, croisent un vieux prospecteur. Oscar du meilleur acteur pour Walter Huston, le père. Rien à dire. Mérité. Le vieux sait quelle montagne non fouillée encore recèle un filon et les y conduira, pourvu que la fièvre les épargne. « L’or change les hommes ». Précaution inutile. Toujours la même fable du savetier et du financier. D’abord la méfiance, la peur, ensuite la parano, pour finir le démon et tout ce qui s’ensuit, jusqu’au meurtre. Contre la possession du possesseur, il n’est d’exorciste assez puissant. Plus question de partager. Chacun garde l’or extrait à la sueur de son front, le cache et s’en fait l’implacable garde-chiourme.



Singulièrement, la scène capitaliste des années 1960 et 1970 a fabriqué de bric et de broc un romantisme beat, puis trash, nihilisme punk et post-punk où l’hémoglobine, le viol, la violence gratuite à l’envi se mêlent à l’extase de perdre sa vie en se prenant pour Thoreau ! Au temps de la Grande Récession, les hommes vivaient comme ne vivent pas les bêtes, se nourrissant de racines, au jour le jour, saisonniers, esclaves sur les chantiers. À cette heure, la vie des nègres en Virginie avant l’abolition pouvait parfois passer pour sinécure. La misère est un esclavage qui ne dit pas son nom et arrache à l’homme son identité et son nom, accès barré à toute dignité. Ici, aucune coquetterie de ce genre. Ni beat generation ni génération X, génération des affamés. Le manque rend aux hommes leur nature première de reptile, ce monstre de Gila qu’avec volupté suit la caméra de Huston. Le serpent, à l’image du premier homme, ou le premier homme, à l’image du serpent, rampait sans doute, flairant le sol, à la recherche d’une racine, d’une graine, propre à tromper l’insondable morsure du manque et le vieux conte biblique peut-être  inventait l’idée   du divin comme unique  bouclier à opposer à ce désert de pierre que fut le monde, avant que culture et cueillette n’adoucissent la vie, donc les mœurs.



Au centre de l’œuvre, la cueillette

À la question : « que feras-tu de ton or à ton retour ? », le méchant répond : « je vivrais comme vivent – chacun son tour, n’est-ce pas ? – les capitalistes. Bains turcs comme si la vapeur d’eau avait pouvoir d’effacer les cicatrices de la misère, de laver les âmes ; beaux vêtements et ensuite au restaurant, commander de tout afin de tout renvoyer. » Rarement un cinéaste aura dit le capitalisme comme âge infantile, l’exigeant de toute sa violence. L’homme du ressentiment, blessé d’avoir manqué, las de trop de souffrance, exige de jouir et non plus de fruir, selon le mot biblique remis à l’honneur par Fénelon et Madame de Guyon.

L’homme qui n’est encore ni bon ni méchant rêve, éternel recommencement de l’aventure humaine, d’un lopin de terre dont il ferait un verger de pêches. Pourquoi des pêches ? La mémoire l’exige. Du paradis perdu, l’exilé a conservé l’image d’un vaste verger rempli d’hommes et le souvenir de nuits entières, de longs solos de guitare et de refrains repris en chœur, dans la douceur du printemps, lui est demeuré doux.

Le sage voudrait une épicerie. Il est vieux et déjà fatigué. La sagesse exige qu’il tire désormais sa pitance d’un petit négoce, temps restant offert à l’otium, de quoi lire des romans d’aventure, faire l’éloge de la sieste, de la paresse et du rêve. Portrait de Traven en chercheur d’or. Le seul or qui vaille, l’or du temps.



Au lieu de cela, le méchant périra comme périssent les méchants, assassiné par des brigands qui lui ressemblent ; l’homme ordinaire, celui qui, au commencement du récit, n’était qu’une feuille flottant au gré des événements, ira rejoindre une inconnue dont il partage le rêve. À Dallas, Texas, il s’en ira, rendre à Helen, jeune veuve, le portefeuille de son mari, chercheur d’or malheureux. Il partira à sa rencontre pour avoir lu dans le portefeuille d’un mort une lettre qui parlait de l’amour de la famille et de la terre comme de l’unique or du monde. Après en avoir cherché, trouvé et perdu, après des années de vaches maigres, il sait le temps venu de planter, de rejoindre le rang. Ce que nos punks sottement appellent faire une fin, préférant, modernes ô combien, victimes s’ils savaient de la société qu’ils  prétendent refuser, le lent suicide à l’interruption du voyage. Dans nostalgie, il y a nostos, qui signifie voyage. Planter, vieil Ulysse, la rame en terre.

Quant au vieil homme sage, pour avoir pratiqué la respiration artificielle sur un enfant indien, le voilà promu guérisseur. Désormais, plus besoin d’or. De quoi manger et boire à satiété. Il ne convient pas que l’homme amasse mais fruisse.

Étrange happy end. Les bandits ont volé les mules du méchant ; pressés de les vendre à la ville, ils les ont délestés de leur charge, prenant les sacs d’or péniblement gagnés par trois rêveurs éveillés au prix d’efforts incroyables pour du sable. La vie est un songe où le rêveur seul règle la jauge, décide du prix et du poids des choses. Sable ou or, l’homme outre-tombe n’emmènera – un truisme – rien. À mourir de rire. Ce que fait le sage, rejoint par le futur fermier texan. Que restera-t-il à l’homme de tout son labeur ? Rien. Un peu d’amour, d’amitié... un avatar au jardin d’Épicure.


Ni le film ni le livre n’ont pris une ride. Bon à lire à relire, à voir et à revoir, en ces jours étranges où la faillite des utopies, conjuguée à la démence scientiste, croit avoir reconfiguré le monde. Meilleur des mondes réalisé. D’un côté, Repomen, Nip Tuck, les riches ont fait vœu de cesser de mourir, botox pour toutes et organes prélevés, volés, à la foire d’empoigne générale sur fond de partage faustien ; et de l’autre, le retour de ce qui engendra la crise de 1929, prélude à l’innommable, traversé çà et là par les hurlements des indignés. Bien entendu, les indignés du jour savent le nom de l’ennemi, la bonne vieille figure du capitaliste juif, israélo-américain. Qu’importe ! À nouveau, les temps dangereux sont de retour. Axe Nord/Sud, la boussole s’affole, pôles désaxés, jeunesse en rade sur tous les pontons, le capitalisme, de victoire en victoire, a succombé. Trop de morts sur les routes du monde, trop d’habitants sur la terre habitée. Chercheurs d’or, nous avons pillé la montagne de la vie et la voilà montagne morte. Avec Traven et Huston, se souvenir des Géorgiques du vieux Virgile à l’heure où les pesticides détruisent les abeilles sacrées, se souvenir que l’avoir arase l’être et que faute de partager la terre, nous l’avons épuisée, comme faute d’avoir partagé, les riches ont lassé les pauvres.
Sur l’arène du monde, le capitalisme gît, grand taureau noir ensanglanté, piqué de cent banderilles, sous la bronca générale d’une foule qui, une dernière fois, exige sa part.







[1] Film de John Huston, 1947. Non seulement on y voit Bogart mendier et devenir, enfiévré d’or, fou mais encore Huston père oscarisé.
[2] On lira B. Traven, Portrait d’un anonyme célèbre.
[3] Le lecteur aura reconnu les titres de deux célèbres œuvres de Bertolt Brecht.
[4] Selon la formule d’Éric Faye.
[5] Kuhle Wampe oder Wem gehört die Welt ?, film de Slàtan Dudow, scénario Bertolt Brecht, 1932, censuré par la République de Weimar.
[6] Titre du chef-d’œuvre d’Hans Fallada, Quoi de neuf, petit homme ? ou comment, prolétaire, mourir de faim en attendant La résistible ascension d’Arturo Ui.

dimanche 2 novembre 2014

Cette brume insensée où s'agitent des ombres, comment pourrais-je l'éclaircir ?



Cette phrase de Raymond Queneau, qui apporta le tapuscrit de La Place de l'étoile à Gaston Gallimard, servit d'épitaphe à W. ou le souvenir d'enfance, il était naturel d'en faire le titre d'un Plaisir à Patrick Modiano, prix Nobel de littérature 2014 à sa grande surprise et non à celle des bookmakers anglais.


La nouvelle tombe sur le téléscripteur. Immédiatement, les langues vont bon train. Des quatre coins de l'hexagone, la même ritournelle :  Il ne le mériterait pas.
Mon sang ne fait qu'un tour.
Qui publie devient sur le champ suspect et qui se voit honoré passe de suspect à coupable présumé avant d'avoir la tête tranchée.

À nouveau, cette fois-ci à son corps défendant, s'écrit La Place de l'étoile, le premier roman d'un jeune homme doué, qui assène, invraisemblable vérité, l'impossibilité  d'être juif et français dans l'après-collaboration. On aurait tort d'y voir une provocation. La valeur n'attend pas le nombre des années.  À l'avance,  un post-adolescent compose Pseudo quand Romain Gary mettra vingt ans à découvrir le pot aux roses.  Son excuse ?  Passé par les hangars de la RAF et la fraternité des Compagnons de la France libre, l'exilé russe leur aura abusivement prêté le visage de la France et aura confondu la Madone aux fresques des murs, une certaine idée avec le pays réel.  De la même manière, que Modiano ne pouvait, jeune homme,  être juif et français, le vieil homme, chargé de livres, ne saurait être l'écrivain français, qu'il a choisi –  amnésique volontaire – de devenir et écrivain à visée universelle : un Nobel admissible.


Pas le temps ici d'expliciter l'invraisemblable vérité. Le lecteur intéressé lira le Gary and co de Sarah Vajda où la romancière et critique élit comme angle d'attaque et fil rouge de sa lecture l'étrange douleur et l'invraisemblable colère du jeune Romain Gary à l'encontre de l'abjecte saillie de Kléber Haedens, tempérant pour longtemps, sans doute pour toujours-c'est-terriblement-long, sa joie d'avoir obtenu  son premier Goncourt. Tout viendrait de là,  y reviendrait. Ajar et sa grammaire disloquée, l'aveu final des Cerfs-volants, une vie entière à admettre cette impossibilité conjecturale ou essentielle, qu'un éphèbe fit tomber, désinvolte,  sur le pavé parisien.  



Revenons à l'accusation de non-universalité, jetée sur l'œuvre de Modiano en ce bel automne 2014.
Nul ne conteste à Modiano la qualité d'écrivain, enfin presque personne, seul  son  profil de  Nobel. Ah ! Il existe un profil.  

Voyons le profil.

Wikipédia, providence des imbéciles, qui veulent tout savoir sans n'avoir rien appris,  affirme : « Le prix Nobel de littérature récompense annuellement, depuis 1901, un écrivain ayant rendu de grands services à l'humanité grâce à une œuvre littéraire qui, (selon le testament d'Alfred, son saint patron) a fait la preuve d'un puissant idéal. » Formule vague, surtout soumise aux variations climatiques et géopolitiques du beau nom d'idéal. Kipling aujourd'hui ne serait plus, horresco referens,  le plus jeune lauréat d'un tel prix et sans vouloir le moins du monde  jouer les rabat-joie, il me souvient que l'académie suédoise suspendit ses activités pour ne blesser personne entre 1940 et 1943. Chacun, un jour ou l'autre, se sera montré lâche. Je ne jette aucune pierre, me contente de rêvasser à la noble institution, d'affirmer que ce prix revenait, de fait comme de droit,  à Jakob Wassermann, victime d'une version live de Farenheit 451 avec dans les rôles principaux le Chancelier Adolf Hitler lui-même et son fidèle adjoint à la culture, Joseph Goebbels, qu'on ne présente plus.

Wassermann, juif allemand, né à Fürth,  avait commis une œuvre magistrale à portée universelle, en passe d'être effacée du Livre de mémoire. Disparu en 1934, les nazis autodafièrent jusqu'à son souvenir...Bon nombre d'entre vous ignorent jusqu'au nom de Jakob Wassermann. Ils font mal. Wassermann vit assez vite son génie reconnu. Ce n'était que justice. Son Caspar Hauser illustrait par l'exemple la manière dont la bourgeoisie au cœur de glace utilise le malheureux pour mieux le rejeter et son opus majeur – L'Affaire Maurizius suivi d'Etzel Andergast –  dont Henry Miller estimait avec raison « qu'elle élevait l'erreur judiciaire au rang d'une tragédie grecque » vaut,  haut la main, Les deux étendards de Rebatet, si vantés. Ce rare ouvrage,  composé par une âme dont la douceur ironique s'apparentait à celle de Tchekhov, sut  conjoindre l'exigence de vérité, apanage de  Rilke dont Wassermann fut l'ami, à une vive force.  Rarement écrivain parvint,  par l'art du roman, à donner plus exacte vision des ravages infligés aux âmes assoiffées d'absolu et aux honnêtes gens par leur bref séjour sublunaire. L'ambition était haute. Wassermann l'atteignit, recourant au genre épique et au roman conversationnel sans jamais succomber à la tentation du bavardage.

Le dernier, Julien Duvivier tira en 1954 un bel objet avant que le nom du noyé ne disparaisse de la mémoire humaine, comme s'estompent, au portillon de la postérité, les âmes sans répit chahutées par les nouveaux arrivants à l'heure de pointe au métro de la gloigloire.

Revenons à nos corbeaux et à leurs inconséquents croassements.
Le moyen de  donner un tel prix à qui n'a jamais composé que deux livres, la Place de l'étoile et Ronde de nuit ? Plus de quarante fois, revue et corrigée, l'éternelle  promenade d'un agoraphobe dans un passé perdu et jamais retrouvé.   

Il existe un profil pour le Nobel,  il  rime avec universel.

S'il existe un écrivain sur la terre habitée, en voie de désertification ou de disparition,  susceptible de parler à tous et à chacun en langue claire de son calvaire quotidien, c'est bien Patrick Modiano. Lui seul ou presque. Ce qui vaut pour Paris vaut pour Nankin, Knong-Penh, Vienne, Madrid, Rome, Milan, Détroit, Hiroshima, Lahore, Nevers... Quelle ville n'a pas été touchée par l'ange de la mort, venu marquer une maison ou une autre, évanouir les traces et le chiffre de l'homme ? En quel point du monde n'errent pas les mânes, les fantômes, les lamies et les goulues d'une Dora Bruder ? Par ce fait très simple, Modiano serait déjà l'écrivain le plus universel des  écrivains.  Lui seul. 

 Mon contradicteur,  rencontré cent fois en ce jour d'octobre,  insiste :
-        Modiano n'et pas le porte -parole de l'humanité souffrante...

Le démon git dans les détails. La lettre, toujours préférée à l'esprit. L'adresse à l'humanité souffrante  serait la condition sine qua non. Nous voilà d'accord. Modiano, non seulement est – avec Jacques Chessex – le meilleur écrivain francophone contemporain mais de surcroît le plus exportable. Retour de la visée universelle. Mon contradicteur, certain de son bon droit, il confond engagement et universalité,  ne désarme pas.

-        Votre Modiano ne parle pas de son temps, du nôtre. Il est  obsolète. Et de plus, crime suprême,  il publie depuis plus de quarante ans le même livre.

Il écrit le même livre ? C'est là tout son génie. Par-là, je veux que l'on l'honore et me réjouis infiniment qu'un prix de cette envergure l'ait fait. Il écrit le livre le plus ordinaire, le mieux partagé par un monde délaissé depuis 1945. Il écrit notre histoire commune et singulière, à nous tous, sans exception, orphelins de la guerre, nous qui avons grandis, fils de collaborateurs et fils de résistants, fils d'attentistes et fils d'aquoibonistes, fils de juifs et fils d'aryens, enfants du Lebensborn, fils de la honte et rescapés, génération après génération, abandonnés, bercés par le silence, le mensonge et la dissimulation. Et ce, du Japon au Missouri, de Londres à Tel-Aviv, de Paris à Riom, de Madrid à Naples, de Berlin à Varsovie, d'Odessa à l'Azerbaïdjan, de Nankin à Okinawa, de Gaza à Damas  …  Que voulez-vous,  la guerre était mondiale et aucun de nous n'a échappé au syndrome post-traumatique. Chacun peut à l'envi gloser, selon son club d'appartenance sexuelle, raciale ou religieuse, accuser pêle-mêle la furia capitalista, l'esprit 68, la télévision et la mise en réseau du monde de l'état des choses, il n'empêche. Rien de cela n'eût été possible sans le surgissement d'un Caporal dément sur la scène du monde et sans l'effort exigé pour en débarrasser la terre, dans le strict respect des égoïsmes nationaux. Tous abîmés, blessés, laissés pour compte, surnuméraires : fils, frères, neveux, petits-enfants, arrière-petits enfants de disparus. Même les survivants sont des disparus enfin l'enfant ou l'homme qu'ils avaient été avant-guerre se sont fait la belle ! Des endeuillés, non de leur seule jeunesse mais des revenants,  des revenentes,  écrirait Perec, l'écrivain le plus proche spirituellement des thématiques de Modiano. Me plaît d'imaginer, non plus un immeuble comme ce fut le cas dans la Vie mode d'emploi,  mais une ville, au hasard Paris ou Annecy, ensuite classer, ranger les variations sérielles du fameux « livre unique », que mes contradicteurs reprochent si fort à Modiano dans un seul volume et nous découvririons la même part manquante, semblable amnésie au travail, la même déchirure du roman familial, national, universel. La guerre est notre mère à tous et le mensonge notre père. Le sol était meuble sous nos pas à l'instant où nous fîmes notre entrée dans le monde. Pas un de nous dont le roman familial ne se présente sous la forme d'un puzzle où il manque une pièce, pas un de nous dont l'histoire nationale ne hurle en vain des paroles en allées, alternance de fureur, de bruits et de murmures.  
   


Jo Hedwige Teuwisse - "Ghost of history"

Modiano et Perec se sont voulu les archéologues du souvenir absent, effacé, qui ne reviendra plus comme ne reviendra plus « l'honnête figure cartésienne », que fut le jeune chimiste Primo Lévi avant son arrestation et son incarcération dans la Maison des morts. Désormais, il nous faut cohabiter avec ces morts. Déjà la Révolution française, La Commune, la Grande guerre...  Pas un  fait historique, qui déjà ne contaminait les générations suivantes. Pas d'affaire Dreyfus sans l'uniforme du fusilleur de la Commune, pas de joie munichoise sans le souvenir brûlant des « Enfants humiliés », pas de régime de Vichy sans exécution de la famille royale en place publique et dans l'ombre des cachots, pas de Sarajevo sans congrès de Vienne...  L'histoire, contrairement à la vie humaine, ne connaît nulle borne. Le génie de Modiano et de Perec tient à la perception aigüe  que tous deux eurent de cette continuité souterraine et d'en avoir cherché, inlassables, les traces. De cette tragédie si ordinaire, que tous l'acceptent, un écrivain s'est fait l'aède et le récusant. Lui seul parle aux orphelins khmers, aux Algériens, trahis par le FNL, la France, le FIS, aux enfants de Palestine, abandonnés de tous et pourtant couverts d'amis aux cœurs de glace comme ce pauvre Caspar Hauser, aux juifs, surpris de devoir marcher à nouveau, étoile au cœur, place de l'Étoile. Que voulez-vous de plus en termes d'universalité ? Modiano écrit comme l'homme rêve. Hagard, incertain, il isole une image, une séquence et ensuite,  tente de l'agréger à une totalité. Y renonce. L'énigme ne sera jamais tout à fait résolue. L'amnésie triomphe toujours. La commotion cérébrale exige le futur antérieur. De cette confusion, son génie tire une clarté consolatrice alors même que la destruction passée se double d'une destruction active, perpétuelle. Le silence poursuit son œuvre de mort, tandis que continue, patiente, la destruction des villes où les ombres s'obstinent à marcher.  Modiano compose le livre des lamies tristes, à qui il offre un dernier instant de joie, le sourire factice de l'éternité littéraire. Le lisant, nous redevenons des enfants affolés de le Journal d'Anne Frank, nous sommes de fausses grandes personnes, qui lisons celui d'Hélène Berr, de Margaret Buber, retrouvant Miléna, la fiancée de Kafka, à Ravensbruck. Parler de Modiano rend bègue. L'agoraphobie constitue le motif central de son œuvre, là où elle tient au sensible. C'est toujours Perec, composant L'homme qui dort comme Modiano La rue des boutiques obscures, Perec cherchant en vain la rue Vilain dans W. ou le souvenir d'enfance, hélant les Revenentes d'avoir été longtemps incapable de reconnaître la façade du salon de coiffure de sa mère Cyrla Szulewicz, disparue en 1943 à l'âge de trente ans.




Du coup porté par la grande hache de l'Histoire, nul ne guérit tout à fait.  Ni les enfants du film de Louis Malle, regardant sans y comprendre rien partir leurs camarades ni les voisins, les passants, distribués par erreur dans le rôle de témoins sans être en mesure, faute de connaître le scénario,  de témoigner jamais. D'un pays entier avoir fait d'innocents complices, les avoir réduits au rang de  spectateurs méritait un arrêt sur image. Semblable chose arrive en tous lieux : la mère contrainte d'envoyer son fils aux Jeunesses hitlériennes et condamnée ensuite à vivre en compagnie d'un étranger, soumise çà et là à un ogre trompeur qui, un à un, vorace,  dévore ses enfants jusqu'à que vieille, stérile, il ne lui reste plus assez de larmes pour la cérémonie des adieux et assez d'esprit pour  comprendre ce qui lui est arrivé.  En un mot comme un cent, le XXe siècle pour l'Europe fut temps de somnambules, occupés chaque matin à s'en aller quérir la substance du jour ou simplement à survivre, enrôlés au nom du dieu Mars, de Marx ou d'un de ses lecteurs, contraints toujours de  vivre loin de l'ordinaire humain, hors-nature, livrés au monde pressenti par Sade en son cruel génie.  

Consolation de la littérature, le monde,  fou d'avoir été tant violenté,  délivre une musique qui nous retient, encore un instant de bonheur, sur les berges du Styx. Lisant Modiano, nous allons obscurs dans la nuit solitaire, qui regardons les cercles concentriques laissés sur tous les fleuves du monde par ces pierres jetées et impuissants, nous sentons traversés par les corps de nos ancêtres, les bombes et les obus tombés en tel nombre que nul ne saurait les chiffrer. Nous allons, incertains d'hier vers un avenir tellement semblable à ce passé, dans le temps où la guerre se perpétue dans chaque point du globe, conséquence de la précédente. Ad libitum. De cette impuissance, de cette tristesse, de l'impact de l'histoire sur nos vies minuscules, de l'incessante destruction des âmes par l'amnésie, Modiano demeure à ce jour le plus précieux archéologue. C'est dit.
Il méritait ce prix en vertu de  l'universalité de son œuvre.



Turner - Pêcheurs en mer

Le moyen de ne pas dire un mot de l'écrivain, de l'artiste, car enfin un écrivain n'est pas pilier de bistrot ou camelot de marché, du Roy ou du Peuple,  il n'importe !  Savoir raconter une histoire n'est pas son seul fait. Tout gît dans le comment et Melville, élisant la baleine  « le plus gros des animaux pour composer le plus grand des romans de tous les temps » ne fut pas un simple bonimenteur. Pour être écrivain, il faut savoir d'instinct l'art de plier les mots, toutes catégories grammaticales comprises, sous un commandement personnel. Comment écrit Modiano ? Je l'ignore et cette ignorance m'enchante.  Par quel miracle, quelle grâce,  cette succession de phrases simples et pures tient-elle ?  Je ne sais. Voilà qui me le donne à admirer. Je hais les livres impolis, qui laissent le bâti, l'ourlet, la marque du labeur, ceux qui multiplient en leur cœur les intentions, font sonner haut le schéma actanciel, indiquent  les ficelles,  les à la manière de...  Je hais les tics, les trucs, les effets de manche : ce qui fait métier et ne goûte que les livres mystérieux, qui dénudant l'âme, me condamnent à une confrontation spirituelle doublée de l'érotisation de la langue, grain de la voix comme grain de la peau. Qui d'autre parmi les vivants me procure cette sensation inouïe, tellement intime et pourtant commune ? Personne ou presque. La littérature est ce lieu où le particulier touche à l'universel à seule fin de rendre supportable la terrible traversée. Par la communauté d'expérience et de souffrance, faire de chaque lecteur un membre de l'espèce humaine et de chaque solitaire, un moine en sa cellule, mêlant sa voix silencieuse au vacarme du monde et au concert des oiseaux du ciel, un mot dans le grand livre de l'humanité, une virgule dans le terrible récit, un souvenir échappé,  fragmentaire,  à la nécessaire amnésie.   

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant, douloureux.  Tellement modianesque. Nous sommes dimanche matin, j'appelle mes parents – mon père est mort en octobre 1981 – Lit : 83 35 et annonce venir déjeuner : menu rituel, poulet rôti et pommes sautées. J'arrive à la maison et découvre qu'ils sont morts. Cette impression, pénible s'il en est, Modiano et lui-seul sait l'art de me la restituer, intacte, cette détresse ininterrompue d'être pour jamais orpheline.  Déracinée.  Perdue. Amnésique et pourtant mnésique, comme il sait son Paris sur le bout des doigts et est agoraphobe.  Sur la terre entière tous les humains rêvent, pourquoi ne liraient-ils pas tous Patrick Modiano ? La lecture,  occupation toute spirituelle et intellectuelle en voie de disparition depuis que les marchands de livres se sont substitués aux marchands de sable, fut longtemps un acte aussi solitaire que celui de rêver. Peu d'écrivains possèdent ce don de faire de leurs lecteurs des somnambules. Si nous lions cette solitude bénéfique au vœu de Kafka: « un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous », nous mesurons combien ce rêve lucide que constitue la lecture d'un roman de Modiano nous délivre du froid mortel de notre souffrance. Au-delà du partage de l'expérience, voilà donnée au lecteur la capacité d'éprouver consciemment ce qui se peut : fantasme, peur, amnésie, névrose, tout ce  qui gèle  désirs et  mouvements. Voilà pourquoi, mes chers amis, je tiens ce prix pour hautement mérité et prétends ici faire cesser vos sarcasmes. Si même Vous, vous tenez la politique et l'engagement pour des compagnons inséparables de la chose littéraire, je vous renvoie sans aigreur  au mot de Proust : « Prétendre délivrer un message en écrivant un livre équivaut à offrir un cadeau en y laissant l'étiquette du prix ». 
Le prix,  le juste prix.

Pas celui que Paul remet à Pierre afin que Pierre salue son ami Jacques et que Jacques ou Paul ne  s'en souviennent plus tard, venue l'heure de rendre la monnaie. 

Très sainte prostitution, que chacun vante aujourd'hui en ce monde marchand où il ne reste rien qui ne s'achète ou ne se vende, jusqu'aux enfants, passe ton chemin, je prétends, moi, l'art gratuit, qui n'augmente que les âmes, n'apaise que les cœurs et n'embellit que les jours de notre vie. Au dernier enchanteur et à sa chanson triste,  longue vie, santé et, Nobel permet, prospérité !