dimanche 30 décembre 2012

Le chant du monde (3)



          
           Entre notre terrasse et le sentier de Loire, j'ai planté une haie de thuyas. Mur de verdure disent les catalogues d'horticulteurs. C'est cela et c'est beaucoup mieux. Protection contre le vent, contre le regard des passants, ce mur est un monde vivant, hanté de frémissements, de frôlements, peuplé de nids, bourdonnant d'insectes, exultant de chants d'oiseaux. Par-delà, dans les acacias du talus, la fauvette babillarde égrène sa sautillante ariette. En-deça, dans les lilas et les spirées, les rossignols se défient sans attendre la tombée du jour. Et, bien après que le soleil s'est levé, le sang brulant, la gorge palpitante, ils chantent encore et ne peuvent plus se taire. Mais à chaque pôle de la nuit, la haie appartient toute aux merles. Et à leurs vocalises sonores. La puissance de leurs voix n'a d'égale que sa pureté. C'est une coulée jaillissante et limpide, d'une souplesse et d'une transparence qui ravissent. Quelle bénédiction de retrouver la lumière matinale au chant des merles de la haie ! A travers les lames de persiennes, le jeune soleil glisse ses premiers rayons. Le dormeur en perçoit la coulée, comme d'une lame d'eau venue lécher une marche, au seuil d'un embarcadère : et déjà se soulève la barque. C'est un sommeil suspendu, balancé, où s'éveillent des feuillages, où fusent soudain des traits sonores plus joyeux que toute musique humaine. Et soudain la conscience revient : les merles chantent. Quarante printemps, dans ma mémoire, s'accompagnent du chant des merles. Pas une allée de notre petit bois où mes yeux ne puissent revoir, filant du soleil à l'ombre, le vol rasant d'un merle en quête. Chaque fois alors mon cœur s'émeut au souvenir de la merlette meusienne qui filait ainsi devant moi, un lointain matin de septembre.

Maurice Genevoix. Tendre Bestiaire. Plon. 1969

jeudi 27 décembre 2012

Le chant du monde (2)


Nicolas de Staël - Bateaux - 1951

Une journée de juillet 1912 voyait les flottes du monde massées dans une seule baie de Méditerranée. Comme oppressé par la fumée des cheminées, le ciel était immobile, gris bleu de chaleur, au-dessus des montagnes brunes de la côte. Les mouettes rasaient l’eau. Le bleu et l’or de la saison méridionale, comme des reflets de villes ensevelies, semblaient abîmés au fond de la mer qui n’osait bouger sous le poids sévères de trente vaisseaux de ligne, cuirassés, contre-torpilleurs et destroyers. Les monstres d’acier dissimulaient mal leurs canons sous les joyeuses couleurs de leurs innombrables banderoles. L’eau ruisselait avec lourdeur du pont des cuirassés sur le miroir huileux de la paresseuse Méditerranée. L’étroite ceinture de maisons blanches, de sable jaune, de fleurs altérées et de chênes verts n’osait rompre ce silence qui semblait éternel. Alors se produisit un événement quelconque (qui donc se rappelle encore les détails d’un siècle depuis si longtemps révolu!). Une barque blanche se détacha de la côte et à la cadence nette de douze paires de rames se dirigea vers la flotte. Le flot figé parut s’animer quand les premières perles tombèrent des palettes; le monde sembla de nouveau écumer, revivre dans la libre respiration d’un jeune océan. Alors les mouettes, se souvenant du plein ciel, prirent leur essor, car du bord de tous les vaisseaux à la fois s’élevait une musique: en un chœur sonore de fanfares, les hymnes nationaux de douze peuples jaillissaient, se heurtaient et finissaient par se confondre en une trépidation unique. De temps en temps un lambeau de son parvenait à s’échapper et, pareil à un oiseau, se posait un instant à la pointe d’un mât ou d’un rocher. Enfin, on distingua les voix des peuples dans ce déluge polyphone qui se brisait aussi nettement à la surface de la mer qu’aux parois d’acier des vaisseaux. Des langues métalliques invoquaient Dieu, le conviait à protéger le Tsar, le Roi, l’Empereur. On discernait sans peine l’embarras du ciel devant l’assaut de ces invocations simultanées, car il ne pouvait échapper à personne que chacune de ces prières prétendait être seule exaucée et tentait d’exclure les autres. Il ne resta plus qu’un seul chant, doublement dévorant, et où Dieu ne figurait pas. Sa passion sauvage, rayonnante de toutes les couleurs de la vie et de la mort, renonçait en effet à implorer Dieu. Le chant ne lui consacrait même pas un souffle, il semblait que Dieu n’eût jamais existé. Sa voix ne s’adressait qu’à ceux qui avaient été oubliés, par tous les autres hymnes, aux enfants de la patrie, pour qui un jour éternel de gloire était arrivé. C’était la Marseillaise qui retentissait à bord du vaisseau-amiral de la flotte française, et qui résonnait, animée d’elle-même, avec une telle plénitude que l’on n’aurait pas été surpris si les vaisseaux de France avaient soudain hissé le signal du départ, et si, solitaires, mais avec un bruissement orgueilleux, ils avaient tout à coup pris le large.

Friedrich SIEBURG. Dieu est-il Français ? Grasset. 1930

Le chant du monde (1)


            

           Presque sans transition, la nuit s’est emparée de la forêt, et la masse des grands arbres paraît se faire plus proche. Avec l’obscurité s’installe aussi le silence ; oiseaux et singes se sont tus et seules se laissent entendre, lugubres, les six notes désespérées de l’urutau. Et, comme par tacite entente avec le recueillement général en quoi se disposent êtres et choses, aucun bruit ne surgit plus de cet espace furtivement habité où campe un petit groupe d’hommes. Là fait étape une bande d’Indiens Guayaki. Avivé parfois d’un coup de vent, le rougeoiement de cinq ou six feux familiaux arrache à l’ombre le cercle vague des abris de palme dont chacun, frêle et passagère demeure des nomades, protège la halte d’une famille. Les conversations chuchotées qui ont suivi le repas ont peu à peu cessé ; les femmes, étreignant encore leurs enfants blottis, dorment. On pourrait croire endormis aussi les hommes qui, assis auprès de leur feu, montent une garde muette et rigoureusement immobile. Ils ne dorment pas cependant et leur regard pensif, retenu aux ténèbres voisines, montrent une attente rêveuse. Car les hommes s’apprêtent à chanter et ce soir, comme parfois à cette heure propice, ils vont entonner, chacun pour soi, le chant des chasseurs : leur méditation prépare l’accord subtil d’une âme et d’un instant aux paroles qui vont le dire. Une voix bientôt s’élève, presque imperceptible d’abord, tant elle naît intérieure, murmure prudent qui n’articule rien encore de se vouer avec patience à la quête d’un ton et d’un discours exacts. Mais elle monte peu à peu, le chanteur est désormais sûr de lui et soudain, éclatant, libre et tendu, son chant jaillit. Stimulée, une seconde voix se joint à la première, puis une autre ; elles jettent des paroles hâtives, comme réponses à des questions qu’elles devanceraient toujours. Les hommes chantent tous maintenant. Ils sont toujours immobiles, le regard un peu plus perdu ; ils chantent tous ensemble, mais chacun chante son propre chant. Ils sont maîtres de la nuit et chacun s’y veut maître de soi. 

Pierre Clastres. La Société contre l’Etat. (1974). Les Editions de Minuit. Réédition. 2011

lundi 24 décembre 2012

Les voeux des idiots


           A tous ceux qui nous ont fait l'honneur de nous lire ou de nous rendre visite, à tous ceux qui bouquinent, qui écrivent, qui critiquent et qui s’entreglosent à tout va, à ceux qui changent d’avis mais jamais de chemise, à tous les fâcheux et aux néo-fachos, aux ringards, aux réacs, aux anarchistes ou aux anarchristes, aux faiseurs de duels, aux aviateurs, aux pilotes de zeppelin, aux polémistes et aux polémarques, aux julots-casse-croûtes, aux traîne-rapières, aux chercheurs de querelles, aux hommes de mains, aux janissaires ; à tous les nostalgiques et aux enthousiastes, aux échauffés, aux éplorés, aux incontrôlables ; à ceux qui parlent à tort et à travers, qui parlent pour ne rien dire ou qui pensent que c'est compliqué, aux beaux parleurs et aux causeurs,  aux comploteurs et aux complotistes, à tous les branques et aux branquologues, aux mystiques, aux illuminés, à Merlin l’enchanteur, aux Apaches, aux chats noirs et à tous les Cosaques nous souhaitons un joyeux noël !

            Et même s’il faudra bien continuer à supporter les petits flics, les petits chefs, les petits maîtres, les faiseurs de fiches, les prophètes de canapé, les rebellocrates, les fonctionnaires de la provocation et les rentiers de la subversion, les détenteurs de vérité, les dogmatiques, les doctes emmerdeurs, les assurés, les infatués et tous les contents-d'eux-mêmes encore un an, nous vous souhaitons malgré tout une bonne et heureuse année 2013 !




vendredi 21 décembre 2012

Les perdants magnifiques (2): Laurent Tailhade


Laurent Tailhade fut un mauvais coucheur, un poète belliqueux, un fils indigne, un mari volage, un anarchiste notoire et un faiseur de duels, ce qui est bien naturel pour un enfant du sud-ouest, terre d’origine d’Henri IV, de d’Artagnan et des cadets de Gascogne. Laurent Tailhade naît à Tarbes le 16 avril, un peu après Ferdinand Foch (2 octobre 1851),  et grandit sous l’œil sévère de Félix Tailhade, magistrat conservateur, et entouré des prières de sa pieuse maman, Ernestine Jacomet. Le petit Tailhade fait ses études d’abord chez les jésuites à Toulouse, puis au lycée de Pau et de Tarbes, dans la cour de récréation duquel il a croisé le petit Jules Laforgue, son cadet de six ans, futur ministre de la IIIe république, et peut-être aussi Ferdinand, futur Maréchal Foch.
Croiser la route de futurs ministres et généraux détermine-t-il obscurément le destin d’un anarchiste ? Tailhade en tout cas ne fait pas les études qu’il faut pour embrasser une prestigieuse carrière politique ou militaire. C’est un élève médiocre qui ne se distingue qu’en remportant les prix décernés par l’antique société littéraire des Jeux Floraux de Toulouse pour ses poèmes « " Les Citharistes de la rue ", " Vers l'infini " et " Le Bouquet de violettes ". C’est décidé, Laurent Tailhade ne sera ni ministre, ni militaire, il sera poète. Après un baccalauréat obtenu poussivement en 1874, Tailhade entre à la faculté de Droit de Toulouse, se lie d’amitié avec un certain Baron René Toussaint, qui fera une carrière littéraire sous le pseudonyme de René Maizeroy et inspirera à Maupassant le Duroy de Bel-Ami, et devient républicain sous l’influence de son professeur Ernest Constans, encore un futur ministre. Bref, il tourne mal. Au cours d’un premier séjour à Paris en 1878, on lui présente Théodore de Banville, Tailhade peut rêver à une carrière littéraire lui aussi. Sa famille de magistrats tarbais voit les choses d’un autre œil cependant.
En 1879, à la grande satisfaction de ses parents, et suivant en cela leurs très vives recommandations, Laurent Tailhade épouse la jeune Marie-Agathe de Gourcuff et s’installe à Bagnères-de-Bigorre avec sa tendre moitié. Un fils, Léopold, lui naît le 16 septembre 1879. Laurent Tailhade tente bien de poursuivre une timide carrière littéraire mais cet heureux événement semble marquer pour de bon la fin de l’errance et de la bohème littéraire à laquelle il rêvait encore du temps où il remportait les concours de poésie des Jeux Floraux. Son fils, cependant, ne survit que cinq mois. Eploré et libéré, Tailhade fait paraître en avril 1880, chez Alphonse Lemerre, l’éditeur des Parnassiens, son premier volume de vers « Le Jardin des Rêves », qui est préfacé par Théodore de Banville. Au cours de ce deuxième séjour de deux mois à Paris, Laurent Tailhade fraie avec les milieux parnassiens et rencontre Heredia ou Coppée.
De retour à Bagnères-de-Bigorre, Laurent Tailhade a encore le cerveau échauffé par les vapeurs de la capitale. Il devient monarchiste et défend ardemment l’Eglise catholique dans le journal conservateur « L’Echo des Vallées », signant ses brûlots d’un rageur et décadent « Lorenzaccio ». Il prend, de loin, contact avec des animaux étranges, Hydropathes, Jeune France, Zutistes, et commet chez Alphonse Lemerre une nouvelle plaquette simplement intitulée « Une dizaine de sonnet. » Mais surtout, Laurent Tailhade livre le 20 septembre 1882 son premier duel avec l’un des responsables du casino de Bagnères-de-Bigorre où il dilapide par ailleurs consciencieusement l’héritage familial. Ce n’est que le premier duel d’une très longue série.
Sa jeune épousée, peut-être un peu dépassée par les événements, a le bon goût de trépasser le 29 janvier 1883, rejoignant dans la tombe l’infortunée Léopold. Fini le mariage bourgeois et le simulacre de vie rangée, Tailhade file aussitôt à Paris. Là-bas, il rencontre Alphonse Allais, Marie Krysinka, Jean Moréas ou Ernest Raynaud et revoit ses camarades zutistes. Il s’en passe alors de belles dans les estaminets que fréquente un Laurent Tailhade délivré de la charge de Pater Familias. Au cours des années 1860-1870, se multiplient, dans les cabarets enfumés d’Europe, dont le Chat noir reste l’exemple le plus célèbre, des artistes et des groupes aux noms improbables : les Vilains Bonhommes, Féfé et son âne Lolo, les Zutistes, les Vivants, les Hydropathes, les Hirsutes, les Groupistes. Dans une veine anarchiste et libertaire, ces trublions d’un nouveau genre se produisent et produisent leurs œuvres devant un parterre d’artistes en rupture de ban et de marginaux, une bohème interlope qui flirte souvent avec les milieux criminels. Le groupe le plus célèbre reste les Incohérents, dont les membres portent des noms tout aussi absurdes que Zipette, Troulala ou encore…Dada. Ils se disent « élèves des lapins » ou « élève de son propre talent », en réaction aux salons officiels, et présentent à leur public des œuvres qui n’ont rien à envier à l’audace de Kandinsky où l’ironie de Duchamp. On peut ainsi citer les premiers monochromes dus à Alphonse Allais que sont Récolte de tomates au bord de la mer Rouge par des cardinaux apoplectiques ou Procession de jeunes filles chlorotiques par temps de neige, ou des œuvres au format atypique telles que Un verre de terre se meurt d’amour pour une étoile située dans la partie supérieure, 1m50 de haut sur 20cm de large, les compostions utilisant par ailleurs tous les supports : écumoire, drap, chemise, saucisson à l’ail, balai, voire même un âne ou un cheval montés sur scène.
Installé à l’hôtel Foyot, Tailhade fréquente toute la bohème littéraire parisienne : Verlaine, Mallarmé, Moréas, Barrès, Fénéon ou Victor Margueritte. Horrifiés par la tournure prise par les événements les respectables géniteurs de Laurent Tailhade décident d’intervenir avec fermeté. Son père lui coupe les vivres et le force à rentrer à Bagnères. On lui trouve d’urgence un nouveau parti, en la personne de la malheureuse Mélanie Maréjuols. Mais le 2 février 1886, en lieu et place d’un mariage, c’est un fiasco qui est célébré. Tailhade, qui est d’un naturel emporté et que sa fréquentation de l’avant-garde la plus libertaire a rendu quelque peu anticlérical, menace tout simplement sa femme de l’abattre d’un coup de pistolet si elle persiste à vouloir se rendre à la messe. Le mariage est tout de même célébré mais se soldera par un divorce prononcé cinq ans plus tard.
Dès qu’il le peut, Tailhade retourne à Paris où il fréquente Léon Bloy et s’essaie aux amours homosexuelles avec Edward Sansot. Il se distingue par une activité de pamphlétaire et de conférencier infatigable, multipliant les attaques et les esclandres. Une de ses innombrables provocations contribue à le rendre célèbre quand il déclare à un journaliste le 9 décembre, au sujet de l'attentat de l’anarchiste Auguste Vaillant qui a jeté une bombe à clous en pleine Chambre des Députés : " Qu'importent les victimes si le geste est beau !." La déclaration soulève un véritable tollé dans la presse. Le 4 avril, une bombe, placée sur le rebord d'une fenêtre, blesse grièvement Laurent Tailhade qui dîne à ce moment au restaurant Foyot en compagnie de sa maîtresse Julia Mialhe. Laurent Tailhade, grièvement blessé, perd l’usage d’un œil et la presse unanime rend hommage à cette " bombe intelligente ". Seul Léon Bloy et Stéphane Mallarmé prennent la défense de Tailhade qui passe six semaines à l'hôpital de La Charité. A peine sorti de l'hôpital, il entreprend de demander réparation à tous ceux qui l’ont insulté et envoie ses témoins dans toutes les salles de rédactions de la presse parisienne pour convier ses détracteurs à s’expliquer sur le pré. Sarah Bernhardt lui manifeste son amitié et son soutien en l’engageant pour donner une conférence en ouverture de l'ultime représentation de Phèdre donné au théâtre de la Renaissance.
Morphinomane et dreyfusard convaincu, Tailhade alterne à partir de 1895, les cures de désintoxication et les duels, principalement avec des journalistes et écrivains de L’Antijuif ou de la Libre Parole qui devient sa bête noire. En 1895, il est sérieusement blessé à la main par d’Elissagaray, journaliste à la Libre Parole et en 1898, en pleine affaire Dreyfus, Tailhade perd quasiment l’usage d’un bras à l’issue d’un duel avec Maurice Barrès. Le 15 septembre 1901, la publication dans le journal Le Libertaire du « Triomphe de la domesticité », un véritable appel au meurtre lancé contre le Tsar Nicolas II qui a visité la France en février, le conduit pour un an à la prison de la santé. Tailhade vient alors tout juste de se remarier avec Eugénie Pochon, de 22 ans sa cadette, qui lui donnera une fille.
Son plus beau fait d’arme reste sans doute le scandale du 15 août 1903 à l’occasion duquel il réussit à liguer contre lui la population de la petite ville bretonne de Camaret. Le jour de la Fête de la bénédiction de la mer et des bateaux, alors qu’une procession part de la chapelle Notre-Dame-de-Rocamadour et longe les quais du port afin de jeter à la mer des couronnes de fleurs, et que  le curé de la paroisse bénit les embarcations, Laurent Tailhade apparaît soudain à la fenêtre de l'Hôtel de France et expédie le contenu d’un pot de chambre sur les processionnaires. Les Bretons sont des gens qui prennent le temps de la réflexion mais qui peuvent se montrer très déterminés quand ils décident d’agir. Le 18 août 1903, une foule de 1800 camarétois fait le siège de l'Hôtel de France afin de se saisir de Tailhade pour le jeter dans le port, en vertu d’une coutume ancestrale. L’écrivain ne doit son salut qu’à l’intervention des gendarmes de Châteaulin qui parviennent avec peine à calmer la foule. Tailhade est « raccompagné » sous les injures jusqu’aux limites de la commune. Il se vengera en publiant dans L'Assiette au beurre du 3 octobre 1903 un pamphlet intitulé « Le peuple noir » où il attaquera  violemment les Bretons et leur clergé. La chanson paillarde Les Filles de Camaret aurait d'ailleurs probablement été composée anonymement par le poète anarchiste pour se venger des Camarétois. Les habitants de la ville, eux, répliqueront en faisant du nom « tailhade » un synonyme de «personnage grossier, mal élevé », usage qui s’est conservé durant une partie du XXe siècle.
Après avoir pris ses distances avec les libres penseurs en 1905, Tailhade revient cependant rapidement à l’anarchisme. Le 18 novembre il se bat encore en duel contre Gustave Téry, directeur de l'Oeuvre, alors antisémite. Vieillissant, plus que jamais morphinomane, borgne et manchot, Tailhade réussit toutefois à épingler son adversaire à la pointe de son épée à la cinquième reprise. Quatre jours plus tard, il retourne dans le pré pour affronter le journaliste Urbain Gohier, au pistolet cette fois. Son adversaire ajuste son tir et le manque deux fois de suite. Superbe, Tailhade, ne fait même pas usage de son arme. Après avoir remporté un dernier duel au pistolet en 1912, Tailhade se porte volontaire à soixante ans pour partir au front en 1914, proclamant qu’on peut être anarchiste et pacifiste sans pour cela vouloir chercher à se soustraire au danger. On lui refuse l’engagement. Tailhade du coup, se replie à Nice, où il écrit pendant la guerre des articles pacifistes et d’où il salue en 1917 la révolution bolchévique.
Après avoir survécu à plus d’une trentaine de duels, l’écrivain mourra cependant dans un lit, terrassé en 1919 par une congestion pulmonaire. Il laisse sa femme et sa fille dans le dénuement et c’est une souscription lancée par Sacha Guitry qui le sauvera de la fosse commune et permettra à cet éternel enragé et à cet anticlérical fou furieux de trouver une petite place dans le cimetière du Montparnasse où il repose encore aujourd’hui.

Laurent Tailhade en compagnie de sa femme Eugénie et de leur fille, Laurence.
La majorité des indications biographiques et les deux photos qui illustrent cet article proviennent du site : http://tybalt.pagesperso-orange.fr/Tailhade/biotailhade.htm

Gilles Picq. Laurent Tailhade ou « De la provocation considérée comme un art de vivre. [Champs Liberté]. Maisonneuve et Larose. 2001


Laurent Tailhade. Au pays du mufle. Ballades et quatorzains. [collection BNF]. Hachette Livres BNF. 2012


mardi 18 décembre 2012

Apocalypse, mon amour



          Il n'aura échappé à personne que la fin du monde est programmée pour le 21 décembre 2012 selon la datation établie par le calendrier maya. Outre le caractère plus ou moins fantaisiste de cette prédiction, le motif de la fin du monde est beaucoup plus intéressant puisqu'il touche désormais tous les continents. Il est en quelque sorte devenu le premier événement mondial qui, à défaut de se réaliser dans le cours de l'histoire, a déjà eu lieu dans l'imaginaire culturel du globe. A chacun son apocalypse, pourrait-on dire, jusqu'à la déflagration finale que les physiciens ont programmée dans une centaine de milliers d'années. En attendant, l'urgence est bien là, car les hommes, eux, ne vivent qu'une petite centaine d'années, et prévoient déjà de s'en aller vers d'autres cieux.

Or, il existe autant de nouveaux cieux que de fins du monde. Aussi voudrions-nous explorer quelques-uns de ces récits apocalyptiques pour que chacun, après tout, ait le loisir de retenir la formule qui lui sied le mieux, et d’entrevoir ainsi sa propre mort au travers de l’humanité entière. Partons du plus connu, le calendrier maya, et commençons par le réinscrire dans son creuset original : la mexicanité. En effet, les Mexicains n’ont pas attendu le film 2012 pour se pencher sur un patrimoine aussi glorieux que mystérieux. Et ils en ont tiré une lecture tout à fait singulière puisque la mexicanité renvoie à une « race primordiale et supérieure » qui doit ressurgir, sous la forme d’illustres ancêtres (Aztèques, Toltèques, Incas, etc.), à la fin de ce cycle. Très loin de l’acculturation qu’a subi le calendrier maya, cette interprétation s’inscrit dans un revivalisme identitaire qui se mêlent très souvent à des syncrétismes locaux.

  
Notons que cette première fin du monde ne se traduit pas par une catastrophe générale, mais par l’effusion progressive d’un nouvel esprit, comme un saut de conscience, qui s’apparenterait au retour glorieux de l’harmonie précolombienne. Pour ceux qui se sentiraient perdus dans l’archéohistoire de la Mésoamérique, il est toujours possible de se reporter sur la variante scientiste de l’apocalypse maya, à savoir la croyance dans un « alignement galactique » de la terre, du soleil et de l’univers. Ce qui reviendrait à modifier l’axe de rotation de la terre dans son mouvement universel, phénomène qui se produirait tous les 25 000 ans selon certains astronomes et qui tomberaient justement dans la période de notre solstice d’hiver. Rappelez-vous, la disparition des dinosaures, l’engloutissement de l’Atlantide, la fin de la civilisation aztèque, etc. Pour ceux qui choisiraient cette option, ne pas hésiter à se passer en boucle Mélancholia de Lars von Trier.  

 
En revanche, pour ceux qui se sentent un peu plus « franchouillards », nous conseillerons la version « Illuminés de Bugarach ». Ce petit village de l’Aude peuplé de 400 âmes, dont plus de la moitié sont aujourd’hui des néo-ruraux en quête de la fin du monde, est situé dans le territoire des anciens Cathares, du trésor de Rennes-le-Château et autres mystères irrésolus. Dans ce contexte, le col de Bugarach (1200 mètres) se présente comme une montagne renversée dont le sous-sol géologique (très riche) est appelé à remonter à la surface terrestre à l’approche du 21 décembre. En plus de profiter de la richesse énergétique du lieu, il appartient à chacun de choisir son canal préféré – en fonction des nombreuses spécialités de Bugarach : médecine chinoise, astrologie, spiritisme, néo-hippisme, etc. – pour entrer en contact avec le monde qui vient. 

  
Pour ceux qui se piquent de géopolitique et qui veulent absolument entrevoir la fin du monde sous la lumière des révélations, il vaut mieux se tourner du côté des apocalypses iranienne et américaine. La première a entrepris de réinterpréter le mythe de l’imam caché (mahdisme) pour en faire l’objet d’un endoctrinement systématique. Ainsi, le Mahdi (le « bien guidé ») est convié à un retour précipité afin de prendre en main le gouvernement spirituel du monde et de préparer le Jugement dernier. Notons que cette version marketing de l’imam caché a fait l’objet d’une publicité intensive à tel point qu’une majorité d’iraniens se préparent à son retour imminent. Le phénomène est identique aux États-Unis, quoique dans des proportions moins importantes, avec les chrétiens sionistes qui s’inscrivent dans la filiation de John Nelson Darby. Selon une interprétation littérale des prophéties bibliques, nous sommes entrés dans la dernière phase, dite de « dispensation », qui doit se clôturer avec le retour du peuple d’Israël en Terre Sainte, et la descente du Christ pour le Jugement dernier. La fin de l’année 2012 marque, aussi bien pour les Mahdistes que pour les Dispensationalistes, le terme d’une lutte universel entre le Bien et le Mal. A chacun, donc, de choisir son camp. 

  
Enfin, pour ceux qui se sentent bien dans la modernité conquérante, il est toujours possible de choisir l’apocalypse digitale que nous promet le projet WebBot. Il en coûtera un peu d’argent, mais les multiples catastrophes annoncées – dont la crise bancaire ! – finiront de nous persuader que non seulement nous sommes dans la dernière ligne droite, mais que nous appartenons aussi à ces « élus » qui  voient bien plus loin que les autres. Tout du moins jusqu’au 21 décembre… L’avantage avec le numérique, c’est que les concepteurs du WebBot ont réussi à programmer tout le répertoire lexical de la fin du monde pour en proposer une version définitive : les Mayas, l’Atlantide, les Supérieurs Inconnus, les religions orientales, l’énergie cosmique, l’alignement galactique, etc. Rassurez-vous : tout y est. Autrement dit, on en a pour son argent.


Enfin, pour ceux qui craignent d’être encore là après le 21 décembre, nous leur conseillerons juste de se préparer un café bien fort, éventuellement une ou deux aspirines, et de reprendre la route jusqu’au 24 au soir, où nous attend une autre fin du monde : la venue du père Noël. 

Retrouvez cette causerie apocalyptique sur Causeur




vendredi 14 décembre 2012

Gilbert Durand, un Juste parmi les ombres



      
         Le 6 décembre dernier, un homme remarquable s’en est allé : Gilbert Durand (1921-2012). Et rares sont les personnes qui se sont émues de cette disparition. Est-ce à dire qu’il ne méritait pas les honneurs celui qui a reçu le titre de « Juste parmi les nations » en 2001 ? Est-ce à dire qu’il ne méritait pas les louanges celui qui a reçu les plus hautes distinctions de la République pour ses actions dans la Résistance ? Est-ce à dire qu’il ne méritait pas les hommages celui qui a remis l’imaginaire au cœur de la recherche universitaire ? C’est un résistant à la barbarie doublé d’un chercheur infatigable qui s’en est allé dans le silence glacé de l’époque. Car il y a une chose que l’on ne pardonne pas en France, celle de ne pas ânonner la petite musique du bonheur tranquille, celle de ne pas siffloter le petit chant des gens satisfaits.

         En effet, Gilbert Durand a eu le tort d’exprimer sa pensée, qui n’était autre qu’une mise en garde, contre la marche aberrante de la société moderne. Pourtant, cette critique incisive n’était pas le fait d’un homme aigri ; au contraire, elle n’était que le résultat d’une existence placée sous le signe d’une lucidité implacable. Et ce, dans les trois grands moments qui ont façonné son itinéraire intellectuel.

         Le premier, comme nous l’avons suggéré précédemment, tient dans l’engagement viscéral d’un jeune étudiant dans les rangs de la Résistance[1]. Durand restera d’ailleurs très discret sur cette période et n’en fera pas, comme beaucoup d’autres, un titre de gloire. Au sortir de la guerre, il reste un « homme en colère » qui s’éloigne très rapidement du monde politique pour chercher refuge dans la philosophie. Professeur agrégé, il ne trouve pas à étancher sa soif de connaissance dans les grands systèmes spéculatifs, et continue de s’inquiéter d’un monde qui s’enfonce dans un « gigantesque suicide culturel ». La guerre est passée, mais l’Europe est encore malade, au bord de l’asphyxie.

         Il lui faut un nouveau souffle. Le règne de la rationalité absolue ayant débouché sur Auschwitz et Hiroshima, Durand s’oriente vers les territoires de l’imaginaire qui ont commencé à être explorer par son maître Gaston Bachelard. Sans relâche, il mène une recherche à la confluence de plusieurs disciplines (anthropologie, psychanalyse, littérature, etc.) jusqu’à dessiner les plans du « jardin des images » de l’homme, ce que traduit son ouvrage essentiel : Les structures anthropologiques de l’imaginaire (1960). Avec Léon Cellier, il crée le Centre de Recherche sur l’Imaginaire à l’université de Grenoble en 1966 qui devient très rapidement le creuset d’un travail d’envergure internationale. Durand y forge ses principaux concepts (mythocritique, mythanalyse, etc.) et finit de montrer l’importance de l’imaginaire dans la pensée humaine.

         Ce second moment existentiel, qui va de pair avec une large reconnaissance académique, ne satisfait cependant pas un homme épris de vérité, et qui ne cesse de chercher des alternatives à la modernité envahissante. La lecture des ouvrages d’Henry Corbin, considéré comme « le plus grand des maîtres », constitue un nouveau tournant dans son parcours intellectuel. D’abord, il découvre la puissance d’un concept comme celui d’ « imaginal » qui permet, enfin, de s’orienter correctement dans un espace visionnaire situé à l’intersection du monde sensible et du monde intelligible. Ensuite, il prend conscience de l’importance de la matrice religieuse dans la constitution de la psyché humaine. Les rites, les mythes et les symboles n’appartiennent-ils pas au patrimoine commun de l’humanité ? Son maître ouvrage, Science de l’Homme et Tradition (1975), propose une synthèse originale qui en appelle à une nouvelle anthropologie ; une anthropologie respectueuse des états multiples de l’être et soucieuse de la condition spirituelle de l’homme.


         Les apports de Jung et d’Eliade, mais aussi de Spengler et de Guénon, poussent l’ancien résistant à reprendre le combat, cette fois-ci tourné contre un matérialisme niveleur et réducteur. C’est ce qu’on ne cessera plus de lui reprocher, le citant à voix basse : « Ah ! Durand… vous avez vu, comme il est devenu réactionnaire… » Certes, sa condamnation à l’égard d’un monde qui lui inspire une profonde révulsion est sans appel : « gigantesque pollution », « viol permanent des consciences », « anthropocide », etc. Mais elle s’inscrit dans un cheminement cohérent qui a toujours lutté contre les logiques totalisantes (politique, intellectuelle et mentale). Et ne s’enferme pas dans une posture de type réactionnaire, mais en appelle à un sursaut de conscience.

         Le chantre d’une nouvelle anthropologie, décédé à l’âge de 91 ans, a eu tout le loisir d’en tracer les grandes perspectives que l’on peut résumer à travers deux axiomes. Le premier consiste à opérer un pas de côté dans la marche effrénée de l’histoire afin de changer d’angle de vue, et de reprendre en compte le temps sacré – illud tempus selon Eliade – qui s’origine dans la mémoire profonde des hommes. Le second vise à faire remonter à la surface de l’esprit cette petite lumière dont les traditions religieuses se sont efforcées, tant bien que mal, à entretenir la flamme. Si l’on en croit le silence assourdissant qui accompagne son décès, il semble bien que la petite lumière effraie plus qu’elle n’éclaire. Il est pourtant urgent de s’en saisir, et d’imaginer à nouveau ce que nous sommes…



        

  

        


[1] Dès 1940, il s’engage dans les Forces françaises libres (FFL) et devient chef départemental du réseau Gallia Katanga et responsable du 5ème bureau de l’Armée Secrète. Arrêté par la Gestapo en 1943, il reste huit mois emprisonné avant d’être libéré par les Francs tireurs et partisans (FTP) le 24 août 1944.

lundi 10 décembre 2012

Guerre d'Espagne: mythe et réalité

              Le Professeur du dimanche a empoigné sa gourde et son fusil pour mener une offensive éclair dans la grande tradition Apache. L'objectif: tordre le coup à l'histoire des vainqueurs et à quelques idées qui ont la vie dure sur la guerre d'Espagne.

            Dans la récente publication de Ma guerre d’Espagne. Brigades internationales : la fin d’un mythe (Seuil, 2012), Sygmunt Stein, responsable communiste en Pologne et en Tchécoslovaquie, raconte la guerre d’Espagne à travers son expérience de commissaire de la propagande. Le verdict est sans appel : Moscou a permis la victoire du franquisme en faisant d’abord la chasse à tous ceux qui n’étaient pas staliniens.


LA HISTORIA OFICIAL

Même L’Humanité dans les années cinquante avait dénoncé Marti, stalinien à la tête d’une partie des brigades internationales et surnommé « Le boucher d’Albacete », en disant que ses balles avaient tué plus d’antifascistes que de fascistes. L’histoire des vaincus met toujours du temps à refaire surface. Car si les communistes de Staline ont en effet essuyé une défaite contre les troupes de Franco, appuyé par celles de Mussolini et d’Hitler, ils ont néanmoins réussi à forger la légende d’une martyrologie qui n’est pas sans rappeler celle de la Résistance. En cela non seulement ils s’appropriaient le monopole de la révolution espagnole et de la lutte contre le franquisme, mais en plus ils occultaient la véritable histoire de cette révolution, à grands renforts d’une propagande idéologique relayée par la puissance de Moscou et des intellectuels occidentaux aveuglés. Quelques-uns seulement virent juste, parmi lesquels Simone Weil, engagée auprès des anarchistes dans la colonne Durruti, ou Georges Orwell, qui a combattu au sein du POUM (parti marxiste anti-stalinien).

                                                                                      
 
Il suffit pour se donner une idée des forces en présence dans l’Espagne pré-révolutionnaire de se reporter au journal monarchiste ABC du 27 décembre 1934, où nous retrouvons le nombre d’adhérents des organisations qui menacent l’ordre social : En tête la CNT (syndicat anarchiste), avec 1 577 000 adhérents, ensuite l’UGT (syndicat socialiste) avec 1 444 000, ensuite le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE) avec 200 000 et enfin le Parti Communiste Espagnol (PCE) avec seulement 13 000 adhérents.
Revenons rapidement aux évènements.
CHRONOLOGIE

La victoire du Front populaire en 1936 entraîne la préparation d’un coup d’Etat de la part des phalangistes et des militaires qui estiment que la république sera incapable de contenir les mouvements révolutionnaires. Le 18 juillet, le soulèvement des militaires triomphe au Maroc, à Burgos ou encore à Séville, avec à leur tête Franco. Dès le lendemain, la CNT appelle à la révolution sociale et à la lutte contre le fascisme. Des combats auront vite lieu à Barcelone, qui se solderont par la victoire des révolutionnaires.
Le pouvoir républicain n’ayant plus d’armée opérationnelle, le peuple va lui-même prendre les armes en s’organisant en milices. C’est ainsi que la colonne de volontaires menée par Buenaventura Durruti, leader anarchiste, reprit de nombreuses villes d’Aragon avant d’arriver aux portes de Saragosse. Dans certaines, les ouvriers administrent toute une branche industrielle, de la matière première à la vente du produit fini, dans d’autres, ils ne gèrent qu’une entreprise. Quelle que soit la situation, ils prennent en main la production et se réunissent en assemblée générale pour voter les décisions importantes.
En juillet 1936, il faut rentrer les récoltes et reprendre en main les terres abandonnées. Des centaines de milliers de paysans vont alors collectiviser les terres tout en laissant les quelques propriétaires individuels désireux de garder leur terre dès lors qu’ils n’y exploitent personne. Souvent ces propriétaires rejoignaient la collectivité ne serait-ce que pour bénéficier de ses avantages. On dénombre environ 350 collectivités en Catalogne, 500 au Levant, 450 en Aragon ou encore 240 en Nouvelle Castille.
L’autogestion, selon les principes de la collectivisation anarchiste, est organisée dans trois directions complémentaires : les statistiques pour organiser l’économie, qui sont réunies par fédérations ; les nouvelles techniques qui doivent permettre d’améliorer et de restructurer l’économie, notamment en concentrant les industries et en développant les innovations ; enfin la culture, qui ouvre sur une nouvelle vision du monde, grâce notamment aux écoles.
La collectivisation lors de la révolution espagnole a concerné environ deux millions de personnes et demeure l’expérience de référence du mouvement anarchiste. Cependant, très vite les communistes aux ordres de Moscou vont s’attaquer à la révolution libertaire qui échappe au contrôle de Staline.
Le lundi 3 mai 1937, les communistes s’attaquent au central téléphonique de Barcelone contrôlé par les miliciens de la CNT qui résistent. Très vite ils sont rejoints par leurs camarades de la Fédération anarchiste ibérique (FAI). Les armes sortent. Les barricades s’élèvent. Un foyer à partir duquel s'étendra dans tout Barcelone une guerre civile au sein de la guerre civile, entre anarchistes et communistes. La contre-révolution stalinienne est déjà en marche. Dès l’été 1937, les troupes de Lister vont faire des ravages dans les collectivités d’Aragon selon les directives de Moscou, comme en témoigne la « Pravda » du 16 décembre 1936 :

« En Catalogne, l’élimination des trotskystes et des anarcho-syndicalistes est commencée ; elle sera menée avec la même énergie qu’en URSS. »


D’autre part, l’Union soviétique non seulement n’a pas aidé à repousser les fascistes mais a profité du conflit pour accaparer les réserves d’or de l’Espagne, 510 tonnes, les secondes du monde à l’époque. Enfin, en France les socialistes, loin d’apporter leur soutien, se montrent presque aussi hostiles. Ainsi Le Populaire, organe de la SFIO, déclare le 27 novembre 1936 :
« Une fois le fascisme écrasé il est possible que la FAI et la CNT anarcho-syndicaliste continuent à lutter pour réaliser leur programme social. Mais dans ce cas-là, le bloc socialo-communiste s’y opposerait. »
En proie à une guerre civile dans la guerre civile, et presque sans soutien international, les anarchistes ont fini par fuir le franquisme et s’entasser dans les camps de réfugiés en France. Beaucoup ne capitulèrent pas pour autant et continuèrent à combattre pour leurs idéaux dans un conflit qui allait cette fois embraser le monde entier. C’est ainsi que nous en retrouverons au sein de la 2e division blindée du général Leclerc, la 9e compagnie appelée la « Nueve », essentiellement composée d’anarchistes espagnols. Sous le commandement du capitaine Raymond Dronne, le Général Leclerc leur confia la mission d’accélérer la progression vers Paris. A bord de tanks et de half-tracks dont le nom rappelait de grandes batailles de la guerre d’Espagne, comme Madrid, Teruel ou Guadalajara, ils furent les premiers à arriver à l’Hôtel de Ville, à 21h22, le 24 août 1944. Ils n’étaient plus qu’une poignée à arriver jusqu’au nid d’aigle de Hitler, à Berchtesgaden.


vendredi 7 décembre 2012

La défaite du style

          C'est avec plaisir que les idiots entament une collaboration qui s'avérera sans doute des plus fructueuses avec le blog Zone Critique, dont les étagères sont remplies d'excellentes critiques littéraires ou cinéma. Nous prenons donc la liberté d'aller nous emparer de temps à autre de l'une d'entre elles pour la reproduire ici. Longue vie à Zone Critique qui nous ouvre sa bibliothèque, nous lui ouvrons de bonne grâce également la nôtre. Aujourd'hui, Yann Solle nous parle de la Théorie de l'information, roman trop bien informé. 


C’est Paul Morand qui l’affirme : « L’histoire, comme une idiote, mécaniquement se répète. » Rien n’est plus vrai, il suffit d’observer la rentrée littéraire. Chaque année, fin août, c’est la même histoire. Avec la régularité d’un catéchumène fraîchement converti, la rentrée littéraire dépose sur les étagères de nos libraires le premier effort d’un jeune romancier inconnu au bataillon, télégénique de préférence, que l’on nous vend ensuite à grand renfort de dithyrambes et de superlatifs.
    Bernard Grasset, où qu’il se trouve, doit s’en sentir flatté, lui qui a pratiquement inventé tous les principes du marketing littéraire moderne : tirages conséquents, promotion ravageuse, services de presse mieux organisés qu’un régiment de l’armée de terre, intelligences diverses et variées avec les critiques…Chaque année donc, c’est la même histoire, l’automne dépossède les arbres de leurs feuillages et les éditeurs parisiens s’affrontent sans merci dans la course au titre de celui qui fera le plus beau coup médiatique de la saison. Parfois pour le meilleur, souvent pour le pire. À la rentrée passée, Grasset remportait une victoire sans appel dans la grande guerre du buzz avec l’extraordinaire Marien Defalvard. Cette année, Gallimard tient sa revanche avec le très photogénique Aurélien Bellanger.
     La Théorie de l’information est incontestablement le livre dont on a le plus parlé cet automne. Les faveurs de l’actualité, sans doute, car on le dit largement inspiré de la vie de Xavier Niel, patron de Free, qui venait de réaliser un des plus gros coups marketing de l’histoire de la téléphonie française avec Free Mobile. Au même moment, le minitel, largement évoqué dans l’histoire, tirait sa révérence. De là à ce qu’il fût qualifié avant même sa sortie de meilleur roman de la rentrée par une critique extatique (assertion aussi outrancière que contestable par ailleurs, car 640 romans sont sortis cette année, et on peut raisonnablement douter qu’ils aient tous été lus dans les rédactions), il n’y avait qu’un pas qui fut allègrement franchi ; je suis pour ma part très loin de partager cet enthousiasme.
     Mais peut-être faut-il d’abord dire un mot de l’auteur. En consultant sa page Wikipédia, on apprend qu’Aurélien Bellanger a trente-deux ans, qu’il a étudié la philosophie à l’École des hautes études en sciences sociales, où il a commencé puis abandonné une thèse au titre singulièrement houellebecquien : La métaphysique des individus possibles, avant de devenir libraire dans le cinquième arrondissement de Paris. Contrairement à ce que j’ai pu laisser entendre plus haut, il n’est pas nécessairement inconnu au bataillon, puisqu’il a publié, il y a deux ans, un essai très remarqué : «Houellebecq, écrivain romantique» (Léo Scheer).


     Je dois avouer ici et maintenant qu’un écrivain qui consacre deux cent pages et quelques à hisser Michel Houellebecq au pinacle ne pouvait d’emblée que me paraître suspect. Mais il en est de la littérature comme de la vie : il faut apprendre à se méfier des idées préconçues, elles empêchent parfois de découvrir des trésors. D’ailleurs, un ami m’avait offert le roman, que j’ai donc lu avec d’autant plus de distance que je n’aurais eu, le cas échéant, rien d’autre à regretter que mon temps.
     C’est l’histoire de Pascal Ertanger que l’auteur se propose de nous conter, et le moins que l’on puisse dire, c’est que les choses commencent assez mal pour lui. Il est coincé dans une adolescence ennuyeuse à Vélizy-Villacoublay, dans les Yvelines (est-ce un hasard si l’auteur situe le début de l’action dans une commune qui a reçu le label Ville Internet – @@@ ?) Il est l’archétype du geek effarouché, égaré dans sa peau, dans sa famille, dans son lycée. Il ne comprend pas la société et la société ne le comprend pas. Wilde dirait de lui qu’il se contente d’exister. Ce nom d’ailleurs, Ertanger. On ne peut s’empêcher de penser à l’Étranger de Camus, car Pascal est étranger à tout, à sa propre vie surtout. Un ordinateur le tirera de ces limbes, un Sinclair ZX81 plus précisément. Pascal se révèle en génie de l’informatique ; et cela va plus loin encore : il entretient avec les machines un rapport organique, presque charnel. Quand Pascal programme, il vient à la vie. Que le reste de sa vie soit alors consacrée à l’informatique ne relève pas d’un choix. Deux options s’offrent à lui : programmer ou mourir. Il programmera.
     Il commence à bâtir son empire dans le Minitel rose. 3615 TURLU, 3615 CHAUDE, 3615 EROTIK, ça ne mange pas de pain. À mesure que son succès grandit, il gagne en assurance et en cynisme : « Les lycéennes avaient été un coup de maître : elles avaient donné à CHAUDE une connotation littéraire terriblement sexy. Mais, il l’avait expérimenté le soir de la fête, c’étaient des filles assez limitées. Elles déliraient bien et construisaient des fantasmes solides, mais s’étendaient trop sur les préliminaires. On sentait qu’elles manquaient de pratique. Ils allaient dorénavant recruter des filles dans des sex-shops et des boîtes de strip-tease. »
     Le minitel a fait de Pascal un millionnaire à Porsche. Internet en fera un milliardaire à manoir. Doté d’un flair certain, d’une approche utilitariste des relations humaines et d’un sens moral opportunément congru (par exemple il n’hésitera pas à s’associer avec un proxénète de la rue Saint-Denis), Pascal va au fil des années se transformer en véritable prédateur économique. Il créera Ithaque (comprendre Iliad) et Démon (comprendre Free), qui sera le caillou dans le soulier de « l’ogre monopolistique » France Télécom.


     Dévoré par l’ambition et la soif de reconnaissance, il devient un des hommes les plus riches de la planète. Ses dernières paroles seront d’ailleurs : « J’ai réussi. » Le petit Pascal Ertanger de Vélizy-Villacoublay a pris sa revanche sur le monde. Il le marquera de son empreinte d’une manière dont lui-même n’aurait jamais osé rêver. Mais le succès, à cette échelle, a toujours un prix, celui de la solitude. Pascal n’y échappera pas : « Il découvrit d’abord Chatroulette, un chat vidéo inventé par un jeune russe, qui permettait, peut-être pour la première fois, de communiquer réellement avec le monde entier, grâce au mode de sélection aléatoire des interlocuteurs (…) Il se faisait néanmoins invariablement nexter au bout de quelques secondes, sa présence, alors qu’il avait largement dépassé l’âge moyen des usagers du site, était perçue comme malsaine, d’autant qu’il restait silencieux et manifestait quelque chose de triste, voire de suppliant. » Et cette solitude le conduira à des actes qui pourraient bien avoir des conséquences dramatiques pour l’humanité (voir pour cela les dernières pages, assez glaçantes). 
        La Théorie de l’information c’est donc d’abord la success-story d’un misfit qui se forge, à force d’audace, une destinée légendaire. Mais il n’est pas question que de cela. L’auteur retrace avec brio sept décennies de l’histoire de l’économie numérique en France, ses succès et ses errances. C’est sans doute pour cela qu’il a eu l’idée peu originale mais pleine de bon sens de diviser son livre en trois parties : « Minitel », « Internet » et « 2.0 ». Ses chapitres sont entrecoupés de courts exposés scientifiques intitulés «steampunk» dans la première partie, «cyberpunk» dans la seconde et«biopunk» dans la dernière, qui retracent l’évolution des nouvelles technologies depuis la thermodynamique à nos jours, et se veulent autant une présentation qu’un approfondissement, fort captivant par ailleurs, de la «Théorie de l’information» de Claude Shannon.
     Ambitieux, ce livre l’est donc à bien des égards. Mais s’il a pour lui un intérêt documentaire certain, son intérêt stylistique, lui, est malheureusement proche du néant. C’est à dessein que je faisais plus haut référence à Wikipédia. Bellanger tient sa plume avec tant de platitude et de prévisibilité qu’on a l’impression persistante de lire un empilement de pages de l’encyclopédie collaborative. Il reconnait même y avoir eu largement recours pour débloquer le processus d’écriture. Utiliser Wikipédia, pourquoi pas, ça n’est pas un crime et nous le faisons tous. Mais faire le choix d’écrire près de 500 pages en style Wikipédia, c’est prendre le risque de produire un monument d’ennui.
     Plus grave, on ne ressent dans cette écriture aucun plaisir, aucun désir même d’écrire, comme si l’auteur essayait péniblement d’étirer une de ses dissertations de l’École des hautes études en sciences sociales sur des centaines de pages. À l’arrivée on a un pensum sociologique assez indigeste, qui bascule, par moments, dans une franche infatuation. Il n’est que de voir les citations dont l’auteur a cru bon de coiffer tous ses chapitres.
     Certaines laissent songeur (Warren Buffet, en tête du vingt-sixième chapitre) ; d’autres sont franchement dispensables (Paul-Loup Sulitzer (!), en tête du premier chapitre) ; les autres sans intérêt. Certains auront vu dans ce style froid, factuel et machinal la marque d’une certaine poésie. Restons prosaïques : le but premier de la poésie est de susciter une émotion, et d’émotion, je n’ai trouvé nulle trace dans ce livre. En 34 chapitres, voici l’extrait le plus incarné que l’on puisse proposer : « Pascal ne supportait pas que des hommes aient pu avoir Émilie pour de l’argent. L’idée qu’il existe des films d’elle en circulation lui était également douloureuse. Il ne pouvait la voir autrement que comme un être vulnérable et pur, qu’on s’était acharné à salir. Plus Émilie lui racontait les détails de sa vie passée, plus Pascal l’aimait. » Ah, avais-je oublié de signaler que ce livre est aussi un chapelet sans fin de clichés ?
     La place du style dans un livre est, je crois, affaire de préférence ; j’en fais très grand cas. On ne fait pas forcément un bon roman avec une bonne histoire, mais on fait nécessairement un bon roman avec de bons mots. Parce qu’il y a toujours, me semble-t-il, deux histoires dans un roman. Celle de la narration, bien sûr, le héros, sa vie, son œuvre, ses tribulations. Mais aussi celle que nous racontent les mots, quand ils se détachent de l’action et vont vivre leur vie propre indépendamment d’elle. Le roman est une guerre sans merci entre l’histoire et les mots, tout l’enjeu est de savoir qui l’emportera sur l’autre. Seulement, quand les mots sont aussi faibles et insignifiants que ceux d’un catalogue de vente IKÉA, la bataille est gagnée d’avance par l’histoire. À titre personnel, je n’aime pas venir au secours de la victoire.
     Pâle victoire, du reste, car on a l’impression que l’histoire elle-même n’est qu’un alibi à l’étalement d’informations ; très vite, elle perd tout intérêt. La psychologie des personnages n’est certes pas le souci premier de Bellanger (d’ailleurs, il méprise sans réserves le nouveau roman, courant psychologisant s’il en est), mais dès le deuxième tiers du livre, Pascal Ertanger perd graduellement en consistance, jusqu’à devenir, dans la dernière partie, franchement évanescent. En général, quand après 200 pages on n’en a plus rien à faire de qu’il adviendra du protagoniste, ce n’est jamais très bon signe. Le dernier sursaut d’intérêt est consommé quand on apprend, sur la fin, que Pascal Ertanger rédige un manifeste intitulé, je vous le donne en mille, « La Théorie de l’information ». Et tout cela se réclame de Balzac et de Houellebecq. La vérité est que même Houellebecq ne mérite pas une telle comparaison. Balzac, n’en parlons même pas. Elle est aussi qu’il faut détromper Paul Brulat : il ne suffit pas d’avoir quelque chose à dire pour bien écrire.
     Certains ont pu se demander si ce livre était réellement une œuvre de littérature ; je n’ai pas de doute qu’il le soit. La littérature ne se résume pas aux œuvres de fiction. Quelques uns des monuments de la littérature française n’en sont pas (ex. : les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand). D’autres, présentées comme telles, s’inspirent largement d’évènements et de personnes réels (ex. : l’Histoire amoureuse des Gaules de Bussy-Rabutin). Ce qui caractérise vraiment la littérature, c’est une recherche stylistique dans l’écriture ou dans la construction narrative. La Théorie de l’information remplit au moins un des deux critères.
      On peut en revanche se demander s’il s’agit bien d’un roman, et on éprouve quelque difficulté à le qualifier ainsi. Il est vrai qu’on a aujourd’hui un brouillage des lignes avec de plus en plus de livres qui n’intègrent qu’une part négligeable de fiction mais sont tout de même estampillés « romans », car enfin, cela est tout de même nettement plus vendeur qu’ « essai » ou « document ». Quelques exemples parmi tant d’autres : HHhH de Laurent Binet (Grasset), C’est une chose étrange à la fin que le monde de Jean d’Ormesson (Robert Laffont), ou, plus proche de nous, Rien ne s’oppose à la nuit de Delphine de Vigan (JC Lattès), trois « romans » remarquables par ailleurs. Nous sommes en présence de créatures hybrides, ni oiseau ni rat, chauve-souris donc. Ce ne sont pas vraiment des essais. Ce ne sont pas non plus des romans. Des essais romancés alors ? Ou des romans-essai ? La question n’a pas fini d’être posée. En tout état de cause, je n’ai aucun autre reproche à faire à ce genre de livres que celui d’être, parfois, des objets de marketing avant d’être des objets littéraires.
          Ceci étant, la seule chose qui importe vraiment au lecteur lambda est de savoir si La Théorie de l’information est un livre plaisant. Pour qui recherche exclusivement une information sur les sujets traités, il ne fait aucun doute que c’est un livre fort recommandable. Pour les autres, il n’y aura, je le crains, aucun plaisir. Pas parce que le livre serait mal écrit. Tout le paradoxe de ce livre est qu’on ne peut même pas lui reprocher d’être mal écrit. Il n’est tout simplement pas écrit.
          Aurélien Bellanger ouvre son livre par cette citation de Shannon : « I’m a better poet than scientist. » Je succomberai à une dernière facilité en affirmant que lui est bien meilleur scientifique que poète.


Yann Solle