Presque sans
transition, la nuit s’est emparée de la forêt, et la masse des grands arbres
paraît se faire plus proche. Avec l’obscurité s’installe aussi le silence ;
oiseaux et singes se sont tus et seules se laissent entendre, lugubres, les six
notes désespérées de l’urutau. Et, comme par tacite entente avec le
recueillement général en quoi se disposent êtres et choses, aucun bruit ne
surgit plus de cet espace furtivement habité où campe un petit groupe d’hommes.
Là fait étape une bande d’Indiens Guayaki. Avivé parfois d’un coup de vent, le
rougeoiement de cinq ou six feux familiaux arrache à l’ombre le cercle vague
des abris de palme dont chacun, frêle et passagère demeure des nomades, protège
la halte d’une famille. Les conversations chuchotées qui ont suivi le repas ont
peu à peu cessé ; les femmes, étreignant encore leurs enfants blottis,
dorment. On pourrait croire endormis aussi les hommes qui, assis auprès de leur
feu, montent une garde muette et rigoureusement immobile. Ils ne dorment pas
cependant et leur regard pensif, retenu aux ténèbres voisines, montrent une
attente rêveuse. Car les hommes s’apprêtent à chanter et ce soir, comme parfois
à cette heure propice, ils vont entonner, chacun pour soi, le chant des
chasseurs : leur méditation prépare l’accord subtil d’une âme et d’un
instant aux paroles qui vont le dire. Une voix bientôt s’élève, presque
imperceptible d’abord, tant elle naît intérieure, murmure prudent qui n’articule
rien encore de se vouer avec patience à la quête d’un ton et d’un discours
exacts. Mais elle monte peu à peu, le chanteur est désormais sûr de lui et
soudain, éclatant, libre et tendu, son chant jaillit. Stimulée, une seconde
voix se joint à la première, puis une autre ; elles jettent des paroles
hâtives, comme réponses à des questions qu’elles devanceraient toujours. Les
hommes chantent tous maintenant. Ils sont toujours immobiles, le regard un peu
plus perdu ; ils chantent tous ensemble, mais chacun chante son propre
chant. Ils sont maîtres de la nuit et chacun s’y veut maître de soi.
Pierre Clastres. La Société contre l’Etat. (1974).
Les Editions de Minuit. Réédition. 2011
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