jeudi 31 mai 2012

Henry de Montherlant au Cercle Cosaque


La France est rendue à la belote et à Tino Rossi !
‘La paix dans l’honneur’, brament les quotidiens du soir. […] L’ordure sentimentale roule à gros bouillons sous le stylo des journalistes en service commandé. Sur le demi-cadavre d’une nation trahie, sur les demi-cadavres de leur honneur, de leur dignité et de leur sécurité, des hommes, par millions, dansent la danse de Saint-Guy de la Paix. […] Piétinez vos masques à gaz, imbéciles, car ce soir comme hier soir, c’est exact, il y aura le bifteck sur la table et ensuite coucouche mon chéri. Mais vous m’en direz des nouvelles, demain. Que vous le vouliez ou non, lâches imbéciles, un jour viendra où l’odeur de vos cagayes sera étouffée dans l’odeur de votre sang. A moins qu’éternellement vous ne vous préserviez du sang par la honte.[1]

Le 30 septembre 1938, le Royaume-Uni et la France abandonnent la Tchécoslovaquie aux ambitions d’Adolf Hitler, au mépris des traités d’alliance établis de longue date en ce qui concerne la France. Parmi les rares personnalités du monde politique et intellectuel qui protestent contre la honteuse signature, la voix de Montherlant s’élève pour dénoncer avec fureur la décision honteuse.
Certains ont admiré chez Montherlant cette figure du guerrier qui semble emprunter son modèle à Jünger et sa dignité à Plutarque, d’autres dénoncent chez lui un art consommé de la mise en scène et de la pose.
Ecrivain des vertus antiques et viriles, du sport et de la tauromachie dans Les Olympiques ou Les Bestiaires, Montherlant dénonce les excès et les misères du colonialisme dans La rose de sable, dénonce la politique française face à Hitler dans L’équinoxe de septembre en 1938 mais accepte néanmoins le principe d’une collaboration culturelle avec le vainqueur et l'occupant dans Le solstice de juin en 1941. Il met en scène sa défiance vis à vis des femmes dans le très cruel cycle des Jeunes filles et se montre tout aussi cruel à l'égard des deux vieux garçons des Célibataires. C'est à la fin de sa vie qu'il lève le voile sur ses préférences amoureuses et sexuelle dans Les Garçons en 1969 et Mais aimons-nous vraiment ceux que nous aimons?, ouvrage publié en 1973, un an après que Montherlant, frappé de cécité, ait choisi d'aller au-devant de la mort, un peu à la manière de Célestino dans Le chaos et la nuit qui reste peut-être son plus beau roman.
L’écriture splendide de Montherlant en fait un des auteurs les plus talentueux de la littérature française du XXe siècle. Celui qui a fait figure de maître pour quelques générations d’auteurs semble pourtant injustement laissé pour compte aujourd’hui. Montherlant, il est vrai, s’intègre mal aux canons de la bêtise ultra-moderne.
Depuis 2011, le Cercle Cosaque propose à ceux qui veulent se joindre à ses cavalcades littéraires, une découverte ou une redécouverte des auteurs que l’on voudrait voir plus régulièrement invités au banquet de la littérature contemporaine. François Taillandier, Pierre Jourde, Gabriel Matzneff, Mathieu Jung ou Richard Millet sont déjà venus animer et susciter les discussions passionnées des Cosaques qui décident, pour la dernière séance de ce cabaret littéraire avant la reprise de la rentrée, de proposer une soirée en hommage à Henry de Montherlant.
Tous les amateurs de littérature, voire de tauromachie, sont invités à venir évoquer la figure et l’œuvre d’Henry de Montherlant autour d’un verre ou de plusieurs chez Barak, au 29 rue Sambre et Meuse (Paris X, métro Belleville), le jeudi 7 juin à 20h30.

Entrée interdite aux banquiers.

Les cosaques zaporogues écrivant une lettre au sultan de Turquie par Ilya Repine. 1891.

Autour de l’œuvre d’Henry de Montherlant au Cercle Cosaque
Chez Barak
29 rue de Sambre et Meuse (Xe)
Jeudi 7 juin, à partir de 20h30
http://cerclecosaque.hautetfort.com/


[1] Henry de Montherlant. La paix dans l’honneur. Publié dans la Nouvelle Revue Française en novembre 1938

mercredi 30 mai 2012

Camionneurs, grosses bastons et anarcho-populisme


Les films de Sam Peckinpah se rangent, semble-t-il, pour les cinéphiles, en deux catégories. On distingue d’une part les œuvres majeures, comme La horde sauvage et son final ultraviolent qui a marqué durablement l’histoire du 7e art, ou encore Les chiens de paille qui voit un petit mari timide se transformer en tueur implacable face à une troupe de violeurs alcooliques irlandais. Face à ces monuments, on range volontiers dans la catégorie des « films mineurs », des œuvres telles que Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia ou Convoy. On retrouve toujours chez Peckinpah une fascination pour les déclassés en tout genre et les outlaws de tout poil. Dans La horde sauvage, il s’agit du ramassis de gangsters rassemblé autour de la figure de Pike Bishop  tandis que dans Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia, une troupe hétéroclite de tueurs de bas étage et de malfrats médiocres se pressent, voire s’entretuent, pour retrouver la tête d’Alfredo Garcia, défunt amant de la fille du terrible El Jefe.
Dans Convoy cependant, on ne trouvera ni outlaws sanguinaires, ni desperados sans foi ni loi, mais toujours des déclassés de la société américaine : une poignée de chauffeurs routiers, Martin ‘Rubber Duck’ Penwald, Bobby ‘Love Machine’, ‘Pig Pen’, ‘Spider Mike’, qui sillonnent les autoroutes désertes de l’Arizona et qui se trouvent en butte à l’hostilité d’un shérif local, incarné par un vieil habitué des productions de Peckinpah, Ernest Borgnine. Avec ce personnage, le film prend déjà un tour gentiment politisé et anarchiste. Borgnine est l’incarnation non pas de la loi mais de l’arbitraire. Il est à la fois injuste, corrompu et violemment déterminé, au point de passer à tabac ‘Spider Mike’, un des amis du ‘Rubber Duck’, tombé entre ses griffes.
Face à ce peu recommandable représentant de la loi, ‘Rubber Duck’, ‘Pig Pen’ ou ‘Spider Mike’ campent des figures d’américains moyens, de rudes mais honnêtes travailleurs. Ils symbolisent une Amérique des gens simples, des motels, des relais routiers, une Amérique telle que Christopher Lasch a pu la rêver, « une nation d’égaux, travailleuse et démocratique, pour qui la réussite ne résidait pas dans la promotion sociale. Un mythe aujourd’hui très lointain, mais qui, comme tout mythe, garde une puissance évocatrice capable d’ébranler l’arrogance du colosse d’argile américain. »[1] Les héros de Peckinpah ne sont pas des self-made men avides de profit, ils n’incarnent pas ce modèle de réussite capitaliste et tapageuse qui a tellement su séduire nos élites les plus vulgaires. Ces conducteurs de poids-lourds tiennent plus du cow-boy, ou du gaucho sud-américain. Ce sont des hommes avant tout épris de leur indépendance et de leur liberté. Ils font partie de ceux qui, dans cet envers rural et désertique de l’Amérique conquérante et ultra-consumériste que représente encore le grand ouest, contribuent à perpétuer le vieux mythe fondateur de la frontière et les valeurs de l’Amérique aventureuse et volontiers réactionnaire des rednecks, des white trash et des sympathiques laissés pour compte et artisans de la grandeur de l’Empire. Guns and guts made America great.
Cet univers, Peckinpah le dépeint avec tendresse et l’oppose même assez schématiquement à la brutalité bornée de la police locale. La démonstration est peu nuancée, mais au fur et à mesure que se déroule l’histoire de Convoy, le film acquiert une profondeur que les premières séquences ne laissaient pas forcément soupçonner. Alors, en effet, que nos sympathiques routiers sont poursuivis par la haine tenace du shériff, ils commettent l’imprudence de faire halte dans un snack local pour profiter d’une bière et de la généreuse tendresse des serveuses de l’établissement. La confrontation entre les routiers au repos et les sbires de la police locale, venus les harceler jusque dans leur modeste havre de paix, donne à Peckinpah l’occasion d’orchestrer une scène de bagarre de bar digne des plus grands moments de Bud Spencer et Terrence Hill. La scène de poursuite qui s’ensuit, alors que les camionneurs fuient le restaurant ravagé, rappellera quant à elle aux amateurs les cascades burlesques de Shérif fais-moi peur. Peckinpah use et abuse du procédé du ralenti, qui est devenu avec le temps sa marque de fabrique : on voit même après une poursuite homérique se terminant pour l’un des protagonistes à travers un panneau publicitaire, un des conducteurs, frapper de dépit sur le capot de son véhicule hors d’usage au ralenti.
Si Convoy ne se résumait qu’à des bagarres de bar dans le style bouffon et à de baroques scènes de poursuites, il ne resterait malgré tout qu’une œuvre, moins que mineure, parfaitement dispensable. Or, le film prend tout son sens et toute son ampleur à compter du moment où les quatre protagonistes principaux, ‘Rubber Duck’, ‘Love Machine’, ‘Pig Pen’ et ‘Spider Mike’, décident de foncer à bord de leurs camions vers la frontière du Nouveau Mexique où ils espèrent enfin pouvoir échapper au constant harcèlement de la police locale. A partir de là commence un road movie sans véritable équivalent dans l’histoire du cinéma américain. Tandis que les fugitifs tentent d’échapper à leurs poursuivants, les manifestations de solidarité et les encouragements grésillent sur les CB. Au fil des kilomètres, d’autres routiers se joignent au convoi emmené par le charismatique ‘Rubber Duck’. Ce sont bientôt cinq, puis dix, vingt, cinquante véhicules qui se ruent en file serrée et à tombeau ouvert sur les highways du grand ouest américain. L’objectif premier des fugitifs, rallier le Nouveau Mexique, semble soudain devenu secondaire. Le convoi devient un symbole, un mouvement contestataire qui rassemble les participants les plus enthousiastes et les véhicules les plus hétéroclites : monstres de métal sur dix-huit roues, transport de bétail, de produits chimiques, car scolaire emmenant une congrégation religieuse hippie et même un véhicule agricole épandeur d’eau.
Le gouvernement fédéral, averti de l’épopée héroïque de cette version chromée et motorisée de la longue marche, tente d’abord d’employer la force pour l’arrêter et capitule quand il s’avère que le camion du ‘Rubber Duck’ lui-même transporte des matériaux instables que la moindre balle risquerait de faire exploser sous l’œil des caméras embarquées des véhicules de télévision qui se sont joints au convoi. La tentative d’interview menée par un reporter juché sur le plateau arrière d’un pick-up avec son caméraman et qui se porte à la hauteur du camion de ‘Rubber Duck’ pour l’interroger donne d’ailleurs lieu à l’une des plus belles scènes du film. Qui se cache derrière ce pseudonyme, ‘Rubber Duck’, demande le journaliste, un syndicaliste ? Un révolutionnaire ? Un leader politique ? Personne, répond l’intéressé. Juste un type ordinaire. Et que veut ce type ordinaire ? Quelles sont ses revendications ? demande encore le reporter.  Aucune, rétorque ‘Rubber Duck’. « Je conduis, c’est tout. » Devant l’insistance du reporter à obtenir des réponses plus précises, ‘Rubber Duck’ fait alors un geste vague en direction de la cinquantaine de véhicules qui le suivent : « Demandez-leur à eux pourquoi ils me suivent, ils vous le diront ! »
La scène qui suit démontre qu’il ne faut jamais négliger les films mineurs des grands cinéastes car ils réservent quelquefois de véritables trésors. Le reporter et le véhicule de télévision, suivant l’injonction du ‘Rubber Duck’, entament une longue descente le long de la colonne de véhicules, filmant et interrogeant chaque conducteur sur ses revendications et les motivations qui l’ont poussé à rejoindre cette manifestation mécanique improvisée et la longue cohorte des protestataires. Le plan est admirable, il constitue à la fois une mise en abyme cinématographique et une critique virulente de la société américaine. Le véhicule du reporter descendant lentement le long de la colonne de poids lourds filme de cabine en cabine une succession de saynètes dans lesquelles chaque interviewé, au volant de sa machine, se tourne vers la caméra et exprime ses revendications. Pendant dix minutes de ce micro-trottoir improbable, Peckinpah laisse s’exprimer l’Amérique des déclassés,  des travailleurs qui abandonnent femmes et enfants au foyer pour sillonner les routes, de tous les modestes oubliés du rêve américain. Du prix de l’essence aux humiliations infligées par les forces de l’ordre, de la frustration de l’armée des laborieux à la colère de l’ancien combattant du Vietnam, des revendications des noirs américains au désespoir de l’ouvrier jeté hors de son usine, tout y passe. Peckinpah réussit en une scène le tour de force de donner soudain une voix à tous ces anonymes, cette voix qui éructe tout au long du film en arrière-plan sur les postes radios des camions des blagues salaces, des provocations libertaires et des confessions désenchantées dans un langage codé que les autorités essaient sans succès de déchiffrer. Il ne reste plus à ces individus déracinés et brinquebalés d’un bout à l’autre du pays par une impitoyable logique économique que cette voix portée par les ondes, que ces codes qui leur appartiennent et que leurs camions qui deviennent, réunis dans ce convoi, l’arme de leur colère.
On pourrait croire à lire ceci que Convoy s'apparente à une œuvre marxiste. Ce n’est pas le cas. Le film de Peckinpah est populiste dans le sens premier du terme, celui que Vincent Coussedière se réapproprie dans son excellent essai, Eloge du populisme, publié très récemment aux éditions Voies Nouvelles, c’est le populisme qui dressait aux Etats-Unis dès le XIXe siècle des ouvriers, des paysans ou des artisans contre le pouvoir des trusts, le populisme des révolutionnaires pré-bolcheviques en Russie à la même époque ou le populisme des luddites en Angleterre ou des Canuts en France qui se révoltent au début de la révolution industrielle contre cette idéologie dévoreuse d’hommes qui guide déjà le premier capitalisme. C’est ce populisme, explique aujourd’hui Coussedière, qui donne à ce peuple turbulent qui échappe par essence à toute définition idéologique, politique, ethnique ou sociologique systémique, la volonté de défendre sa propre définition du bien commun contre les empiétements de toutes sortes dans un mouvement profondément libertaire que les prophètes de la modernité s’empressent de qualifier de réactionnaire et dont les démagogues essaient toujours de tirer profit.
Ce populisme-là, que Vincent Coussedière distingue avec raison dans son petit essai de la démagogie, Sam Peckinpah en donne dans Convoy une superbe évocation cinématographique. Dans l’une des scènes du film, un rusé politique tente d’approcher celui qu’il identifie comme le meneur du mouvement, le ‘Rubber Duck’, incarné par un Kris Kristofferson qui trouve là un rôle à la mesure de ceux qu’il incarnera dans Pat Garrett et Billy le Kid ou La porte du paradis. Aux promesses du démagogue, le ‘Rubber Duck’ oppose la même réponse qu’au reporter un peu plus tôt : « Je ne vais nulle part, je ne mène personne, ceux qui le veulent se contentent de me suivre. » Le véritable populisme réside d’abord dans cette capacité de refus et dans cette reconquête d’une liberté railleuse, belliqueuse et ennemie de tout système, de l’anarchisme en somme.



Sam Peckinpah. Convoy (Le convoi). 1978
Vincent Coussedière. Eloge du populisme. Editions Voies Nouvelles. 2012. 16 €

Cher lecteur, tu peux retrouver cet article sur http://hipstagazine.com/, magazine chaotico-artisanal à destination des plus de (2)7 ans et de leur temps de cerveau disponible


[1] Nous renvoyons pour cette citation à un excellent article publié sur le blog Anarchrisme.

lundi 28 mai 2012

La fausse parole


Un article à retrouver également chez nos amis de Zone Critique

Né à Plouguernevel dans les Côtes d’Armor en 1912 dans une famille de paysans bretons et dernier rejeton d’une lignée de huit enfants, Armand Robin apprend le français à l’école puisque le breton est sa langue maternelle.
Est-ce ce précoce apprentissage linguistique qui l’a conduit à devenir un traducteur capable de comprendre et de parler une vingtaine de langues étrangères et un écrivain dont l’œuvre toute entière constitue une réflexion hallucinée sur le langage ?
Boursier et élève brillant, il prépare l’entrée à l’Ecole Normale Supérieure, s’y lie d’amitié avec Jean Guéhenno, et, parallèlement à ses études de lettres, se consacre à un apprentissage des langues étrangères qui l’amènera à en maîtriser plus de vingt-six.
En 1933, trois ans avant Gide et dans les pas d’Istrati[1], Armand Robin, d’abord communiste convaincu, accomplit un voyage en URSS. Il en revient atterré par ce qu’il a compris de la réalité du soviétisme et du stalinisme. Dès lors, il s’intéresse à l’anarchisme et restera durant toute son existence fidèle à cet engagement politique.
Durant la période de l’occupation, Armand Robin est, en dépit de ses affiliations idéologiques, sollicité pour mettre au service du ministère de l’Information du régime de Vichy ses dons de linguiste. Il retire de cette surveillance attentive des radios étrangères un « Bulletin d’écoutes radiophoniques » dont il mettra une partie des informations au service de la résistance. Surveillé et inquiété par la Gestapo, il rejoint à la fois la Fédération Anarchiste et la résistance au milieu de la guerre et reprend à partir de 1944 son Bulletin d’écoutes à titre personnel.  Inquiété par Aragon et le CNE à la libération, Robin est rapidement lavé de tout soupçon en raison de son activité dans la résistance mais réclame cependant qu’on le maintienne sur la liste noire du CNE pour signaler son opposition au communisme tout autant qu’au fascisme. Bon gré, mal gré, le CNE est contraint d’accéder à sa demande.
Tout au long de la guerre froide, Armand Robin poursuivra inlassablement son travail d’"écouteur", passant ses nuits d’insomnie l’oreille rivée à son casque radio, décryptant les discours des radios soviétiques russes, bulgares, hongroises ou roumaines, les bulletins radios franquistes ou encore les radios occidentales. Ceci donnera lieu à la rédaction d’un certain nombre de chroniques dans le journal Combat. Des écrits et des « Bulletins d’écoutes » laissés par Robin a été tiré un ouvrage, La fausse parole, indispensable réflexion sur la parole totalitaire, sur la manipulation du langage et des hommes, publié d’abord en 1953 chez Gallimard, puis republié aujourd’hui aux éditions Le Temps qu’il fait en 2002. Les œuvres de Robin sont aujourd’hui difficiles à trouver, mais un site internet consacré à l’écrivain donne accès librement à quelques-unes de ses œuvres : http://armandrobin.org/
Le 27 mars 1961, Armand Robin est placé en détention à l’Infirmerie Spéciale du Dépôt après une altercation avec des boulistes d'un café du voisinage. C’est là qu’il décède dans des conditions mystérieuses le 29 mars 1961.

« Les réflexions que voici n'ont pas "précédé" mon travail d'écoute des radios étrangères, mais se sont peu à peu imposées à mon esprit au cours des écoutes.
Il n'est pas exagéré de dire que "l'information" n'existe pratiquement plus sur la surface du globe; nulle part il n'existe de données sur les événements essentiels, sur les véritables problèmes. Il s'ensuit que, dans les radios mondiales, on se trouve la plupart du temps en face du néant et le fait que ce néant soit répété à tout instant du jour et de la nuit ne fait qu'accroître le vide.
Restent, il est vrai, les "commentaires". Ils sont en général bien plus intéressants que les "informations"; mais leur richesse ou leur valeur est très relative, du fait même qu'ils tournent autour des informations dont nous venons de signaler le caractère généralement artificieux c'est du néant complexe greffé sur le néant brut.
Exception faite jusqu'à un certain point pour les radios anglaises qui tiennent encore à « suivre la vie », à donner un tableau concret de la situation générale du monde, on peut dire que ces informations artificieuses et ces commentaires autour de cette facticité tendent à « changer la notion de vérité, voire à la remplacer par celle d'efficacité ». Il ne s'agit donc plus de rendre compte de la situation mondiale, mais d'agir sur elle par un ensemble de paroles bien calculées pour telle ou telle phase bien définie de telle ou telle action à mener. Ceci est particulièrement vrai de la radio russe intérieure ou internationale.
On peut donc dire que la radio est le meilleur moyen qui ait été imaginé jusqu'à présent pour « jeter des sorts » à l'humanité, pour obtenir d'elle qu'elle accepte chaque jour de se prêter à des opérations d'envoûtement. Ecouter des radios en quelque vingt langues étrangères mène irrésistiblement à penser qu'on est face à face avec de véritables opérations de magie noire, lesquelles ont pour but au sens fort du mot de « posséder l'humanité ».
Pour écouter avec quelque profit les radios, il fallait donc trouver un principe neuf.

LA PROPAGANDE DEVIENT PARFOIS LA PLUS EXACTE DES INFORMATIONS

Ce principe est le plus simple du monde ; les faits ayant "disparu" au profit de la "propagande", c'est la propagande qui devient le fait ; on peut même dire que la propagande est le fait essentiel de notre époque. Cela compris, il s'ensuit que si on le "dépasse", ce moyen de "possession" peut être "possédé" à son tour.
La propagande, bien envisagée, peut être définie comme la traduction en clair des désirs divers mais semblables qui mènent les collectivités humaines actuellement en présence et en conflit. Dans un monde essentiellement mû par la volonté de puissance (et non pas seulement comme il est généralement admis par des intérêts économiques), la propagande devient le fait qui sans cesse trahit les forces cachées ou camouflées ; l'étudier en tant que fait, c'est automatiquement se mettre en dehors d'elle et c'est expertiser la réalité du monde actuel ; l'examen critique de la propagande devient ainsi presque au sens religieux du mot une "révélation". (...) »

Armand Robin. Chronique publiée dans le journal Combat du 18/9/1947 et reproduite sur http://armandrobin.org/ecoutcom.html




[1] Panaït Istrati, écrivain roumain et communiste fervent, accomplit en 1929 une pérégrination de seize mois en URSS qui le laisse effrayé par ce qu’il découvre du stalinisme. Il confiera ses désillusions dans Vers l’autre flamme, pamphlet qui lui vaudra d’être notamment mis au ban de la société littéraire française et conspué par les milieux communistes.

dimanche 27 mai 2012

La Révolution, certes, mais avec grâce. Et des cocktails.


Nous nous devons de célébrer aujourd’hui la collaboration fructueuse entamée avec Hipstagazine qui alloue avec libéralité aux idiots que nous sommes une chronique idiocratique hebdomadaire. Nous sommes donc également heureux d'accueillir cette semaine le Professeur du Dimanche venu nous parler un cocktail à la main du mouvement Chap et de la révolution des esthètes. 

Entre un passé gonflé de ses idéologies mortifères et un futur gros d'on ne sait trop quoi, il restait aux jeunes gens « le présent, l'esprit du siècle, ange du crépuscule qui n'est ni la nuit ni le jour ; ils le trouvèrent assis sur un sac de chaux plein d'ossements, serré dans le manteau des égoïstes, et grelottant d'un froid terrible. L'angoisse de la mort leur entra dans l'âme à la vue de ce spectre moitié momie et moitié fœtus ; ils s'en approchèrent comme le voyageur à qui l'on montre à Strasbourg la fille d'un vieux comte de Sarverden, embaumée dans sa parure de fiancée : ce squelette enfantin fait frémir, car ses mains fluettes et livides portent l'anneau des épousées, et sa tête tombe en poussière au milieu des fleurs d'oranger. »¹

Ces quelques lignes du Musset écrites voici plus d’un siècle n’ont pas pris une ride et résonnent aujourd’hui comme pour davantage accentuer le malaise contemporain. Dans une société qui, pour combler son absence de repères, célèbre l’ambition, la vulgarité et l’égoïsme, les enfants du siècle ont privilégié le jogging ou l’attaché-case, double face du fantasme capitaliste de l’avoir, aux dépens du savoir-vivre. Il ne faut donc pas avoir peur des marges pour participer à l’esprit du mouvement Chap, né en Angleterre au début des années 90 à l’initiative de Gustav Temple et Vic Darkwood. Le Chapisme, qui vient de l’expression britannique « Chap » signifiant « bon gars », est avant tout un art de vivre qui conjugue l’individualisme et le bien commun, invitant à bousculer le monde comme il va. Evitant à la fois les travers du snob lymphatique et ceux du militant endoctriné, « Le Chap aime autant le Byron révolutionnaire de Missolonghi que l’auteur de Childe Harold fumant le cigare allongé sur le Grand Canal "pour ne pas perdre de vue les étoiles". »² C’est muni de son aisance à fumer la cigarette ou la pipe, confectionner les martini-dry et trouver un bon tailleur, que le Chap, véritable anarcho-dandy, aborde le monde, déjouant ses dispositifs aliénants à coups de tactiques mêlant ironie, absurde et élégance.




Le savoir-vivre existe pour deux raisons : la première consiste à rendre vivable voire plaisant les échanges entre un homme et son prochain ; la seconde à maintenir la domination d’une classe dominante sur les gens de peu. Si l’anarcho-dandy entend se faire prosélyte par son exemple de la première, il considère comme rétrograde la seconde. Le savoir-vivre a d’ailleurs depuis longtemps été déserté par les élites qui ont désormais rejoint le monde vulgaire du bling bling. Destiné à tous comme instrument d’émancipation, l’anarcho-dandy conçoit le savoir-vivre sur le mode d’un code de conduite révolutionnaire, qu’il met en pratique en commençant par l’art de saluer ou de se tenir à table. Selon lui, comme l’affirmait Oscar Wilde, « la seule chose que la politesse peut nous faire perdre c’est, de temps en temps, un siège dans un autobus bondé. » Ensuite, l’anarcho-dandy met un point d’honneur à ne pas négliger sa tenue vestimentaire sans non plus verser dans la mode, cette « forme de laideur si intolérable qu’il faut en changer tous les six mois. » (Oscar Wilde) D’autre part, le Chap ne travaille pas : s’il doit mettre les mains dans le cambouis pour se procurer son martini et ses voyages en Orient-Express, c’est toujours avec la désinvolture de l’individu refusant le salariat. Il préfèrera changer de boulot comme de chemise et répondre à son patron à la façon de Bartleby : « I would prefer not to » en attendant de meilleurs cieux, plutôt que de faire partie de la masse composant le Lumpenbureautariat. Surtout, l’anarcho-dandy est soucieux de son hygiène de vie : contre le stakhanovisme du sport et l’impératif de l’urgence qui conduisent à toutes sortes de pathologies mentales et morales, il privilégie le sport en chambre et la marche à pied qu’il pourra ponctuer de quelque cocktail ou volutes de fumée, ce dans le plus grand souci de son bien-être.
Enfin, l’anarcho-dandy est impatient : au lieu de remettre aux calendes grecques le Grand soir, il s’efforce à être quotidiennement un fragment de lendemain qui chante sur le mode anti-karaoké.


Comme une avant-garde sans prétention, le Chap allie ainsi le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté (Gramsci), et forme peu à peu par affinités électives une conjuration de singularités pariant sur la possibilité de traverser le nihilisme contemporain.



¹ Alfred de Musset in La confession d'un enfant du siècle, I 2, 1836
² Gustav Temple & Vic Darkwood, Le manifeste Chap, p.II.

samedi 26 mai 2012

idiot en folie (2)



Le vin, ce soir, m’enivre de beauté, fier Khayyam[1],
Donne-moi l’étoile de ton refuge
Que je trinque à la dispersion de l'âme
Dans ce trou noir qu’est l’univers sans fin. 



[1] Pour les idiots (comme moi), Omar Khayyam est un poète et mystique soufi qui, redescendu parmi les siens, a passé son temps à se foutre de lui, des autres et du monde. Hormis cela, ses deux sujets de prédilection étaient, bien sûr, l’ivresse et les femmes. Sagesse/idiotie oblige…







jeudi 24 mai 2012

Les Jardins Statuaires



Jacques Abeille a connu un peu le même destin que le héros de son roman. Archiviste oublié de mondes imaginaires, chroniqueur onirique et romancier inclassable, cet écrivain né en 1942, auteur d’une œuvre foisonnante[1], est resté plongé dans un relatif anonymat jusqu’à ce que les éditions Attila décident en 2010 de proposer une réédition des Jardins statuaires, magnifiquement illustrée par François Schuiten, offrant à ce livre fascinant et à son auteur, une véritable renaissance littéraire.
            Le protagoniste principal  des Jardins statuaires est un voyageur dont on ignore tout, arrivant dans un pays dont il ne connaît rien mais dont il va dévoiler progressivement les secrets et les arcanes au lecteur au fil de ses pérégrinations. D’entrée, Jacques Abeille propose une mise en abyme au lecteur contemporain. Les Jardins statuaires se présentent en effet comme un carnet de voyage dans lequel le voyageur consigne jour après jour ses impressions et ses réflexions sur la contrée qui l’accueille et qui donne son titre à l’ouvrage : les jardins statuaires. Le récit dans lequel nous plongeons en ouvrant Les Jardins statuaires, celui du voyageur, est un travail en cours où l’entremêlement du discours rapporté, de la première personne et du soliloque littéraire nous fait assister au patient travail de croissance et de maturation grâce auquel s’érige le récit qui devient pour finir une œuvre littéraire.
            Les Jardins statuaires nous plongent dans un univers onirique impossible à situer dans le temps et dans l’espace. La contrée des jardins statuaires est divisée en domaines étroitement enclos entre de hautes murailles et jalousement administrés par des jardiniers d’un genre tout à fait particulier puisque les travaux des champs sont ici dédiés au minéral plus qu’au règne végétal. Foin de concombres, de pastèques ou de mélèzes, ce sont des statues que ces jardiniers-là cultivent. Le voyageur qui est invité à pénétrer dans ces domaines a le rare privilège d’assister à la patiente culture des statues qui, d’une excroissance de pierre ayant la semblance d’un champignon, se métamorphosent en bulbes de pierre plus massifs desquels émergent bientôt des excroissances aux lignes plus distinctes, - nez, pied, sein, main, - jusqu’à ce que la statue acquière sa forme définitive.
            Les jardiniers cultivent les statues comme les plantes : ils coupent, élaguent, bouturent, replantent. La minutieuse description de cette étrange activité par le voyageur est l’occasion pour Jacques Abeille de proposer au lecteur une métaphore du travail littéraire. Les jardiniers ne savent jamais à quelle forme parviendra la statue qui se développe grâce à leurs soins. Ils ne peuvent complètement orienter sa croissance et perçoivent très progressivement, au gré de son développement, quel aspect prend petit à petit cet être de pierre dont leur patient travail favorise l’avènement. A eux de savoir quel membre surnuméraire ils doivent retrancher de la statue en formation, quelle excroissance il faut au contraire laisser se développer pour parvenir au stade ultime qui sera une nymphe, un homme marchant, un guerrier, un roi sur son trône ou une toute autre figure. Parallèlement au travail que les jardiniers accomplissent avec les statues, le voyageur se livre à une activité similaire en donnant peu à peu corps à son récit, en relisant, corrigeant, retranchant, réécrivant pour donner naissance à une œuvre de papier et non de pierre. De simple carnet de voyage, l’œuvre grossit, devient récit, épopée, roman. Insatiable, elle rappelle sans cesse le voyageur à sa table de travail. Jacques Abeille, par la plume de son voyageur-chroniqueur, compare le travail d’écriture à une blessure toujours rouverte sur une question à laquelle celui qui écrit tente de répondre en noircissant des pages, en nourrissant continuellement une plante monstrueuse qui ne cesse de croître. Dans les Jardins statuaires, l’élaboration de l’œuvre d’art ou de l’œuvre littéraire, des statues ou du récit, est un processus végétal difficilement contrôlable. C’est une entreprise dangereuse qui peut éventuellement entraîner vers la mort celui qui s’y perd, à l’image des domaines où les jardiniers dépassés n’arrivent plus à arrêter la croissance de la pierre qui envahit et détruit tout, à l’image également du voyageur happé et torturé par la rédaction de son œuvre. Dans son essai Le roman d’aventure, publié en 1913, Jacques Rivière comparait le roman nouveau dont il appelait la réalisation à une vaste serre où la luxuriance végétale figurerait la profusion quelquefois chaotique ou quelquefois ordonnée au récit. Par le seul procédé d’un récit onirique et la description de l’univers fantastique des Jardins statuaires, Jacques Abeille donne une singulière illustration de la théorie du roman nouveau échafaudée par Rivière cent ans plus tôt.
            Au gré des pérégrinations et des écrits du voyageur, c’est aussi à la découverte d’un monde imaginaire parfaitement cohérent que nous sommes invités. Avec le souci de l’anthropologue, le voyageur de Jacques Abeille nous détaille les relations économiques qui prévalent dans la contrée des jardins statuaires, les rites qui accompagnent la naissance, l’union des êtres et leur mort. De la culture, de l’architecture, des rites et des croyances de cette étrange contrée, nous apprenons peu à peu l’essentiel, mais il reste un angle mort, un tabou qui revient au cours de toutes les conversations que le voyageur a avec ses nombreux interlocuteurs : celui de la place des femmes dans cet univers. Car les femmes qui ont leur domaine réservé n’interfèrent que sous des conditions très précises avec la vie des hommes. Nous n’apprendrons que fragmentairement la manière dont ces relations codifiées régentent le monde des jardins statuaires et ce serait déjà lever le secret du récit que d’en dire trop à ce sujet. Nous ne pouvons qu’inviter ici le lecteur de cette chronique à se procurer au plus vite Les Jardins statuaires et à se laisser lui aussi entraîner dans ce voyage unique.

Jacques Abeille. Les jardins statuaires. Illustrations de François Schuiten. Editions Attila. Paris 2010.

A paraître : François Schuiten et Jacques Abeille : Les Mers Perdues. Roman graphique, éditions Attila.

Jacques Abeille sera l'invité du Festival «Entre les lignes», au Channel (Calais), du vendredi 1er au dimanche 3 juin.







[1] Le cycle des contrées, qui rassemble à lui seul huit ouvrages, auquel s’ajoute une trentaine de publications. 


mardi 22 mai 2012

L'Aube Dorée



            Avant qu’il ne soit trop tard, et que l’on ne puisse plus utiliser cette belle expression pour cause de détournement politique, il faut rendre à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Et, voyez-vous, l’Aube dorée n’est pas ce à quoi elle renvoie aujourd’hui : un parti néofasciste grec, mais incarne au contraire l’une des aventures les plus hautes en couleurs du XXè siècle ; de celle qui, justement, fait se lever l’aube dorée dans le miroir de l’âme.

            Et lorsque j’ai entendu cette expression, répétée à l’envi depuis quelques semaines, je me suis pris à rêver d’une nouvelle poétique de l’esprit, car l’Aube dorée, c’est définitivement une société initiatique anglaise dont le nom complet suffit à évoquer les chants de l’ailleurs : The Hermetic Order of the Golden Dawn, le plus souvent appelé The Golden Dawn. Et cette Aube Dorée vous porte bien plus loin, et bien plus haut, que ces pauvres diables tirés du cadavre putréfié de l’histoire fasciste.

            Nous voulons évoquer ici sa mémoire avant qu’elle ne s’envole dans le ciel de l’oubli, et laisse son spectre politique envahir l’espace séculier. L’Aube dorée s’élève depuis les poèmes de Lord Byron et de William Blake jusqu’au firmament d’une Angleterre férue de mystères. Née en 1888 par la volonté de deux frères maçons expérimentés, Wynn Wescott et MacGregor Mathers, elle se donne pour tâche d’approcher de nouveaux états de conscience à travers la pratique de la théurgie (« travailler à la connaissance de Dieu »). Dépasser en quelque sorte la symbolique maçonnique pour toucher du doigt la flamme déposée au cœur de chaque être, au risque de se brûler l’âme. Très rapidement, ce groupe initiatique attire tous les esprits originaux de Londres et devient le catalyseur d’une autre interprétation du monde, celle qui met la raison au diapason de l’imagination, et le verbe divin au rythme des expériences magiques.

            En l’espace d’une dizaine d’années, puisque l’Aube dorée entre en turbulence dès 1900 pour s’éteindre en 1905, elle recueille entre ses rangs des écrivains précurseurs, des mystiques libertaires, des poètes symbolistes et des occultistes convaincus. Hormis les deux fondateurs, celui qui laissa une empreinte souveraine sur l’existence de l’Ordre est le poète irlandais William Butler Yeats, Grand Maître de 1901 à 1903. Dans une atmosphère mâtinée de recherches ésotériques (kabbale, Rose Croix, hermétisme, alchimie, etc.) et de volutes décadentistes, Yeats traduit ses aspirations religieuses dans une langue imagée qui fait resurgir les vieux mythes celtiques. Arthur Machen, autre membre éminent de l’Ordre, invente la littérature fantastique pour voir dans Le Grand Dieu Pan la marque terrifiante des anciens dieux oubliés. Il continuera de puiser, par la suite, dans le répertoire des coutumes et des légendes du pays de Galles les ferments d’une autre histoire, de celle que seuls les enfants peuvent encore entendre sous les rayons pâles de la lune. Et que dire de cet épisode fascinant selon lequel Bram Stocker aurait puisé son inspiration au contact de Machen et de plusieurs autres « frères » ; de sorte que Dracula est également l’enfant croisé de Londres et des Carpates comme l’épilogue du roman invite à le penser. 

            Il faut encore évoquer ces deux frères d’esprit, Allan Bennett et Aleister Crowley, qui se rencontrent sous les colonnes du temple de l’Aube Dorée. Le premier s’enflamme de drogues hallucinogènes pour créer des rituels grandioses avant de se retirer dans les plaines de l’Inde et de revêtir la tunique jaune de moine bouddhiste – ce qui en fera l’un des premiers introducteurs du bouddhisme en Occident. Le second, placé sous l’influence de Bennett, explore les hauts grades de l’Ordre et invente son propre système sous le terme magick. Après avoir parcouru le monde, il fonde l’Astrum Argentinum (1905), structure initiatique à partir de laquelle il lance son mot d’ordre : « L’Amour est la Loi. L’Amour soumis à la Volonté ». Il appartient désormais à chacun de suivre sa propre étoile pour s’éteindre dans le feu éternel de l’amour. Si l’on ajoute le travail des occultistes (Arthur Edward Waite, Paul Foster Case, etc.) et des anonymes qui ont partagé cette aventure, l’Ordre Hermétique de l’Aube Dorée marque bien la naissance d’une nouvelle forme de mystique, laquelle naît du désir de Dieu et se conjugue avec la liberté, au risque de se perdre dans les lumières matitunales du huitième climat.

            Aussi ne faudrait-il pas que l’Aube Dorée, quels que soient ses aspects nocturnes et sa dimension fantasmée, ne s’éteigne dans le crépuscule noir des nostalgiques du troisième Reich. Sur ce point, il faut bien sûr préciser que le parti néofasciste grec ne se réfère à aucun moment à l’ordre initiatique dont il reprend, sans vergogne, le nom. Et l’on se rappellera, comme pour prévenir le choc en retour, que le Sentier lumineux – autre belle expression – a donné naissance au mouvement armé le plus meurtrier de l’histoire du continent américain.




Ci-dessous, le groupe anglais COIL, digne descendant de Yeats, Bennett et Crowley, qui a traduit sous la forme électronique les illuminations du chaos. Avec une vidéo tirée de l’un des films de Kenneth Anger, autre grand amateur d’occultisme. 



Un article mystique à retrouver sur http://hipstagazine.com/, confrérie numérique occulte

lundi 21 mai 2012


 « Déjà sous le règne des Antonins on perçoit clairement un phénomène étrange qui aurait mérité d’être mieux mis en évidence et analysé par les historiens : les hommes sont devenus stupides. »

Ortega y Gasset. La révolte des masses.





lundi 14 mai 2012

idiot en folie (1)


" Le corps des bourreaux et des victimes
dans une seule et même danse
quelle révolution ! La plus noire,
celle des crimes de la nuit
des vauriens et des maudits
la nôtre, enfin !
Voici que nous glissons vers l'abîme
une rose de sang plein la bouche,
le parfum du crime !
le parfum de la révolution ! "



samedi 12 mai 2012

Hollande année zéro


A quoi ressemble le monde de François Hollande? La France qui l'a élu? L'Europe dont il hérite? Le monde dans lequel il est devenu président de la République française? 
La France qui l'a élu n'a pas vraiment voté pour lui, mais à 55%, voire 60%, pour mettre Nicolas Sarkozy dehors. C'est un pays où le Français est mal luné et imprévisible, dans lequel le candidat socialiste doit en partie sa victoire aux électeurs du Front National. C'est une France dans laquelle une partie de la jeunesse, celle qui n'est pas intéressante, qui n'est pas issue de la diversité, mais qui enrage qu'on la méprise aussi ostensiblement, emmerde la politique, emmerde la gauche et emmerde ses aînés condescendants, égoïstes et cyniques. 
L'Europe de laquelle hérite François Hollande, c'est celle où la chancelière allemande s'est invitée avec subtilité dans les élections présidentielles françaises pour soutenir son peu reluisant poulain mais c'est aussi celle dans laquelle les élections présidentielles françaises n'ont intéressé personne parce que les Grecs étaient affairés au même moment à dynamiter une classe politique qui n'a cessé de leur mentir. Dans cette Europe-là, les Grecs, qui sont tout justes bons à revoter les plans d'austérité qu'on leur présente, sont des trouble-fêtes qui "mettent l'Euro en péril." Plus irresponsable, nationaliste, imprévisible et mal luné que le Français, le Grec est un terroriste en puissance. Il vote pour un parti croquemitaine d'extrême-droite néo-nazie ou pour une extrême gauche braillarde et belliqueuse et il dit à toute l'Europe: "Je vous emmerde."
Et le monde enfin dans lequel arrive François Hollande est un monde où la France fait figure de pauvre petit pays passéiste accroché à sa dérisoire qualité de vie, à son dérisoire "confort de vie", à sa dérisoire "exception culturelle", alors que tous, pays émergents, nouvelles puissances industrielles, anciennes puissances et vieux empires s'agenouillent devant une déesse croissance qui ressemble un peu à Kâli, la mère destructrice et créatrice de la cosmologie hindouiste, dont la bouche pleine de sang exhale un suave parfum d'abattoir. C'est un monde dans lequel une Europe de gentils bisounours a choisi de remplacer un marché commun efficace par un salmigondis politique de 27 pays qui ne sont guère plus capables que de s'entrelarder de coups de pinces au fond de leur panier de crabes eurosolidaires (et Nigel Farage ne trouve même pas que ce marché commun d'épiciers transnationaux ait été une très bonne idée). C'est un monde dans lequel la deuxième puissance mondiale, la République Populaire de Chine, vient vraisemblablement de vivre une tentative de coup d'Etat, menée au sein même des instances dirigeantes du Parti Communiste Chinois et un monde dans lequel la censure chinoise n'a pas pu empêcher les craquements sinistres de se faire entendre à l'autre bout du monde. 
Dans cette France-là, dans cette Europe-là, dans ce monde-là, il y a pourtant des phrases qui restent dans l'histoire, il y a des sujets de débat plus essentiel, il y a des évènements plus déterminant sur lesquels les journalistes, les médias, les "twittos" choisissent de se focaliser : Pierre Salviac a été viré de RTL pour avoir twitté que Valérie Trierweiler « b..... utile ».  
Voilà où nous en sommes. Bonne chance au nouveau président d'une République en si bon état, bonne chance à nous tous surtout, nous en aurons besoin. C'est reparti pour un tour. Hollande année zéro. 




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jeudi 10 mai 2012

Note de la direction générale

Après une longue période d'attentisme due à l'incompétence des idiots en charge de la maintenance technique, la direction informe les visiteurs de notre idiocratie que la publication de commentaires a été grandement facilitée et ne nécessite désormais plus aucune procédure d'inscription ou d'identification fastidieuse. Nous déclinons bien évidemment toute responsabilité quant aux propos tenus et aux idioties diverses éventuellement proférées par les futurs commentateurs. Et attendons avec impatience vos calomnies, inepties et autres insultes en tous genres.

Bonne lecture. 

Une mort idiote



LA  MORT D'UN FONCTIONNAIRE d'Anton Tchekhov. 1883

Par un beau soir, un expéditionnaire de chancellerie non moins beau, Ivane Dmîtritch Tcherviakov, assis au second rang des fauteuils d’orchestre, regardait, les yeux dans ses jumelles, les Cloches de Corneville. Il se sentait au faîte de la béatitude. Mais soudain…
Dans les récits on trouve souvent : « soudain. » Les auteurs ont raison ; la vie est si remplie d’inattendu… Mais soudain sa figure se plissa, ses yeux dansèrent, sa respiration s’arrêta ; il enleva sa jumelle, se pencha, et… atchi ! Il éternua comme vous voyez.
 Il n’est défendu à personne, et où que ce soit, d’éternuer. Les moujiks, les maîtres de police, et, parfois même, les conseillers privés éternuent. Chacun éternue. Tcherviakov, sans se troubler le moins du monde, s’essuya de son petit mouchoir, et, en homme poli, regarda autour de lui pour voir s’il n’avait pas, de son éternuement, dérangé quelqu’un.
Mais à l’instant il eut lieu d’être confus.
 Il s’aperçut qu’un vieux monsieur, assis devant lui au premier rang, marmonnait en essuyant avec soin, de son gant, sa tête chauve et son cou. En ce vieux monsieur, Tcherviakov reconnut le haut fonctionnaire du ministère des Voies de communication, Brizjâlov, qui avait rang de général.
« Je l’ai éclaboussé ! se dit Tcherviakov. Ce n’est pas mon chef, il est d’une autre administration ; mais c’est tout de même ennuyeux. Il faut s’excuser. »
 Tcherviakov eut un toussotement hésitant, se pencha en avant et murmura à l’oreille du général :
 – Pardon, Excellence ; je vous ai éclaboussé sans le vouloir.
 – Ce n’est rien… ce n’est rien…
 – Au nom de Dieu, pardonnez-moi ! Je… je ne l’ai pas fait exprès !
 – Ah ! je vous en prie ! Laissez-moi écouter !
Tcherviakov se troubla, sourit bêtement et se remit à regarder. Il regardait, mais n’éprouvait plus de béatitude. L’inquiétude commença à le travailler. Pendant l’entr’acte, il s’approcha de Brizjâlov, tourna autour de lui, et, vainquant sa timidité, marmotta :
 – Je vous ai éclaboussé, Excellence… Pardonnez-moi… Ce n’est pas que…
 – Ah ! cessez ! Je l’ai déjà oublié et vous me répétez toujours la même chose !… dit impatiemment le général, dont là lèvre inférieure remua.
« Il a « oublié », et il y a de la malice dans ses yeux, pensa Tcherviakov en regardant soupçonneusement le général. Et il n’en veut pas parler. Il faudrait lui expliquer que je ne voulais pas du tout… que c’est la loi de la nature, ou bien il pensera que j’ai voulu cracher sur lui… S’il ne le pense pas à présent, il le pensera plus tard… »
 Rentré chez lui, Tcherviakov raconta à sa femme son involontaire impolitesse. Il lui sembla que sa femme n’attachait pas assez d’importance à ce qui s’était passé. Elle s’en effraya un peu, mais, quand elle apprit que Brizjâlov n’était « pas de l’administration » de son mari, elle se tranquillisa.
 – Va tout de même t’excuser, lui dit-elle ; sans cela il croira que tu ne sais pas te tenir en public.
 – C’est justement… Je me suis excusé, mais il a été étrange… Il n’a pas dit un mot qui vaille… Et on n’a pas eu le temps de parler.
Le lendemain, Tcherviakov revêtit son uniforme neuf, se fit couper les cheveux et alla s’expliquer chez Brizjâlov… En entrant dans le salon d’attente, il y vit beaucoup de monde, et, au milieu des solliciteurs, le général qui avait déjà commencé à recueillir les suppliques. Après avoir questionné quelque personnes, Brizjâlov leva, à son tour, les yeux sur Tcherviakov.
 – Hier, à Arcadia, Excellence, si vous vous souvenez, – commença, comme s’il faisait un rapport, l’expéditionnaire, – j’ai éternué, et… vous ai éclaboussé sans le vouloir… Pardonn…
 – Quelle bagatelle… ma parole ! fit le général… Que désirez-vous ? demanda-t-il à une autre personne.
 « Il ne veut même pas me parler ! se dit Tcherviakov en pâlissant. C’est donc qu’il est fâché… Non, on peut pas laisser ça comme ça !… Je vais lui expliquer… »
Quand le général en eut fini avec le dernier visiteur, et voulut rentrer dans son appartement, Tcherviakov fit un pas vers lui et se mit à marmotter :
 – Excellence, si j’ose déranger Votre Excellence, c’est précisément, si je peux dire, par un sentiment de regret… Je ne l’ai nullement fait exprès, vous daignez le savoir vous-même !
 Le général eut mine de vouloir pleurer et fit un geste accablé :
 – Mais vous vous moquez tout bonnement de moi, mon cher monsieur ! dit-il en disparaissant derrière sa porte.
 « Quelle moquerie y a-t-il là ? songea Tcherviakov. Il n’y en a aucune ! C’est un général et il ne peut pas comprendre… S’il en est ainsi, je ne m’excuserai plus devant ce fier-à-bras. Que le diable l’emporte ! Je lui écrirai, mais ne viendrai pas ! Ma parole, je ne viendrai pas ! »
 Ainsi songeait Tcherviakov en revenant chez lui ; mais il n’écrivit pas de lettre au général. Il réfléchit, réfléchit sans pouvoir trouver ce qu’il fallait mettre, en sorte qu’il dut, le lendemain, aller s’excuser de vive voix.
– Je suis venu hier déranger Votre Excellence, – se mit-il à balbutier quand le général leva sur lui ses yeux interrogateurs, – non pas pour me moquer, comme vous avez daigné le dire. Je m’excusais, pour vous avoir fait une éclaboussure en éternuant… Je ne songeais pas à me moquer… Oserais-je le faire ? Si nous nous mettions à rire, c’est qu’alors il ne resterait aucun respect pour les hauts personnages…
 – Dehors, file ! hurla tout à coup le général, devenu bleu et se mettant à trembler.
 – Quoi, monsieur ? murmura Tcherviakov, fondant de terreur.
 – Dehors, file ! répéta le général se mettant à trépigner.
Dans le ventre de Tcherviakov, quelque chose se décrocha. Ne voyant, n’entendant rien, il recula vers la porte, sortit et se traîna lentement chez lui… Ayant machinalement regagné sa demeure, sans quitter son uniforme neuf, l’expéditionnaire s’étendit sur son canapé… et mourut.

Note - Le nom de Tcherviakov est formé à partir d'un mot qui signifie "ver de terre"




mercredi 9 mai 2012

L'agonie de Poincaré


En 1926, Raymond Poincaré, figure de la Troisième République, président de la République de 1913 à 1920 et Président du Conseil de 1922 à 1924, est rappelé aux affaires pour tenter d'assainir les finances de l'Etat et régler la crise qui oppose le gouvernement aux milieux financiers sur la question des emprunts et de la dette de l'Etat. Poincaré remplace le Franc Germinal par le Franc Poincaré, qui vaut cinq fois, et se fait l'artisan d'une politique d'austérité rigoureuse. Le 27 juillet 1929, malade et fatigué, il se retire de la vie politique. Le krach boursier du 24 octobre 1929 n’autorisera à l’accalmie financière obtenue par Poincaré qu’une courte existence. Jeune assistant parlementaire à l'époque, l'écrivain Jean-Pierre Maxence livre sa vision du dernier combat à la Chambre de Poincaré, le 26 juillet 1929:

"Je le voie encore à la tribune de la Chambre. Il a déposé devant lui un dossier énorme. Épaules voûtées, oeil terne, voix sans métal; il fait vieux. Trente-huit heures presque sans manger, sans dormir, il va plaider, trente-huit heures il va exposer l’aspect formel de la question, sans omettre un document, une date, un détail. Briand est au banc des ministres : il plaisante, serre des mains, somnole. Dans les couloirs, l’atmosphère est lourde, fiévreuse. Les anciens combattants ont manifesté l’avant-veille dans la rue. On annonce pour le soir un meeting de jeunes à Bullier. Sur les bancs mêmes de la majorité, un silence gêné. On n’applaudit guère. On ne soutient pas ce vieillard qu’on voit s’enliser. Perdus l’auréole, le prestige ; à demi perdu le respect. Encore vingt heures de débat. Poincaré s’épuise, il n’en peut plus. Sa première intervention est finie, il va descendre. Un silence se creuse comme une tombe. On a presque pitié de cet homme ! A je ne sais quoi de brisé en lui on sent qu’il a dit ses dernières paroles de ministre, qu’il a achevé son morne, interminable, son monstrueux testament. Le voici qui regagne sa place : c’est un cadavre qui marche encore.


Dehors, tandis que Poincaré s'use, il fait tiède, une belle nuit d'été. J'entre à Bullier. L'immense salle est comble, surchauffée. Une foule s'indigne, hurle en cadence, bat des mains, trépigne. Quand arrive mon tour de parole, devant ces milliers de têtes dressées, ces milliers de visages tendus, je ne vois plus rien qu'une masse sombre sous l'éclat des lustres. C'est la première fois que je dois aborder une grande enceinte. La multitude exalte, porte, suggère. Il est plus facile de haranguer un auditoire innombrable qu'une poignée d'hommes dans une arrière-salle de café. La foule est passionnée, elle est femme. Elle jouit de chaque coup, vibre à chaque image, elle appelle. Je commence: "Mesdames, Messieurs, Monsieur Pojncaré..." Une tempête, un ouragan, une avalanche de huées accueillent ce nom. Elles montent, déferlent, traînent, puis reprennent. C'est une sorte de cri de l'instinct. Il n'est pas besoin de rien démontrer à cette foule, il suffit de lui fournir quelques images, et, la première, celle qui la cabre le plus puissamment, qui la fouette comme un soufflet, c'est celle du petit homme rabâcheur que je viens de quitter plaidant à une autre tribune une cause qui, ici, fait horreur. Dans cette protestation sommaire, quasi animale de l'auditoire, je sens de la haine. Cet homme a déçu. Les gens qui sont là devant moi, ce sont ceux qui crurent en lui, qui, les premiers, lancèrent la légende du "Grand Lorrain". Il ne reste plus rien du mirage! Détesté par les communistes, Poincaré est maintenant haï par les autres. Cet homme est seul dans le pays comme il est seul au Parlement. Et s'il garde des fidèles, ce sont de ceux qui ne parlent guère, qui se terrent, qui ne commandent point à l'évènement. Poincaré désormais appartient au passé."

Tiré de : Jean-Pierre Maxence. Histoire de dix ans. Editions du Rocher. p. 110. (Gallimard, 1939 pour la première édition).