jeudi 31 mai 2018

Les guerres perdues de Youri Beliaev


 
Pierre Sautreuil, 25 ans, journaliste-pigiste, reporter de guerre. Auparavant, ce métier à hauts risques, puisqu’il s’agit de témoigner de son expérience personnelle de la guerre vécue au plus près et au quotidien, était considéré comme la quintessence du journalisme. Albert Londres, Ernest Hemingway, Lucien Bodard, Curzio Malaparte, etc. faisaient partie des célèbres correspondants de guerre qui pouvaient s’appuyer sur de grandes institutions journalistiques pour les financer et les protéger – au moins juridiquement. Aujourd’hui, ce sont des anonymes, souvent de jeunes journalistes free lance, qui financent eux-mêmes leurs projets et qui proposent des « papiers » à qui veut bien les acheter, en fonction des intérêts du moment et de la hiérarchie de l’information. Pierre Sautreuil est l’un d’entre eux. C’est nous qui insistons sur ce point car, jamais, le jeune journaliste ne se plaint de sa condition, de son statut alors même qu’il met sa vie en jeu pour couvrir cette drôle de guerre entre Kiev et le Donbass, l’Ukraine et la Russie.


Dans Les guerres perdues de Youri Beliaev, il nous mène au cœur d’un conflit larvé, d’une sale guerre qui ne dit pas son nom dont nous peinons à saisir la réalité. Cette perception est presque rendue impossible par la guerre de propagande et de contre-propagande que se livrent les grandes puissances. A cet égard, la barbouzerie des services secrets ukrainiens à propos de la mise en scène de la mort du journaliste russe Arkadi Babtchenko s’avère pathétique et totalement contre-productive. Elle a au moins le mérite de révéler la haine profonde voire pathologique qui tenaille nos pseudo-élites dès qu’il s’agit de la Russie. Le soi-disant assassinat de Babtchenko (trois balles dans la nuque !) à peine annoncé, l’artillerie lourde s’était déjà mise en place : tweet vengeur de Bernard Henri-Lévy, ouverture de tous les journaux de Radio France, commentaires rageurs contre Poutine, etc. Sans une once de début de preuves, Le Monde-La pravda a même osé mettre l’information à la « une » de son journal et de commencer à explorer les pistes de son assassinat qui mènent naturellement toutes au Kremlin. On attend avec impatience et une certaine jubilation que leur fameux decodex nous dévoile les dessous de la supercherie !

 
Heureusement, dès le début de l’ouvrage, on comprend que Pierre Sautreuil n’est ni poutinolâtre ni poutinophobe ; il est simplement un journaliste quelque peu aventureux qui se rend sur place pour témoigner d’une réalité qu’il a déjà entrevu lors d’un précédent voyage. Bon connaisseur de la langue russe, et grâce à quelques contacts plus ou moins solides, il parvient à franchir la ligne de front pour se retrouver au cœur du Donbass, du côté des séparatistes. Dans une chambre d’hôtel défoncée, entre les effluves de pétrole et la fumée des cigarettes, il couvre avec d’autres journalistes d’infortune les événements d’une guerre civile larvée faite d’escarmouches sanglantes, de bombardements aléatoires, de tensions permanentes, de règlements de comptes morbides – un hypothétique cessez-le-feu ayant été signé le 12 février 2015. On comprend rapidement que la nouvelle République populaire de Lougansk se trouve entre les mains de quelques seigneurs de guerre locaux, mêlant imagerie militariste, nationalisme forcené et charisme personnel. Pierre Sautreuil a l’occasion d’approcher certaines de ces figures hautes en couleur avant qu’une guerre fratricide ne soit déclenchée, en sous-main, par le « grand-frère » russe. Après avoir encouragé la sédition, livré des armes et fourni des mercenaires aux groupes séparatistes, le pouvoir russe a effectivement décidé de reprendre la main en imposant à la tête de la République un de ses vassaux : le président Igor Plotnitski. Ce dernier étant unanimement reconnu comme un homme lâche et corrompu, il ne bénéficie d’aucune légitimité auprès des seigneurs de guerre.

Commence alors une incroyable série de règlements de compte dont la sophistication révèle la signature des services secrets russes. Tour à tour, sont éliminés tous les chefs de guerre qui avaient grandement œuvré pour l’indépendance du Donbass : explosion de la voiture du colonel Oleg « chef des milices du peuple », explosion du bureau du commandant « Guivi » chef du « bataillon Somali », mort du célèbre Alexandre Bednov dit « Batman » dans une embuscade, assassinat de Malych commandant de la « Garde cosaque », de Mozgovoï chef de la « police populaire », etc. Bref, le ménage a été fait autour de Plotnitski pour l’imposer comme la seule autorité du Donbass. Mal lui en a pris, après avoir échappé à un attentat, plusieurs de ses proches (dont ses parents vivant en Russie !) sont portés disparus, empoisonnés ou exécutés. Il est finalement écarté par le pouvoir russe qui lui préfère son chef des services secrets Leonid Pasetchnik.

  
C’est dans ce contexte délétère que Pierre Sautreuil noue une relation teintée d’amitié et de méfiance avec Youri Beliaev, l’un des principaux lieutenants d’Alexandre Bednov (« Batman »). Leurs échanges servent de trame à l’ouvrage et permettent de raconter trois décennies d’histoire russe à travers la destinée de l’un de ses fils enragés. Qui est Youri Beliaev ? Il est successivement policier sous le régime communiste, chef d’un groupe de skinheads au début des années 1990, gérant d’une société de sécurité à la solde des oligarques, agent des officines du pouvoir russe, responsable d’une formation néonazie, instigateur d’une brigade qui sèment la terreur dans les rues de Saint-Pétersbourg, etc. Flic, gangster, néo-nazi, politicard, mercenaire, criminel, Beliaev est condamné à de multiples reprises par la justice russe et décide de se faire oublier en s’engageant auprès des séparatistes du Donbass. Quand Pierre Sautreuil le rencontre, c’est déjà un homme seul, traqué, terrorisé, qui décide de se confier au jeune français dans une espèce de baroud d’honneur plus pathétique que flamboyant.

Au-delà de son histoire singulière, c’est le portrait de la société russe qui se dessine depuis les années 1990 : anarchique, brutale, avide, autoritaire, inique. Le conflit du Donbass en est un concentré. Et pourtant, malgré cela, comme l’auteur du livre lui-même, on garde une forme d’empathie pour cet homme cruel, ce peuple moribond, cette destinée funeste. L’empathie, faut-il le rappeler, ne signifiant aucunement sympathie.






samedi 26 mai 2018

"Conversion", de Romaric Sangars


Conversion et confession, confession d’une conversion, l’ouvrage de Romaric Sangars livre, en arrière-plan de la quête spirituelle qu'il dépeint, un autre récit, plus générationnel, à travers les deuils successifs et les expérience qui marquent le départ de Grenoble, ville natale de l'auteur, vers Paris, et la rencontre avec l'art, la musique et la littérature, la révélation amoureuse et la révélation du catholicisme. Peu d'ouvrages donnent encore, à l'heure actuelle, une voix à cette génération nommée avec mépris par les médias la « génération X », intercalée entre l'interminable génération de 68, une « génération Y » tout aussi anonyme et les Millenials devant lesquels se prosterne un Michel Serres toujours en pleine extase techno-jeuniste. Cette « génération X », entrée dans l'adolescence alors que le mur de Berlin s'effondrait et que le capitalisme triomphant proclamait bruyamment le triomphe de cette morale consumériste que les héritiers de mai 68 ont accueillie avec complaisance, n'a pas encore tout à fait trouvé sa voix. Peu nombreux sont ceux qui ont pour le moment tenté d'écrire son roman. On pourrait citer Mathieu Jung avec, récemment, Le triomphe de Thomas Zins, publié chez Anne Carrière en 2017Conversion, ouvrage autobiographique publié chez Léo Scheer en janvier 2018, semble lui tracer en filigrane le portrait de cette génération apparue avant Internet et qui a grandi dans l'atmosphère stérile de la France des années SOS Racisme finissantes et de ce que l'on croyait être encore à l'époque la fin de l'histoire. C'est déjà devenu le monde d'avant et s'il reste à en écrire le roman, ce n'est pas la moindre des promesses de Conversion que d'en suggérer discrètement les premières lignes à travers le récit de ce ralliement spirituel, servi par une remarquable maîtrise stylistique.

« Je suis un catholique romain du IIIe millénaire et, peu avant ma trentième année, j’ai rejoint l’assemblée fondée par le Nazaréen crucifié sous Ponce Pilate et qui est figuré derrière moi, immense au pied de la coupole du Sacré-Cœur », écrit Romaric Sangars dans Conversion. L’entreprise, bien sûr, renvoie immédiatement à Huysmans, inspiration largement revendiquée par l'auteur : « je veux parler de ce qu’avait défini Barbey d’Aurevilly dans la conclusion de deux célèbres articles, le premier consacré à défendre Les Fleurs du Mal, le second, au sujet d’A Rebours, Barbey affirmant qu’après un tel livre, il ne restait plus à l’auteur qu’à choisir entre la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix. » L'ambition n'est évidemment pas ici de réécrire A Rebours, cependant le dialogue spirituel et littéraire qui s'établit ainsi entre le catholique romain du IIIe millénaire et le converti du XIXe tisse la trame du récit de cette Conversion qui cherche à montrer de quelle manière il est possible de saisir à nouveau, cent cinquante ans après Huysmans, la « merveilleuse opportunité de clarification » qu’offre le choix impossible entre le renoncement à soi par la mort volontaire et l’effacement de soi par l’acceptation du divin. « Le ‘non’ enfin assumé ou le ‘oui’ osé à la face même de l’absurde », question aussi essentielle à l’heure de l’Intelligence artificielle et de la civilisation du post-humain qu'elle l’était au temps du règne de la fée électricité et de la civilisation de l’acier. 

Comme le remarque le philosophe Jean Vioulac, qui vient pour sa part de publier Approche de la criticité. Philosophie, capitalisme et technologieaux PUF en janvier dernier : « le XXe siècle est en physique l’époque d’une véritable révolution théorique, à savoir l’avènement de la mécanique quantique, et cette révolution est une crise telle que la physique n’en avait jamais connu. » Ce constat en amène un autre : la science moderne n’est plus circonscrite à la quantification de phénomènes physiques, elle est désormais en mesure de produire une véritable cosmogonie rationnelle, une rationalité métaphysique qui fonde la possibilité d’une religiosité scientifique prenant la relève des religiosités séculières qu’Aron avait décrites au XXe siècle pour qualifier les projets politiques totalitaires. « La science n’est plus connaissance certaine d’objets, par ordre et mesure, et dans le cadre de la causalité, et c’est donc le subjectivisme moderne qui s’effondre. »



Disons ici d’emblée que le premier mérite de Conversion est de poser les bases d’une entreprise littéraire capable d’appréhender les caractères et les conséquences de cet effondrement du subjectivisme moderne. Une scène, en apparence banale, du récit autobiographique de Romaric Sangars, celle du portrait que l’écrivain trace de l’un de ses voisins lors d'un voyage en train, témoigne à elle seule de cette tentative : « L’homme d’affaire à ma droite, qui, depuis que son téléphone a cessé de le solliciter, semble encore plus absorbé que moi par ses travaux, se trouve a priori dans une disposition opposée. Cet homme, énergique et décuplé, il est à peu près certain qu’il adhère à la Religion Nouvelle, même s’il l’ignore simplement parce qu’elle règne et qu’il a toujours été pétri par ses mythes, ses émois, ses concepts, si bien que sa vision de l’âme se réduit à quelque intestin émotionnel, qu’il croit évoluer dans un univers organisé par inadvertance, où, dénué d’une mission particulière, il ne peut espérer que jouir de bonheurs fugaces avant l’inéluctable rien. Et pourtant il s’applique. Par conséquent, ou bien cet homme est fou, ou bien il ne croit pas à ce qu’il professe, ou bien encore il ne comprend pas ce qu’il croit, à moins, et c’est fort probable, qu’il ait l’intuition d’un autre point de vue et qu’il vive en réalité en fonction de cette intuition à la fois informulée et contraire, plutôt que selon l’idée qu’il prétend se faire du monde. »

Cette intuition informulée apparaît en contradiction avec la doxa rationaliste et utilitariste qui semble animer l’existence de la plupart des contemporains de l’auteur : « Je comprenais qu’on se drogue ou qu’on se tue, pas qu’on se résigne à pareille simagrée. » Etrange schizophrénie qui est le symptôme premier de cet effondrement du subjectivisme moderne analysé par  Vioulac. Durant toute la séquence moderne qui a vu l’accomplissement du projet cartésien et la victoire du rationalisme européen, les certitudes scientifiques ont poussé l’Eglise dans ses retranchements et réduit toujours plus la place laissée au dogme. Pourtant, à mesure que les découvertes scientifiques font progresser la connaissance de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, elles font paradoxalement vaciller toutes les certitudes que le cartésianisme et le rationalisme semblaient avoir conquises de haute lutte et arrachées à la métaphysique religieuse. A l’heure des méga-données et de la physique quantique, la science s’est élancée dans l’univers des abstractions cosmiques au point que la méthode expérimentale bascule elle aussi dans le gouffre mystique que la religion a nommé Dieu. L’homme moderne qui se trouve aujourd’hui dépouillé de la foi et de l’assurance scientifique est un laissé pour compte qui se raccroche à la bouée de l’hédonisme matérialiste pour ne pas sombrer dans l’infini du vide qui s’ouvre sous ses pieds aussi bien que dans le ciel. Face à la perspective du néant, l’idéal humaniste et le grand espoir des Lumières se sont changés en une religion du management et un ritualisme progressiste qui ânonnent des mantras vides de sens et ne promettent rien qui ne soit voué à basculer dans le néant. Comment, en effet, ne pas devenir fou quand l’on découvre que la « Religion Nouvelle […] ne cultivait pas tant chez l’homme, comme elle prétendait, la jouissance, la licence et la consommation, que la faiblesse, en vérité, la faiblesse d’hommes enchaînés à leurs propres instincts, et ainsi malléables en dépit de l’importance et de l’excitation de leur masse. » Voilà, au cœur de la Conversion de Romaric Sangars, la réalisation de cette merveilleuse opportunité de clarification. « En somme, écrit Romaric Sangars, ma tête était à Dieu et mon cœur, au néant. » Mais pour parvenir à cette prise de conscience, il faut un cheminement personnel dont le récit forme la chair de Conversion, si l’ombre de la croix en est la structure. Car on se déplace dans Conversion en suivant le parcours que la structure d’une église impose à celui qui y pénètre. Au seuil de la foi, c’est le déchirement amoureux et la révélation de l’art qui mènent le converti à travers la pénombre jusqu’à l’autel et à la lumière.


« Conversion » est formé à partir de converto qui, en latin, désigne l’action de se retourner, d’opérer un changement de direction radical. Le retournement au sens religieux s’accomplit à travers la révélation, revelatio, « découvrir ou laisser voir ». Le retournement suit et précède la révélation. Il la suit tout d’abord parce qu’il marque un deuil, ici le deuil amoureux, qui abandonne l’auteur dans une nuit qui ne sera dissipée que par la révélation du Divin. Le transport amoureux est un premier transport mystique qui tient tête au nihilisme de l’époque, « j’avais grandi à l’ère de toutes les fins : des idéaux politiques, de l’art, de l’homme, du paradis consumériste, des illusions romantiques, de l’Europe régnante. Il ne restait plus qu’à en finir avec la fin elle-même. » Le premier coup de tonnerre qui fait vaciller les ruines de ce vieux monde fatigué de lui-même est le choc amoureux, la rencontre avec Estelle, celle à qui est dédiée Conversion : « La jeune femme qui accompagnait Estelle pour acheter un paquet de Camel souple, tout comme Arnault, à mes côtés, s’étaient atténués au point de devenir des ombres ; quant au profil d’Estelle, au dessin clair et parfait, qui occupait le centre de cet éclatement, il rayonnait d’éclats fugitifs. Une innocence un rien sauvage, une indolence gracieuse, une sensibilité animale, plusieurs douleurs mal dégluties mais une fraîcheur intacte : j’étais tétanisé, la pupille saturée par cette radioscopie éclair, ignorant que ma vie venait de prendre l’un de ses premiers virages. » La grande qualité de Conversion se trouve dans cette description de la géométrie des êtres et de l'algèbre des existences. De départs en errances et de deuils en résurrections, le narrateur se libère des égarements sinusoïdaux pour retrouver la verticalité de l’aspiration au sublime grâce à la rencontre d'Estelle.

Cette rencontre, scène centrale et pivot du récit, n'est pas celle de Bérénice et d'Aurélien, qui ouvre le roman d'Aragon. C'est plutôt chez Stendhal qu'il faudrait chercher le modèle et la théorisation littéraire de « l'étonnement (…) qui est déjà la moitié du mouvement cérébral nécessaire pour la cristallisation. » Stendhal se plaît à répéter, dans son De l'Amour, que « l'amour triomphe, dans le romanesque, à la première vue ». Aragon n'a qu'en apparence pris le contre-pied de l'axiome stendhalien en mettant en scène la rencontre amoureuse qui ouvre Aurélien : « La première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. » La rencontre avec Estelle, dans Conversion, renoue quant à elle pleinement et sans ironie avec l'esthétique stendhalienne du saisissement et de la révélation, prélude à la cristallisation amoureuse et à la passion : « Quant à la validité de cette révélation qui avait duré une fraction de seconde, cinq années de passion amoureuse viendraient bientôt en accumuler les preuves », écrit Romaric Sangars au moment de décrire cette première rencontre et ce premier étonnement qui frappe comme la foudre et illumine la première partie de Conversion.


A l'illumination de la passion succède néanmoins le retour à l'obscurité, à la solitude et à l'égarement. Le monde perd, avec la rupture, la signification dont la rencontre avec Estelle l'avait habillé. C'est pourtant sur cet achèvement que débute Conversion, suivi d'une errance incertaine qui se transforme en quête d'une transcendance perdue. Dans cette entreprise, l'itinéraire suivi par le protagoniste principal de Conversion se redresse peu à peu. Aux tours, détours et errements se substitue la ligne droite. Le récit se termine par un pèlerinage commencé le long d'une autoroute et poursuivi au gré des chemins mais toujours en ligne droite vers un point de chute qui doit être un nouveau point de départ. C'est décidément aux mânes du romantisme que Romaric Sangars voue son entreprise de conversion. La dernière partie du livre pourrait d'ailleurs faire penser à l'entrée en matière des Misérables, quand Valjean, errant sur les routes, marche sans le savoir à la rencontre de Monseigneur Myriel qui lui apportera sa révélation par ces mots : « Jean Valjean, mon frère, vous n’appartenez plus au mal, mais au bien. C’est votre âme que je vous achète ; je la retire aux pensées noires et à l’esprit de perdition, et je la donne à Dieu. » C'est à la noirceur dont la déchirure amoureuse a recouvert l'existence que cherche à s'arracher le protagoniste de Conversion ; ainsi qu'au règne du néant dont l'époque elle-même a fait un Dieu. Il faut, à ce Dieu de l'arasement, opposer la verticalité du Dieu qui relève toujours ceux qui sont tombés et à la rencontre duquel vont sans le savoir ceux qui marchent dans l'obscurité, puis avec assurance ceux qui cheminent au grand air.




Romaric Sangars. Conversion. Editions Léo Scheer. 176 p. 17 €

dimanche 13 mai 2018

Les cloportes de mai 1968



 Aux vues des commémorations de mai 68, on a bien envie de détourner la phrase de Hegel selon laquelle « l’argent est la vie mouvante en soi de ce qui est mort » pour l’appliquer aux sinistres sires qui en incarnent aujourd’hui l’histoire : « La révolution de 68 est la vie mouvante en soi de ce qui est mort ». Daniel Cohn-Bendit, Romain Goupil, Alain Geismar, Serge July, etc. sont comme les spectres d’une époque qui n’en finit plus de hanter notre monde. Non contents de s’être accaparés l’événement, ils continuent d’en louer les vertus dans tous les espaces publicitaires de la démocratie marchande alors même qu’ils en ont renié à peu près tous les fondamentaux.

         Si l’on utilisait le langage de 68, nous aurions beau jeu de parler d’une cohorte de grabataires qui a colonisé les médias mainstream pour se vendre toujours davantage, littéralement se donner en spectacle, afin de jouir sans entraves d’eux-mêmes. « Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi ! » disaient-ils en 68 pour, cinquante années plus tard s’agenouiller, ramper, se vautrer dans le vieux monde le plus rance, le capitalisme le plus cupide, le pouvoir le plus pernicieux. Il faut voir le révolutionnaire Cohn-Bendit trimballer sa vieille carcasse à la suite du jeune président, quémandant ici une parole bienveillante, cherchant là un geste apaisant. Et son compère, Romain Goupil, de s’époumoner sur tous les plateaux télévisés dans un sabir pseudo-libéral, la bave aux lèvres, sur-jouant son rôle d’adulescent révolté, attardé. Au final, les deux vieux mâles de la gauche bienpensante, tout gonflés de fatuité, se retrouvent une fois encore sur le devant de la scène du théâtre des imbéciles. Toute honte bue, ils ont même osé faire un film documentaire dans lequel ils se mettent précieusement en scène auprès de leur nouveau Che d’opérette : Emmanuel Macron. 

  
         La boucle est bouclée : il ne restera rien de mai 68 ! Les millions d’ouvriers en grève, les premières révoltes étudiantes, la critique radicale du capitalisme, la libération des mœurs, un certain goût de l’aventure, etc. tout est emporté par un quarteron de vieux gauchistes, anciens trotskards, pseudo-anars, néo-maos, qui ont troqué le petit livre rouge contre la bible du capital, sans une once de remords. En cela, ils ont conservé le pire de l’héritage soixante-huitard : « tout pour ma gueule, rien pour les autres ». Ce qui est finalement la devise du « gauchisme culturel » qui sous couvert d’émancipation individuelle continue de servir la soupe à toutes les oligarchies politiques.

         « Ceux qui font les révolutions à moitié ne font que se creuser un tombeau » écrivaient-ils sur les murs en 1968. Il faut croire alors que nous vivons au fond de cette tombe avec eux, ces cafards, ces cloportes qui n’ont jamais aussi bien absorbé la lumière que depuis que celle-ci est morne, blafarde, artificielle.









mardi 8 mai 2018

Management des radicalités : des idiots toujours aussi utiles.


         Petit retour, en ce 8 mai 2018, sur la séquence contestataire qui a animé la rue du 1er mai au 5 mai dernier. 

Paris, vers 11h du matin, dans une rue à proximité de République, cinq cars de CRS sont alignés sur le bas côté de la chaussée. C'est l'heure du casse-croûte et les pandores circulent entre les camions et de larges casiers dans lesquels ils piochent sandwichs et boissons, tout en enfilant jambières et plastrons en vue des manifestations. Dans cette large artère déjà encombrée par la circulation parisienne, deux camions barrés de multiples autocollants du syndicat anarchiste CNT débouchent soudain à hauteur du campement improvisé. Sur la plate-forme de l'un des véhicules sont entassés une quinzaine de types, tous vêtus du même uniforme : crâne rasé, veste de cuir épaisse, et carrure à l'avenant, dénotant une fréquentation plus assidue des salles de sport que des conférences autogérées de Tolbiac. CRS d'un côté et gros bras de l'autre se toisent pendant quelques minutes avant que le feu ne repasse au vert. L'image renvoie plus à l'Italie des années de plomb ou des années vingt qu'à un 1er mai ensoleillé en France en 2018 et si cela ne trouble pas vraiment les vendeurs de muguet qui poursuivent, imperturbables, leur petit commerce à côté, quelques passants observent la scène avec un soupçon d'inquiétude. Le 1er mai au soir, le JT s'ouvre sur les images des 'Black blocs' mettant à sac un Mc Do à Austerlitz et s'acharnant sur le mobilier urbain au milieu des nuages des fumigènes et des jets de projectiles. Ambiance de guerre civile au journal de 20h.  Les types des camions ont-ils pris part à cela ou se sont-ils contentés d'assurer un service d'ordre musclé ? Difficile à savoir mais ils n'avaient tout de même pas l'air d'être venus pour fabriquer des gâteaux dans une ambiance festive et conscientisée, comme les gentils rebelles occupant Sciences-Po Paris la semaine d'avant. À voir leur dégaine, on serait tenté de parier que leur 1er mai a été un peu plus sportif qu'un atelier de pâtisserie révolutionnaire à Sciences-Po. 


Les violences et les dégradations qui ont marqué les manifestations du 1er mai ont fait la une des médias et frappé l'opinion, et la communication gouvernementale s'est emparée de l'affaire avec un certain opportunisme. De la lointaine Australie où il était occupé à trouver Lucy Turnbull, l'épouse du Premier ministre Malcom Turnbull, aussi délicieuse qu'un chou à la crème, Emmanuel Macron a fait savoir qu'il tenait pour responsables des débordements les « élus qui tiennent constamment des discours d'agitation », visant évidemment les représentants de la France Insoumise et en premier lieu Jean-Luc Mélenchon. Celui-ci est d'ailleurs totalement resté dans son rôle, puisque, dans un tweet mémorable, le chef de FI a condamné les « insupportables violences contre la manifestation du premier mai » en concluant : « Sans doute des bandes d'extrême-droite. » Dans le langage du marxisme-léninisme, on n'appelle pas cela mentir mais faire usage de la dialectique.


Avec l'ancien socialiste à leur tête, les Insoumis ont brisé le mur de verre qui cantonnait depuis vingt ans les formations d'extrême-gauche à un score de moins de dix pour cent en ordre dispersé aux élections présidentielles. Quant à la rue, elle est plus que jamais occupée par une séquence « révolutionnaire » qui faiblit peu depuis Nuit Debout l'an dernier. Pourtant, cette omniprésence médiatique de la gauche radicale peut servir l'actuel gouvernement Macron de la même manière que la menace du Front National a servi les gouvernements de gauche de Mitterrand à Hollande. Force est de constater qu’il y a du Jean-Marie Le Pen chez un Mélenchon qui a pris la relève à gauche de l'ex-président du Front National dans le rôle du tribun au verbe haut. Le crash de Marine Le Pen au débat présidentiel du 4 mai a placé le Front National dans une position paradoxale : celle d'un parti qui a battu tous ses précédents records pourtant mis en coupe réglée par une indéboulonnable présidente devenue impopulaire jusque dans ses propres rangs. Tandis que le parti à la flamme est prisonnier de cette insoluble équation, c'est Mélenchon qui a repris, à la gauche de l'anticapitalisme, le flambeau du « populisme » énervé. Ce qui n'est pas une si mauvaise nouvelle pour Emmanuel Macron. 
Les Black Blocs auront parfaitement joué leur rôle d'idiots utiles avec un romantisme révolutionnaire qui tient lieu d'idéologie à ce type de mouvance. L'après 1er mai donne lieu à une couverture médiatique taillée sur mesure à la fois pour le Président, qui continue ses réformes à marche forcée, mais aussi pour son opposition insoumise qui consolide sa niche électorale en jouant opportunément avec le fantasme du Grand Soir en ce cinquantenaire de mai 68. D'un côté le pouvoir jupitérien a besoin d'une opposition menaçante pour affirmer une verticalité et une autorité dont la population, lassée par vingt ans d'immobilisme chiraquien, de versatilité sarkozyste et d'indécision hollandienne, est désormais avide. De l'autre, Jean-Luc Mélenchon a besoin d'affirmer dans la radicalité et l'anathème depuis le début du quinquennat sa légitimité à incarner la seule opposition à « l'autoritarisme » macronien. Mais pour le gouvernement, il s'agit d'une opposition de confort. Comme le remarquait déjà le politologue Marc Lazar en 2004 : « L’importance de l’extrême-gauche est ailleurs. Elle dispose d’une influence idéologique sans commune mesure avec son poids électoral. Elle diffuse une vulgate, qui n’est même plus une idéologie constituée, une forme de néo-gauchisme qui se répand bien au-delà des rangs de l’extrême-gauche stricto sensu. »[1] L'influence de cette vulgate était encore sensible sous le quinquennat de François Hollande mais l'agitation qui a entouré le vote de la loi El Khomri et le passage de Manuel Valls à Matignon ont entraîné la rupture avec ce socialisme de gouvernement sur lequel l'extrême-gauche aime à peser grâce à la rue puisque les urnes ne lui permettent généralement pas de le faire.


Comme le remarquait Philippe Raynaud en 2006, dans son ouvrage L'extrême-gauche plurielle[2], cette extrême-gauche puise sa légitimité, sinon son influence, dans sa « capacité à présenter sous une forme incandescente et violemment polémique des thèmes ou des thèses très largement répandus au-delà de ses cercles militants ». De par son incapacité même à obtenir par les urnes une influence suffisante, cette mouvance hétérogène s'est reconstituée à la faveur de l'émergence du mouvement altermondialiste, après l'écroulement du bloc soviétique, autour d'une thématique oppositionnelle qui consiste à « changer le monde sans prendre le pouvoir » ce qui, note Philippe Raynaud, « permet de réinvestir les énergies militantes dans de nouvelles formes de lutte sans s'obliger à rompre avec la société et sans s'interdire toute coopération avec la gauche modérée. » Si l'on peut dire cependant que cette logique de fonctionnement a perduré au cours des années 2000-2010, la fin du quinquennat Hollande et l'éclosion du mouvement Nuit Debout a renforcé une culture de protestation de rue qui présente le paradoxe d'être ancrée dans une forme de prophétisme autoréalisateur et de référence constante aux grands épisodes de la geste contestataire française, en particulier mai 68. Les médias, au cours de l'épisode Nuit Debout, se sont faits en cela le relais efficace de cette forme de romantisme révolutionnaire avec en arrière-plan le contexte politique du divorce entre hollandisme et « frondeurs ».

Cependant, l'élection présidentielle d'avril-mai 2017 a donné à cette contestation une nouvelle dimension en introduisant deux faits nouveaux : tout d'abord, la remise en cause radicale du vieux schéma de l'alternance – installé dans la vie politique depuis la victoire de François Mitterrand en 1981 – et ensuite l'émergence d'une extrême-gauche qui s'installe au parlement sous les couleurs de la France Insoumise et se trouve portée par le verbe de Jean-Luc Mélenchon. Le macronisme au gouvernement, triomphant sur les ruines des anciens partis du gouvernement, en particulier le PS, et sur les débris d'un Front National désespérément en quête d'un second souffle, et la France Insoumise dans l'opposition, occupent l'espace politique et celui de la contestation que ne peuvent assumer un PS en déshérence et un FN déboussolé. Pour le moment, tout le monde y trouve son compte, que cela soit Jean-Luc Mélenchon qui peut enfin jouer la partition historique dont il rêvait, ou Emmanuel Macron qui, après avoir presque « dissout les grèves, nettoyé les facs et débouché les ZAD » comme le titrait il y a peu Charlie-Hebdo peut développer une posture très gaullienne en reprenant à son compte la rhétorique du « moi ou le chaos ». La séquence du 1er mai à la « Fête à Macron » du 5 mai est ainsi riche d'enseignements : après que les violences des Black blocs aient en partie discrédité le défilé syndical du 1er mai, c'est François Ruffin et Jean-Luc Mélenchon qui se sont portés au secours d'un front social en berne. Si cette logique profite aux leaders de la France Insoumise, bénéficiant le 5 mai d'une exposition médiatique très favorable, et au gouvernement, qui opposant le 1er mai l'ordre républicain aux débordements violents des extrêmes, elle dessert en revanche les syndicats, apparaissant incapables de contrôler leurs manifestations et dont les revendications sont réduites au statut des cheminots tandis que ce qui concerne plus largement le maintien du rail comme service public est désormais largement ignoré. Tandis que le soutien de l'opinion à la grève et la mobilisation des grévistes faiblissent de concert, le gouvernement, comme la France Insoumise tirent les marrons du feu.

Ce jeu politique peut cependant s'avérer dangereux. On aurait tort de se laisser tromper en effet par l'image inoffensive renvoyée par les « autoconférences » de Tolbiac ou le carnaval révolutionnaire, printanier et pimpant des étudiants de l'IEP de Paris tweetant leurs images de gâteaux et buffets solidaires. En 1978, Raymond Aron trouvait que, même dans l'ère relativement apaisée de la Giscardie post-gaulliste, le peuple français pouvait encore « être dangereux ». Au-delà de l'épopée sauvage des Black blocs qui, malgré les images de guerre civile diffusées au 20h, se sont mis à un millier pour ravager un Mc Do, quelques véhicules et un peu de mobilier urbain, ce qui menace vraiment le pouvoir et la paix civile en France est bien plus l'extension des zones de non-droit et « territoires perdus » aux périphéries des grands centres urbains, et peut-être plus encore le clivage entre la France urbaine et la France périphérique qui transcendait déjà le clivage gauche-droite avant que celui-ci ne soit déclaré en état de mort clinique après le passage du rouleau compresseur Macron. Le PS doit sa déroute au fait qu'il a été – et est encore – incapable de saisir la réalité de cette fracture, au point de s’enfermer de lui-même dans un réduit sociétal dont il ne risque pas de sortir avant longtemps. Mélenchon a au contraire bien compris cette évolution et orienté son discours électoral vers la France des marges lors de la campagne présidentielle, ce qui lui a permis de faire bien mieux que les 11% de 2012. L'extension de son socle électoral l'oblige cependant à pratiquer – avec délectation il est vrai – une rhétorique suffisamment belliqueuse et révolutionnaire pour donner aux uns et aux autres leur dose de frisson subversif tout en leur faisant oublier leurs divergences sous-jacentes. D'où la nécessité d'être de toutes les luttes, celle des Black blocs, comme celle des cheminots, des Indigènes de la République, des ZAD ou des étudiants en lutte, sans distinction aucune. 


Quant à Macron, dont la popularité souffre toujours du syndrome du « président des riches », si l'agitation des Black blocs le sert en décrédibilisant un front syndical déjà bien fissuré, elle masque aussi le fait que la rationalisation des dépenses publiques frappe d'abord cette France qui n'est ni des centre-villes, ni des banlieues, ni de Centrale ou de Sciences-Po. Au-delà de la question du statut des cheminots, on rappellera que le fameux rapport Spinetta prône la suppression de 10 000 kms de lignes, essentiellement Intercités qui desservaient des territoires qui seront plus enclavés encore demain. C'est un peu plus préoccupant pour une partie des habitants du pays que la « sélection » à l'entrée des universités. L'histoire de France a elle bien montré, que même en mai 68, c'est à partir du moment où cette France-là se réveille que les choses bougent contre ou en faveur du pouvoir. Et si la politique de Macron, prince des communicants, ne devait se traduire que par l'écran de fumée de la com' et un échec final, le réveil, brutal, emporterait tout sur son passage : la Macronie, les Insoumis, les idiots utiles des Black blocs, les autoconférenciers de Tolbiac et les apprentis pâtissiers révolutionnaires de Sciences-Po.

Article également publié dans Causeur

1 « Quel avenir pour le PCF et l'extrême-gauche ? » Rencontre avec Marc Lazar. Politique Autrement. Octobre 2004
2 Philippe Raynaud. L'extrême-gauche plurielle. Editions Perrin. Collection Tempus. 2006