mardi 27 août 2013

Geek'n roll (1): Meme pas peur

       L’été est encore là et même si les vacances sont déjà loin, offrons aujourd’hui un hommage futile à tous ceux qui s’usent les yeux devant un écran d’ordinateur et perdent leur temps, voire celui de leur employeur, en sombrant dans les bas-fonds d’internet pour découvrir quelques curiosités de la toile.  Parmi ces étrangetés, citons aujourd’hui le phénomène du « meme », ce procédé qui consiste à reprendre de manière détournée un motif, une séquence vidéo, voire une citation, qui se verra répétée et réutilisée dans des contextes et avec un sens radicalement différent de l’original. Les « meme », dont Youtube en particulier offre de nombreux exemples, constituent une illustration post-moderne de la théorie gidienne de la mise en abyme ou du principe de la fractale, un peu comme l’illustration qui figure sur le camembert le « Bon Mayennais». 

Le Bon Mayennais, exemple de la théorie gidienne de la mise en abyme.

Si le « meme » est généralement fait pour susciter le sourire et se révèle assez bon enfant, il peut aussi être un peu plus grinçant et mettre en scène des personnages plus dérangeants comme le très fameux « pedobear », sorte de satyre moderne à la sauce internet qui n’est pas, mais alors pas du tout, politiquement correct.

Dans certains cas le « meme » peut même se révéler franchement inquiétant.
En 2009, une créature pour le moins bizarre et encore plus crispante pour les petits enfants que le pedobear voyait le jour sur le forum SomethingAwful. A l’issue d’un concours lancé par le site, les utilisateurs étaient invités à soumettre au jury du forum des clichés à l’origine inoffensifs mais modifiés de telle manière qu’ils intègraient un élément bizarre, dérangeant, voire franchement effrayant. 

Où est charlie?

C’est ainsi qu’est né le Slender Man, devenu un « meme » plus confidentiel mais beaucoup plus méchant que le pedobear ou le dramatic chipmunk. Le site américain KnowYourMeme nous donne une définition assez précise du Slender Man que l’on peut résumer comme suit : une créature de forme humanoïde mesurant de trois à quatre mètres de haut suivant les « témoins », vêtue d’un costume trois pièces de couleur sombre et portant cravate, possédant des membres très longs et très fins qu’il peut vraisemblablement étendre ou rétrécir à volonté. Dans certains récits, le Slender Man possède non pas deux, mais quatre, voire huit bras qui s’apparentent plus à des tentacules. Les motivations de cet être surnaturel sont inconnues. D’après les légendes des auteurs des clichés postés sur SomethingAwful, les enfants présents sur la photographie ont tous disparu dans des conditions mystérieuses. Il semble que le Slender Man apparait à ses victimes à proximité ou dans les zones de sous-bois ou les forêts. A partir du moment où le premier contact visuel a eu lieu, il n’y a plus aucun moyen d’échapper au Slender Man. La victime potentielle, qui peut aussi être un adulte, souffre de troubles caractéristiques, toux, nausées, saignements de nez, puis devient rapidement victime d’altérations de plus en plus profondes de la personnalité : paranoïa, pertes de mémoire de plus en plus répétées, confusion récurrente entre le réel et l’imaginaire, agressivité, comportement antisocial marqué…jusqu’à disparaître pour de bon sans que l’on puisse jamais être en mesure de retrouver sa trace.

 Meme pas peur....

Le phénomène du Slender Man a ceci de passionnant qu’il contribue à révéler les ressources les plus fascinantes et les plus inquiétantes d’internet. La publication des premiers clichés sur SomethingAwful a très vite donné lieu à une profusion d’autres images, plus ou moins bien trafiquées, attestant de multiples apparitions du Slender Man à travers le monde : aux Etats-Unis, en Russie, en Allemagne, en Irlande (aucun témoignage ou cliché ne concerne la France mais c’est bon nous on a déjà Mickaël Vendetta, on va pas encore se taper en plus tous les freaks de la planète…). Le plus intéressant reste cependant les productions vidéo que le phénomène a suscité et en particulier la mini-série diffusée sur Youtube et intitulée Marble hornets. L’histoire est simple : un étudiant en cinéma, Alex, travaille avec une petite équipe d’acteurs sur un court (ou moyen, on ne sait pas trop) métrage intitulé Marble hornets (crissement recommandé comme disent nos amis québécois) et destiné à boucler visiblement son cycle universitaire. Le film semble avoir un sujet fantastique, voire être basé sur une histoire de vampire mais on en apprendra pas plus sur le sujet, hormis quelques nébuleuses allusions des protagonistes. Le plus notable est en fait qu’Alex semble au cours du tournage changer graduellement de comportement, devenir de plus en plus irritable, associal, monomaniaque jusqu’à entreprendre de se filmer lui-même nuit et jour…Vous voyez où on veut en venir ? 
Le film est raconté par un ami d’Alex, Jay auquel Alex a remis les bandes vidéo de son film avant de disparaître, lui demandant de les détruire, ce que Jay n’a pas pu se résoudre à faire. Au lieu de cela, l'imprudent décide de visionner les enregistrements. L’histoire est donc racontée sous forme de courtes séquences vidéos postées sur Youtube extraites de ce qu’Alex a filmé avec sa caméra au fur et à mesure que Jay les découvre et qu'il commence lui-même à filmer avec sa propre caméra les événements inquiétants qui surviennent dans son entourage à mesure qu'il décrypte le testament vidéo d'Alex. 
Le traitement vidéo proposée par Marble Hornets correspond exactement aux critères du « found footage », c’est-à dire cette technique initiée par le cinéma expérimental et réactualisant la pratique du centon[1], qui consiste à réutiliser des bobines, pellicules ou vidéos d’un film pour produire à partir de cela une nouvelle œuvre. Si quelques illustres pionniers ont mis ce procédé à l’honneur très tôt, le « found footage » s’est diffusé un peu plus tardivement au sein de ce qu’on appelle communément le « cinéma bis », c’est-à dire la série Z, avec l’exemple de Cannibal Holocaust, auquel l’usage de cette technique et l’empilement de scènes assez répugnantes ont gagné le statut facilement usurpé de « film culte ». Cependant, c’est véritablement Le projet Blair Witch, alliant l’emploi du « found footage » (ce qui a l’avantage de réduire largement les coûts de production) et une habile promotion internet (assez nouvelle à l’époque) qui a véritablement popularisé le genre au cinéma, ouvrant la voie à une cohorte de productions plus ou moins heureuses : Cloverfield pour le found footage de luxe, Chronicle pour le found footage avec des vrais morceaux de super-pouvoirs dedans, Rec pour le found footage muy satànico et puis Diary of the dead, Rec 2, Rec 3, Rec 4, Rec au Congo et Rec contre les faux-monnayeurs pour le found footage de gueule. En un sens donc, Marble Hornets ne fait pas vraiment avancer le genre, néanmoins il convient de signaler quelques points par lesquels cette production qui a dû nécessiter un budget dix fois inférieur au déjà très rentable Blair Witch se distingue de ses plus friqués confrères ou de l’innombrables légions de films de potes ou d’étudiants déversés sur Youtube comme le lisier devant le ministère de l’agriculture un jour de manifestation contre une réforme de la PAC.



Marble Hornets se distingue d’abord par la forme. Là où les innombrables productions précédemment citées font du Blair Witch au kilomètre en suivant un déroulement parfaitement linéaire, Marble Hornets se compose de soixante-quinze (à ce jour) entrées différentes, de durée et de forme très variables, censées correspondre aux extraits vidéos tournés par Alex, puis par Jay, et postées sur Youtube dans un ordre aléatoire. Au lieu donc d’être confronté à une errance plus ou moins potache ou horrifique mais très prévisible, le spectateur se retrouve ici face à une sorte de puzzle vidéo dont il recompose à mesure les éléments en allant chercher lui-même les différents extraits. On pourra évidemment trouver, avec raison, que le jeu des acteurs dans Marble Hornets n’est pas franchement transcendant, ou que la qualité des vidéos est franchement rédhibitoire. Cependant Marble Hornets utilise avec bonheur les éléments les plus intéressants du cinéma expérimental - autosynthèse, anamnèse, distorsion visuelle, distorsion sonore, décadrage, variations chromatiques, répétition de motifs -  tout en négligeant les facilités du genre institué par Blair Witch et surexploitées par ses successeurs : déluge d’effets horrifiques, jump scare et autres effets grand-guignolesques. Le résultat pourrait être une sorte d’équivalent Youtube du livre de Mark Z. Danielewski, La maison des feuilles, tout en empruntant à Mickaël Hanecke[1] quelques principes (et en particulier l’usage du hors-champ et de la défragmentation du récit). Marble hornets instille progressivement une ambiance franchement oppressante au fil des entrées et si vous n’avez rien d’autre à faire dans la vie que de devenir insomniaque, il est chaudement recommandé de se réserver une petite soirée en tête à tête avec une pizza et Youtube pour regarder cela à la nuit tombée. Si vous n’éprouvez même pas la plus petite sensation de malaise après cela et que vous crachez par terre avec mépris après avoir visionné les soixante-quinze entrées du journal de Jay, c’est que vous êtes Chuck Norris.


Le Slender Man est une fascinante rumeur dont la propagation silencieuse illustre les plus fascinantes tares du net. Ce canular parti de quelques photos retouchées a donné naissance à une véritable légende urbaine et numérique. Slender Man est devenu ce que l’on appelle un « creepypasta », c’est-à-dire une histoire qui se diffuse à partir de divers médiums sur internet, mettant en scène personnages et histoires plus ou moins effrayants ou malsains, et dont la propagation, littéralement virale, est impossible à enrayer, se nourrissant à l’infini des commentaires et témoignages qui se surajoutent les uns aux autres. De même que le grand méchant loup hantait les sombres bois des contes d’Andersen ou de Grimm, le Slender Man, The Rake ou BEN (le méchant fantôme qui martyrise les joueurs de Zelda), Herobrine (même chose mais pour les joueurs de Minecraft) hantent les ténébreux arcanes d’internet et de youtube. Et comme toujours, plus l’histoire est relayée, plus le mythe gagne en force et en crédibilité. De tous, et grâce en particulier à Marble Hornets, c’est le Slender Man qui semble avoir acquis la plus grande envergure. La preuve, les studios hollywoodiens ont produit un film inspiré de l’histoire du Slender Man avec notamment Jessica Biel dans le rôle principal. Et ça…ça fait vraiment peur. 


Article initialement publié sur Apachemag




[1]  Le centon est une technique littéraire utilisée dès l’Antiquité qui consiste à réutiliser les morceaux de différents textes pour en composer un nouveau.


[2] On pense ici notamment à Benny’s video ou à 71 fragments d’une chronologie du hasard.

vendredi 23 août 2013

Michael Kohlhaas, un homme de principe






         Dans la fiche de présentation, le réalisateur, Arnaud des Pallières, rappelle deux choses essentielles pour comprendre son film, et la démarche titanesque qui en découle. Premièrement, Michael Kohlhaas est tiré d’une nouvelle de Heinrich von Kleist, publiée en 1810, qui raconte l’histoire (vraie) d’un marchand qui se révolte contre l’ordre établi au XVIè siècle afin d’obtenir réparation et justice de la part d’un seigneur inique. Franz Kafka, dont c’était le livre préféré, dans toute la littérature allemande, y aurait puisé le désir d’écrire ! Deuxièmement, le réalisateur précise avoir lu l’ouvrage à 25 ans et en avoir eu tout de suite l’envie d’en faire un film ; un film qui se situerait dans le sillage d’Aguirre (Herzog), Les Sept Samouraïs (Kurosawa) et Andrei Roublev (Tarkovski). La barre était si haute qu’Arnaud des Pallières avoue avoir attendu plus de vingt ans pour se lancer dans l’aventure, le temps de l’humilité, le temps de comprendre que, de toute façon, il n’arriverait pas à toucher le sublime de ses prestigieux devanciers.

         On peut difficilement le contredire sur ce point, mais, tout de même, Michael Kohlhaas est une œuvre rare, et un grand film français – très loin des poncifs imbéciles du cinéma hexagonal. La nouvelle de Kleist est transposée (avec bonheur) dans les paysages venteux et brumeux des Cévennes et porté par un acteur au charisme prodigieux : Mads Mikkelsen (qui nous rappelle la figure étincelante de Clint Easwood dans les grandes plaines du Far West). L’histoire est toujours celle d’un marchand de chevaux, lecteur de la Bible, qui se lève contre un jeune seigneur barbare au nom des principes qui l’animent : l’amour, la justice et l’honneur. Mon Dieu, me direz-vous, un film réactionnaire ! La tolérance, le mélange et les plaisirs de l’homme libéré de tout principe, c’est quand même autre chose. Bref, Michael Kohlhaas est un homme droit, et par là même rigide, qui n’hésite pas à mettre la province à feux et à sang pour demander réparation, et justice. Point.

         Cette vengeance au nom de l’honneur bafoué n’est pas en soi une grande nouveauté, elle est même le lot du genre humain (sauf à changer le genre). Mais le génie de Kleist, que des Pallières retranscrit magnifiquement dans une scène avec Denis Lavant (le prédicateur), est justement de mettre son « héros » devant ses propres contradictions et, disons-le, devant sa conscience d’homme. Et de rappeler ainsi que la vie, notre vie, est un dialogue incessant, une déchirure béante entre notre condition éphémère et notre aspiration à l’éternel. Questionnement ontologique qui ne se glisse pas dans les cerveaux supérieurs,dans les hautes altitudes de la spéculation, non, questionnement qui surgit dans les actes de la vie courante et qui se répercute dans les engagements que l’homme s'impose à lui-même.

         Michael Kohlhaas, lui aussi, n’échappe pas à l’entrelacement des causes et des conséquences qui projettent l’être dans les gouffres sans fond de la destinée. Le « héros », le « juste » qui s’est levé contre l’ignominie d’un seigneur tombe lui-même dans les travers de l’hubris, et de la justice qui se fait vengeance. Pire, c’est au nom de valeurs nobles que l’homme s’enfonce dans la matérialité du mal, sans même s’en rendre compte. Il faut l’intervention d’un pasteur au visage diabolique pour que l’homme d’honneur contemple son âme dans ce miroir, et comprenne qu’il ne trouvera jamais d’équilibre entre son désir de justice, ô combien juste ici-bas, et la nécessité du monde, qui répond à un mystère insondable. C’est le destin de l’homme (fini) face à Dieu (infini) qui se joue ici, et il n’y a ni vainqueurs ni vaincus. Mickael Kohlhaas finira par déposer les armes, et mettre sa vie entre les mains d’une Providence dont il connaît déjà la sentence. Mais il lui faut aller jusqu’au bout de ses principes, et en payer le prix comme il se doit, chez les hommes et dans le ciel. Grande leçon.

         Nous n’avons rien dévoilé ni de la fin du film ni des raisons profondes d’une quête d’un autre âge, et plus que jamais présente pour ceux qui veulent bien mettre leurs actes au diapason de l’éternité qui les recouvre. Et, malgré toutes les propagandes actuelles, il faut espérer que des choses aussi rétrogrades que le désir d’amour, le sens de l’amitié, le goût de l’honneur et la mémoire de la mort continueront à serrer la poitrine et à brûler le cœur des hommes d’un autre âge, des hommes sans âge, des hommes tout court. 



lundi 12 août 2013

Axel le bienheureux

        Axel Kahn a traversé la France entre le 8 mai et le 1er août. Il a rencontré les Français de l'autre côté du péage, et il se confie, encore horrifié, à Rue89.


« Alors moi je trouve que les gens ne font pas d’efforts ! », « les gens ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, moi si j’étais à leur place je… », « les gens ne s’intéressent à rien », les gens sont vraiment trop cons, moi je… », « décidément les gens ne comprennent rien à rien. »
Des phrases comme celles-ci, on a l’habitude d’en entendre à tous les mariages, à toutes les réunions de famille, à tous les pots de départ ou de fin d’année ou les repas de Noël, à chaque fois, en somme, que les incidences de la vie familiale ou de la vie professionnelle nous mettent en contact avec un de ces insupportables donneurs de leçons que l’existence semble avoir doté d’un ego surdimensionné et d’une suffisance à la mesure de cette vilaine excroissance. Souvent, il s’agit d’un individu d’âge mûr s’estimant « arrivé » dans la vie par les moyens les plus nobles et les voies les plus respectables, caractéristique qui l’autorise à pontifier interminablement sur le manque de courage des jeunes d’aujourd’hui, sur le manque de lucidité de ses contemporains, sur le manque d’intelligence et d’initiative de ses pairs, bref sur tout ce qui peut lui permettre de mettre en valeur sa propre réussite et sa propre intelligence. Peu d’écrivains ont su avec autant de justesse que Henry David Thoreau, intimer le silence à ces terribles vieillards auxquels les années n’ont même pas pu enseigner les vertus de l’humilité :

L’âge n’est pas mieux qualifié, à peine l’est-il autant, pour donner des leçons, que la jeunesse, car il n’a pas autant profité qu’il a perdu. On peut à la rigueur se demander si l’homme le plus sage a appris quelque chose de réelle valeur au cours de sa vie. Pratiquement les vieux n’ont pas de conseil important à donner aux jeunes, tant a été partiale leur propre expérience, tant leur existence a été une triste erreur, pour de particulier motifs, suivant ce qu’ils doivent croire (…).


Bien sûr on dira que la sagesse des aînés est précieuse mais les années qui s’accumulent apprennent finalement que cette sagesse est toujours trop lointaine pour ne pas savoir que le silence est d’or. François Mauriac a souffleté cent moralistes en écrivant simplement que le seul défaut qu’il ne pouvait pardonner chez un homme, c’est d’être content de soi.
Axel Kahn a toutes les raisons d’être content de lui. C’est un jeune retraité « monté sur ressort », comme le décrit Rue89, qui reçoit avec simplicité les journalistes venus l’interviewer « sur ses terres familiales » en Champagne. C’est un  scientifique renommé, médecin généticien, essayiste, directeur de recherche à l'INSERM, ancien directeur de l'Institut Cochin, ancien président de l'université Paris Descartes, bref, c’est un homme comblé qui parle de politique en rigolant et en bichonnant ses juments sur ses terres de bord de Seine. Axel Kahn a toutes les raisons de faire profiter le monde de sa sagesse.
Ainsi, quand le jeune retraité dynamique s’est lassé de murmurer à l’oreille des juments sur les terres de ses ancêtres, il a pris son bâton de pèlerin pour partir à pied à la rencontre des Français, dans un périple qui l’a conduit de la frontière belge à la frontière espagnole, 2160 km précise à Rue89, le « penseur-marcheur » qui s’avère donc être le membre le plus endurant du quarteron de philosophes à la retraite constitué par lui et ses pairs : Jean-Christophe Ruffin, Jean-Paul Kauffmann et Jean Lassale.



La « longue marche » d’Axel Kahn l’a mené à la découverte des Français, un peu comme Edouard Balladur avait découvert le métro en 1993. Ce n’est pas parce que l’on est tout en haut de l’échelle qu’il ne faut pas, de temps à autre, jeter un coup d'oeil en contrebas. Des Ardennes au pays basque, Axel Kahn a donc « chaque soir rencontré ses fans, publié sur son blog, échangé sur les réseaux sociaux, et créé l’événement dans la presse locale » mais il a surtout alimenté sa réflexion sur l’état du pays en rencontrant les agriculteurs qui tiennent les chambre d’hôtes dans lesquelles il a fait halte au cours de son voyage, les commerçants, les bistrotiers, les artisans, bref, le peuple, humble, modeste et, si l’on en croit Axel Kahn, complètement arriéré.
Des gens qu’il a rencontrés au cours de son périple, Axel Kahn a retenu un certain nombre de traits qu’il condense en un portrait synthétique : « cela correspond à cette France qui considère que le monde tel qu’il va n’est que menaces, et que ça n’ira qu’en s’aggravant demain. Les valeurs auxquelles ces gens étaient attachés sont dénoncées, comme la chasse par exemple, ils sont de moins en moins maîtres de leur avenir qui se décide à Bruxelles, et pensent que leurs enfants le seront encore moins. » Des inquiets, donc, des rétrogrades et des passéistes, des perdants que l’on observe un peu comme les espèces en voie de disparition derrière les grilles des zoos, des idiots bornés qui, évidemment, votent beaucoup pour le Front National, éprouvent un sentiment de crainte vulgaire en entendant parler des émeutes de Trappes, qui critiquent l’euro et l’Europe et qui ne sont même pas fichus de se tenir au courant pour recevoir comme il se doit la sommité qui leur fait l’honneur de leur rendre visite :

Un jour, il pleuvait sur le chemin de halage du canal de la Marne au Rhin. Frigorifié, je m’arrête dans le seul bistrot de marinier. L’Union de Reims avait fait ses cinq colonnes à la une sur moi. Le tenancier m’accueille et me demande qui je suis, où je vais, et je me rends compte qu’il ne regardait de la presse locale que ce qui l’intéressait, rien du reste, alors qu’il avait un journal sous les yeux.

Eberlué, Axel Kahn, savant, généticien, chimiste, ancien directeur d’université et peut-être un jour, qui sait, directeur de cabinet (ah si seulement Martine Aubry avait été premier ministre !), découvre que tous ces reclus ne lisent pas régulièrement le journal et se préoccupent surtout de leurs soucis quotidiens, c’est tout bonnement incroyable. « Je me suis rendu compte que cette population était uniquement centrée sur sa quotidienneté. C’est une réaction un peu autistique », conclut, un peu dépité, le bon professeur Kahn. Heureusement que ces sauvages ont le bon goût de ne pas élever le ton : « ils ne vocifèrent pas, mais s’éloignent de la rationalité et de la modernité. » Qu’ils restent polis, c’est la moindre des choses.
Mais Axel Kahn n’est pas là seulement pour tracer avec subtilité le portrait psychologique de cette France de l’envers qu’il découvre avec l’émerveillement du docteur Livingstone parcourant la vallée du Zambèze en 1860. Il fait aussi œuvre de géographe, classant les régions qu’il a parcourues dans différentes catégories, « région sinistrée », « région rurale désertifiée », « région rurale en renouveau », « région proche d’un bassin d’emploi »…C’est beau comme une mission ministérielle et on attend avec impatience le manuel de géographie qui va suivre, d’autant qu’Axel Kahn livre au journaliste qui l’interroge quelques fulgurances : « A contrario, les pays qui n’ont jamais été industrialisés ont échappé à la crise industrielle. » Si son prochain brûlot, L’homme, le libéralisme et le bien commun, est du même tonneau, les émules de Ronald Reagan et les tristes séides du FMI peuvent commencer à trembler…

"Dr. Kahn, i presume?"

Heureusement pour Axel Kahn, cette traversée déprimante de la France arriérée, raciste, sinistrée et qui ne lit pas les journaux n’a pas pu entamer le moral ou les convictions de cet incorruptible qui avoue avoir su rester suffisamment insensible à tous les paysages et terroirs traversés pour puiser en lui-même la matière de sa réflexion sur l’état du pays. Voilà qui est tout à fait louable et comme le confie, admiratif, le journaliste de Rue89 : « Il y a des gens chez qui la marche bouscule les certitudes. Il n’en fait pas partie. »



C’est bien. Rien donc, en 2160 kilomètres, n’a pu faire que cet humaniste moderne, cet aristocrate de la pensée, ne se départisse de la condescendance qui imprègne chacune des lignes de l’entretien accordé à Rue89. Aucune rencontre, aucune conversation ne lui auront fait quitter son Olympe, elles l’auront, comme c’est le cas chez tous ces inénarrables donneurs de leçons, conforté dans la certitude de sa supériorité. 
Il est très incorrect de parler au nom de ceux qui ne vous ont rien demandé, cependant je voudrais faire ici une exception et faire savoir à M. Kahn, qui ne lira sans doute jamais ceci, qu’au nom de tous les ploucs et les bouseux qui n’ont pas la chance de songer à briguer la mairie du Ve, au nom de tous ceux qui ont occupé leur enfance de pécores à parcourir mille fois en vélo les rues désertes de leur bled merdique, au nom des pézoufs qui ne lisent pas le journal, tes convictions et ta condescendance Axel, tu peux te les rouler en cône et te les insérer là où le soleil ne brille jamais. 



Article publié également sur Causeur.fr

jeudi 8 août 2013

Pathetic Rim

                Pendant que certains Idiots se la coulent douce à Binic en écoutant du blues et en buvant de la bière tiède, d’autres s’offrent la dernière bouse de l’été pour profiter de la clim’ dans une salle de cinéma pendant au moins 2h30. A douze euros la place, ça fait quand même cher pour un bol de fraîcheur accompagné d’un gros hamburger hollywoodien en 3D.



Prévenons tout de suite les éventuels lecteurs de cette chronique que son rédacteur est un triste réac qui n’a jamais été impressionné par les prouesses techniques de la 3D ni capable d’apprécier les niaiseries surévaluées d’Avatar, alors qu’il écrase une larme à la dérobée à chaque fois qu’il revoit une Histoire sans fin, reste encore bouche bée devant Ray Harryhausen et a toujours l’audace d’exiger d’un film à grand spectacle qu’il soit impressionnant tout en restant drôle, éventuellement émouvant et doté de personnages attachants comme CJ dans Dawn of the dead, Wikus dans District 9 ou Falcor, le dragon porte-bonheur (bon ok j’arrête avec l’Histoire sans fin).

Hello, i'm Wikus!

Disons-le tout de suite, Pacific Rim ne possède aucune des qualités susnommées hormis des scènes d’actions et des effets spéciaux suffisamment impressionnants pour renvoyer James Cameron (Avatar, avec ses GI Joe dans des caisses à savon couleur treillis qui affrontent des schtroumpfs de 2m40) et Michael Bay (Transformers, détenteur éternel du titre de film de série Z le plus con et le plus cher de l’histoire du cinéma) à leur ardoise magique. Quand un jaeger (le nom donné aux robots géants pilotés par les humains dans Pacific Rim) de la taille de l’Empire State Building colle une tartine de phalanges ou une poutrelle à un kaiju (les über-godzilla extraterrestres), la mandale est cosmique et la salle est estomaquée. Ajoutez à cela un doigt de steampunk, une touche d’Evangelion et un zeste de Macross et vous obtenez un produit tout à fait susceptible de faucher une génération entière en pleine puberté, ainsi que tous ses aînés qui, encore plongés dans l’infantilisme et l’adolescence attardée.



En revanche, passés les excipients et les colorants artificiels, les autres ingrédients de Pacific Rim semblent cruellement dénués de saveur, à commencer par les personnages, tous aussi cons qu’une boite à outils. Une fois de plus, je me dois ici d’être clair. Je suis bien conscient qu’un spectateur lambda qui se laisse séduire par les sirènes (d’alerte) de Pacific Rim ne devrait pas avoir la naïveté d’être trop exigeant en ce qui concerne le scénario et les personnages du film. Bien sûr, j’ai entendu les mises en garde des amis cinéphiles (« Pacific Rim ? Mais qu’est-ce qui te prend d’aller voir cette daube ? ») que j’ai superbement ignorées, considérant qu’un jaeger qui marche va beaucoup plus loin et plus vite qu’un amateur de Béla Tarr assis. Mais quand même ! (comme dirait Manuel Valls). J’avais apprécié dans les précédents films de Del Toro (Le labyrinthe de Pan et même les HellboyI & II) l’inventivité et la fantaisie du cinéaste et, souvent, l’originalité des personnages et la drôlerie des dialogues. Avec Pacific Rim, il faut bien reconnaître que ces qualités se sont diluées dans le chaudron à blockbuster hollywoodien. Le personnage principal, incarné par un Charlie Hunman aussi expressif qu’un roulement à bille et doté d’autant de personnalité qu’une chambre à air, n’est qu’une énième version du stéréotype lassant du bellâtre au lourd passé, rejoué cent fois au moins depuis Patrick Swayze et le Bodhi de PointBreak. Au programme donc, tablettes de chocolat, regard d’acier et menton carré, amitié virile, héroïsme ou inconscience et musique assourdissante. 



Après avoir perdu son frère dans un combat de trop contre un kaiju qui constitue l’introduction pétaradante de Pacific Rim, notre héros abandonne les robots géants et va traîner sa bogossitude désoeuvrée sur les chantiers en s’engageant dans le bâtiment. C’est là que le retrouve l'admirable général Pentecost (Idris Elba, admirable) qui lui remet la main dessus (juste avant que Jean-Paul Gaultier ne lui propose de l’embaucher pour défiler en pompier dans sa prochaine publicité). Le général Penthouse (Idris Elba, magnifique) lui adresse donc un court laïus patriotique et le convainc de reprendre les commandes de son ancien robot, le Gipsy Danger, qu'on traduira par Menace Manouche [1], en choisissant un nouvel équipier.
En l’occurrence ce sera une nouvelle équipière, une jolie japonaise timide (Mako Mori, timide), jeune protégée du capitaine Pantacourt (Idris Elba, incroyable) qui tombe immédiatement amoureuse des tablettes de chocolat du héros qu’elle observe à la dérobée par l’œilleton de sa cabine parce que les Japonais sont des gens très réservés et très polis. Les japonais, comme chacun sait, sont aussi très forts en karaté. La séduisante jeune femme, caution féminine et ethnique du film, réussit donc à convaincre le capitaine Pentéstostérone (Idris Elba, merveilleux) qu’elle possède tous les atouts pour devenir la coéquipière du gentil héros en démontrant qu’elle est aussi forte que les mecs à la bagarre, même si elle reste en toute occasion polie et réservée. 

Mako Mori, timide mais très forte à la bagarre.

Après avoir longuement hésité, le capitaine Panzani (Idris Elba, époustouflant), qui a recueilli des années auparavant la petite japonaise esseulée après avoir transformé le kaiju qui attaquait sa ville natale en plat d’épinards sans branche (Idris Elba, toujours fantastique, sort de son robot auréolé de soleil et accompagné par les violons langoureux d’un orchestre symphonique jouant une version martiale des Chariots de feu, une des scènes les plus ridicules du film mais passons), décide de la laisser faire équipe avec son bellâtre à tête de surfeur. Afin de sceller cette grave décision, le capitaine Pantera (Idris Elba, émouvant), après avoir hésité et minaudé pendant trois quarts d’heures et avoir bassiné sa protégée (et nous avec) au sujet de sa dangereuse instabilité émotionnelle, qui peut à tout moment compromettre sa mission, sa vie et celle de son coéquipier, ne trouve rien de mieux à faire que de remettre à la pauvrette sa petite chaussure rouge qu’elle avait malencontreusement égarée le jour où elle a été recueillie après que toute sa famille et sa ville natale aient été réduites en miettes par un lézard de cinquante mètres de haut. Le capitaine Pandatagueul (Idris Elba, qui n’a pas inventé l’eau chaude) est peut-être capable de faire de beaux discours en combi moulante, juché sur un chariot élévateur ou un pied de robot mais en matière de finesse psychologique, il ne faut pas trop lui en demander.
Il est important de préciser ici rapidement que les jaegers, ces robots géants qui servent donc à poutrer des lézards géants venus des mers par une faille dimensionnelle au fond des océans (voilà pour le scénario, ça c’est fait), sont trop complexes et énormes pour être contrôlés par un seul pilote. Il est donc nécessaire de réunir deux têtes brûlées dont les petites cervelles sont à la fois reliées entre elles et au robot par quelque miracle de la cybertechnologie pour en contrôler les mouvements. Ce qui signifie que les pilotes mêlent leurs souvenirs et leurs pensées au moment où ils se connectent de concert au jaeger et que la jeune et timide Mako Mori pourra ainsi avoir l’occasion de découvrir des souvenirs de Charlie Hunman raide bourré avec un string éléphant et les fesses peintes en bleu lors du dernier spring break à Cancùn ou quelques fantasmes pas piqués des vers dans lesquels elle aurait l’honneur de figurer en train de s'amuser avec de la nourriture. Mais je m’égare et il n’était certainement pas question d’évoquer cet aspect des choses et des possibilités offertes par la « dérive » (nom donné au processus de connexion-fusion des esprits des deux pilotes au robot) dans un film à 200 millions de dollars.
Passons rapidement sur le reste des personnages qui sont représentés par les équipages des trois autres jaegers : soit un couple de russes peroxydés tout droit sortis d’un film d’Uwe Böll, trois triplés chinois qu’on aperçoit brièvement faisant du basket en arrière-plan et une sorte de fermier bourru et son fils demeuré qui pilotent le robot australien. Car, précisons-le, Pacific Rim présente une géopolitique tout à fait limpide : le vieux jaeger américain, dans lequel on ne croyait plus, finit par reprendre du service pour sauver le monde, le jaeger australien, vague évocation de l’allié anglais à travers le bouledogue qui sert de mascotte à l’équipage, joue honnêtement les seconds rôles, le jaeger russe, qui se prénomme « Cherno Alpha » et possède en effet une tête en forme de centrale nucléaire, livre un combat honnête avant d’être mis hors service et le jaeger chinois, une sorte de motoculteur géant avec trois bras en forme de débroussailleuses, fait à peine de la figuration avant de se faire ouvrir comme une boîte de thon pour permettre à un kaiju de croquer les triplés comme des saucisses apéritifs. Evidemment, il n’y a pas de jaeger européen. C’est dommage, je trouve qu’un robot allemand prénommé « Jaegermeister », ça aurait bien sonné (ça aussi c’est fait).



Concluons brièvement : il fut un temps où les capacités techniques déployées dans un film comptaient moins que l’inventivité et les capacités d’évocation démontrées par l’équipe de tournage et le réalisateur. Aujourd’hui, toute critique formulée à l’encontre d’un navet comme Pacific Rim se doit d’être balayée, semble-t-il, par l’argument massue de la prouesse technologique, capable de tout excuser, scénario indigent et désespérément prévisible, acteurs nuls, mise en scène scolaire, un peu comme si l’on se devait d’écouter béatement les solos interminables de Joe Satriani en raison de la maîtrise technique dont il fait indéniablement et pesamment la démonstration dès qu’il touche une guitare ou s’extasier devant un aigle peint à l’aérographe sur le capot d’une Fuego parce que ben ouah c’est trop bien fait quoi.
Avec Pacific Rim, Del Toro pousse les capacités techniques de la 3D plus loin que jamais et livre des scènes d’actions toujours plus grandiloquentes et époustouflantes, certes, mais il ne fait aussi que rajouter un titre de plus à la liste de plus en plus longue des navets dispendieux, mélangeant bluette et patriotisme à gros flonflons, qui ont pour fonction de rassurer les Etats-Unis sur leurs capacités d’hyperleaders du monde libre. J’ajouterai qu’en termes d’action, les empoignades titanesques de Pacific Rim sont gentiment reléguées au placard en neuf petites minutes par le dynamisme et l’inventivité graphique de la scène d’action centrale de District9 tandis qu’en matière de bluette, excusez-moi mais je repars écraser une larme devant l’Histoire sans fin



[1] ou encore, suivant l'excellente critique de l'Odieux Connard, le Danger Rabouin....

mardi 6 août 2013

Binic Folk Blues Festival


         En ces temps de repos compté, les Idiots ont dépêché un de leurs meilleurs reporters pour se rendre dans une contrée étrange et lointaine, là où se déroulerait un festival de blousons noirs, de guitares saturées et de voix endiablées. 



         Depuis quelques années, la Bretagne est devenue une sorte de terre promise pour tous les festivaliers du monde. Pas un jour de l’été, en effet, sans que l’on puisse trouver un champ, un bourg, un port ou une plage qui accueillent une ribambelle de groupes. A tel point que l’on peut s’interroger sur les arrière-pensées commerciales de cette frénésie festivalière même s’il n’est pas inutile d’occuper les touristes entre deux averses.

         Bref, parmi les nombreux festivals qui s’offrent à nous (de la superproduction des Vieilles charrues à la parade celtique de Lorient en passant par le bout du monde de Crozon, la pop attitude de la route du rock et bien d’autres encore), il en est un qui a retenu toute notre attention : le Binic Folk Blues Festival qui s’est tenu les 2,3 et 4 août dans le port et sur la plage de la petite cité costarmoricaine. Pourquoi celui-ci ? Tout simplement parce qu’il s’agit d’une programmation pointue, et passionnée, qui jouit d’une étrangeté, presqu’une incongruité dans notre monde : son caractère entièrement gratuit. 



Plus de 50 groupes venus principalement des Etats-Unis et d’Australie se partagent une affiche dédiée au folk’n blues, et à toutes ses déclinaisons possibles : rock garage, surf music, deep country, noisy band, etc. Trois scènes très proches les unes des autres (la plage, le bourg et le port) permettent de naviguer à vue au milieu des familles en goguette, des marins du cru et, bien sûr, des rockers aux bras tatoués et à la casquette vissée sur la tête – n’oublions pas les régionaux de l’étape, les « keupons », dont il semble que la Bretagne soit l’un des derniers viviers.

En tous les cas, pas de frime ici ; c’est vrai que la bière coulant à flots ne prédispose pas forcément à la pose langoureuse et aux mimiques insignifiantes. Il faut plutôt compter sur l’esprit du rock’n roll : simple, rude et élégant, comme le blues d’antan. Les groupes invités – même de stature internationale – sont logés à la même enseigne : pas de backstage, de VIP ou encore de demandes improbables. Et il n’est pas rare de croiser les chanteurs et musiciens errant dans le bourg de Binic, une bière à la main, toujours prêts à trinquer. Ce qui favorise également, cette fois-ci sur scène, les rencontres multiples, sachant que la plupart des groupes jouent deux fois (ou plus) pendant les trois jours que dure le festival.

         Passons aux choses sérieuses : du côté du pur blues, on mentionnera la guitare hypnotique de Mississipi Gabe Carter venu des bayous profonds comme celle, plus tranchée et inattendue, du strasbourgeois Thomas Schoeffler. Pour le rock sauvage, les Australiens de Bitter Sweet Kicks mettent une belle pagaille tandis que les Italiens de Movie Star Junkies nous la jouent à la Bad seeds, du côté de Nick Cave. On ne peut pas citer tout le monde, mais les Français ont également leurs vétérans (Head On) et leurs jeunes pousses (Libido Fuzz) pour s’entretenir avec la musique du diable. Sans compter encore, la folk éthérée et les songwriter allumés qui nous accueillent dès 17 heures, au retour de plage, pour un apéritif bien mérité, sous le soleil ennuagé et coloré de Binic. 




         Pour notre part, et en toute subjectivité, notre cœur a retenu deux groupes qui parviennent à insuffler un nouveau souffle au rock avec les sempiternelles guitares/basses et les traditionnels caissons de batterie. On serait presque désolé qu’ils viennent tous deux des Etats-Unis. Le premier est en passe de devenir une référence incontournable de ce début de siècle, j’ai nommé les Thee Oh Sees, qui réussissent à mélanger tous les genres pour en faire quelque chose de brûlant, comme une alchimie réussie entre les mélodies pop, la rythmique effrénée, l’énergie punk et le psychédélisme seventies. Ce qui peut se vérifier sur album et se décupler en live ; impossible en tous les cas de ne pas lever les bras et sauter dans tous les sens pendant l’heure et demi d’un set incandescent. 




         Le second est un jeune groupe de Californie, Shannon and the Clams, qui est en train de revisiter les sixties avec l’esprit du temps : urgent, ambivalent et entraînant. Composé d’un jeune éphèbe et d’une chanteuse aux rondeurs affirmées, auquel on ajoute un batteur rugueux, et nous voici emportés dans une musique dansante et vénéneuse. Les mélodies sucrées et accrocheuses se transforment soudainement en rage contenue et en éructations enfiévrées ; comme si les Beach Boys croisaient la route des Sex Pistols.




         On ne sait pas combien de temps peut tenir un festival gratuit (et sans services d’ordre) dans une époque où la fête tourne la plupart du temps au vinaigre – sans compter le risque de transformer la chose en beuverie généralisée parce que nous sommes quand même en Bretagne et qu’apparemment la fameuse fête de la morue (également à Binic) aurait connu un sort similaire, selon les dires de vieux bougres avinés. Sacrés Bretons ! 

jeudi 1 août 2013

Ni honte, ni regrets.

Il fait très chaud en ce mois de juillet 2013 et, comme chacun le sait, l’intensité lumineuse et la température jouent des tours à l’œil qui regarde dans le lointain et sont propices aux mirages. C’est le même phénomène qui semble aujourd’hui caractériser le traitement médiatique de certaines affaires et il faut souvent attendre longtemps avant que les contours et les détails de l’événement se précisent.




Dans le premier cas, à savoir le déraillement d’un train en gare de Brétigny-sur-Orge, le 12 juillet 2013, qui a causé la mort de sept personnes, la manière dont la presse a relaté l’accident a démontré au mieux de la part des autorités la volonté de minimiser très largement, voire, pire, de maquiller, les délits perpétrés à l’issue de l’accident. Alors qu’un premier témoignage, celui de Nathalie Michel, membre du syndicat de police Alliance, évoquait des tentatives de vols immédiatement après l’accident (soit à 17h30, vingt minutes après le déraillement) et des heurts entre police et jeunes auteurs des larcins, le démenti officiel de la préfecture de l’Essonne était relayé dès le lendemain par Libération, qui titrait « ni pillage, ni caillassage », et dans LePlus, pour lequel la rumeur était pure fabrication de la « fachosphère ». Les deux journaux contestaient très largement la véracité du témoignage de la syndicaliste d’Alliance, suggérant même très nettement la manipulation, sans chercher le moins du monde à remettre en cause la version préfectorale. Libération rapporte également les propos de Jean-François Riffaud, le directeur de la communication de la Croix-Rouge : «Nos équipiers n’ont rencontré aucun problème avec des badauds. Il n’y a pas eu d’agressions, nous avons travaillé de façon tout à fait normale». On relève cependant dans le même article une précision : les services de secours de la Croix-Rouge sont arrivés sur place à 18h30, soit une heure vingt après l’accident et presque une heure après l’arrivée des pompiers et après que les premières tentatives de vols et les caillassages aient été signalées.
Le propos est en tout cas clairement résumé par l’article de Mathieu Géniole dans LePlus : « on peut réfléchir à la façon dont un déraillement de train a permis d'alimenter l'extrême-droite en aussi peu de temps et de façon aussi massive par des médias traditionnels. » Il est donc impossible d’avancer que de jeunes charognards présents sur place aient pu tenter de dévaliser les morts voire les survivants, puis aient réagi violemment aux tentatives de la police de les écarter des lieux du drame, sous peine de servir les desseins de l’extrême-droite. C’est pourtant exactement la thèse qui est accréditée quelques jours plus tard par le journal Le Point, sur la foi d’un rapport de synthèse des affaires marquantes du 10 au 16 juillet de la Direction centrale des compagnies républicaines de sécurité (DCCRS) relatant les faits en ces termes : « À leur arrivée, les effectifs de la CRS 37 devaient repousser des individus, venus des quartiers voisins, qui gênaient la progression des véhicules de secours en leur jetant des projectiles. » Les révélations du Point ont suscité de nouveaux démentis de la part des autorités, arguant notamment du fait que la compagnie CRS 37, dont émanent en grande partie les témoignages présents dans le rapport de la DCCRS, n’était pas présente sur les lieux avant 19h et que l’on ne pouvait donc pas tenir compte des affirmations du nouveau rapport. On se demande dans ce cas en quoi les affirmations des services de la Croix-Rouge, présent sur les lieux d’après Libération à partir de 18h30, seraient plus dignes de foi.
Le fait est aujourd’hui que le syndicat de police Alliance corrobore très officiellement les affirmations de Nathalie Michel et que vols, insultes et caillassages sont désormais clairement confirmés, non pas seulement dans la « fachosphère » mais également, n’en déplaise à Mathieu Géniole, dans les grands médias et par les instances officielles elles-mêmes, comme on pouvait le lire ces derniers jours dans Le Parisien, de la bouche du procureur Eric Lallemant, dans le Monde et même dans Libération (qui, après avoir affirmé qu’il n’y avait eu « ni pillage, ni caillassage » est bien obligé de s’accorder à une nouvelle version officielle). On a pu même l'entendre à l’Assemblée Nationale. Après avoir affirmé de façon véhémente qu’il ne s’était rien passé en marge du drame de Brétigny, les autorités et le gouvernement chipotent désormais sur les termes employés. Devant la réalité des interpellations et des faits, Manuel Valls lui-même a été obligé de reconnaître que des vols avaient bien eu lieu à Brétigny après l’accident. Aujourd’hui, les autorités et les médias les plus proches du gouvernement semblent réduits, afin de justifier leurs premières dénégations, à des querelles picrocholines sur la différence entre « pillages » et « vols » ou entre « caillassages » et « jets de pierre », un peu comme les théologiens byzantins discutant du sexe des anges alors que les troupes de Mehmet II assiégeaient Constantinople. Le fait seul que des vols et violences aient pu être perpétrés sitôt après une catastrophe de cette ampleur (quand bien même il s’agirait d’ « actes isolés », autre trouvaille sémantique de la pudibonderie politique actuelle) tend un reflet effroyable à notre société.
Il est ridicule de déplorer aujourd’hui « l’instrumentalisation des faits par l’extrême-droite » et de dénoncer leur exagération quand la première réaction a été celle d’une occultation honteuse des faits beaucoup plus propice à alimenter les rumeurs qu’à apaiser les esprits. L’incapacité, par crainte de « stigmatiser » ou de « faire le jeu de l’extrême-droite » a conduit ainsi à excuser de façon choquante des faits qu’il était en effet nécessaire de ne pas exagérer mais qu’il est à la fois odieux et imbécile de prétendre cacher. Or, c’est bien ce qu’il s’est passé autour de la catastrophe de Brétigny. Les premiers médias qui avaient eu le malheur de rapporter les vols et caillassages ont été sévèrement recadrés par les autorités avant que d’autres ne viennent corriger le tir. Les déclarations du procureur Eric Lallemant et les interpellations sont, elles, plus difficiles à nier. Il reste de tout cela l’idée dérangeante qu’à la tragédie s’est ajoutée l’horreur de certains comportements et la duplicité du gouvernement et de certains médias plus prompts à se plier à un impératif politique que moral.[1] 



Cette entreprise de manipulation du réel a atteint un degré déconcertant, au cours d’un mois de juillet habituellement plus dévolu au farniente estival et aux entreprises en sous-effectif, avec le ridicule feuilleton de l’arrestation de Varg Vikernes. Les autorités françaises n’auraient-elles laissé un nazi meurtrier et pyromane s’installer tranquillement en France que pour l’avoir sous la main pour tenter une diversion calamiteuse qui conduit à une piteuse remise en liberté après 48 heures de garde à vue ? Le procédé a semblé tellement gros qu’il a tristement fait écho à la honteuse tentative de manipulation orchestrée autour de l’affaire Méric en juin dernier. A Peine Vikernes était-il sorti de prison que les violentes émeutes qui ont éclaté à Trappes, Creil ou les affrontements de Brive-la-Gaillarde ont paru souligner l’inanité complète d’une culture de l’excuse couplée au prétexte politique d’un antifascisme fantasmatique.

En 2007, en commentant les émeutes qui ont causé la mort de huit personnes et plus de 200 millions d’euros de dégâts matériels, le philosophe Alain Finkielkraut avait eu ce mot qui lui avait valu (encore une fois) les foudres des différents défenseurs du politiquement correct : « En tendant à ces jeunes le miroir embellissant de la révolte, on les enfonce dans leur marasme. Alors qu’il faudrait avant tout leur donner des repères, c’est-à-dire leur faire honte. Ça ne signifie pas les stigmatiser à jamais, mais rendre possible leur réintégration dans la communauté nationale. » (Entretien réalisé en octobre 2007). Il semble qu’aujourd’hui on choisisse toujours, pour s’éviter la difficile corvée de devoir faire honte, l’expédient facile du déni de réalité qui garantit au moins le statut quo politique. 










[1] On signalera d'ailleurs à cet effet le travail du site "Debunkers", soit-disant "chasseurs de hoax" dont le site offre un résumé assez complet de l'affaire. Les courageux chevaliers de la vérité qui officient pour ce site, qui ne semblent par ailleurs pas gênés le moins du monde par le fait de soutenir mordicus la thèse d'un Clément Méric victime et assassiné, soutiennent en ce qui concerne Brétigny la thèse du montage d'extrême-droite. Les responsables du site ont même assuré qu'ils étaient prêts à s'excuser si leur était démontrée la réalité des vols commis à Brétigny. Mais, on ne peut que leur conseiller d'aller voir ici, ici et ici avant d'affirmer de manière aussi péremptoire qu'aucune plainte n'a jamais été déposée. On attend l'erratum et les excuses promises du coup.