mardi 27 août 2013

Geek'n roll (1): Meme pas peur

       L’été est encore là et même si les vacances sont déjà loin, offrons aujourd’hui un hommage futile à tous ceux qui s’usent les yeux devant un écran d’ordinateur et perdent leur temps, voire celui de leur employeur, en sombrant dans les bas-fonds d’internet pour découvrir quelques curiosités de la toile.  Parmi ces étrangetés, citons aujourd’hui le phénomène du « meme », ce procédé qui consiste à reprendre de manière détournée un motif, une séquence vidéo, voire une citation, qui se verra répétée et réutilisée dans des contextes et avec un sens radicalement différent de l’original. Les « meme », dont Youtube en particulier offre de nombreux exemples, constituent une illustration post-moderne de la théorie gidienne de la mise en abyme ou du principe de la fractale, un peu comme l’illustration qui figure sur le camembert le « Bon Mayennais». 

Le Bon Mayennais, exemple de la théorie gidienne de la mise en abyme.

Si le « meme » est généralement fait pour susciter le sourire et se révèle assez bon enfant, il peut aussi être un peu plus grinçant et mettre en scène des personnages plus dérangeants comme le très fameux « pedobear », sorte de satyre moderne à la sauce internet qui n’est pas, mais alors pas du tout, politiquement correct.

Dans certains cas le « meme » peut même se révéler franchement inquiétant.
En 2009, une créature pour le moins bizarre et encore plus crispante pour les petits enfants que le pedobear voyait le jour sur le forum SomethingAwful. A l’issue d’un concours lancé par le site, les utilisateurs étaient invités à soumettre au jury du forum des clichés à l’origine inoffensifs mais modifiés de telle manière qu’ils intègraient un élément bizarre, dérangeant, voire franchement effrayant. 

Où est charlie?

C’est ainsi qu’est né le Slender Man, devenu un « meme » plus confidentiel mais beaucoup plus méchant que le pedobear ou le dramatic chipmunk. Le site américain KnowYourMeme nous donne une définition assez précise du Slender Man que l’on peut résumer comme suit : une créature de forme humanoïde mesurant de trois à quatre mètres de haut suivant les « témoins », vêtue d’un costume trois pièces de couleur sombre et portant cravate, possédant des membres très longs et très fins qu’il peut vraisemblablement étendre ou rétrécir à volonté. Dans certains récits, le Slender Man possède non pas deux, mais quatre, voire huit bras qui s’apparentent plus à des tentacules. Les motivations de cet être surnaturel sont inconnues. D’après les légendes des auteurs des clichés postés sur SomethingAwful, les enfants présents sur la photographie ont tous disparu dans des conditions mystérieuses. Il semble que le Slender Man apparait à ses victimes à proximité ou dans les zones de sous-bois ou les forêts. A partir du moment où le premier contact visuel a eu lieu, il n’y a plus aucun moyen d’échapper au Slender Man. La victime potentielle, qui peut aussi être un adulte, souffre de troubles caractéristiques, toux, nausées, saignements de nez, puis devient rapidement victime d’altérations de plus en plus profondes de la personnalité : paranoïa, pertes de mémoire de plus en plus répétées, confusion récurrente entre le réel et l’imaginaire, agressivité, comportement antisocial marqué…jusqu’à disparaître pour de bon sans que l’on puisse jamais être en mesure de retrouver sa trace.

 Meme pas peur....

Le phénomène du Slender Man a ceci de passionnant qu’il contribue à révéler les ressources les plus fascinantes et les plus inquiétantes d’internet. La publication des premiers clichés sur SomethingAwful a très vite donné lieu à une profusion d’autres images, plus ou moins bien trafiquées, attestant de multiples apparitions du Slender Man à travers le monde : aux Etats-Unis, en Russie, en Allemagne, en Irlande (aucun témoignage ou cliché ne concerne la France mais c’est bon nous on a déjà Mickaël Vendetta, on va pas encore se taper en plus tous les freaks de la planète…). Le plus intéressant reste cependant les productions vidéo que le phénomène a suscité et en particulier la mini-série diffusée sur Youtube et intitulée Marble hornets. L’histoire est simple : un étudiant en cinéma, Alex, travaille avec une petite équipe d’acteurs sur un court (ou moyen, on ne sait pas trop) métrage intitulé Marble hornets (crissement recommandé comme disent nos amis québécois) et destiné à boucler visiblement son cycle universitaire. Le film semble avoir un sujet fantastique, voire être basé sur une histoire de vampire mais on en apprendra pas plus sur le sujet, hormis quelques nébuleuses allusions des protagonistes. Le plus notable est en fait qu’Alex semble au cours du tournage changer graduellement de comportement, devenir de plus en plus irritable, associal, monomaniaque jusqu’à entreprendre de se filmer lui-même nuit et jour…Vous voyez où on veut en venir ? 
Le film est raconté par un ami d’Alex, Jay auquel Alex a remis les bandes vidéo de son film avant de disparaître, lui demandant de les détruire, ce que Jay n’a pas pu se résoudre à faire. Au lieu de cela, l'imprudent décide de visionner les enregistrements. L’histoire est donc racontée sous forme de courtes séquences vidéos postées sur Youtube extraites de ce qu’Alex a filmé avec sa caméra au fur et à mesure que Jay les découvre et qu'il commence lui-même à filmer avec sa propre caméra les événements inquiétants qui surviennent dans son entourage à mesure qu'il décrypte le testament vidéo d'Alex. 
Le traitement vidéo proposée par Marble Hornets correspond exactement aux critères du « found footage », c’est-à dire cette technique initiée par le cinéma expérimental et réactualisant la pratique du centon[1], qui consiste à réutiliser des bobines, pellicules ou vidéos d’un film pour produire à partir de cela une nouvelle œuvre. Si quelques illustres pionniers ont mis ce procédé à l’honneur très tôt, le « found footage » s’est diffusé un peu plus tardivement au sein de ce qu’on appelle communément le « cinéma bis », c’est-à dire la série Z, avec l’exemple de Cannibal Holocaust, auquel l’usage de cette technique et l’empilement de scènes assez répugnantes ont gagné le statut facilement usurpé de « film culte ». Cependant, c’est véritablement Le projet Blair Witch, alliant l’emploi du « found footage » (ce qui a l’avantage de réduire largement les coûts de production) et une habile promotion internet (assez nouvelle à l’époque) qui a véritablement popularisé le genre au cinéma, ouvrant la voie à une cohorte de productions plus ou moins heureuses : Cloverfield pour le found footage de luxe, Chronicle pour le found footage avec des vrais morceaux de super-pouvoirs dedans, Rec pour le found footage muy satànico et puis Diary of the dead, Rec 2, Rec 3, Rec 4, Rec au Congo et Rec contre les faux-monnayeurs pour le found footage de gueule. En un sens donc, Marble Hornets ne fait pas vraiment avancer le genre, néanmoins il convient de signaler quelques points par lesquels cette production qui a dû nécessiter un budget dix fois inférieur au déjà très rentable Blair Witch se distingue de ses plus friqués confrères ou de l’innombrables légions de films de potes ou d’étudiants déversés sur Youtube comme le lisier devant le ministère de l’agriculture un jour de manifestation contre une réforme de la PAC.



Marble Hornets se distingue d’abord par la forme. Là où les innombrables productions précédemment citées font du Blair Witch au kilomètre en suivant un déroulement parfaitement linéaire, Marble Hornets se compose de soixante-quinze (à ce jour) entrées différentes, de durée et de forme très variables, censées correspondre aux extraits vidéos tournés par Alex, puis par Jay, et postées sur Youtube dans un ordre aléatoire. Au lieu donc d’être confronté à une errance plus ou moins potache ou horrifique mais très prévisible, le spectateur se retrouve ici face à une sorte de puzzle vidéo dont il recompose à mesure les éléments en allant chercher lui-même les différents extraits. On pourra évidemment trouver, avec raison, que le jeu des acteurs dans Marble Hornets n’est pas franchement transcendant, ou que la qualité des vidéos est franchement rédhibitoire. Cependant Marble Hornets utilise avec bonheur les éléments les plus intéressants du cinéma expérimental - autosynthèse, anamnèse, distorsion visuelle, distorsion sonore, décadrage, variations chromatiques, répétition de motifs -  tout en négligeant les facilités du genre institué par Blair Witch et surexploitées par ses successeurs : déluge d’effets horrifiques, jump scare et autres effets grand-guignolesques. Le résultat pourrait être une sorte d’équivalent Youtube du livre de Mark Z. Danielewski, La maison des feuilles, tout en empruntant à Mickaël Hanecke[1] quelques principes (et en particulier l’usage du hors-champ et de la défragmentation du récit). Marble hornets instille progressivement une ambiance franchement oppressante au fil des entrées et si vous n’avez rien d’autre à faire dans la vie que de devenir insomniaque, il est chaudement recommandé de se réserver une petite soirée en tête à tête avec une pizza et Youtube pour regarder cela à la nuit tombée. Si vous n’éprouvez même pas la plus petite sensation de malaise après cela et que vous crachez par terre avec mépris après avoir visionné les soixante-quinze entrées du journal de Jay, c’est que vous êtes Chuck Norris.


Le Slender Man est une fascinante rumeur dont la propagation silencieuse illustre les plus fascinantes tares du net. Ce canular parti de quelques photos retouchées a donné naissance à une véritable légende urbaine et numérique. Slender Man est devenu ce que l’on appelle un « creepypasta », c’est-à-dire une histoire qui se diffuse à partir de divers médiums sur internet, mettant en scène personnages et histoires plus ou moins effrayants ou malsains, et dont la propagation, littéralement virale, est impossible à enrayer, se nourrissant à l’infini des commentaires et témoignages qui se surajoutent les uns aux autres. De même que le grand méchant loup hantait les sombres bois des contes d’Andersen ou de Grimm, le Slender Man, The Rake ou BEN (le méchant fantôme qui martyrise les joueurs de Zelda), Herobrine (même chose mais pour les joueurs de Minecraft) hantent les ténébreux arcanes d’internet et de youtube. Et comme toujours, plus l’histoire est relayée, plus le mythe gagne en force et en crédibilité. De tous, et grâce en particulier à Marble Hornets, c’est le Slender Man qui semble avoir acquis la plus grande envergure. La preuve, les studios hollywoodiens ont produit un film inspiré de l’histoire du Slender Man avec notamment Jessica Biel dans le rôle principal. Et ça…ça fait vraiment peur. 


Article initialement publié sur Apachemag




[1]  Le centon est une technique littéraire utilisée dès l’Antiquité qui consiste à réutiliser les morceaux de différents textes pour en composer un nouveau.


[2] On pense ici notamment à Benny’s video ou à 71 fragments d’une chronologie du hasard.

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