jeudi 25 septembre 2014

Petites manipulations entre amis

Le spectre de la propagande demeure synonyme de totalitarisme. Les démocraties occidentales en ont pourtant aussi usé, mais désormais l’art de gouverner demande une utilisation plus subtile de la persuasion. Les experts en psychologie sociale sont les nouveaux spin doctors : avec eux la manipulation a de beaux jours devant elle, mais aussi grâce à eux il devient possible de la déjouer.
PAR LE PROFESSEUR DU DIMANCHE en direct du territoire Apache.



 Règle n°1 : « Faire en sorte que les citoyens soient incités à agir de telle sorte qu’ils aient l’impression d’être libres et autonomes »

En août 2014 Angela Merkel lançait une annonce d’offre d’emplois somme toute assez originale, consistant à faire appel à trois experts comportementalistes (en psychologie, en anthropologie et en économie comportementale) pour créer au sein du département politique de la Chancellerie un groupe baptisé « Gouverner efficacement », largement inspiré par le best-seller américain Nudge de l’économiste Richard Thaler et du juriste Cass Sunstein. Pris en flagrant délit, le gouvernement allemand soutient que les gouvernements américain, britannique et danois ont déjà mis en place de telles équipes. La théorie comportementaliste qu’entend exploiter ces gouvernements consiste en rien de moins qu’à faire en sorte que les citoyens soient incités à agir de telle sorte qu’ils aient l’impression d’être libres et autonomes. Leurs décisions répondront en fait bel et bien aux desseins préalables d’une volonté grâce à la mise en place de techniques psychologiques bien rôdées.

Règle n°2 :  « En substituant au régime visible de la propagande le régime invisible de la manipulation, le « libre » consentement devenait le garant de la stabilité politique »


Ces théories sont en grande partie redevables aux expériences de psychologie sociale du début de la première moitié du XXème siècle qui ont voulu rendre compte de la possibilité pour une société dite « civilisée » de sombrer dans le totalitarisme. Par extension, ces expériences ont été reprises comme autant de techniques de gouvernement par des régimes dits « démocratiques » ou comme techniques de marketing. En substituant au régime visible de la propagande le régime invisible de la manipulation, le « libre » consentement devenait le garant de la stabilité politique.
Le chercheur en psychologie sociale Cialdini a ainsi montré en 1978 comment s’y prendre pour faire se lever des étudiants tôt sans qu’ils y soient ouvertement contraints. Il comparaissait ainsi deux méthodes : la première était directe et transparente. Il était annoncé que les étudiants devaient être présents à sept heures du matin pour l’expérience. Le taux de présence ne fut que de 31%. La deuxième méthode était plus perverse : Il était proposé aux étudiants de participer à l’expérience le lendemain. C’est seulement dans un second temps, une fois que leur approbation à cette participation était manifeste, qu’il leur était indiqué l’heure de présence requise, toujours à sept heures du matin. Grâce à cette seconde méthode, le taux remontait à 51%, en raison de l’engagement déjà pris par les étudiants. Engagement général, sans connaissance de cause pleine et entière des éléments que ce contrat impliquait, en l’occurrence se lever à sept heures du matin.

Nous retrouvons ce même mécanisme dans la célèbre expérience de Stanley Milgram sur la soumission à l’autorité, qui consistait pour des volontaires, sous prétexte d’une expérience scientifique sur la mémoire, à infliger des décharges électriques de plus en plus puissantes à une personne tierce en réalité complice. La plupart des individus allait jusqu’à infliger des décharges mortelles en se cachant derrière l‘autorité morale du scientifique. Si les gens se déclarent à peu près tous unanimement contre la douleur humaine, leur libre engagement dans un processus (sans savoir au préalable ce que leur demandera exactement ce processus) peut néanmoins les inciter à commettre des actes de barbaries qu’ils n’auraient pu imaginer pouvoir commettre.

Règle n°3 : « C’est en ayant l’humilité, vertu aussi ordinaire que nécessaire pour envisager une société décente, de reconnaître que nous sommes tous des nazis en puissance qu’il devient possible de conjurer le pire »


L’obéissance librement consentie au système conduit l’individu à renoncer à sa responsabilité et à sa faculté de jugement : il souhaite avant tout être digne de l’engagement qu’il a pris en exécutant les ordres de l’autorité qui lui fait confiance. C’est ce que Milgram appelle l’état agentique : l’individu est réduit à un moyen entre les mains d’une autorité. Il est comme un somnambule oscillant entre l’assoupissement et l’engourdissement profond. L’obéissant a le sentiment de devoir accomplir une mission dans la mesure où il se doit d’honorer le contrat qu’il a librement consenti avec l’autorité. C’est paradoxalement parce qu’il a conscience que la civilisation ne peut exister que si les contrats sont respectés qu’il va pouvoir commettre des actes de barbarie. L’alibi du devoir au nom de l’intérêt général peut ainsi permettre à l’individu de se dédouaner de tout jugement moral. Plus précisément, son jugement moral va se limiter à l’impératif : ce qui est bon est ce qui concourt à l’accomplissement de la mission. Ce qui va à son encontre est mauvais. L’engagement est d’autant plus fort qu’il est libre et volontaire : des expériences de psychologie sociale montrent ainsi que les agents sont plus zélés lorsqu’ils accomplissent leur mission gracieusement que contre rémunération. Dans une certaine mesure, l’argent désengage : que l’on songe par exemple à la rémunération d’une prostituée qui permet de ne pas s’engager affectivement dans une relation amoureuse. L’engagement libre et bénévole induit au contraire une forte implication emprunte de charge affective.
L’expérience de Milgram a le mérite de montrer que les nazis n’étaient pas tous des fous incarnant un mal hors humanité. C’est en ayant l’humilité, vertu aussi ordinaire que nécessaire pour envisager une société décente, de reconnaître que nous sommes tous des nazis en puissance qu’il devient possible de conjurer le pire.

Considérer que nous sommes supérieurs moralement aux autres en supposant que la barbarie ne vient que de l’extérieur rend d’autant plus vulnérable à toutes sortes de manipulations. « L’autosatisfaction est inversement proportionnelle à la vigilance ». Les protestations et les oppositions constituent aussi souvent autant de soupapes de sécurité pour continuer à obéir aux acteurs de l’autorité et au système. Comme une bouffée d’air pour mieux replonger en apnée dans ce qui semble à l’agent une politique du moindre mal : si au mieux la rupture avec le système lui semble moralement fondée, elle lui semble néanmoins beaucoup trop risquée en termes de rapport coûts / avantages. « Plus nous nous croyons autonomes, voire rebelles, plus nous sommes enclins à la soumission, et devenons manipulables. » D’autre part se pose le problème des réelles capacités de révolte contre des autorités qui ne se présentent plus comme telles.

 Règle n°4 : « L’individu est beaucoup plus vulnérable à la manipulation dès lors qu’il se représente comme prenant part à un système »


Dans les sociétés néolibérales, il existe bien sûr toujours des acteurs qui détiennent l’autorité, mais ils deviennent de plus en plus difficilement identifiables. En d’autres termes, l’autorité est désymbolisée, fonctionne davantage sur le mode du réseau que de la pyramide, et par conséquent s’identifie à un système abstrait. Or, l’individu est beaucoup plus vulnérable à la manipulation dès lors qu’il se représente comme prenant part à un système (L’abstraction paraît aller de soi, l’idéologie qui la soutient se parant d’atours scientifiques et techniques), et d’autre part il lui est beaucoup plus difficile pour lui de se révolter (sentiment d’impuissance). Ainsi, l’affaiblissement des médiations en phase de liquidation et liquéfaction par le capitalisme néo-libéral (On se souvient de la prophétie de Marx selon qui le capitalisme transforme tout ce qui est solide en liquide), s’accompagne des stimuli d’une gouvernementalité pour maintenir les têtes sous l’eau. La jouissance généralisée d’une liberté aquatique consiste alors pour les quelques milliards de poissons que nous sommes à tourner en rond dans un aquarium, ravis que nos besoins puissent être satisfaits grâce à une manne tombant du ciel. Lorsque la manne n’est pas au rendez-vous, il reste toujours la possibilité de dévorer le poisson qui ne tourne pas dans le même sens que vous.

Si le travail de civilisation décrit par Freud réside dans la sublimation, qui consiste à détourner nos pulsions naturelles pour les canaliser vers des activités positives (art, culture, sport,…), alors la barbarie réside dans la désublimation qui consiste à assouvir nos pulsions dans l’immédiat. Nous l’aurons compris, lorsque Marcuse crée ce néologisme de « désublimation » dans L’Homme unidimensionnel, ce n’est pas pour caractériser quelque époque arriérée ou quelque contrée perdue où règneraient encore quelques sauvages.


lundi 22 septembre 2014

Entretien avec Maurice G. Dantec

De sa retraite nord-américaine, Maurice G. Dantec a accepté de répondre aux questions des idiots à l’occasion de la sortie de son dernier roman, Les Résidents, et d’évoquer au passage quelques-unes de ses inspirations littéraires ou musicales et la manière dont il perçoit les soubresauts du monde actuel. Sortie le 28 août, la bande originale des Résidents peut être écoutée sur le site de l’auteur. 

 Les Résidents, de Maurice G. Dantec. Aux éditions Inculte. En librairie depuis le 28 août. 

Théâtre des opérations

Idiocratie : Vous vous définissez aujourd'hui comme un écrivain nord-américain de langue française et anglaise et la société nord-américaine semble encore au cœur de votre paysage littéraire avec Les Résidents. Quel regard portez-vous sur l'évolution de cette société aujourd'hui, sur son rôle dans le monde et sur ses tensions internes ?

Maurice G. Dantec : L’Amérique du Nord est à la croisée des chemins. Paradoxalement, Obama aura représenté le sommet de la plus basse époque (ONU 2.0). Mais l’Amérique du Nord reste l’endroit où ca se passe, comme au Colorado, état conservateur militaro-industriel qui vient de légaliser entièrement, et à la barbe de tout le monde, le THC.

Id. : Depuis votre exil dans le « nouveau monde », quel regard portez-vous sur l’actualité du « vieux monde » ?

MGD : Je ne tire pas sur les corbillards.

Id. : L'un des personnages de La SirèneRouge fuyait déjà l'ex-Yougoslavie. Comment interprétez-vous aujourd'hui les événements à l'est de l'Europe et en Ukraine ?

MGD : Poutine aura mis tout le monde d’accord, il est un des rares et derniers chefs d’État au monde. Quant aux ukrainiens, je préfère m’abstenir de dire ce que je pense des Waffen SS et des néo-trotskystes.

Id. : S'agit-il du réveil russe et d'une revanche par rapport à la crise du Kosovo en 1999 ?

MGD : Oui, c’est le réveil russe, mais il dépasse largement une éventuelle ‘’revanche’’ sur le Kosovo. Il remet tout le XXème siècle à l’heure, il n’a donc de compte à rendre à personne, et tout le monde l’a bien compris.

Id. : En évoquant Les Résidents dans une récente interview, vous insistez sur la nécessité pour vous en tant qu'auteur de « décrire le réel ». Il y a cent-cinquante ans, Hegel assignait à la philosophie une mission : « pensez ce qui est ». Aujourd'hui quelle est la réalité à penser pour un écrivain  ? 

MDG : Le réel va mettre tous les écrivains de science-fiction au chômage, j’ai déjà pris mes dispositions. La science fiction a inventé le réel. Le réel étant très ingrat, il ne s’occupe maintenant plus de nous. Nous l’avons créé, il continue son chemin imperturbable, celui de l’histoire en acte. Ce sera à nous, écrivains, d’oser réinventer le réel.



Les Résidents

Id. : Les Résidents pose-t-il les jalons d'un nouveau cycle littéraire, comme celui qui s'est achevé avec Satellite Sisters ?

MDG : Je ne travaille pas avec des cycles préétablis.

Id. : Les Résidents bénéficie d'une véritable bande-son. Pouvez-vous nous en dire plus sur celle-ci et sur la sensibilité qu'elle traduit ?

MDG : Ce sera au lecteur de découvrir cette bande son et toutes les ondes qu’elle rend sensible.

Id. : The Normals ou Depeche Mode ont-ils particulièrement accompagné la rédaction de votre livre ?

MDG : Non pas particulièrement, mais ils étaient des références obligées.

Id. : La réalité que vous évoquez dans Les Résidents, que vous abordiez déjà dans vos romans précédents, c'est aussi celle d'une humanité presque transhumaniste. Pensez-vous, pour reprendre une vieille expression de Wladimir Weidlé que nous sommes tous en passe de devenir des « hommes-échantillons » ?

MDG : Je ne connaissais pas cet auteur mais il a visiblement trouvé une expression tout à fait emblématique de l’époque : l’homme qui devient son propre sample.

Id. : Les Résidents met en scène à nouveau des personnages de tueurs, ou plutôt de tueuses. Sont-ils des électrons libres au sein de ce  « monde total », auquel personne n'est capable d'échapper sauf les êtres qui ont perdu, en raison d'événements traumatisants, leur propre humanité ?

MDG : Vous avez répondu vous-même à la question.



Id. : Est-ce que les personnages des Résidents peuvent évoquer des figures et des traumatismes très contemporains : l'affaire Kampush bien sûr mais aussi l'affaire Breivik qui fait se conjuguer suicide anomique et délitement de la civilisation occidentale ?

MDG : Avec Les Résidents, on a essayé de produire au travers de moi le roman synthétique et transhistorique des 70 dernières années.

 

Poursuite des hostilités


Id. : Vos Laboratoires prouvent, s’il en était besoin, que vous êtes un grand lecteur de la Bible et des principaux Pères de l’église, auquel il faut ajouter de nombreux écrivains catholiques (Bernanos, Bloy, etc.), tout en ayant une grande liberté d’interprétation de ces mêmes textes, et sans hésiter à les rapporter à votre propre itinéraire, dès lors, quelles relations entretenez-vous aujourd’hui avec le christianisme ?

MDG : C’est le christianisme qui entretient comme il peut, une relation avec moi.

Id. : Peut-on espérer un jour la parution d’un nouveau tome du Laboratoire de catastrophe générale ?

MDG : Non.

Id. : Vous êtes l’un des rares écrivains français à avoir rapproché, et ce, de façon tout à fait pénétrante, les références à la culture cyberpunk (William Gibson ou Ghost in the shell) et la pensée traditionaliste catholique (surtout Joseph de Maistre), est-ce encore aujourd’hui une source d’inspiration importante ?

MDG : Essentielle (voir Les Résidents).



Id. : De même, vous êtes l’un des rares écrivains à mentionner le nom de Raymond Abellio, comment avez-vous découvert son œuvre ? Quels rapports entretenez-vous avec elle ?

MDG : J’ai découvert Abellio par hasard, à Paris, en tombant je ne sais plus où, sur un exemplaire d’occasion de La structure absolue, dont le titre m’avait frappé. Je connaissais par ailleurs son parcours politique des années 30 et 40.

Id. : Vous avez eu des mots caustiques et ô combien jouissifs envers la caste médiatico-intellectuelle française. Elle est toujours en place ! Qu’est-ce que cela vous inspire ?


MDG : Ce que cela m’a toujours inspiré : que la France est morte, et que les cadavres ne bougent pas … sauf par l’effet des vers.



Immeubles à Hong Kong (photo : Micheal Wolf)

samedi 20 septembre 2014

Les trois rêves d'une jeune cadre selon Brian de Palma

            Avec Passion, Brian de Palma s'essayait avec succès au remake de Crime d'amour, le dernier film d'Alain Corneau, sorti en 2010 sur les écrans. Comparable par son sujet au Loup de Wall Street, sorti en 2013, Passion est passé injustement plus inaperçu. De Palma impose pourtant là encore son style, entre manipulation perverse et virtuosité graphique. 


                     Le trader et le publicitaire possèdent la faculté de séjourner en permanence dans un univers coupé du réel. Dans l'imaginaire qui leur est propre, pas de place pour la dimension tragique de la condition humaine. Une certaine efficacité le requiert. Il y a là une sorte de prouesse, mais quel en est le « prix » ? Sans doute seule la fiction est-elle en mesure de l'évaluer quelque peu. Ainsi, c'est le milieu où ces individus déploient leur savoir-faire, celui des firmes tournées vers la spéculation ou le marketing à grande échelle, qui a inspiré les derniers films de Brian de Palma et de Martin Scorsese : Passion et Le loup de Wall Street, sortis en 2013. Si ces films sont, chacun dans leur genre, remarquables, il faut bien reconnaître qu'ils ont été inégalement remarqués. Les tribulations du « loup » Jordan Belfort ont remporté le succès que l'on connaît, tandis que les manœuvres sournoises des personnages de Passion, quelques mois plus tôt, n'avaient fait qu'un passage discret sur les écrans. Pourtant, les deux cinéastes, qui appartiennent à la génération dite du Nouvel Hollywood, surgie dans les années 70 et se souciant peu des codes dominants, offrent là des visions critiques différentes mais complémentaires du monde des affaires.
                        De ces deux longs métrages, c'est Passion qui retiendra notre attention. Centré sur les relations internes à l'entreprise, le film offre une nouvelle variation des thèmes de prédilection de Brian de Palma, tel le lien entre stratégies de pouvoir et perception pathologique du réel. Pour ce thème en particulier, le choix du milieu publicitaire était tout indiqué. En effet, voilà des experts qui s'ingénient à fournir au consommateur son « ketman » - c'est-à-dire, pour reprendre la notion du poète Czeslaw Milosz, cet objet imaginaire sur lequel se concentre toute l'attention de l'esclave pour oublier sa condition - et qui sont eux-mêmes victimes de la machine à illusions qu'ils font tourner. Ainsi aliénés, rien ne les préserve des leurres du pouvoir et de la compétition acharnée.



                        Notons qu'à la différence du Loup de Wall Street où l'avidité et l'agressivité se manifestent au grand jour, ces mêmes « passions » avancent ici masquées la plupart du temps. Ce qu'illustre déjà la tonalité du personnage principal, Isabelle, laquelle occupe un poste de cadre dans la filiale allemande, établie à Berlin, d'une grande agence de publicité ayant son siège à New York. Quand Belfort, dans le « Loup », parle haut et fort, le micro à la main, Isabelle, en ce qui la concerne, reste mesurée en paroles mais vit les situations avec une violence intérieure qui s'exprime par des rêves et des actes de sauvagerie. Tempérament perturbé ? Pas seulement. Les tourments qui l'agitent ont tous les symptômes du mal-être des cadres, ces intermédiaires efficaces, ni détenteurs de l'initiative réelle, ni simples exécutants, toujours en quête d'un plus et par là-même agents dynamiques d'un système dont ils vivent la démesure par procuration. De ce fait, on peut dire que l' « hubris » à l'oeuvre dans Le loup de Wall Street prend un aspect volontiers tapageur et flamboyant, alors qu'elle suit dans Passion les détours souterrains de la tragédie.

Ces souterrains sont sont avant tout ceux où s'établissent les perceptions, là où tout se joue. Le film montre comment se répondent un certain type de perception du monde (et d'autrui) et la logique de l'intérêt régnant dans toute grande entreprise commerciale qui se respecte. 
Aussi, Koch Image International, celle sur laquelle le réalisateur braque sa caméra, est-elle le reflet d'un milieu qui ne jure que par la transparence et l'immédiateté. Cet aspect oriente d'ailleurs la mise en scène dans un sens - cadre dépouillé, atmosphère froide - qui ne doit pas dérouter.
                        Un monde transparent à lui-même ? Surfaces vitrées et design lisse affirment d'emblée ce credo, qui se manifeste plus encore par cette curieuse manie d'enregistrer visuellement les faits et gestes des uns et des autres. Depuis la surveillance vidéo des locaux de l'entreprise jusqu'aux images que chacun prend par smartphone pour espionner. Catégorie dont relèvent même les images du fameux spot publicitaire, filmant des passants à leur insu. Naturellement, toutes ces images enregistrées, leitmotiv obsédant et enjeu du récit,  ne valent que comme instruments de pouvoir. 
                        L'immédiateté ? C'est d’abord la proximité, en partie factice, qui sévit entre les membres de l'agence, vrai-fausse convivialité, désormais entrée dans les mœurs, mêlant affection et rapport hiérachique, vie privée et vie professionnelle. Le film s'ouvre d'ailleurs sur une séance de travail détendue d'Isabelle au domicile luxueux de sa patronne, et non dans les locaux de l'agence. Mais ce culte de l'immédiateté passe également par une communication en temps réel tous azimuts. L'ubiquité à portée de main, en somme.
                        
Ayant ainsi foi en la transparence et l'hyperconnexion (même dans son bain, chez elle, la directrice utilise son ordinateur pour envoyer des mails), ces commerciaux qui se veulent pourtant « créatifs » croient détenir un accès direct à la vérité du réel. En fait s'affirme le règne du simulacre et l'extension du champ des manipulations. Sous les écrans, l'opacité des intentions. Derrière les relations « cool », la férocité. Tel est cet aimable microcosme, qui s'affaire à créer des spots publicitaires, vendus à de grandes marques.

                                                                         Tragédie et fable

                        La base de l'intrigue est simple. Une campagne de publicité doit être élaborée pour un nouveau modèle de smartphone. Il faut réaliser un spot. Seule Isabelle a une idée originale, source de profits importants pour l'agence. La directrice, Christine, s'attribue sans scrupules son idée devant le PDG new-yorkais, dans le but de favoriser sa propre promotion au sein de la multinationale. L'assistante d'Isabelle, Dani, la soutient et l'aide à court-circuiter Christine auprès du PDG. S'ensuit une série de manipulations entre les trois femmes. Le calcul permanent qui, dans ce milieu de faux-semblants, sous-tend jusqu'aux liens affectifs, a fini par transformer l'Autre en rival. La mécanique du double déploie ses pièges. La fatalité de la tragédie trace son chemin. De Palma revendique lui-même le terme pour son film. A juste titre. Mais c'est une tragédie à l'intérieur d'une fable, laquelle se reconnaît tous les droits de la fiction.
                        De fait, en grand maître de l'analogie et du sens à multiples détentes, le réalisateur utilise les ressources de la dramaturgie pour la dépasser. Avec ces « motifs » du récit qui reviennent comme dans une sonate, ces scènes-emblèmes, ces objets-symboles (l'écharpe notamment) ou encore ces plans suggérant plusieurs visions derrière une même image, il s'efforce d'accorder le regard du spectateur aux significations secondes, emboîtées comme des poupées gigognes.
                    Ce rayonnement intérieur du film s’intensifie au milieu du récit. L'humiliation publique, qu'au cours d'une petite réception entre cadres Christine fait subir à Isabelle, va conduire cette dernière à faire plusieurs rêves. Lesquels, par trois fois, vont alors rythmer le récit. Moyen pour le cinéaste de montrer les choses à partir de ce regard intérieur. On est là hors connexion. Cette vision onirique, avec sa vibration émotionnelle et créatrice, rendue par l'inclinaison du cadrage et une étrange lumière bleutée, s'oppose à la prétendue vérité objective des images platement filmées par smartphones et caméras de surveillance. Ce regard intérieur, qui n'enregistre pas mécaniquement l'insaisissable réalité, s'avère en fait plus pénétrant.



                                                             Les voyeurs sont des non-voyants

                 A travers les rêves de son personnage, De Palma invoque le regard distancié comme mode de connaissance. A l'opposé : l'aliénation du regard par le déferlement des images techniciennes, duplicatas trompeurs de la réalité. Dans cette perspective, il est clair qu'Isabelle représente la figure du voyant dans un monde de voyeurs. Corollaire direct : les voyeurs sont des non-voyants. Passion réaffirme ici avec une force peut-être inégalée jusque-là ce que son auteur donne à méditer depuis une quarantaine d'années. Ainsi, Christine, hyper-voyeuse par volonté de puissance, porte-t-elle à deux reprises, dans ses moments de jeu et de fantasme, un bandeau noir sur les yeux. Cet auto-aveuglement symbolique causera d'ailleurs sa perte, puisqu'en raison de sa cécité profonde sur les remous du coeur humain, elle ne se doute pas une seconde du terrible ressentiment dont elle est l'origine, et c'est donc avec son bandeau sur les yeux qu'au cours d'une scène redoutable, elle s'avance ingénument vers sa meurtrière.
                Mais auparavant, point essentiel, le regard d'Isabelle, de voyant est aussi devenu voyeur. Notre berlinoise acquiert donc la particularité d'alterner les deux modes, mais sans faire exception au principe, puisque ceux-ci sont séparés par la frontière entre le rêve et la veille. Toujours cet état contradictoire, instable, qui tourmente Isabelle, l'intermédiaire. C'est là l'objet d'une scène capitale où le phénomène intérieur de la perception se donne à voir et devient un ressort dramatique. Grâce au procédé du split screen (écran divisé en deux images, par   utilisation du principe de l'analogie jusque dans la structure de cet écran), on assiste alors en même temps à ce qui se trame dans la maison de Christine et au spectacle d'un ballet sur une musique de Debussy. Moment de civilisation presqu'irréel au milieu de l'atmosphère viciée de l'intrigue, le ballet est exécuté avec élégance par un couple harmonieux. La portée de cet épisode chorégraphique ne se laissera entrevoir que progressivement. Grâce lumineuse face au sombre exercice de la vengeance. Mais surtout profession de foi depalmienne dans la création artistique et dans sa valeur cognitive, en face des artifices du milieu publicitaire, faussement créatif et aveuglé par l'intérêt. C'est dans ce contexte qu’une succession de plans montre le regard concentré d'Isabelle passer du ballet auquel elle assiste, à la maison de Christine où elle se rend avant la fin du spectacle et où elle commence à l’espionner. En changeant d'objet, son regard a changé de nature. C'est là indiquer l'inaptitude de notre publicitaire à mûrir par la contemplation de l'art. C'est révéler sa contamination par la logique de l'emprise sur l'Autre, logique du ressentiment et du double.
                       
Isabelle se laisse effectivement happer par la mécanique du double. Le masque vénitien qu'elle porte au moment du crime revêt, sous une forme stylisée, les traits de Christine. Celle-ci lui ayant fait perdre la face, elle lui emprunte donc la sienne par défi, mais plus qu'elle ne le pense  puisque cette mentalité prédatrice, elle la lui emprunte également. Chez De Palma, le phénomène du double, caricature du principe de l'analogie, est pathologique. On le sait depuis Sisters (1973) et ses siamoises séparées par le chirurgien. Dans l'univers du cinéaste, héritier en cela des mythes les plus traditionnels, c'est le domaine de l'obsessionnel, de l'instable, du stérile. Le scène du split screen est à cet égard éloquente. Là est mis en parallèle, d'un côté, l'harmonie de l'ensemble danseuse-danseur (relation analogique), de l'autre, le conflit mortel entre les deux femmes, dont la relation est marquée par l'ambivalence sexuelle de Christine (rapport au double). Plus loin dans le récit, cette version lesbienne du double ressurgit et Isabelle, dont l'hétérosexualité est connue depuis le début, subit à nouveau, de la part de son assistante Dani cette fois, un chantage visant à obtenir d'elle des faveurs sexuelles. D'où « naît » un second affrontement. Serait-ce que, fondamentalement, le double ne serait pas fécond, sauf en conflits ?

                                                                         Le parallèle caché
                       
                        La fable, à ce niveau, laisse voir un parallèle audacieux que l'on peut énoncer ainsi : les modes de perception et les modes de relation, selon qu'ils procèdent du double ou du principe de l'analogie, apparaissent stériles ou au contraire féconds. D'où il ressort, en pratique, qu'une perception du monde faussée par le piège du double détourne l'énergie créatrice vers les stratégies de pouvoir (chez Christine, toute faculté créatrice éventuelle est tarie à la source par l'obsession de son plan de carrière), comme ce piège du double détourne l'énergie de la libido vers les fantasmes et la volonté d'emprise (Christine a besoin d'accessoires androgynes avec son compagnon, elle est attirée par Isabelle, et manipule l'un et l'autre comme des marionnettes).
                        En d'autres termes, le parallèle énoncé plus haut se traduit de la manière suivante. D'une part, il apparaît que la perception « voyeuse » de la publicité marchande n'aboutit qu'à des images filmées sans inspiration, des duplicatas de la réalité apparente, doubles caricaturaux qui ne font rien naître dans l'âme du spectateur, simples produits stériles. De même sont vouées, par nature, à la stérilité les tendances lesbiennes, doubles en matière de sexe, qui s'expriment chez la directrice et chez l'assistante à l'égard d'Isabelle. D'autre part, si l'on veut bien suivre le parallèle, se situe, en face, la perception relevant de l'analogie, perception « voyante » qui ouvre la voie à la fécondité artistique et notamment à la création cinématographique véritable, dont De Palma dit là tout ce qui la sépare de la publicité et de la marée infâme des images prosaïquement filmées. Dans le même sens, la relation danseuse-danseur, incarnation de l'analogie par excellence, est féconde, aussi bien par nature que sur le plan artistique, qui sublime ainsi le tout.    
                       
Justin Novak - Disfigurine 10

On saisit toute la portée de la scène du ballet, révélatrice du principe caché qui soutient la fable. Scène dont le choix s'éclaire encore quand on connaît l'intérêt du cinéaste pour l'art du ballet, qu'il qualifie de « métaphore de toutes les oeuvres artistiques ». Il faut souligner que cet intérêt n'est pas sans rapport avec le cinéma puisqu'il est étroitement lié à son admiration sans réserve pour le film-culte de Powell et Pressburger, Les chaussons rouges (1948), film d'un antinaturalisme déclaré et également vénéré par Scorsese et Coppola. En outre, on se souvient d’un précédent : la séquence de L'impasse (1973), dans laquelle Carlito est littéralement transporté par la vision qu’il a, depuis un toit voisin, de son amie répétant des mouvements de ballet dans une salle de danse. Cas de figure rarissime où, par l'effet de l'art sublimant la beauté, le voyeur devient voyant.
                       


                                                             Réalité du cauchemar

                       
L'enseignement ultime de cette fable est sans appel. L'ubiquité tant fantasmée par ces « commerciaux créatifs » advient finalement dans le troisième rêve de notre jeune cadre. En l'occurrence, un cauchemar comme on n'en souhaite à personne. Tout s'y conjugue pour causer sa perte. Les éléments de la réalité, mêlés cette fois avec un élément d'imagination pure (une jumelle vengeresse), y sont redistribués d'une telle façon qu'elle pourrait croire, à son réveil, que tout y est faux. Et pourtant...  A cette occasion, on se rend compte que derrière la panoplie d'objets techniques que répand la publicité marchande sur la foi d'un sort ainsi domestiqué, le tragique est toujours là. Plus encore, ces objets, loin de conjurer le destin, peuvent fort bien s'en révéler des vecteurs implacables. De fait, dans ce dernier rêve d'Isabelle, dépourvu de paroles, l'inévitable téléphone portable, comme détenant une capacité maléfique, se met à sonner sans que l'on sache pourquoi et déclenche ainsi tout seul le dernier acte de la tragédie. Au coeur de la nuit, sa sonnerie impersonnelle et obsédante retentit alors comme la voix du malheur.
                        Selon son habitude, Brian de Palma ne recourt au dionysiaque que pour servir une forme et un propos foncièrement apolliniens. Le simple « entertainment » n'est pas son fait, comme le clamait Phantom of the Paradise, dès 1974. Cette part de dionysiaque, il ne faut pas s'y tromper, il l'inscrit sciemment dans une tradition qui, loin de flatter les penchants au dérèglement des actes et des perceptions, au contraire les fustige. Relevant de la catharsis, l'esthétique du cinéaste puise en effet une part de son inspiration dans l'ancien Parnasse européen. De nombreuses allusions, dans l'ensemble de son oeuvre, en témoignent. Aussi, à la manière des auteurs italiens de la Renaissance, place-t-il au-dessus du bon goût, trop facilement conciliant, le « grand goût », selon l'expression consacrée, c'est-à-dire le sublime d'une vision intérieure intemporelle et sans concession pour les tares de notre époque.



mardi 16 septembre 2014

Mon curé chez les comiques


C’est presque devenu un lieu commun de le dire : si Philippe Muray était encore de ce monde, il remplirait de volumes les étagères des bibliothèques et nous aurait gratifiés d’au moins une vingtaine de nouveaux essais sur la bêtise satisfaite d’homo festivus. J’ai plutôt tendance à penser qu’il aurait fini par être dépassé par l’ampleur de la tâche et aurait peut-être raccroché les gants pour ne plus s’intéresser qu’à la peinture et à Rubens. On a cependant quelques fois tendance à reprendre un peu espoir et à penser que l’on pourrait peut-être un jour se débarrasser de ce cynisme ricanant et bien-pensant qui pollue depuis des années le débat public mais il faut toujours à un moment ou à un autre qu’un ambitieux crétin ou un Rastignac de l’insolence se charge de vous rappeler qu’on n’est pas prêt d’en sortir.





Nul doute par exemple que la personnalité d’Eric Pougeau aurait certainement pu inspirer Muray pour son portrait de l’avant-gardiste. Eric Pougeau est en effet un artiste contemporain qui s’est spécialisé dans un domaine un peu particulier : les pierres tombales. Mais pas n’importe quelles pierres tombales, comme il l’explique au micro de l’émission Mauvais Genre diffusée samedi soir sur France Culture, en évoquant sa dernière création : « C’est une tombe toute noire, toute simple avec juste dessus écrit ‘fils de pute’ et à l’arrière, mes initiales. » On l’aura bien compris, Eric Pougeau est un artiste vraiment subversif, il a pour objectif, nous dit-on, de « tordre le cou aux bien-pensants et aux institutions surtout si elles sont vénérables. » Par institutions vénérables, on comprendra ici, évidemment, catholiques. Il est devenu en effet essentiel de nos jours, pour un jeune artiste qui souhaite réussir, de s’essuyer les pieds sur l’Eglise catholique et/ou le christianisme. C’est pratique : personne n’ose vous engueuler sous peine de passer pour un ringard et l’on saluera au contraire votre rebellitude et votre esprit de résistance. Rien de tel que de se moquer des curés pour passer pour un chic type, un proactif de la provoc, un créatif indomptable. Dans La Grande Bellezza, Paolo Sorrentino met en scène une artiste contemporaine du nom de Talia Concept qui, poussée dans ses retranchements lors d’une interview, finit par admettre qu’au-delà de la provocation convenue elle n’a strictement rien à dire. Peu importe que, comme Talia Concept, le geste d’Eric Pougeau s’arrête à la provocation, « comme pour tout artiste, être pleinement conscient de la raison qui anime le geste reviendrait à tuer l’acte créateur », nous explique un site spécialisé. Et depuis maintenant cent ans que des générations d’artistes refont le coup de la fontaine de Duchamp, on est satisfait de voir que les perspectives sont toujours aussi enthousiasmantes du côté de l’art contemporain…



Eric Pougeau semble de plus avoir de la suite dans les idées. On pourrait penser qu’après avoir eu l’idée de fabriquer une pierre tombale portant l’inscription « Fils de pute », le fleuve de feu de son inspiration créatrice se serait tari. Pas du tout, il en a encore sous la pédale Eric : « j’ai fait six plaques mortuaires, j’ai fait ‘merde’, ‘pédé’, ‘putain de ta race’, ‘enculé’, ‘salope’ et ‘fils de pute’ en essayant d’être le plus tranchant possible, le plus simple possible… » En effet, il faut reconnaître que composer des plaques funéraires ou des couronnes mortuaires portant un sobre message d’insulte, ça a la simplicité et la fulgurance du génie. Malheureusement, comme le rappelait Jonathan Swift, on reconnaît un génie au fait que tous les imbéciles sont ligués contre lui. Eric Pougeau, qui expose en ce moment à Paris et a publié un ouvrage intitulé avec finesse et sens de l’à-propos Fils de pute, est donc comme il se doit un artiste maudit. Cela fait partie des crédits à valider pour achever le cursus qui permet d’être vraiment reconnu par le vrai monde de l’art : il faut impérativement attaquer les institutions vénérables et être confronté à la menace de la censure, sinon, évidemment, personne ne vous prend au sérieux. On a donc essayé de faire taire Eric Pougeau, de stopper net son élan créateur : en exposant l’une de ces œuvres – la couronne funéraire portant la mention « salope » - en vitrine de la galerie Perrotin, rue Louise Weiss, l’artiste a suscité des plaintes des riverains et a dû retirer son œuvre de la vitrine. Ô fascisme rampant ! Ô années sombres et ventre fécond ! La bête se réveillait enfin, Eric Pougeau, rebelle, provocateur, blasphémateur pouvait se préparer à affronter les forces de l’ordre moral ! Et la série noire s’est poursuivie avec l’interdiction signifiée à l’artiste d’installer ses œuvres dans un cimetière. Parce que oui, voyez-vous, les édiles municipaux toujours obtus n’ont pas compris qu’il fallait que ces lieux sinistres et gris et ces alignements de plaque de granit garnies de fleurs fanées deviennent un peu plus festifs, un peu plus décalés (c’est l’autre formule magique du moment). Pas étonnant que les gens délaissent les cimetières, hormis quelques pics de fréquentation à la Toussaint, regardez-donc dans quelle routine se traîne le culte des morts de nos jours, c’est d’un ennui ! Il faut bien injecter un peu de second degré dans tout cet appareil si protocolaire et sinistre à en mourir ! Eric Pougeau voudrait donc donner un peu plus mauvais genre à nos plates et monotones rangées de caveaux familiaux. « Le mauvais genre est celui qui fait le pas de côté dans l’univers codifié, pour le coup cette tombe elle est mauvais genre dans l’univers des cimetières », explique-t-il à la radio. Ah ça c’est vrai que pour être codifié, c’est codifié un cimetière ! Pas moyen décidément de secouer un peu toutes ces traditions poussiéreuses ! Ne perdons pas espoir, le jour n’est peut-être pas loin où l’on pourra admirer quelques anges de faïence entourant avec grâce un élégant « Nique ta mère » en lettres peintes sur les tombes de nos regrettés défunts.

L’important reste avant toute chose de mettre les rieurs de son côté. C’est aussi ce qu’ont bien compris les animateurs de l’émission « Si tu écoutes, j’annule tout » dont le titre sonne comme un hommage discret à Max Pecas et à l’âge d’or du film comique français dans la lignée de  On n'est pas sorti de l'auberge, On est venu là pour s’éclater et Embraye bidasse, ça fume ! Avec la présence dans l’équipe de chroniqueurs de deux comiques assermentés et professionnels du one-man show, Alex Vizorek et Guillaume Meurice, on sait en effet qu’on est venu là pour s’éclater. Comme le disent avec bienveillance les Inrocks : il s’agit de « porter un regard décalé, frais et pétillant sur l’actualité du jour. » Vendredi dernier donc, l’actualité du jour comprenait la relaxe des Femen dans l’affaire des dégradations infligées à Notre-Dame de Paris. Rappelons rapidement les faits : les indispensables Femen ont fait irruption à Notre-Dame à moitié à poil et en braillant des insultes avant de taper sur une des cloche exposées à coups de morceaux de bois, tout ça évidemment pour défendre le sécularisme et la laïcité en France qui, comme chacun sait, sont des valeurs constamment mises en péril par la cinquième colonne catholique toujours prête à réinstaller une théocratie dans notre beau pays. Les Femen ont été relaxées et les agents de sécurité qui s’étaient interposés se sont vus infliger quant à eux de légères amendes pour avoir osé s’opposer à l’œuvre libératrice de jeunes femmes dépoitraillées comme la liberté guidant le peuple. Réalisant que la décision est vivement critiquée, notamment au sein des milieux catholiques, le chroniqueur Guillaume Meurice confie son incompréhension : « Evidemment l’extrême-droite catholique s’est dite scandalisée, moi je comprends pas trop pourquoi » confie-t-il à l’antenne avec un sens de la nuance qui l’honore. Guillaume Meurice est un comique, un vrai, de ceux qui font profession de faire rire les gens. Et Paris est une vraie usine à comiques. Elle les importe par centaines et les affiches de leurs spectacles exhibent partout sur les murs du métro leurs faces rigolardes, leurs regards hilares et leurs clins d’œil de connivence qui font partie des spectacles les plus déprimants offerts par le métro parisien. Guillaume Meurice est de ceux-là. Il a juré de vous émouvoir, de vous faire vous tenir les côtes et vous décrocher la mâchoire. Avec lui on rigole de gré ou de force. 



De même que pour l’art contemporain, le sujet en or pour le chroniqueur impertinent reste les catholiques. L’Eglise catholique, pour le wannabe moyen qui vise peut-être un jour sa place au Grand Journal, c’est le fascisme, la réaction, le traditionalisme, en deux mots : la bête immonde. Ainsi, Guillaume Meurice a décidé d’aller interroger des catholiques que sa culture, que l’on devine assez limitée en la matière, lui fait un peu voir comme Bernardo Gui dans Le Nom de la Rose[1]. Il contacte donc le rédacteur en chef de la revue catholique L’Homme Nouveau et Alain Escada, le directeur de Civitas. Comme on peut le deviner, les entretiens ne sont pas vraiment destinés à donner la parole aux personnes interrogées mais uniquement à mettre en valeur le comique-chroniqueur doté d’un humour aussi léger qu’une charge de T-34 dans la plaine de Koursk. « Quitte à taper sur des cloches, est-ce qu’il vaut pas mieux taper sur de vraies cloches que sur Christine Boutin ? », demande-t-il à Escada. En arrière-plan, on entend le reste de l’équipe s’esclaffer. Les deux interlocuteurs de Meurice font ce qu’ils peuvent pour rester polis tandis que le journaliste fait le maximum pour obtenir son petit scandale, ou au moins un petit éclat, à l’antenne : « Pourquoi vous ne tendez pas l’autre joue ? », « est-ce que le Christ aurait mis un coup de boule à une Femen ? » Dans le studio, on entend une collègue de Meurice faire part de ses analyses lumineuses à propos des catholiques : « ouah dès qu’on leur parle de l’enfer ils flippent ». Tempête sous un crâne.

Les deux exemples paraissent presque banals dans une société qui fait de l’outrance une institution et de l’insolence une entreprise à but lucratif, néanmoins il n’est pas inutile d’avoir, de temps à autre, une petite piqûre de rappel pour garder à l’esprit que des bataillons de rebelles de commande, comme l’ont montré cet été, dans un autre registre, Edouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie, sont toujours prêts à déployer leurs talents pour faire triompher en toute occasion les deux mots d’ordres inscrits en lettres d’or au fronton de notre société du spectacle : Bête et méchant.



Article publié sur Causeur.fr



[1] Soit dit en passant et pour réparer une injustice, il faut signaler que le véritable Bernard Gui, Grand Inquisiteur ayant vécu en France au XIIIe siècle, a sauvé bien plus de personnes de la justice populaire et du bûcher qu’il n’en a condamné.