samedi 28 avril 2018

L'art français de la guerre





Rattrapé par la patrouille !

Quelques réflexions au sujet L’art français de la guerre d’Alexandre Jenni



Et si la France était toujours en guerre ? Et si les hostilités engagées en 1940 n'avaient jamais cessées mais s'étaient seulement délocalisées sur d’autres théâtres d’opérations - nos anciennes colonies par  exemple - pour ressurgir aujourd’hui au cœur même du vieux pays ? C’est le constat d'Alexis Jenni pour qui les conflits coloniaux ravageraient en sourdine la société française. Quoi de surprenant ? Joseph de Maistre n’écrivait-il pas : « l'ange exterminateur tourne comme le soleil autour de ce malheureux globe ; et ne laisse respirer une nation que pour en frapper d'autres ».  

La lecture à retardement d’un prix Goncourt peut, à l'occasion, présenter quelque intérêt. Celui-ci, obtenu en 2011, a parfois des accents prophétiques tant la situation politique de la France s’est, en moins de dix ans, considérablement dégradée. Aucun doute : le tour du cher vieux pays de souffrir à nouveau, cette fois en son sein, de la violence guerrière semble venu.

Cette tragédie contemporaine est racontée par un jeune homme en voie de marginalisation, à la fin du siècle dernier. Un jour d’errance, il se lie avec Salagnon, peintre et ancien combattant qui fut de toutes les guerres menées par la France depuis 1940 : Résistance, guerres d’Indochine et d’Algérie. Il lui apprend  à peindre et lui, en échange, écrit son histoire. Cet échange de bons procédés provoquera une descente aux enfers qui se veut une exploration sans complaisance de l’identité française : la douce France est un mythe, son âme orgueilleuse n’est animée que de l’idolâtrie de la force, du sombre désir séculaire, toujours inavoué, de brutaliser, asservir l’Autre, le différent, celui dont l’origine est allogène et donc suspecte. Ce discours, nous le connaissons par cœur, nous l’avons appris à l’école, les médias nous le serinent, les familles, recomposées ou pas, nous l’assènent. Il est celui d’une certaine gauche qui monopolise la parole autorisée, sur ces sujets comme tant d’autres, depuis plus d’un demi-siècle. Nous lui accordons la même attention qu’à de vieux tubes diffusés par une radio dans la rue piétonne d’une ville de province, un dimanche après-midi. Or, matrice de l’idéologie antiraciste, il infuse notre quotidien, il est la bande-son cafardeuse qui nous accompagne depuis longtemps, trop longtemps. Pour certains, comme Jenni sans doute, il est devenu une seconde nature. Bref, rien  d’original en ce roman qui ne semble qu’une variation de plus sur le sanglot de l’homme blanc, un supplément de larmes, un simple élan du cœur rythmé par les reniflements d’un nez bouché.



Et pourtant, quels débuts prometteurs! Jenni parvient dans la  première partie à adopter une position de surplomb, de neutralité malveillante, rendant  sensible l'ambiance d’avant guerre civile qui imprègne le quotidien français. La rencontre entre le vieux soldat et le jeune homme de classe moyenne « de gauche de la première République » confronte les points de vue,  installe un climat d’ambiguïté, qui révèle toutes les impasses et apories de l’actuel contexte politique. De plus, certains passages  sont dignes du plus grand Malaparte comme cette description horrifique et mondaine d’un repas exotique, carnivore et servi cru à des petits bourgeois lyonnais, et certaines scènes de la guerre d’Indochine, tableaux de jungle ou d’exactions Vietminh, qui font penser au meilleurs Bodard. La tragédie française semble enfin mise à nue, hélas, lentement la narration s’empâte, s’affaisse dans le roman à thèse et l’univocité la plus plate.
 
Terreur littéraire

L’intérêt de ce roman réside ailleurs : dans le spectacle qu’il nous offre d’un auteur se débattant avec l’idéologie. Le lecteur voit celle-ci envahir lentement le roman, déployer sa force inhibitrice, figer, ruiner le climat d’ambiguïté menaçante que Jenni avait su créer,  puis faire lentement dévier la narration jusqu’à l’enliser définitivement dans le radotage et la caricature. Le manichéisme règne alors en maître prouvant que l’antiracisme est bien une terreur littéraire comme le constatait Richard Millet ; et le cas Jenni prouve qu’elle est suffisamment puissante pour intimider un écrivain  talentueux. 

L’origine de ce naufrage garde néanmoins une part de mystère.  Est-il conscient et stratégique ? Jenni fut-il effrayé  par la vérité romanesque entrevue au cours de l’écriture, effrayé au point de s’empresser de retourner au bercail de la pensée autorisée et ce, pour anticiper les éventuelles condamnations ? Ou les ressorts de cette entreprise  d'autodestruction littéraire jouent-ils au plus profond de sa psyché ? Reste que, happé par cette narration souterraine du malaise français, le lecteur pardonne mal d’avoir à barboter des centaines de pages dans un roman à thèse, lacrymal et gorgé de moraline. Ce récit que l’on pensait aventureux se révèle une simple escapade qui vire sur la fin à la fuite panique d’un bien-pensant. Le moment de vérité entr’aperçu en première partie n'aura été qu'un lapsus vite étouffé sous de laborieuses justifications. 

 
Ce roman à thèse ne ressemble pourtant à rien de connu : l’équilibre  de la première partie rompu, il devient hybride, puis  monstrueux, donne parfois l’impression du croisement grotesque,  impossible,  de Virginie Despentes et de Richard Millet. Ce sujet était trop grand, trop inquiétant, Jenni s’est brûlé les doigts: assez intelligent et talentueux pour appréhender certaines angoissantes questions, sans doute trop lâche pour oser les maintenir  ouvertes jusqu’à la fin. La littérature, comme la guerre, n’est pas qu’affaire de technique mais également de courage tant certaines positions sont difficiles à tenir.

Une certaine idée de la France

Dans L'art français de la guerre Jenni nous dessine en creux son autoportrait politique, autoportrait qui aurait peu d'intérêt s’il n'appartenait à un type devenu courant : celui de l’homme de gauche obsédé par la race, rendu malade par l’antiracisme S'il nous campe des personnages racistes  dont il contredit les opinions sur des dizaines de pages, on le sent hanté  par cette question : « et s’ils disaient vrai ? » car rien n'est simple dans notre France en débâcle, il le dit lui-même, semblant le regretter : « on ne peut plus compter sur les caricatures pour se protéger des gens. », caricatures dont il ne se prive pourtant pas d'abuser. 

Il invoque même le fameux "Vivre ensemble" dont il constate  amèrement la déréliction : « Nous crevons de ne pas être ensemble. Voilà ce qu’il nous faudrait : être fier d’être ensemble. » Nous vivons la fin de l’emprise du roman gaulliste sur les consciences françaises :   « Nous vivons dans les ruines de ce qu’il construisit, dans les pages déchirées de ce roman qu’il écrivit ». Et d'en appeler  à une certaine idée de la France, idée généreuse néanmoins tissée de contradictions. Selon Jenni, celle-ci ne serait que langage car il circonscrit l’appartenance à une humanité commune. Or, la  violence coloniale a tout souillé : « Quelqu'un a chié dans la langue », mais, cet étron, qui l’a posé ? La Troisième République en bonne héritière de cette « première République de gauche » dont il se réclame, feignant d’oublier que la colonisation fut longtemps le vecteur mondial du progressisme et qu’à ce titre, l’extrême droite, qu'il excècre assidûment, n’est souvent qu’une ancienne gauche, une gauche d’arrière-garde, à l’image du général Salan, républicain et putschiste d'Alger. En outre, pourquoi s’acharner sur De Gaulle qui mit fin à la colonisation et tenta de faire justement de la langue française le lieu d’une réconciliation nationale ? pourquoi railler son projet de transcender par le verbe les blessures et divisions du passé ?

Jenni étonne par un paternalisme inconscient : son Autre majusculaire, bien entendu, n'existe pas, il n'est que la projection et le support de ses ruminations. Dénué de volonté propre, il est réduit à son statut de victime de l’homme blanc qui impitoyablement domine, sépare, discrimine. Il ne lui viendrait jamais à l'esprit  que l’Autre puisse avoir ses propres valeurs et aspirer, en leur nom, à  faire sécession d’une société dont il désapprouve toutes les évolutions. Non, pour Jenni, l’hostilité de l’Autre n'est que juste colère, sa haine, un dépit amoureux. Pauvre Jenni ! c'est que les frontières, les religions, ne sont pas comme il le croit, des barrières artificielles et arbitraires. Produits de l’histoire, elles font corps avec l’individu, informent ses mœurs, sa manière d’être et de penser. Il y aura toujours du « nous et les autres », de la différence - pardon, de la diversité - de l'hétérogène et donc de la rivalité et du conflit.

 
Quant à sa vision des conflits coloniaux, elle est d’une mauvaise foi absolue. Certes, le rapport des pertes entre l’armée française et les indigènes était d’ un mort pour dix, il omet toutefois de rappeler que le FLN, et pire encore, le Vietminh, n’avaient aucun scrupule à brutaliser leur propre peuple, à transformer si nécessaire vieillards, femmes et enfant en boucliers humains, voire en chair à canon pour dégoûter le corps expéditionnaire français de cette “sale guerre”, obéissaient en cela au fameux précepte de Mao, pour qui « le  soldat révolutionnaire doit être dans la population comme un poisson dans l’eau ». Et puis, comment ignorer que les exactions de l’armée française furent une riposte à la guerre asymétrique menée par le Vietminh et le FLN ? Dans ces conflits, il n’y eut pas d’art français de la guerre à proprement parler, tout au plus une manière française de s’adapter à cette nouveauté radicale que fut la guerre idéologique.

D'ailleurs, selon Jenni, cette guerre est sale dans son intégralité, le dévouement et l'héroïsme de l'armée française n'existe pas, n'a jamais existé; fi donc des centaines, des milliers de français de toutes origines, morts dans la jungle en protégeant la population indochinoise de la sauvagerie vietminh; fi également, de l’héroïsme des hommes de Dien Bien Phu, dont l’ultime furia francese ne fut selon lui qu'un geste suicidaire, tant il est entendu que pour la gauche, l'héroïsme, surtout s'il est français, ne peut avoir pour motivation qu’un désir de mort. Et puis, si ces guerres furent seulement sales, comment expliquer la fascination durable d'anciens combattant, qui, longtemps après, revinrent en ex-Indochine, se demandant anxieusement si cela ne fut pas, malgré la violence, « ce qu'ils avaient eu de meilleur ? »

Enfin,  s’il est paru il y a moins d’une décennie, L'art français de la guerre semble déjà daté : son ton, son lyrisme fade, ne semblent plus accordé à l'intensité dramatique de notre situation, impression confirmée par la présence de certains chromos militants  devenus parfaitement kitsch, (le contrôle d’identité « au faciès », les digressions indignées sur l'identité française) qui rappellent les plus lourds moments de l'anti sarkozysme médiatique. Mais peu importe,  Jenni ne s’intéresse pas réellement à l’histoire ou plutôt, il ne l’aime que partielle, partiale, déformée et travestie afin qu’elle puisse livrer un enseignement simple, binaire, bref, une histoire manichéenne, en noir et blanc à l’usage des enfants et des militants (c’est la même chose).

Histoire et politique en République des Lettres

Mais, plus largement, peut-être est-il devenu tout simplement impossible en France d’appréhender l’Histoire et la  politique sur un plan artistique? De faire de ces dernières la matière première d’une œuvre romanesque ? De les envisager sous un angle ambigu, voire tragique ? Certaines œuvres prouvent le contraire : la bien oubliée « guerre d’Indochine » de Lucien Bodard, les films de Schoendoerffer, les Mémoires d’Hélie-de-Saint-Marc, seulement, elles datent de presque un demi-siècle, autant dire qu’elles sont d’un autre monde, d’une autre époque, destinées à d’autres français. Après des décennies d’emprise communiste sur les milieux intellectuels, scandées par de multiples chantages à l’engagement, puis du gauchisme le plus infantile et manichéen, chaque écrivain français s’impose désormais le devoir de prendre parti pour le Bien et soumet son esthétique à cet impératif ; et choisir le Bien, c’est évidemment être contre la guerre, le colonialisme, la torture, les violences, les-dominations-et-discriminations-de-toutes-sortes-et-de-toute-nature, morale désincarnée, décontextualisée, à l’usage des puceaux de l’horreur et de l’Histoire (c’est la même chose). Il y a donc peu à comprendre, à apprendre, d’œuvres nées d’un tel contexte. Une certitude : elles ne nous empêcherons pas de « faire la bête », ne nous prémuniront en rien, malgré leur didactisme moralisateur, de l’injustice et de la violence qu’elles  condamnent avec superbe quand elles furent commises par nos aïeux. Ainsi, ceux qui dénoncent aujourd’hui le colonialisme tolèrent-ils placidement l’agression occidentale de la Libye ou de la Syrie ; de même s’ils luttent contre la défunte société patriarcale au nom du droit des femmes restent-ils muets au sujet de la GPA.


Toutefois, ne croyons pas Jenni plus naïf qu’il ne l’est : certaines indignations à retardement peuvent s’avérer très rentables et ce qui était preuve de courage et susceptible d’attirer les foudres des puissants d’hier - la condamnation de l’usage de la torture en Algérie par exemple - attire les faveurs de ceux d’aujourd’hui. Ce roman aurait plu à Télérama et aux Inrocks, s’ils avaient pris la peine de le lire mais pour cela, il eût fallu qu’ils surmontassent quelques réflexes pavloviens (roman trop classique, trop écrit, l’Histoire, c’est  chiant, l’armée, une horreur !  la guerre,  pas cool, etc.).  Aucun doute : Alexis Jenni n'a pas démérité du prix Goncourt.

Nous eussions aimé que Jenni gardât le ton de la première moitié du roman, puisse   maintenir ce climat d’avant-guerre civile dans lequel s’est usé le peuple français pendant quelques décennies. Nous le regrettons d’autant plus qu’il en avait les moyens. Hélas, ce moment essentiel de l’histoire de France ne sera pas traité par la littérature, du moins, elle ne pourra rendre l'incertitude angoissante de ces années-là car tout s’est brutalement décanté un mercredi de janvier 2015. Nous sommes désormais entrés dans une autre ère : celle des conséquences, et débute avec fracas le dernier acte de cette tragédie française qu’a tenté de nous raconter Jenni. Ce qui veut dire qu’il est déjà trop tard.

François Gerfault








jeudi 19 avril 2018

Go, Go Demented !



L’écoute de Demented are Go ! m’évoque cette scène magnifique du film Ed Wood de Tim Burton : le jeune Ed est parvenu à trouver des financeurs, composer son équipe de tournage et surtout, le grand Bela Lugosi a accepté le rôle principal de son prochain film qui sera son chef d’oeuvre : Plan 9 from outer space et, pour fêter ça, organise une grande soirée. Celle-ci est un véritable freak show, du moins pour l’Amérique des années cinquante: voyants invertis, Vampira en robe de soirée, demi-soldes du catch, tous se trémoussent dans les hangars d’un abattoir prêté pour l’occasion. Enfin, surgit Ed Wood, travesti, portant bas-résilles et fourrures ; il enlève son dentier et danse du ventre puis attrape son ami Bela, amorce une valse, quand, soudain, fuse un hurlement : sa femme, en larmes, traite la joyeuse bande de « tarés » et s’enfuit dans la nuit. Dehors, Ed tente de la consoler mais n’obtient de la pauvresse hoquetante qu’un pathétique :

- « Ed it’s over. I need a normal life ! »

Avant de disparaître….

Il ne la reverra jamais, bien entendu. Le film ne  montre pas si la soirée s’arrête à ce moment, si Ed  ne se demande pas, tout de même, s’il n’y est pas allé un peu fort et ordonne la fin des réjouissances. Pour notre part, nous sommes certains qu’il n’en est rien, que la fête a continué jusqu’à l’aube, qu’Ed a immédiatement oublié son ex petite bourgeoise devenue depuis, sans aucun doute, l’épouse d’un manager. Regardant cette scène nous n’avons qu’un regret : celui de ne pouvoir nous mêler à cette fête qui aurait pu être gigantesque  car nous sommes quelques-uns sur cette maudite planète à être fatigué, pour  en avoir copieusement soupé, de la « normal life », et, plus largement, des  normes,  des prescripteurs de normes,  des « normopathes » en tout genre. Or, venir à un concert de Demented, c’est,  bien sûr participer à un freak show   digne de cette scène du plus grand film de Tim Burton, c’est surtout applaudir  quelqu’un pour qui la « normal life » n’a jamais revêtu la moindre signification : Sparky de Ville, le chanteur du groupe dont la légendaire voix éraillée a relégué pour toujours Tom Waits au rang d’interprète de bluettes pour collégiennes.

Pourtant, le Freak Show attendu se présente de manière un peu triste, ce 6 avril au Gibus. C’est que le temps a passé depuis la formation du groupe à Londres, en 1982, et le public de Demented semble moins vif et fringant qu’autrefois; il frappe également par son caractère hétéroclite : simili-Betty Page quinquagénaires en voie d’effondrement, rockers névrosés et obèses portant salopette,  skinheads en pré-retraite, anciens psychobillies atteints de calvitie, punks sanglés dans leur uniforme rutilant... Les années 80 s’éloignent, c’est un fait, mais ici, au moins, la ringardise est-elle assumée crânement ; ce public a fait son temps mais s’en fiche, il s’en flatterait plutôt. On y distingue tout de même un semblant de « relève » : un bon tiers est composé de lycéens malingres -  probablement venus avec leurs parents, d’ étudiants binoclards à tête de musaraigne, de geeks d’une inquiétante banalité, tous l’air émerveillé, bien conscients que ce qu’ils verront ce soir ne sera pas, pour une fois, du chiqué, que ce rock’n’roll là, ce sera « pour de vrai ». Bref, nous sommes bien loin des dindons blêmes à bonnet-jean slim-baskets, plus loin encore des abjects Hipsters et autres vegans à smartphone, à des années lumières enfin, de tous les emmerdeur.se.s très précieux.se.s qui polluent notre quotidien et ce, depuis trop longtemps. Ce public étonne surtout par sa brutalité réjouie et bon enfant ; c’est peu dire qu’il ne mégote pas son enthousiasme : le début du concert est une véritable mise à feu : dès les premières notes, la salle toute entière bascule illico dans la frénésie collective.  



Aucun doute : le Rock’n’roll est mort depuis longtemps, le punk l’a tué, et le psychobilly est la parodie de sa résurrection. Dans ce genre hybride et mal défini, gangrené par une foule de suiveurs épais, sans talent ni originalité, Demented restent les maîtres. Ce style a beau être le cancer du rock’n’roll, il vieillit très bien ; direct, économe, essentiellement nerveux, il s’adresse à l’instinct le plus brut:  la contrebasse claque et bondit, la guitare vrille, cisaille, fore le cervelet, la rythmique sèche évoque un chemin de fer du temps de la guerre de sécession lancé à pleine vitesse sur un pont branlant, quant à la voix, elle est bien sûr d’outre tombe, rauque, éraillée à souhait et son chant, parfois plaintif, semble charrier des litres de glaire.

Le psychobilly est une profanation en même temps qu’un exercice de nécromancie. Les Demented ont porté à leur paroxysme l’expérience des Cramps qui  achevèrent le punk par un retour  au plus basique du rock’n’roll dont ils exhumèrent,  par d’improbables reprises,  les héros les plus oubliés, redécouvrant ses racines les moins avouables - les plus minables même, mettant à jour son origine honteuse, sordide, plouc en somme, celle du vieux sud - pas le joli sud nostalgique d’Autant en emporte le vent, - non, il s’agit ici du sud vaincu et dégénéré, immortalisé par les romans de Faulkner ou de Flannery ‘O’ Connor ou, plus récemment,  par le gothique sudiste de la première saison de True detective. Une musique de plouc donc, mais de plouc énervé,  psychotique et jovial (ils le sont tous). Chez les Demented, Gene Vincent copine avec Leatherface, Elvis est devenu punk à chiens ; tous dansent dans une nuit sans lune, et ce soir, au Gibus, ils envoient à toute vitesse leurs tubes à la face d’une assistance effervescente : Strangler in paradise, Satans reject, Mongoloïd, Human slug, one sharp knife, Queen of disease, who puts grandma under the stairs ?  Et d’autres encore, bien d’autres … Un exercice de nécromancie accompli qui électrise et redonne vie à un public qui, une heure auparavant, semblait  timide, empâté et bien morose.

Mais on se rend à un concert de Demented surtout pour LE voir une dernière fois avant sa convocation par la Faucheuse que l'on imagine,    depuis longtemps, prochaine. Lui ? Sparky, le chanteur bien sûr, inspirateur et âme du groupe, dont la vie, comme celle de feu Lemmy, n'est qu'un permanent défi à la Camarde.  Et ce soir, tout au long du concert il affiche comme toujours la bonne humeur goguenarde des miraculés. Comparé à lui, tous les punks sont de piteux poseurs tant il semble surgi d’une décharge, ou plutôt, d’une fosse commune oubliée depuis des siècles au fin fond du vieux Londres.  Quant à son jeu de scène, il ne ressemble à rien de connu : imaginez un zombie sous amphétamines, qui s’agite frénétique, les yeux révulsés, désarticulé, voûté, les genoux s’entrechoquant au rythme slappé de la contrebasse.

Il faudrait écrire une « vie « de Sparky mais pour cela impliquerait d’être en mesure de lui arracher quelques phrases cohérentes, chose impossible bien sûr et depuis fort longtemps. Alors, on se contente d’imaginer à partir de rumeurs et interviews : l’enfance « working class » à Cardiff, l’adolescence de teddy boy acnéique, l’émergence du punk, la montée à Londres,  les répétitions sans électricité dans les squatts  à la lueur des bougies, la consécration au klub foot-Clarendon Hostel, les festivals dont Demented occupa d’emblée le haut de l’affiche, les expériences étranges enfin, comme cette initiation au LSD au fond d’un caveau, expérience qui fut à l’origine de  Shadow Crypt, une de leurs plus belles chansons, puis la déchéance des années 90 concomitante de celle du rock et de l’ascension du rap, de la techno, et de la gentrification de Londres, jusqu’à la sortie du tunnel, enfin,  au début des années 2000 et leur redécouverte éberluée par un public qui ne les avait jamais vraiment oublié. A sa façon, Sparky est un résumé d’une (petite) partie de l’histoire de l’Angleterre: celle du post-punk, des années Thatcher, plus exactement de l’Angleterre underground avant que ce mot ne soit totalement usé jusqu’à l’insignifiance par les pubards et communicants. Il est d’ailleurs vertigineux de penser que Thatcher est morte elle,  alors que lui vit toujours. Peut-être les abus en tout genre ont-ils mithridatisé son organisme-laboratoire qui aurait ainsi développé des myriades d’anti-corps mutants. A sa mort, il faudrait songer à lancer une  pétition pour que son cadavre soit confié à la médecine, on y trouverait certainement de quoi alimenter des dizaines de thèses, ou mieux, développer de nouveaux médicaments. Mais le mal de Sparky vient de plus loin, il semble une part de la légendaire excentricité anglaise, de sa violence aussi, on pense à Jack l’éventreur bien sûr, mais sans doute faudrait-il remonter plus en amont, jusqu'à l'ascendance galloise, à ce grain de folie celte, un « noyau infracassable de nuit » (Breton), qui à chaque concert se réactive pour irradier leur prestation et contaminer le public tout entier.

Voilà tout ce qu’évoque l’expérience d’une heure et demi de concert de Demented, qui reste, c'est incontestable, le plus grand groupe de rock’n’roll de tous les temps. Il y aurait encore beaucoup à dire, c'est certain, mais nous avons besoin de repos, le temps de nous remettre d'une telle commotion. Un dernier soubresaut ? Cradingues, déglingués, arrogants, stupides certes, mais frénétiques et glorieux pour toujours ! Go, Go Demented !

François Gerfault





lundi 16 avril 2018

La tribune d'Emile Boutefeu


Le week-end approchant, Emile s’y prépare avec le plus grand soin, fort d’une expérience déjà riche en rencontres plus ou moins inopinées.



Meetic VII

De profil elle semble belle
mais de face parfaitement conne
pro-vegan, elle pétitionne
je m’éloigne vite à tire d’aile
  

https://www.youtube.com/watch?v=UOzGtYoRmIQ

  

Meetic IX

Si un beau soir je pouvais
me vautrer sur vous ma chère
croyez bien que je ferais
de ce plan cul ma bonne affaire




dimanche 15 avril 2018

Ne nous laissons pas assoter


       Nous avions eu l'occasion sur Idiocratie de dire beaucoup de bien du très bel essai de Luc-Olivier d'Algange Ernst Jünger ou le déchiffrement du mondeparu dernièrement dans la collection Theôria des éditions de L'Harmattan. C'est avec plaisir que nous publions ce texte inédit dans lequel Luc-Olivier d'Algange examine l'avènement du régime de l'assotement général.

J'apprends que l'Académie française, souvent mieux inspirée, chasse de son dictionnaire le mot « assoter ». Ce mot avait l'avantage de dire, mieux que la formule « rendre sot », cet assaut de sottise, cette sottise offensive et offensante, cette sottise qui assaille et dont la télévision, les débats publics, la publicité et la religion même, lorsqu'elle tombe aux mains d'effroyables barbares vaniteux, usent à notre détriment. Se laisser assoter n'est rien d'autre que se laisser vaincre. On nous assote par la veulerie et la frayeur, la distraction et le travail, par l'ignorance et par le bourrage de l'information, par les généralités idéologiques et par les potins, par la musique d'ambiance et par le vacarme des rues, par la désolation des centres commerciaux et la puanteur de l'air, et même par les bons sentiments. Epargnons-nous d'étendre la liste, chacun sait, ou devrait savoir, ce qu'il en est.


Un homme assoté est un homme qui, littéralement, ne sait plus où il en est, c'est dire qu'il ne sait d'où il vient ni où il va. La réminiscence et le projet lui sont également interdit, - sinon un projet commercial, ou de carrière, dont l'horizon est un plan de retraite, - et plus interdite encore la présence d'esprit et la présence réelle. Le voici énervé, au sens étymologique, exactement privé du nerf qui lui permettrait de se ressaisir, - de se ressaisir dans un monde sans lequel il n'est rien: cette belle civilisation blessée, européenne, avec ses langues et ses œuvres, qui se délite de moins en moins lentement dans la stupeur et dans l'oubli.

Un homme assoté est sans défense; on peut lui faire dire et lui dire de faire n'importe quoi. Depuis qu'elle est devenue l'ennemie de sa propre civilisation, notre société est devenue une assourdissante machine à assoter. Voici donc les écrans, qui instillent la torpeur et la terreur; voici la publicité qui nous incline à cesser de désirer sinon ce qu'elle veut vendre; voici l'Economie, qui dissout toute chose concrète en abstraction; et voici la morale, une certaine morale, qui sert aux vils et aux ineptes de prétexte à l'abaissement de toute vertu, au sens antique, et de tout génie.

L'assoté tire fierté de son assotement, il s'en vante, s'en revendique contre ce qui subsiste encore vaguement, ici et là, d'une exigence aristocratique, d'un pouvoir de l'excellence, d'une générosité perdue. Les Grands Assotés nous gouvernent et se font élire au titre de Grands Assoteurs. La table rase est leur horizon, leur promesse. Rien ne doit demeurer de ce qui nous laissait le loisir de n'être pas assotés. Ni le silence, ni la vastitude, ni la solitude conquise, ni même l'orthographe ou la grammaire, ni rien de ce qui permettait de discerner, de reconnaître ou de comprendre. Le propre de l'assoté est de n'exister que dans le flou, le confus, l'indiscernable et l'interchangeable, et la fonction de l'Assoteur est de l'y maintenir. Sur ce point, on ne saurait dire qu'il lésine. Tout lui est bon, et il ne manque jamais de se féliciter des concours et des complicités les plus infâmes dans ce travail qui est un combat contre les moindres scintillements de l'esprit et les plus douces rumeurs de l'âme des peuples ou des individus.


          Des qualités qui n'ont, à première vue, pas de rapport direct avec l'exercice de l'intelligence, tombent également sous sa vindicte car les Grands Assoteurs savent bien que leur règne est déjà menacé par le bon sens et le bon coeur, par la beauté simple des êtres et des choses et par le pressentiment de la merveille qui se laisse deviner, entre la forêt la clairière, par chaque matin qui recommence le temps dans l'ordre des jours. Aussi bien les Grands Assoteurs nous voudront-t-il non seulement ineptes, sans grammaire ni logique, mais aussi, et surtout, tristes et sans recours, moroses et sans élans, assignés à notre sottise comme l'âne attaché au piquet et qui tourne à s'y étrangler.

       L'Assoteur étant lui-même passablement assoté, ses ruses sont elles-mêmes assez sottes et n'opèrent, par bonheur, que sur des esprits déjà enclins à la sottise. L'une d'elle consiste à dire et redire sans cesse, jusqu'à atteindre une sorte d'état hypnotique, que les rares heureux qui entendent résister à l'assotement ne le sont que par méchanceté, - le « méchant », en jargon d'assoteur (qui n'a cure d'exactitude historique) étant nommé « réactionnaire » ou « fasciste ». Il est vrai que certains, et certaines, sont bien méchants de ne pas se laisser assoter, de faillir au « comme il faut », tels ces enfants que l'on place communément aux Etats-Unis sous neuroleptiques pour avoir été « méchants », autrement dit, indocilesLa docilité ne s'invente pas, elle se prédispose. La remontrance ni la punition ne suffisent à rendre docile un indocile. Pour réduire vraiment les hommes à la servitude, il faut que l'Assoteur la leur serve volontaire, sous l'appellation de « démocratie ». Pour qu'elle puisse affirmer son âpre et mesquine force, il faut réduire l'espace où respirent l'âme et le corps qui portent l'esprit; il faut désanimer et désincarner.


       A cet égard, la technique est une arme de choix, mais non la seule. Ce que veut la technique n'est jamais qu'un accomplissement de la volonté qui nous chasse de nos terres, de nos ciels et rend ainsi incompréhensibles les Symboles qui, naguère encore, opéraient à ces fulgurantes jonctions entre le visible et l'invisible dont resplendit le monde lorsqu'il est non plus utilisé mais contemplé. Pour chasser les hommes de ce qu'ils sont, là où ils sont, il faut vider leur mémoire de tous les signes et intersignes, œuvres et chants qui leur rappellent leur provenance et leur donnent la chance d'une destination. L'Ennemi frappe au plus vif, pour le nécroser, et ce plus vif, au commencement, est notre langue natale par laquelle toute sapience nous vient et coule de source. Pour l'Assoteur, dans sa version pédagogiste par exemple, il ne suffit pas que la langue s'appauvrisse, s'altère, il faut l'atteindre, à travers ses usages, dans ses règles mêmes afin d'accroître, autant que se peut, la confusion des esprits et rendre étrangères au premier regard les œuvres antérieures à ses calamiteuses réformes orthographiques et grammaticales.

       Ne lui disputons point cette compétence, l'Assoteur connaît son travail: éloigner ce qui vivifie; rendre incompréhensible ce qui avive l'âme; précipiter les esclaves par destination dans la distraction et la tristesse; couper court, au nom de la morale, non celle des Moralistes mais celle, sinistre et envieuse, des moralisateurs, à tout instinct de révolte. Lors, le compte est bon. Il n'est plus de bonheur que celui qu'on achète, d'autre joie qu'imposée, et la pensée calculante trouve son règne sans partage.


           Il n'est pas nécessaire de verser dans quelque nietzschéisme caricatural pour se rendre à l'évidence : un combat est mené contre notre puissance qui serait, si elle parvenait à s’épanouir, bonté et beauté. Ce combat est celui du pouvoir contre la puissance. Les hommes de pouvoir sont mus par l’envie. Les hommes de puissance le sont par la générosité et le don. La fonction du pouvoir est d’exercer contre la puissance une procédure vengeresse. Le pouvoir, pour s’étendre, doit répandre la tristesse et l’ennui, la confusion morose et l’hébétude, et, certes, il ne peut le faire sans l’immense armée supplétive constituée par les arriérés, barbares, énervés et déprimés de toutes sortes qui sont là pour diffuser partout où ils se trouvent la crainte d’autrui et le dégoût de soi. Ce sont eux qui, sitôt sortons-nous le nez de la boue, s’efforcent de nous convaincre que nos efforts sont vains, que notre cause est perdue et que nous sommes déjà vaincus.


          N’en croyons rien ! Si la défaite et la mort sont au bout du combat, elles ne le sont qu’au bout, à la fin, dans les hiéroglyphes des fins dernières, comme toute vie connait sa fin, étant naturellement cernée par la mort. Ce qu’ils veulent de nous, ces apôtres du néant, c’est notre mort, non à la fin, mais dans les heures mêmes de la vie ; ce qu’ils convoitent, c’est notre défaite suscitée par leur seul récri indigné, notre soumission d’emblée, sans conditions.

       Dès lors que nous comprenons que toute grande politique s’ordonne et s’est toujours ordonnée à la poésie, dès lors que notre stratégie se fonde sur Homère, la Bhagavad-Gîta et la Geste arthurienne plutôt que sur un stage « force de vente », la souveraineté nous demeure, sinon dans le temps de l’usure, mais, irréfragable, dans le temps du chantLa seule défaillance fatale serait que le temps du chant, le temps des Muses, le temps du frémissement ardent, en lui, de l’éternité dont il est l’image mobile, cédât au temps de l’usure, - cette abstraction linéaire qui ne correspond à rien, ni dans la réalité de l’âme, ni dans celle du cosmos.

       Dans le temps du chant s’éveillent et dansent toutes nos fidélités. Celles-ci ne sont pas des douairières acariâtres mais de jeunes silhouettes surgies des sylves et de l’écume. Elles ne nous relient pas à un passé embaumé, naturalisé ou « muséal » mais à l’éternité toute vive, rimbaldienne, de « la mer allée avec le soleil ». Fidélités ondoyantes, et non pas règlementaires, elles portent vers nous un parfum de prairies et de soleil, un sacré qui s’éprouve avant que nous fussions contraints d’y croire, un arc tendu, écharpe d’Iris, entre le visible et l’invisible. En résistant à la guerre totale que la société, désormais, conduit contre la civilisation qu’elle devrait protéger et chérir, en refusant de nous laisser assoter, nous ne sauverons pas seulement une esthétique, une morale et une mémoire, mais ce secret même de l’être qui se nomme le possible.



     On nous ressasse que « tout a été dit », que la conscience européenne de l’être est achevée, figée, que l’art est mort et qu’il ne nous reste plus qu’à nous soumettre aux plus tristes fatalités. « Tout a déjà été dit », on nous le disait déjà avant Proust, Céline, Ezra Pound ; on nous le disait même avant Chateaubriand et Hugo. Sans doute le disait-on déjà avant Dante et même Virgile. Ce « tout a été dit » trahit surtout le manque d’imagination créatrice de celui qui le formule. Cette formule décourageante veut nous dire qu’ici, en Europe, tout est dit, et qu’il n’y a plus qu’à s’abandonner à la plus ostensible barbarie, à vouloir s’en rédimer en disparaissant. Un idéologue ou un journaliste s’en laisseront aisément convaincre. Il sera plus difficile d’en persuader un poète ou un homme d’action, - qui savent que de bien-pensants journalistes peuvent parler de tout sans rien dire du tout. Ce qui est véritablement dit vient de loin, de si loin que ceux qui parlent de tout n’en ont plus la moindre idée, et, littéralement, ne l’entendent pas.

         Non seulement tout n’a pas été dit, et tout n’est pas dit, mais ce qui fut dit n’a pas même encore été entendu ni éprouvé dans sa plénitude, ce qui est dit n’est pas encore advenu au dire. Les milliers de travaux universitaires qui ont pratiqué sur les œuvres leurs médecines légales « textuelles » ne changent rien, bien au contraire, au fait troublant que les grands œuvres, ces événements de l’âme attendent encore leur avènement dans nos âmes. Virgile, Dante, Hölderlin, Nerval attendent dans la pénombre pour nous dire ce qui doit encore être dit, pour susciter en nous le ressouvenir, « par-delà les portes de cornes et d’ivoire ».
Les œuvres de la conscience européenne de l’être sont en attente, en puissance, et c’est contre elles qu’un Dédire universel, - que la démonologie expliquerait bien mieux que la sociologie,- travaille sans relâche ; et c’est par elles, ces œuvres, qui sont attentes ardentes, que la puissance et le possible nous reviendront dans le plus beau des printemps.



       Ainsi que dans le véritable amour, nous reprendrons tout au début, avant les défaillances et les trahisons, là où pointe la vérité de l’être, en sa fragilité émouvante de la jeune corolle. Nous passerons outre aux fastidieuses dérisions des lassés et des blasés. Parménide, Héraclite et Empédocle nous diront le secret de l’être et du feu, comme à des amis, au plus près de ce que nous éprouvons immédiatement, dans la senteur des aromates jetés au feu par notre belle nuit ourlée de la rumeur des flots.





Luc-Olivier d'Algange