jeudi 30 mai 2013

La raison du plus fou




            Un récent article de Rémi Zanni, publié initialement dans L’humanité, a fait le tour de la toile ces derniers jours. Son propos, bien que tout à fait louable puisqu’il dresse un réquisitoire plutôt bienvenue de la « phobophobie » qui s’est emparée d’une partie des milieux médiatiques et intellectuels, n’est pourtant pas nouveau. Il ne se distingue même aucunement de ce qu’on pu écrire les contempteurs de la dialectique ultraprogessiste et de l’hygiénisme idéologique depuis Philippe Muray. La propension d’un « camp du bien » autoproclamé à enfermer ses adversaires dans la rhétorique binaire et manichéenne de la moraline (pour reprendre un terme de Muray) est désormais chose connue. Elle s’étale avec complaisance sur le plateau du Petit Journal de canal+, parangon du « penser cool » et a déjà alimenté maint chroniques.
            La différence est cette fois que le coup vient directement de la gauche, et même de ce que l’on considérait du temps de nos grand-parents comme l’extrême-gauche, à savoir le journal L’humanité, organe du presque regretté PCF. Il est bon de rappeler à l’occasion, pour nos lecteurs les plus jeunes, ce que fut le Parti Communiste Français. La Section Française de l’Internationale Communiste est née en 1920, à l’occasion du Congrès de Tours et de la scission entre les partisans de l’alignement sur les thèses marxistes-léninistes et la IIIe Internationale et les défenseurs d’un socialisme réformistes conservant ses distances avec Moscou. A l’occasion de la scission entre la SFIO et la SFIC, L’Humanité est devenue l’organe de presse officielle de la SFIC, futur Parti Communiste. Celui-ci a connu ses heures de gloire dans l’entre-deux guerres avec les grands compagnons de route ou militants que furent Louis Aragon, André Gide, Paul Nizan ou Jacques Doriot avant que chacun ne poursuivent sa propre route qui mena quelquefois fort loin de la maison mère. Le Parti Communiste Français, porté par le mythe du « parti au 10000 fusillés » et par la victoire de Stalingrad, resta jusque dans les années 1970 une formation fidèlement stalinienne dont le premier secrétaire accueillait les dignitaires du grand frère soviétique en pantoufle sur le perron de son pavillon de banlieue. Aujourd’hui, le Parti Communiste est une sorte d’annexe vintage du palais de Tokyo qui sert essentiellement à organiser des défilés de mode et à permettre à Frédéric Beigbedder de jouer à organiser une campagne politique. De temps à autre, un chroniqueur libéral un peu échauffé rend hommage à la vieille formation en vilipendant avec nostalgie le péril rouge dans des éditoriaux anticommunistes qui font remonter à nos narines émues l’odeur du muguet de mai et des galettes saucisses des piquets de grève.
            C’est pourquoi il est si surprenant de voir L’Humanité publier un article politique, qui plus est intéressant, dont l’auteur se permet, en prime au nom de la dialectique marxiste, de critiquer l’obsession « antiphobique » qui constitue la rhétorique de la gauche militante et koolos. Ces derniers temps, il est vrai, la chasse aux sorcières réactionnaires et phobiques a fait quelques victimes dans les rangs de la gauche, parmi les quelques penseurs dont l’attachement trop prononcé au pluralisme idéologique et au discours critique désignaient comme de probable ennemis de la coolitude (ne craigons pas de les nommer des koolo-traîtres) voire des crypto-salauds vouées corps et âmes à servir le Moloch fasciste. Au sein même du camp du bien, la sourcilleuse arrogance des plus zélés défenseurs du bien-penser a pu, à force d’anathèmes vengeurs, faire quelques inquiets, de même que l’entrain à détruire finalement toute forme de pensée politique au sein d’un courant politique qui n’a pourtant pas, au fil des siècles, été avare en penseurs de talents. 





            D’où, peut-être, cette démonstration tout à fait censée, tant du point de vue marxiste que du point de vue du bon sens, ce qui n’est pas forcément antinomique, dans laquelle l’avisé R. Zanni reproche à ses coreligionnaires trop zélés de verser dans une forme dangereuse de mysticisme idéologico-sociétal en essentialisant l’adversaire-type des droits des minorités pour en déduire le génotype doctrinal du mal incarné. « Comment prétendre convaincre nos contradicteurs, écrit R. Zanni, quand nous nous bornons à les traiter de malades à la moindre divergence d’opinion ? » Reste à savoir si cette interrogation, tout à fait légitime, sera bien reçue car elle risque de se heurter à un mur qui n’est pas le mur d’argent mais qui s’appuie cependant sur une véritable philosophie de rentiers, qui entretiennent le présupposé idéologique comme on fait fructifier un portefeuille d’actions. Que R. Zanni se méfie car la « phobomania » est, plus qu’une simple dérive rhétorique, devenue une posture quasi-religieuse. La chasse aux phobiques de tous poils (court ou long) au nom du respect de l’égalité et de la liberté (que de tweets commis en ton nom !) provoque chez ses plus ardents partisans des transes mystiques qui feraient passer les convulsionnaires de Saint-Médard pour de sages communiants. R. Zanni peut bien, et c’est tout à son honneur, tenter de ramener son « camp » à la raison (et à plus de modération dans l’invective !), on doute en revanche que son message soit bien entendu par les improbables torquemadas de salon qui le liront et il semble plus improbable encore qu’il soit vraiment entendu. Si par malchance, sa tentative de conciliation lui valait de subir le sort récemment réservé à un Jean-Claude Michéa, quelque peu ostracisé dans les milieux de gauche, nous ne saurions que trop lui conseiller la réconfortante lecture de l’immense Gilbert Keith Chesterton, et en particulier de ce passage, tiré de l’excellent recueil Orthodoxie :

Si vous vous lancez dans une discussion avec un fou, il est fort probable que vous n’aurez pas le dessus, car son esprit est d’autant plus vif, à bien des égards, qu’il n’est pas retardé par tout ce qui va de pair avec le bon sens. Rien de l’entrave, ni le sens de l’humour, ni la charité, ni les certitudes naïves de l’expérience. Il est d’autant plus logique qu’il n’a presque plus d’affections saines. De fait, l’expression consacrée sur la folie est à cet égard trompeuse. Le fou n’est pas un homme qui a perdu la raison. Le fou est un homme qui a tout perdu sauf la raison. 






jeudi 23 mai 2013

L'herbe et les cieux


                La Grande marche de la destruction intellectuelle se poursuivra. Tout sera nié. Tout deviendra une croyance. C’est une position raisonnable que de nier les pavés de la rue ; ce sera un dogme religieux que de les affirmer. C’est une thèse rationnelle de soutenir que nous vivons tous dans un rêve ; il sera d’un sain mysticisme de prétendre que nous sommes tous éveillés. On allumera des feux pour démontrer que deux et deux font quatre. On brandira des épées pour prouver que les feuilles sont vertes en été. Il ne nous restera plus qu’à défendre non seulement les incroyables vertus et les bienfaits de la vie humaine, mais quelque chose d’encore plus incroyable, cet immense et impossible univers qui nous dévisage. Nous lutterons pour des prodiges visibles comme s’ils étaient invisibles. Nous considérerons l’herbe impossible et les cieux avec un étrange courage. Nous serons de ceux qui ont vu et qui pourtant ont cru.

G. K. CHesterton. Hérésies. [Climats]. Flammarion. 2010


mardi 21 mai 2013

Dominique Venner, un samouraï d'Occident


On ne devrait jamais lire les commentaires sur internet, surtout sur les sites de grande audience. Il faut avoir la force, l’article lu, de passer rapidement à autre chose et résister à la tentation de laisser l’œil vagabonder aux hasard des réactions « à chaud », comme on dit, des internautes. C’est une occupation trop dangereuse et l’on risque, dans le pire des cas d’être suffoqué par les relents putrides qui émanent du marigot primal dans lequel se déversent à la tonne la bêtise la plus crasse et le contentement de soi poussé jusqu’à l’obscénité.
            Dominique Venner s’est suicidé devant l’autel de Notre-Dame mardi après-midi en se tirant une balle dans la tête. Son geste fou n’est pas de ce siècle qui ne connaît plus de la folie que la régression infantile et la subversion pâte à sel. C’est le geste d’un païen révolté qui a voulu en mourant provoquer dieu en sa demeure et gifler l'époque en pleine face. C’est un acte dont l’incompréhensible violence met soudain à nu toute la bêtise du monde.
            Nous étions loin de partager ici toutes les positions de Dominique Venner mais nous saluons l’œuvre du directeur de la Nouvelle Revue d’Histoire et celle d’un historien de talent. Les commentaires imbéciles qui accompagnent encore l’annonce de sa mort rappellent une certaine phrase de Jonathan Swift, c’est que « l’on reconnaît un génie au fait que tous les imbéciles sont ligués contre lui. » Dominique Venner n’aurait certainement pas souhaité qu’on le traite de génie alors retournons la citation de Swift et disons simplement que la mort d’un honnête homme révèle toute l’étendue de l’imbécilité qui l’entoure. Et concourt à le rendre plus honorable encore qu’il ne l’était de son vivant.

Idiocratie



" Ne me parlez pas de moi
Sur ma tête mettez une pierre
D'argile blanche
Et parlez-moi de la terre " 

Xavier Grall


dimanche 19 mai 2013

Les idiots en folie (6)




                            " Tout renverser !
                            A commencer par la tête
                            où se logent les idées imbéciles,
                            puis les bras
                            qui portent le monde,
                            et la poitrine
                            qui tient le souffle,
                            et l’abdomen
                            qui alourdit les sphères,
                            et la colonne, et les vertèbres
                            qui brisent l’élan,
                            et les jambes
                            qui déciment le temps,
                            et les pieds
                            qui brûlent l’univers,
                            et l’esprit,
                            ce courant d’air
                            qui passe entre nos murs
                            comme la lumière fragile
                            de l’amour enfui. "





jeudi 9 mai 2013

Les lendemains qui déchantent


Le film commence par un plan bucolique : deux lycéennes marchent le long d’un petit chemin boisé en chantonnant. Une oreillette de mp3 pour chacune, elles rigolent et font des projets pour l’avenir, imaginent leur futur appartement, loin des parents, loin du lycée. C’est l’été, l’année se termine, elles se rendent chez l’une d’entre elles pour consulter les résultats du bac et en finir avec les cours, leurs profs et la vie terne d’une lycéenne dans une petite commune périurbaine de l’Ille et Vilaine.



Les premiers Lendemains du beau film de Bénédicte Pagnot, ce sont ceux d’Audrey et Nanou qui espèrent entamer une autre vie, après avoir achevé leur année de Terminale. La promesse ne tient que pour l’une d’entre elles, Audrey, qui obtient son baccalauréat. Quant à l’autre, sa grande amie, Nanou, recalée, elle voit avec amertume, avec l’examen raté, s’éloigner sa meilleure amie ainsi que toute perspective de fuite. Ce n’est pas simplement une nouvelle année de terminale qui se profile pour elle, c’est l’horizon de l’existence qui se réduit et l’interminable répétition des années à venir qui s’annonce.
Dans une critique que l’on peut qualifier de relativement dispensable tant elle transpire la gratuité, Guillaume Loison du NouvelObs semble en vouloir beaucoup au jeu des « jeunes actrices en roue libres. » L’amertume et la gêne qui passent sur le visage de Nanou tandis que son amie exulte et qu’elle-même est déjà consciente d’avoir échoué suffit à démentir ce jugement à l’emporte-pièce et à reconnaître à Pauline Parigot et Pauline Acquart, Audrey et Nanou, un talent d’actrice certain. L’une réussit et l’autre pas. L’une s’en va et l’autre reste. La première scène des Lendemains retranscrit avec délicatesse ce premier deuil.


Interrogée par Gaell B. Lerays pour fichesducinema.com, Bénédicte Pagnot affirme croire « à un principe de réalité qui nous oblige à regarder le monde comme il est, à la responsabilité de chacun, en même temps qu’au poids des origines, de là d’où l’on vient, et à celui des lieux en nous et dans notre histoire que la société investit et où elle nous contraint. » Audrey, son héroïne, semble venir d’un non-lieu géographique et social : une famille de classe moyenne résidant dans une zone périurbaine des alentours de Rennes. Avec son bac en poche, elle quitte l’environnement rassurant et étouffant de sa zone pavillonnaire pour découvrir l’indépendance, la fac, la ville et la colocation avec Julie, petite bourgeoise cultivant une révolte bon chic bon genre et bio dans l’appartement que lui payent papa et maman, incarnation d’une certaine bohème de bonne tenue presque caricaturale mais tout à fait réelle.
C’est à son contact qu’Audrey fait pour la première fois la découverte de ce que l’on n’ose plus appeler un sentiment, à défaut d’une conscience, de classe. On peut à ce titre s’étonner de la lecture très sommaire que Jacques Mandelbaum propose, dans le Monde, du film de Bénédicte Pagnot qui décrirait l’itinéraire d’une jeune fille rangée issue de la petite bourgeoisie se découvrant une conscience politique et passant « de la chrysalide petite-bourgeoise au papillon de l'embrasement social ». Une vision bien simpliste, qui semble elle-même être le produit d’un romantisme révolutionnaire parfaitement daté et tout à fait caractéristique d’une génération de journalistes et d’intellectuels à laquelle les Lendemains présente un bilan peu flatteur.
Ce que découvre la jeune Audrey en arrivant dans la préfecture bretonne, c’est la vacuité profonde et l’inanité de l’engagement « révolutionnaire » de tous ceux qui l’entourent et tentent de l’intégrer à leur petit numéro de narcisses prétendument conscientisés. Il y a Julie donc, dont le combat politique se résume à être végétarienne, à organiser d’inoffensifs comités et de bienveillantes actions solidaires et à faire la leçon à ses parents dans leur luxueux salon sous l’œil un peu effaré d’Audrey. Il y a aussi Thibault, jeune et séduisant étudiant, ardent contempteur du système et de la société de consommation, pour qui ne pas s’engager dans le militantisme « c’est cautionner », et qui révèle à la première occasion toute l’étendue de son souci de l’autre en faisant d’Audrey un coup d’un soir qu’il jette à la première occasion. En peu de temps, Audrey, dont le père vient de perdre son emploi, entrevoit la cruauté des réalités économiques, découvre le dépit amoureux...et la honte de devoir planquer les paquets de céréales au rabais achetées par sa mère.
Les squatteurs qu’Audrey finit par rencontrer au cours de sa lente dérive ne valent pas mieux. On a du mal à comprendre où exactement Jacques Mandelbaum réussit à trouver un semblant de conscience révolutionnaire chez les pathétiques adolescents attardés qui jouent, dans le prétendu « squat politique » où atterrit Audrey, leur pauvre partition de Che Guevara décervelés et régressifs. Rien ne met plus en lumière le nihilisme pathétique et l’individualisme féroce de ces prétendus activistes que leur confrontation avec ceux qu’ils traitent de « vaincus du système » : quelques employés manifestant contre la fermeture de leur usine qu’ils écrasent de leur mépris. « On défend notre travail », lance une syndicaliste. « Et nous on veut pas de travail », répondent les apprentis situationnistes qui n’ont peut-être jamais ouvert un Debord de leur vie.


Il n’était peut-être pas dans les intentions de Bénédicte Pagnot de montrer sous un jour aussi peu flatteur l’univers de ces « autonomes » dont la radicalité, avoue-t-elle par ailleurs, l’intéressait sans la séduire tout à fait, mais le fait est là : Les Lendemains tracent le portrait peu reluisant de jeunes contestataires radicaux dont la contestation se limite à des journées d’errance et au saccage d’un local CGT. Après avoir peinturluré en noir la permanence syndicale, ces spécialistes de l’agitprop avouent penauds à l’un des leurs qui leur reproche de n’avoir pas inscrit le moindre slogan qui puisse différencier leur action du vandalisme primaire : « on n’y a pas pensé. » A un autre moment du film, Audrey constate, effarée, que ces courageux combattants du système sont tous entretenus par leurs parents ou par les services sociaux. « Je suis la seule à bosser ici ! » constate avec un brin d’amertume celle qui doit enchaîner les boulots d'intérim pour compenser la mise au chômage de son père.
Le monde des squats décrit par Bénédicte Pagnot est aussi celui que la réalisatrice dit avoir rencontré il y a peut-être quinze ou vingt ans. Pour celui qui a connu ces milieux à la même époque et observe, comme la réalisatrice le fait, ce qu’ils ont pu devenir aujourd'hui, il est effarant de constater à quel point rien n’a changé dans cet univers marqué avant tout par l’immobilisme : les mêmes slogans éculés, les mêmes justifications maladroites, les mêmes têtes de travellers au look intemporel– casquette élimées, piercing et baggies -, seuls les téléphones portables ont fait entre-temps leur apparition. De la fin des années 90 au début du XXIe siècle, le punk à chiens reste une figure de la postmodernité aussi inusable qu’Harlem Désir ou les Enfoirés et aussi peu surprenante qu’un éditorial de Jean Daniel. De là vient sans doute aussi le trouble sentiment de tristesse qui habite le film. Ces Lendemains là, ce sont ceux de la grande illusion lyrique de mai 68, c’est la gueule de bois des années 80, ce sont les lendemains désenchantés des déjà bien sombres années 90 et ce sont les lendemains sans lendemains de toutes les promesses révolutionnaires.


Le film ne peut cependant pas être perçu uniquement comme la chronique désenchantée d’une jeune étudiante déboussolée. Il comporte par ailleurs quelques clés dont la plus importante est celle que relève sans, semble-t-il, la comprendre, Christophe Carrière dans L’Express : « On n'a pas trouvé à ce jour de meilleure méthode disciplinaire que le salariat. » La citation est reprise par un des membres du squat le GRAL (comprendre « Groupement Révolutionnaire Alternatif Libertaire », nom donné au squat dans lequel s’intègre Audrey) juste après l’épisode emblématique de la discussion avec les syndicalistes devant l’usine menacée de fermeture. Cette citation est tirée de l’essai L’insurrection qui vient, publié en 2007 par un mystérieux « Comité invisible » dont les auteurs restent aujourd’hui  encore anonymes. En 2007, L’insurrection qui vient avait fait grand bruit notamment en raison de l’arrestation de Julien Coupat, soupçonné d’être au moins un des membres du « comité invisible » et accusé par les services de police d’être à l’origine du sabotage d’une caténaire de ligne TGV le 9 novembre 2008. Le pamphlet s’inscrivait à la fois dans une perspective néo-situationniste et néo-marxiste en dénonçant notamment un système de production aliénant reposant sur l’individualisme le plus consumériste et le plus destructeur et sur le salariat, forme d’esclavage déguisé masquant la désutilité du travail, perçu comme un outil de contrôle social plus que de production économique (idée déjà chère au situationniste Raoul Vaneighem) :

En marge de ce cœur de travailleurs effectifs, nécessaires au bon fonctionnement de la machine, s'étend désormais une majorité devenue surnuméraire, qui est certes utile à l'écoulement de la production mais guère plus, et qui fait peser sur la machine le risque, dans son désœuvrement, de se mettre à la saboter. La menace d'une démobilisation générale est le spectre qui hante le système de production présent. A la question " Pourquoi travailler, alors ? ", tout le monde ne répond pas comme cette ex-Rmiste à Libération : " Pour mon bien-être. Il fallait que je m'occupe. " Il y a un risque sérieux que nous finissions par trouver un emploi à notre désœuvrement. Cette population flottante doit être occupée, ou tenue. Or on n'a pas trouvé à ce jour de meilleure méthode disciplinaire que le salariat. Il faudra donc poursuivre le démantèlement des "acquis sociaux" afin de ramener dans le giron salarial les plus rétifs, ceux qui ne se rendent que face à l'alternative entre crever de faim et croupir en taule. L'explosion du secteur esclavagiste des "services personnels" doit continuer : femmes de ménage, restauration, massage, assistance à domicile, cours particuliers, loisirs thérapeutiques, aide psychologique, etc. Le tout accompagné d'un rehaussement continu des normes de sécurité, d'hygiène, de conduite et de culture, d'une accélération dans la fugacité des modes, qui seules assoient la nécessité de tels services. A Rouen, les horodateurs ont cédé la place au "parcmètre humain" : quelqu'un qui s'ennuie dans la rue vous délivre un ticket de stationnement et vous loue, le cas échéant, un parapluie par temps d'averse.[1]

La référence à L’insurrection qui vient jette un éclairage nouveau sur les Lendemains. Le GRAL ne peut-il être comparé à l’Ekluserie, squat rennais dans lequel fut rédigé L’Appel en 2003, premier texte politique sans doute à l’origine de L’insurrection qui vient[2] ? Ne peut-on voir Et la guerre est à peine commencée[3], court métrage inspiré par le contenu de l'Appel et, dans sa forme, par le In girum noctede Debord, comme un arrière-plan idéologique aux Lendemains ? L’évacuation musclée du GRAL et l’arrestation d’une partie de ses membres fait-elle faire référence à l'évacuation de l'Ekluserie en 2005 ? Enfin, les deux gestes de sabotage d’Audrey, commis contre un journal local et dans un TGV, dont elle assure le nettoyage pour une agence d’intérim, semblent là encore renvoyer à l'affaire Coupat et aux événements de Tarnac.


De façon plus cruelle cependant, et là encore la question des intentions réelles de la réalisatrice reste entière, le portrait des activistes squatteurs du GRAL renvoie également à un passage de L’insurrection qui vient qu’il faut à nouveau citer :

Le handicapé est le modèle de la citoyenneté qui vient. Ce n’est pas sans prémonition que les associations qui l’exploitent revendiquent à présent pour lui le «revenu d’existence». La sociabilité est maintenant faite de mille petites niches, de mille petits refuges où l’on se tient chaud. Où c’est toujours mieux que le grand froid dehors. Où tout est faux, car tout n’est que prétexte à se réchauffer. […] Le maintien du Moi dans un état de demi-délabrement permanent, dans une demi-défaillance chronique est le secret le mieux gardé de l’ordre des choses actuel.

Les pauvres révolutionnaires du GRAL que rencontre Audrey ne sont eux-mêmes que des handicapés du Moi. Ils cherchent à recréer, au sein de leur milieu autarcique, une parodie de sociabilité qui leur donne l’impression d’échapper à un système dont ils ne comprennent pas qu’ils sont eux-mêmes les pathétiques produits. Tout entier dévoués à leur fuite et à la satisfaction de leur quête purement matérialiste de liberté, qui pourrait se résumer à une version radicalisée du désormais célèbre « Ne pas se prendre la tête », devenu slogan du siècle et maxime d’une civilisation parfaitement délabrée, ils baignent dans un nihilisme qui se suffit à lui-même et s’autojustifie en permanence. La façon dont Bénédicte Pagnot filme le groupe de plus en plus réduit qui entoure Audrey, ce petit monde de plus en plus fermé qui se réfugie derrière les fenêtres murées des squats de passage, témoigne de l'enfermement d'Audrey mais aussi (volontairement ? Là encore la question se pose) de l’autisme d’une génération qui, même dans la révolte ne peut guère plus que singer radicalement la fuite en avant et le narcissisme décérébré de la société qui les entoure et dont ils ne font que caricaturer les codes.
Seule Audrey amène sa révolte jusqu’au seuil de la violence politique sans que son geste désespéré n'acquière pour autant plus de signification que les misérables actes de vandalisme commis auparavant avec ses compagnons de squat. La seule différence est qu’Audrey bascule cette fois définitivement dans l’illégalité et se voit arrêtée et condamnée. Le regard qu’Audrey jette à la caméra dans la scène finale des Lendemains fait penser à la dernière séquence des Quatre cent coups et au regard brillant et triste que Jean-Pierre Léaud lance au spectateur. Le regard noir d’Audrey et les yeux tristes d’Antoine Doinel disent simplement : « Et maintenant ? » Ces yeux-là n’entrevoient pas de lendemains qui chantent.






[1] Nous fournissons ici la version pdf du texte de L’insurrection qui vient où l’on pourra retrouver l’extrait mentionné ci-dessus.
[2] Nous renvoyons pour plus d’informations à cet article de Technikart : http://www.technikart.com/archives/5465-ici-lombre
[3] La transcription du court-métrage : http://infokiosques.net/spip.php?article136

mardi 7 mai 2013

Un arrangement à l'amiable


Cher Monsieur le fiscalisateur,

            Je viens de recevoir il y a quelques jours ma déclaration d’impôts préremplie et je me demandais à cette occasion si nous pouvions trouver un petit arrangement, entre nous, comme ça, en toute discrétion. En effet, j’ai appris dans le journal quelques temps auparavant que le grand timonier de l’économie, M. Moscovici, avait décidé de prélever dix milliards supplémentaires dans le portefeuille des Français, après avoir ponctionné vingt-quatre milliards en 2013 et vingt milliards en 2012. Loin de moi l’idée de ne pas vouloir vous donner un coup de main afin de continuer à financer les émoluments de nos trente-huit ministres ou les voyages de notre président et de sa petite amie à New-York, qui a fait de gros efforts cette fois j’en suis conscient, pour faire un peu moins de shopping, mais bon je risque de ne plus avoir assez de monnaie pour le parcmètre.



            C’est pourquoi, à l’instant de m’acquitter de mon devoir de citoyen et de mon obole annuelle, je me demandais si nous ne pourrions pas convenir d’un petit arrangement pour une fois, un peu comme M. Cahuzac par exemple, avec son compte en Suisse à géométrie variable, ou M. Guéant et ses tableaux vendus à la sauvette. Je sais bien évidemment que je ne peux pas demander à bénéficier d’un traitement de faveur par rapport aux autres Français et que si tout le monde faisait comme moi vous n’en sortiriez plus mais je me disais, en regardant ma feuille d’impôt, allez cette année pourquoi pas moi ? On pourrait peut-être s’arranger discrètement pour m’en mettre un peu de côté aussi et je saurais rester discret. Au besoin, si je me fais pincer, je pourrais toujours faire semblant de démissionner ou alors prétendre comme un gros blaireau que j’ai refourgué une croûte à prix d’or sur e-bay. Après tout, comme on le voit tous les jours, plus c’est gros, plus ça passe et le ciel ne nous tombe pas sur la tête pour autant.
            D’ailleurs, si vraiment l’opinion est trop choquée, je pourrais réellement envisager d’abandonner la vie politique et mon travail afin de tirer de manière responsable les conséquences de mes actes et aller profiter de mes rentes quelque part dans un camping entre Berck-Plage et Hazebrouck, à l’abri des médias et de l’effervescence. Moi vous savez, je suis un peu comme Claude et Jérôme, de toute façon je sers  pas à grand-chose. La plupart du temps moi aussi je n’en fous pas une rame et je brasse surtout beaucoup d’air en déclarant à qui veut l’entendre que j’ai un bilan du tonnerre et que sans moi la boîte se casserait la gueule. Je suis sûr que mes collègues seront ravis de me voir décamper et ne m’en voudront même pas d’avoir détourné quelques millions. Avec Jérôme et Claude, on se tirerait en camping-car et on irait se bronzer la couenne dans un paradis fiscal les pieds dans la flotte et pas trop loin d’une supérette. On jouerait à la pétanque, on boirait des pastis et on ferait des chèques en blanc au supermarché pour racheter de l’Alsabrau qu’on mettrait au frais dans la glacière. On parlerait des tableaux de Claude et de la femme à Jérôme, on se taperait sur le bide. On irait pisser dans la mer en chantant "quand est prolétaire et qu'on a pas de pognon, on va pisser dans l'eau et ça nous fait des ronds!" On serait bien quoi.
            Et il y aurait même une place pour vous, M. le fiscalisateur, parce que si vous me filez un petit coup de pouce et qu’on arrive à s’arranger, je serai solidaire, y a pas de raison, je vous mettrai quelques biftons de côté et on filera à l’anglaise au camping des flots bleus. Parce qu’au fond, vous M. le fiscalisateur, Jéjé, Cloclo et moi on est pareils tous les quatre, on est des rusés, des filous, on a compris la musique. On est des renards. 

                J'espère que nous aurons réussi à nous comprendre sur ce coup-là et en vous adressant , M. le fiscalisateur, mes salutations les plus peinardes, je vous la souhaite bien bonne, 


Une triste complainte à retrouver dans Causeur


vendredi 3 mai 2013

MUD, un film antimoderne



        
         Les réalisateurs américains, tout du moins certains d’entre eux, ont la capacité de fondre le cinéma d’aventures dans une brume sociale teintée de mélancolie et de perdition. Et il n’est pas surprenant que les bayous, ce fantôme organique né des boyaux entrelacés et des méandres du fleuve Mississipi, forment le décor naturel d’un monde en décomposition. Déjà, Les bêtes du sud sauvage (Benh Zeitlin) mettaient en scène les laissés-pour-compte du rêve américain aux prises avec la logique froide et calculatrice de l’administration. La petite fille, Hushpuppy, en appelait alors aux forces profondes, et mythologiques, du fleuve pour donner à son père quelques instants de dignité, avant que les courants ne l’emportent vers d’autres mondes. Cette fois-ci, Jeff Nichols inscrit les aventures de deux jeunes garçons dans les boyaux d’un fleuve, et l’éclaircie de ses îles, comme une métaphore de la vie à venir, entre bien et mal.

         Sans souffler mot de ces aventures, assez convenues par ailleurs, on peut s’attacher à l’arrière-fond du film, et y déceler cette petite musique du temps qui passe, et qui se dégrade. Ce n’est pas faire œuvre de nostalgie, mais tout simplement de lucidité : le système avance ses bras artificiels jusque dans les lieux reculés, où survivent les citoyens de seconde zone, pour les remettre dans le circuit de l’immense machinerie sociale, le « gros animal » disait Simone Weil.

       Par petites touches, le film dessine deux mondes différents, pas forcément opposés, qui se tiennent l’un à côté de l’autre, comme séparés par une frontière invisible. Le premier est celui de la nature grouillante, à la fois terrible et vivifiante, des rives du Mississipi ; un entrelacs de boyaux et de soleils dans lequel des « pauvres gens », des « ploucs », s’évertuent à vivre de la pêche et de la récupération en tous genres. C’est là que les deux garçons vivent, en toute franchise, en toute innocence. Le second est celui de la « civilisation » où les routes goudronnées quadrillent l’espace, et débouchent sur les quartiers résidentiels, les enseignes commerciales et les motels impersonnels. C’est là que vivent les « gens normaux », les « gens biens », ceux qui se sont pliés aux conventions, et qui ont été payés en retour.

         Précisons que le film n’est pas du tout démonstratif, mais parvient à distiller, ici et là, les bribes de deux mondes en suspens, l’un en voie de disparition, et l’autre qui n’est finalement jamais né. A travers un éventail (riche) de personnages secondaires, on peut sentir ce que recouvre une notion bien difficile à cerner, la « décence commune » (Orwell), cette morale des « gens ordinaires » que le contact avec la nature, et le labeur qui en découle, a forgé au coin du bon sens. Elle n’a pas de règles établies, ni de buts à poursuivre, mais se révèle au fil des situations, quand l’être s’engage tout entier dans son geste. De l’autre côté, les principes ne sont pas plus arrêtés, ni en bien ni en mal ; ils sont simplement le fruit d’une existence artificielle où le geste n’a plus lieu d’être.

         Dans ce contexte, Mud (« la boue ») est une sorte d'anti-héros que les enfants ont pris pour modèle. Il tient des propos désarticulés sur la présence du « mauvais œil », se persuade d'un amour impossible et n'hésite pas à mentir pour parvenir à ses fins. Il est comme le produit des deux mondes : élevé dans le bayou, il s'est frotté à la "civilisation" avant que le crime ne le fasse revenir à lui-même, avec les démons du passé. En quête d’amour, ou ce qu’il en reste, il entraîne avec lui les mômes du bayou, comme dans une épreuve initiatique, où l’on ressort avec un autre visage. Et celui des gamins est déjà voilé par la société qui avance, pas encore assombri par les années, mais l’on sent poindre la fin d’un monde. Et la colère qui va avec, sourde et muette.