Les réalisateurs américains, tout du
moins certains d’entre eux, ont la capacité de fondre le cinéma d’aventures
dans une brume sociale teintée de mélancolie et de perdition. Et il n’est pas
surprenant que les bayous, ce fantôme organique né des boyaux entrelacés et des
méandres du fleuve Mississipi, forment le décor naturel d’un monde en
décomposition. Déjà, Les bêtes du sud sauvage (Benh Zeitlin) mettaient
en scène les laissés-pour-compte du rêve américain aux prises avec la logique
froide et calculatrice de l’administration. La petite fille, Hushpuppy, en
appelait alors aux forces profondes, et mythologiques, du fleuve pour donner à
son père quelques instants de dignité, avant que les courants ne l’emportent
vers d’autres mondes. Cette fois-ci, Jeff Nichols inscrit les aventures de deux
jeunes garçons dans les boyaux d’un fleuve, et l’éclaircie de ses îles, comme
une métaphore de la vie à venir, entre bien et mal.
Sans souffler mot de ces aventures,
assez convenues par ailleurs, on peut s’attacher à l’arrière-fond du film, et y
déceler cette petite musique du temps qui passe, et qui se dégrade. Ce n’est
pas faire œuvre de nostalgie, mais tout simplement de lucidité : le
système avance ses bras artificiels jusque dans les lieux reculés, où survivent
les citoyens de seconde zone, pour les remettre dans le circuit de l’immense
machinerie sociale, le « gros animal » disait Simone Weil.
Par petites touches, le film dessine
deux mondes différents, pas forcément opposés, qui se tiennent l’un à côté de
l’autre, comme séparés par une frontière invisible. Le premier est celui de la nature grouillante, à la fois
terrible et vivifiante, des rives du Mississipi ; un entrelacs de boyaux
et de soleils dans lequel des « pauvres gens », des
« ploucs », s’évertuent à vivre de la pêche et de la récupération en
tous genres. C’est là que les deux garçons vivent, en toute franchise, en toute
innocence. Le second est celui de la « civilisation » où les routes
goudronnées quadrillent l’espace, et débouchent sur les quartiers résidentiels,
les enseignes commerciales et les motels impersonnels. C’est là que vivent les
« gens normaux », les « gens biens », ceux qui se sont
pliés aux conventions, et qui ont été payés en retour.
Précisons que le film n’est pas du tout
démonstratif, mais parvient à distiller, ici et là, les bribes de deux mondes
en suspens, l’un en voie de disparition, et l’autre qui n’est finalement jamais
né. A travers un éventail (riche) de personnages secondaires, on peut sentir ce que recouvre une notion bien difficile à cerner,
la « décence commune » (Orwell), cette morale des « gens
ordinaires » que le contact avec la nature, et le labeur qui en découle, a
forgé au coin du bon sens. Elle n’a pas de règles établies, ni de buts à
poursuivre, mais se révèle au fil des situations, quand l’être s’engage tout
entier dans son geste. De l’autre côté, les principes ne sont pas plus arrêtés,
ni en bien ni en mal ; ils sont simplement le fruit d’une existence
artificielle où le geste n’a plus lieu d’être.
Dans ce contexte, Mud (« la
boue ») est une sorte d'anti-héros que les enfants ont pris pour
modèle. Il tient des propos désarticulés sur la présence du « mauvais
œil », se persuade d'un amour impossible et n'hésite pas à mentir pour
parvenir à ses fins. Il est comme le produit des deux mondes : élevé dans le bayou, il s'est frotté à la "civilisation" avant que le crime ne le fasse revenir à lui-même, avec les démons du passé. En quête d’amour, ou
ce qu’il en reste, il entraîne avec lui les mômes du bayou, comme dans une
épreuve initiatique, où l’on ressort avec un autre visage. Et celui des gamins
est déjà voilé par la société qui avance, pas encore assombri par les années,
mais l’on sent poindre la fin d’un monde. Et la colère qui va avec, sourde et muette.
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