dimanche 28 avril 2013

Rien ne se passe comme prévu



Le mot « aveuglement » revient fréquemment, pour décrire aussi bien le travail de la presse que les motivations des acteurs politiques, dans la chronique de la campagne présidentielle de 2012 réalisée par Laurent Binet, fort bien intitulée Rien ne se passe comme prévu. L’auteur lui-même, qui a suivi le candidat Hollande, de la déclaration jusqu’à la consécration, s’avoue souvent, avec humilité, relativement aveugle et bien incapable de prédire aussi bien les événements à venir que l’agenda au jour le jour d’un François Hollande difficile à suivre dans ses pérégrinations de présidentiable. Laurent Binet n’est pas journaliste, il l’admet fort bien, et se trouve souvent emprunté dans son rôle de Yasmina Reza socialiste. « Vais-je me faire aussi inviter à danser par le futur président ? », se demande le modeste chroniqueur, qui peine à suivre un Hollande pourtant aussi fuyant qu’indéchiffrable.
            C’est en effet l’image qui s’impose après la lecture assez instructive du petit ouvrage de Laurent Binet : celle d’un Hollande aux décisions souvent bien peu lisibles, imprévisible et secret jusqu’à la manie autour duquel bruisse et s’agite un micro-univers de courtisans dont la vision politique est strictement limitée par les ambitions carriéristes et dont les ambitions carriéristes ne peuvent s’échafauder sur plus de quelques jours, en fonction de la faveur ou de la défaveur dans laquelle le candidat-futur-président les tient ou les abaisse, suivant ses propres humeurs et sa stratégie du moment. La métaphore affectionnée par Binet pour décrire les apparitions publiques de Hollande tient de la flagornerie cosmique mais symbolise cependant parfaitement la configuration planétaire que les journalistes et pseudo-ministrables organisent autour du candidat : celle d’une comète constituée du noyau présidentiable et de ses proches et, tout autour, d’une « traîne » de gardes du corps, de fidèles, de moins fidèles, de journalistes, de courtisans, d’alliés du jour et de curieux qui tentent l’espace de quelques minutes de s’intégrer au rythme infernal du marathon présidentiel.
            Tout le livre de Binet est bien sûr une course : la course éperdue de l’auteur pour suivre son sujet, la course aux alliances, la course à la petite phrase et, au centre de son « oursin » de perches et de micros, la course de Hollande qui tente de devancer Sarkozy. C’est la qualité principale de l’ouvrage de Binet que de réussir à restituer cet aspect à la fois fascinant et effrayant de la politique moderne, ce mouvement perpétuel, impitoyable et aliénant, auquel est soumis l’ensemble du personnel politique dans le régime des partis. Perdu dans cette vaste empoignade, Laurent Binet est rapidement dépassé et happé par les événements et joue son rôle de scribe et de groupie socialiste avec modestie et une cécité quelquefois confondante. Bien qu’on soit touché par l’honnêteté de l’auteur qui confie avec lucidité être rapidement incapable d’avoir le moindre regard objectif sur son candidat-sujet, on est un peu surpris par les conclusions qu'il tire de l’observation de l’animal politique in vivo. Ainsi Laurent Binet confie-t-il être impressionné par la « stratégie » habile de Hollande qui consiste à encaisser les critiques et à les retourner contre ses adversaires. On aurait pas pensé, avant la lecture de Rien ne se passe comme prévu, que l'art de la politique puisse consister en la capacité à esquiver et rendre les coups…
            En dépit des poses de Candide amoureux de L. Binet et de l’écriture quelquefois un peu faible de Rien ne se passe comme prévu, l’ouvrage n’interdit pas d’éprouver, tempérée par la distance dont jouit le lecteur, la fascination pour cette grande course vaine après le pouvoir qui se déroule frénétiquement jusqu’au 6 mai. Il permet aussi de mesurer la condescendance entretenue à l’égard de l’électorat par les politiques et par l’auteur lui-même qui qualifie avec une ironie cruelle de « moment Ken Loach » la rencontre avec des ouvriers de Florange. On voit d’ailleurs à cette occasion à quel point François Hollande peut se montrer mal à l’aise sur ce terrain, ainsi que l’absence complète de proposition politique portée par l’une des deux grandes formations en campagne dans le domaine économique et industriel. Après une confrontation houleuse et éprouvante avec un salariat dépité, le candidat et son staff retrouvent avec plaisir les ésotériques mais rassurantes arcanes de la stratégie électorale et s’inquiètent plus de la percée de Jean-Luc Mélenchon que de la question de la désindustrialisation, un problème pour lequel, vraiment, personne n’a de solution à proposer. Quant à l’électeur, on comprend qu’il se divise grossièrement en deux catégories : le vaste et hétéroclite peuple de gauche dont il faut rassembler les forces puisque l’élection, stratégiquement, se gagne là et...ceux d’en face, auxquels Binet va d’ailleurs rendre visite à l’occasion d’un meeting sarkozyste, croyant bon à l’occasion de se « déguiser » en militant de droite, avec le Figaro sous le bras et la raie sur le côté. On ne sait s’il éprouve le besoin de brandir Libération et de porter le kéfié quand il retourne chez les socialistes…
            La lecture de Rien ne se passe comme prévu est plus instructive aujourd'hui,  dix mois après la victoire de François Hollande, car elle montre d’une part des politiques qui ne semblent plus capables de comprendre autre chose que la politique, ce qui pourrait sembler sémantiquement normal mais apparaît un peu effrayant quand on se rappelle que tous aspirent à l’exercice de l’Etat. Elle montre enfin un François Hollande qui navigue dans la campagne tel qu’il se montre aujourd’hui à la tête du pays : fermé et replié sur lui-même et maître d’un agenda que lui-seul semble connaître et comprendre. En dépit de l’admiration de Binet pour la « stratégie » de son candidat, on saisit mieux la nature de cette stratégie qui consiste à encaisser avec rondeur les attaques en attendant qu’un Sarkozy déjà usé par le pouvoir soit balayé par le mécontentement populaire qui profitera à un candidat socialiste serein et inamovible. Il est d’autant plus intéressant de retrouver ce François Hollande là, dont le discours au soir du 6 mai, d’une platitude effrayante, augurait le règne, après dix mois qui n’ont pas révélé le moindre écart entre la manière de conquérir le pouvoir et celle de l’exercer. A l’heure où le chef de l’Etat a réussi à diviser durablement le pays sur une question sociétale, avant même de se confronter réellement aux véritables enjeux de sa présidence, et semble décrédibilisé au point d’être surnommé « Monsieur Faible » ou « Pépère » par deux grands magazines d’opinion, la stratégie du roc semble toujours de mise. Enigmatique et fermé, Hollande poursuit son tête à tête avec le pays de la même manière qu’il menait le débat face à Nicolas Sarkozy : en faisant le dos rond et en attendant que ça passe. Pas sûr que cette fois tout se passe comme prévu.

Laurent Binet. Rien ne se passe comme prévu. Grasset. 2012

vendredi 26 avril 2013

L'invention du beauf


Le personnage du « beauf » est apparu sous la plume du dessinateur Cabu au tournant des années 1970. Individu gras et moustachu, beuglard, volontiers alcoolique et toujours répugnant, le beauf incarne à ses débuts le pilier de bistrot aux idées arrêtées et à l’haleine douteuse qui abreuve son auditoire, dès qu’il en a un, d’opinions imbéciles et rétrogrades et de maximes idiotes. Ce beauf-là est le plus fervent pratiquant de la philosophie de comptoir et du « tous pourris ». Rapidement, le beauf sort du bistro et devient la figure emblématique d’une catégorie sociale et culturelle dont Cabu caricature les traits dans Charlie-Hebdo, inspiré par les imitations de François Cavanna :

Ce qu'il aime tout particulièrement Cavanna, c'est singer les conversations d'apéro, voix grave, index levé, certitudes en bandoulière. «Dans ces moments-là, je parlais tout le temps de mon beauf, comme ça, comme on dirait mon frangin, explique Cavanna, aujourd'hui écrivain. Le type avec lequel on regarde le foot à la télé, celui qui vient vous aider à repeindre la cuisine le dimanche, parce que le week-end d'avant, c'est vous qui êtes allé l'aider à bricoler sa voiture. Venant d'un milieu ouvrier, cela symbolisait pour moi les relents de pastis, la pétanque, la connerie morne.» Les autres de la bande, comme les dessinateurs Reiser ou Gébé, en rajoutent. Eux aussi sont issus de familles très populaires, aux portes de la misère même. Un seul d'entre eux trouve le beauf exotique. Hurle de rire chaque fois qu'on en parle. Cabu. «Lui avait grandi à Châlons-sur-Marne, dans une bourgeoisie de province assez protégée, reprend Cavanna. Il a senti tout de suite ce qu'il y avait derrière mon beauf. Il l'a attrapé par la moustache, l'a collé sous les projecteurs et ne l'a plus lâché.»[1]

Le beauf de Cabu a connu la consécration en 1975 avec la sortie (et le succès) de l’album « Mon Beauf » qui fixe les traits et les caractéristiques du personnage : un gros imbécile à grande gueule, l’œil globuleux et la trogne imbibée, la fraise de poivrot plantée au-dessus d’un gueuloir encadré par les deux pattes de l’énorme moustache, la calvitie naissante, le cou perdu dans la graisse et le jogging tendu par la barrique qui lui sert de torse. En même temps, les épaules sont fortes et les bras épais, c’est normal, le beauf est avant tout un ouvrier, un de ces milliers d’imbéciles qui bossent sur les chantiers ou les usines, qui sont bouchers, équarisseurs ou tourneurs fraiseurs et qui, éventuellement, s’offrent une petite retraite dorée de patron de café à Châlons-sur-Marne, celui-là même qui avait, selon la légende, inspiré le créateur du beauf. D’ailleurs, comme l’écrivait Florence Aubenas en 1996, les principaux intéressés n’étaient sans doute pas le public auquel s’adressait Cabu : « Là-bas, à Châlons-sur-Marne, le bistrotier de la place du marché est mort sans avoir jamais deviné la carrière fulgurante et brutale de son double en papier, créé par un gamin qui ne lui avait jamais adressé la parole. »[2]
Fulgurance journalistique. Cette phrase résume la problématique qui a sous-tendu la création du beauf, caricature du populo fantasmée par quelques intellectuels de gauche et un dessinateur lui-même issu de la petite bourgeoisie de province. Pour les Cavanna, Reiser ou Gébé, issus eux-mêmes de milieux populaires, le beauf est un repoussoir, il représente, Cavanna le dit fort bien, la « connerie morne », celle du peuple qui exprime, par des milliers de bouche, l’opinion de ceux qui ne savent rien. Le peuple n’a pas de voix, il n’est qu’une rumeur, constamment changeante. Aux Cavanna, Reiser ou Gébé, on pourrait appliquer le portrait que Bernanos fait du populiste qui, monté en graine et en grade, voudrait se débarrasser des mains sales et calleuses qui l’attrapent par le bas de la veste et tentent de le retenir en lui disant : « Reviens ! Tu es des nôtres ! »
Cabu lui, incarne une autre sensibilité de classe. Le milieu dans lequel il a grandi ne l’a pas mis directement en contact avec les beaufs que Cavanna imite avec tant de brio à la rédaction de Charlie Hebdo. Il s’agit pour lui d’une réalité lointaine mais d’un symbole néanmoins fort auquel il peut associer de multiples détestations : l’armée, l’infernal couple nationalisme-patriotisme, le populisme et le conservatisme. Comme il s’en explique en 1980 sur le plateau d’Apostrophe, le beauf « représente le bon sens français mais il ne se rend pas compte qu’il est complétement manipulé » : son beauf est un type qui est pour les centrales nucléaires, favorable à l’armée et qui marque de façon outrancière sa virilité, c’est un joueur de loto, un chasseur voire un « petit-bourgeois », ajoute Cabu avec un soupçon de mauvaise conscience de classe. « Je ne sais pas si je verrai la fin de ces gens-là mais avec l’autodéfense c’est bien parti », conclut-il sous l’œil amusé de Pivot[3]



Au moment où Cabu donne naissance à son beauf, la société et peut-être plus encore le paysage politique français sont en pleine évolution. Mai 68 a achevé de remettre en cause une hiérarchie politique et sociale déjà moribonde bien avant que les étudiants ne montent des barricades dans le quartier latin. Le PCF a été complètement débordé par le mouvement de contestation et se voit associé à la gérontocratie qui s’est emparée du grand frère soviétique. Quant à la droite gaulliste, elle est passablement disqualifiée par la montée en puissance d’une nouvelle génération, plus moderne, plus libérale aussi, incarnée en 1974 par Valéry Giscard d’Estaing, l’homme qui conduit lui-même sa 504. Quelques années plus tard, l’échec du gouvernement Mauroy scellant la fin des illusions socialistes, la nomination de Laurent Fabius au poste de premier ministre accrédite la conversion des socialistes au discours de la rigueur. Le temps des promesses sociales est révolu, et celui des ouvriers aussi. Le vieux prolétariat fatigué est remplacé par une nouvelle icône fatiguée dont le « Touche pas à mon pote » de SOS Racisme s’est emparée : celle de l’immigré qui correspond mieux aux valeurs auxquelles les intellectuels de gauche peuvent se raccrocher, c’est-à dire une forme d’universalisme et d’internationalisme qui masque difficilement une certaine impuissance idéologique, alors que les grands projets utopiques s’effondrent avec l’URSS. Les années 80 exhalent pour les intellectuels une odeur douçâtre de caveau. Elles ont été le tombeau du marxisme, du maoïsme devenu socialisme à économie de marché, et des avant-gardes, jouets conceptuels désormais inutiles.
Le beauf de Cabu, qui a connu une longue carrière de 1975 à nos jours, a joué un rôle cathartique pour ces intellectuels qui ont cherché à se débarrasser d’un peuple devenu encombrant, résolument borné, embarrassant dans ses élans et inquiétant dans ses silences. Le beauf aujourd’hui vote à droite, plus volontiers FN, mais il a pu également s’aventurer chez Laguiller ou au PC. Au fil des ans, il est devenu sous la plume de Cabu un arriviste méprisable qui a sûrement voté pour Nicolas Sarkozy en 2007, mais il incarne toujours, selon les dires du dessinateur, un pauvre type qui, sans idées, se contente de répéter bruyamment celles des autres. L’important est que ce beauf ait pu concentrer sur sa détestable personne le ressentiment développé par des intellectuels que leur déroute idéologique a orientés vers des thématiques sociétales plutôt que sociales. Les intellectuels ont recréé en quelque sorte un peuple à l’image de leurs aspirations et de leurs détestations. Que ce peuple puisse les décevoir en faisant du Front National le troisième parti de France ou en rejetant le traité constitutionnel européen ne peut pas surprendre. Le beauf est là pour montrer à quel point le peuple est ennemi de lui-même. Les intellectuels et les politiques ont aujourd’hui pour tâche d’empêcher ce peuple potentiellement raciste, la plupart du temps stupide et certainement constamment anti-progressiste de se laisser entraîner par ses plus mauvais penchants  et le personnage de Cabu symbolise cette relation de méfiance qui s’est installée entre les élites et la population. A-t-elle jamais disparu ? Dans le Danton d’Andrej Wajda, Robespierre dans un souffle, constatait avec amertume : « Faut-il faire le bonheur du peuple contre son gré ? » Sans que Cabu y ait peut-être vraiment songé, la conception des rapports entre le peuple et ses représentants que son beauf véhicule emprunte autant à Lénine qu’à Siéyès. Elle illustre même à merveille la défiance et la crainte qu’un bourgeois du Second Empire éprouvait à l’encontre de la populace sale, braillarde et imprévisible. Mais Cabu, en dépit de Charlie-Hebdo, reste après tout un petit bourgeois de Châlon, un peu effrayé par le populo. On ne renie jamais complètement ses origines…

 Cet article est tiré du dernier numéro de la Revue Eléments, paru le 25 avril 2013, à retrouver dans tous les bons kiosques ou à commander sur le site de la revue.


jeudi 25 avril 2013

"Nudités", de Giorgio Agamben



Giorgio Agamben est un philosophe italien né en 1942 à Rome, spécialiste de la pensée de Walter Benjamin, de Heidegger, de Carl Schmitt et de Jacob Taubes, dont il a édité en Italie les œuvres complètes. Sa réflexion, tournée le plus souvent vers la question du langage et l’articulation entre théologie et philosophie, est traversé par une interrogation qui pourrait se résumer comme suit : quelle est la capacité des régimes modernes à intervenir dans la vie biologique des individus et à gérer les citoyens comme de simples unités d’un vivant mesuré et comptabilisé ?




Ce thème, qui a amené Agamben à confronter la pensée foucaldienne à l’approche heideggerienne et a déjà valu au philosophe italien quelques vives polémiques, est à nouveau central dans Nudités, recueil de dix articles publiés initialement en 2009 aux éditions Nottetempro sous le titre Nudità. Le terme nudité fait référence à l’état de celui qui est nu, sans vêtements, sans parure, sans artifice, sans masque et sans protection. La nudité n’est pas un état naturel à l’homme. Elle suppose un acte de dissociation que l’on retrouve dans les grandes cultures monothéistes, de la même manière que les philosophies orientales ou les rites des religions animistes nous montrent que dans toutes les sociétés humaines la nudité tend à être cachée. Le titre pluriel du recueil d’Agamben le montre explicitement : il existe plusieurs nudités. La nudité chrétienne n’est plus celle des antiques même si l’homme qui va nu est aussi dans l’Antiquité aristotélicienne celui qui vit hors de la cité, parmi les bêtes, ou parmi les dieux. Si l’on se réfère au mythe du paradis perdu, la conscience de la nudité va de pair avec l’acquisition du savoir, de la conscience de soi et de la conscience de l’autre dans son altérité la plus éclatante. 


La bible enseigne qu’à l’origine de la nudité se trouve la création et le péché. La création qui a fait l’homme et la femme et le péché qui les a condamné à l’humaine condition et à la recherche du salut. L’article éponyme, et le plus long, de l’ouvrage, « Nudités », explicite en quelque sorte la relation entre la Création et la nature humaine déterminé par l’Impératif du salut. Le péché, ainsi, n’a pas introduit le mal dans le monde, il l’a seulement révélé. Il a poussé l’homme à retirer le vêtement de grâce et à entreprendre de s’interpréter lui-même, dans tout son orgueil. La nudité qui suit la chute insinue dans la création une imperfection constitutive et qu’il s’agit en tout état de cause, de couvrir. Le péché, par cette révélation, produit en même temps cette corruption de la nature dont il donne la conscience. Il créé car il rend visible. Avant de chasser Adam et Eve du paradis, Dieu les a revêtu, non pas de simple habits, de la nécessité de la rédemption qui confère tout son sens à sa création car le péché a révélé l’existence de ce qui donne sa pleine existence à la création, celle du mal. Adam et Eve, avant la chute, n’étaient pas nus. Ils étaient recouverts « d’un vêtement de grâce », d’un « vêtement de lumière » dont le péché les prive désormais. Sans ce vêtement de lumière, les voici vraiment dénudés et contraint de se couvrir d’un habit de feuilles, puis de peaux animales, pour cacher à leurs yeux leur nudité. Pour Agamben, il n’existe pas, dans le christianisme, de théologie de la nudité, mais une théologie du vêtement. L’absence de vêtement qui existe avant le péché n’est pas nudité. Adam et Eve sont alors couverts par le regard de dieu. Après la chute, leur propre regard leur révèle soudain leur véritable nudité qu’ils doivent cacher par des vêtements. La nudité n’est révélée qu’à la faveur de ce changement qui est intervenu dans l’homme. Ainsi, explique Agamben dans une jolie formule, la féminité « fait de la femme la gardienne tenace de la nudité paradisiaque. » 




La nudité n’est donc jamais une forme stable car elle ne survient jamais complètement. L’effeuillage, le strip-tease, n’est jamais parfait, la nudité « ne finit jamais de survenir » car « elle n’est jamais que l’événement du défaut de la grâce. » La contemplation de la nudité n’est jamais qu’une recherche toujours inassouvie, même quand l’effeuillage est complet et « que toutes les parties cachées ont été exhibées effrontément », nous dit Agamben. Cette nudité ne se soumet d’autant pas à la contemplation qu’elle est synonyme d’incontrôlable activité des organes génitaux, bestialité à laquelle l’homme est renvoyé après la chute. La nudité ne laisse jamais apparaître la nature telle qu’elle était avant la grâce – qui nous est parfaitement inconnue –, elle nous montre seulement une nature corrompue, orpheline de la grâce : la nudité laisse le regard insatisfait car elle rappelle à quel point notre nature est entachée de ce regret et de la nostalgie d’une nudité sans honte. La danse, seule, est l’art le plus à même de nous rappeler cette grâce perdue, car, nous dit agamben, « le corps le plus gracieux est le corps nu que ses actes entourent d’un vêtement invisible en dérobant entièrement sa chair par la magie et la grâce du mouvement bien que la chair soit totalement présente aux yeux des spectateurs. » 


De même que la nudité est ainsi toujours habillée par la honte ou par un semblant de grâce qui est comme une lointaine évocation du vêtement de lumière, le vêtement, le voile, est lui-même toujours fragile et éphémère. Il est toujours susceptible d’être déchiré ou arraché, faisant courir au porteur le risque, le risque mortel, de se voir révélé dans la nudité accusatrice de sa nature corrompue. Si nous vivons, depuis le péché originel dans un monde corrompu, il nous revient de déchirer ce voile. La notion centrale qui rassemble les dix articles composant Nudités est celle du dévoilement, dévoilement qui dépouille l’homme du vêtement de grâce et le pousse hors de la création mais aussi dévoilement qui est l’œuvre du salut et qui révèle la vraie nature de la création. L’œuvre du salut s’accomplit à travers le dévoilement nous dit Agamben, dévoilement qui redonne sens au créé. Ce dévoilement est un dés-oeuvrement nécessaire, c’est-à-dire une « neutralisation (…) des gestes, des actions et des œuvres humaines », qui met la création en repos, qui la situe à nouveau dans le temps sacré, qui suspend les relations sociales et désactive les valeurs et les pouvoirs en place, comme ce qui s’accomplit pour le judaïsme dans le shabbat ou depuis l’antiquité dans le carnaval, carne vale, l’enlèvement des chairs et le désoeuvrement du monde par la fête et surtout par la danse. « Qu’est-ce que la danse, écrit Agamben, sinon la libération des corps de ses mouvements utilitaires ? » Le poète a lui aussi la charge de « dés-œuvrer » l’époque, de la placer en suspens, de dépouiller les actions des hommes de leur utilité pour leur rendre leur juste valeur. Le pouvoir de l’ange nous entraîne en avant dans la création mais celui du prophète est celui de « reprendre, de défaire et d’arrêter le progrès de la création. » Nous ne serons pas sauvé, dit Agamben, par le pouvoir angélique (et aussi démoniaque) « avec lequel les hommes produisent leur œuvre de l’art ou de la technique, de la guerre ou de la paix (…) mais par le pouvoir à la fois plus humble et plus corporel, qui leur revient en tant que créatures. » 



L’homme ainsi, doit fixer le regard sur son temps pour en percevoir non la lumière qui l’éblouit et le trompe mais la part d’obscurité. En opérant une démonstration qui nous rappelle le renversement des clartés dont un Paulhan taoïste avait si bien parlé dans son texte « Le clair et l’obscur », Agamben nous démontre que le contemporain clairvoyant est celui qui ne se laisse pas aveugler par la lumière du siècle mais qui reçoit en plein visage le faisceau d’obscurité de son époque et qui saura y discerner la vérité de son époque. Ce dévoilement nécessaire est accompli dans l’œuvre de Kafka, qui, dans Le Procès, à l’instar du kalumniator romain (celui coupable de fausses accusations qui devait porter sur son front la lettre K) intente un procès contre soi-même qui n’est rien d’autre qu’une mise à nu et une véritable enquête sur la vérité. Le rôle de kalumniator s’apparente aussi à celui du bouffon carnavalesque qui opère un renversement des usages et refuse la fixité des usages imposée aujourd’hui par nos sociétés mécanistes.


Plus que jamais donc, le salut du dévoilement et du désoeuvrement est l’horizon à la fois théologique et politique d’une époque qui nous fait « Vivre parmi les spectres » de notre propre histoire et de notre propre langue que nous ne savons plus qu’ânonner sans en comprendre le sens, comme ses malheureux vénitiens qui sont exilés en leur ville devenu un spectre touristisé, une ville morte comme on le dit d’une langue : « habiter Venise, écrit Agamben, c’est comme étudier le latin. » Notre époque nous travestit sans cesse, elle mêle les rôles et nous enlève la conscience lucide de ce que nous sommes, de notre impuissance, de notre nudité originelle. Pire, elle nous attribue, avec les moyens de la techniques modernes une identité qui réfute notre personne, c’est-à dire notre persona, notre masque au sens antique et au sens où l’on vit, masque à travers lequel l’individu acquiert son rôle et son identité sociale. En négociant à la fois une adhésion et un écart par rapport à ce masque social, l’individu construit une identité critique et sociale. Le développement des techniques de classification, d’identification, voire de production, du vivant, nous arrache ce masque en quelque sorte et nous rend nu et sans défense à la vie, réduite à une donnée purement biologique.


La nouvelle identité est une identité sans personne où l’espace de l’éthique que nous étions habitués à concevoir perd son sens et exige qu’on le repense de fond en comble. Et tant que cela ne sera pas le cas, il est tout à fait licite de s’attendre à un effondrement généralisé des principes éthiques personnels qui ont régi l’éthique occidentale pendant des siècles. La réduction de l’homme à la vie nue est maintenant arrivée à un tel point d’accomplissement qu’elle se trouve désormais à la base même de l’identité que l’Etat reconnaît à ses citoyens. Tout comme le déporté d’Auschwitz n’avait plus de nom ni de nationalité et n’était plus désormais que ce numéro qu’on lui avait tatoué sur le bras, de la même manière le citoyen contemporain (…) n’est plus défini que par ses données biométriques et, en dernière instance par une sorte de fatum antique devenu plus opaque et incompréhensible encore : son ADN. Et pourtant s’il est vrai que l’homme est celui qui survit indéfiniment à l’humain, s’il y a encore de l’humanité au-delà de l’inhumain, alors une éthique doit être possible même au dernier seuil posthistorique où l’humanité occidentale semble s’être enlisée, tout à la fois hilare et stupéfaite.


A cette horizon glaçant du corps étiqueté, terriblement nu dans sa réalité purement fonctionnelle et biologique s’oppose l’idée du corps glorieux, du corps des ressuscités, qui échappe au donné biologique et dont les organes sont habillés de l’infinie disponibilité des autres usages que la grâce leur confère. « Le corps glorieux n’est pas un autre corps plus agile et plus beau, plus lumineux et plus spirituel : c’est le même corps, dans l’acte où le désoeuvrement le libère de l’enchantement et l’ouvre à un nouvel usage commun possible. » La grâce recouvrée offre au corps libéré de cet enchantement la possibilité d’accéder pour la première fois à sa vérité. « De cette manière, écrit Agamben, lorsqu’elle s’ouvre au baiser – la bouche devient véritablement bouche, les parties les plus intimes et privées le lieu d’un usage et d’un plaisir partagés et les gestes habituels l’écriture illisible dont le danseur déchiffre pour nous tous la signification cachée. » Notre salut se trouve donc dans la conscience d’un autre usage que celui que l’utilitarisme biologique réserve à nos corps et dans la nécessité d’un désoeuvrement de la création qui puisse nous révéler la grâce de la création, « la capacité de se tenir dans une relation harmonique avec ce qui nous échappe », par un autre langage qui n’est pas celui de la connaissance mais qui est une danse. 



Giorgio Agamben. Nudités. Rivages Poche. 2012

mercredi 17 avril 2013

L'Ange du bizarre


        



        A l’occasion de l’exposition L’Ange du bizarre au musée d’Orsay, certaines lectures nous sont remontées à la gorge, comme un goût de vin fort, et nous ont projetées dans la nuit voluptueuse des maudits. Ceux qui tournent le dos aux Lumières conquérantes pour s’en remettre aux esprits de la nature et aux démons des êtres.

En 1667, Le paradis perdu (1667) de John Milton pose les premières pierres du romantisme noir. Ce long poème épique relate le cheminement tragique de Satan : chassé du ciel, puis instrument de la chute d’Adam et Eve, sa liberté consiste à préparer, à son corps défendant, la venue du Christ rédempteur. Le Prince des Ténèbres apparaît pour la première fois comme l’archétype du anti-héros dont la révolte témoigne à la fois de la volonté de vivre et de la tragique destinée. Il revêt en quelque sorte les habits de l’humanité, marquée par le sceau du péché originel, qui reproduit ici-bas la lutte métaphysique des premiers jours. Et dans cette lutte, Milton décrit le personnage de Satan comme le révolté universel dont l’ultime mot d’ordre marque une certaine grandeur d’âme : « Il vaut mieux régner en enfer que de servir au ciel ».


« Ainsi ce dernier monde, comme le premier, ira sans cesse de mal en pis, jusqu’à ce que Dieu, fatigué enfin de leurs iniquités, retire sa présence du milieu d’eux, et détourne ses saints regards, résolu d’abandonner désormais les hommes à leurs propres voies corrompues et de se choisir parmi toutes les nations un peuple de qui il sera invoqué, un peuple à naître d’un homme plein de foi. »





Un siècle plus tard, c’est un autre poète anglais, William Blake, nourri de néo-platonisme, de mysticisme et de christianisme, qui proclame l’unité du genre humain et réclame, selon le titre même de son poème, Le mariage du Ciel et de l’Enfer (1790). La Création et la Chute sont intimement liées pour faire de cette terre l’antichambre de l’enfer. L’être véritable doit rééquilibrer les forces du monde, c’est-à-dire faire sa part au bien (la raison) et au mal (l’énergie) pour dépasser sa propre condition humaine. Dans son texte en prose Milton, Blake rend hommage à son illustre ancêtre et rappelle la tâche du « poète-prophète » : renverser l’image du « Dieu de ce monde » et abattre Satan pour ouvrir les voies à une « religion de l’Art pour la Vie Eternelle ».


« Telle la tempête noire surgissant du Chaos d’au-delà des étoiles,
Il se fait jour par les sombres cavernes enchevêtrées de la Coque du Monde,
Dépassant les visions planétaires et le Firmament si bien orné.
Le soleil roule dans le Chaos et les étoiles dans les Déserts,
Puis les tempêtes deviennent visibles, audibles et terribles ;
Recouvrant la lumière du jour et roulant sur les montagnes,
Elles inondent tout le pays alentour ». 




Les souffrances du jeune Werther (1774) annoncent également la vague romantique, le Sturm und Drang (« Tempête et Elan ») allemand. Gœthe y narre les tribulations sentimentales d’un jeune homme qui met fin à ses souffrances par le suicide. Mais son texte le plus marquant reste Faust (1808). Le poète insiste sur l’ambivalence de la nature humaine à travers les interrogations de Faust, héros déchiré entre le rêve surhumain et la réalité désespérante. Il finit par vendre son âme à Méphistophélès, incarnation du diable, et subir en retour le châtiment divin.


« Le Seigneur. Connais-tu Faust ?
Méphistophélès. Le docteur ?
Le Seigneur. Mon serviteur !
Méphistophélès. Oui-dà ! Il faut avouer qu’il vous sert d’une étrange manière ! Le fou ne saurait se nourrir de choses terrestres ; l’angoisse qui le travaille le pousse dans les espaces, il a à moitié conscience de sa démence ; il veut du ciel les plus belles étoiles, et de la terre chaque sublime volupté, et, de loin ou de près, rien ne saurait apaiser l’insatiable aspiration de sa poitrine ». 




En associant le spleen et l’ironie grinçante, Baudelaire magnifie, lui aussi, la déréliction que produit le monde moderne. Profondément marqué par la malédiction qui entache l’homme depuis le péché originel, il voue aux gémonies la « multitude vile » et constate, sans relâche, l’étrange imbrication voire la confusion qui mêle l’horreur à l’extase, et vice-versa. Lecteur assidu de Blake, il se tourne également vers l’art poétique, seul capable de sublimer la réalité infernale et de rendre son dû à l’imagination, « reine des facultés ». Les Litanies de Satan exposent la prééminence du mal ici-bas et annoncent, finalement, le ralliement du poète au Prince de ce monde.


« Gloire et louange à toi, Satan, dans les hauteurs
Du ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs
De l’Enfer, où, vaincu, tu rêves en silence !
Fais que mon âme un jour, sous l’Arbre de Science,
Près de toi se repose, à l’heure où sur ton front
Comme un Temple nouveau ses rameaux s’épandront ! »





Dans le sillage de l’auteur des Fleurs du Mal, un poète poursuit et approfondit encore la détestation du monde, faisant de la noire mélancolie une exultation rageuse. Le comte de Lautréamont (Isidore Ducasse, 1846-1870) déploie sa verve outrancière et déroutante dans Les chants de Maldoror pour mieux dénoncer l’ineptie de toutes les postures, comme de toutes les pensées. Le personnage central, Maldoror, est tout entier régi par le Mal : le sarcasme, l’irrespect, l’ironie, le sadisme balisent les voies d’une révolte systématique contre la vie elle-même. Seule l’ironie parvient à atténuer la présence du mal, dont le slogan « détruire pour détruire », exprime toute l’étendue.


« Voici la folle qui passe en dansant, tandis qu’elle se rappelle vaguement quelque chose. Les enfants la poursuivent à coups de pierre, comme si c’était un merle. Elle brandit un bâton et fait mine de les poursuivre, puis reprend sa course. Elle a laissé un soulier en chemin, et ne s’en aperçoit pas. De longues pattes d’araignée circulent sur sa nuque ; ce ne sont autre chose que ses cheveux. Son visage ne ressemble plus au visage humain, et elle lance des éclats de rire comme l’hyène. Elle laisse échapper des lambeaux de phrases dans lesquels, en les recousant, très-peu trouveraient une signification claire. Sa robe, percée en plus d’un endroit, exécute des mouvements saccadés autour de ses jambes osseuses et pleines de boue. Elle va devant soi, comme la feuille du peuplier, emportée, elle, sa jeunesse, ses illusions et son bonheur passé, qu’elle revoit à travers les brumes d’une intelligence détruite, par le tourbillon des facultés inconscientes. Elle a perdu sa grâce et sa beauté primitives ; sa démarche est ignoble, et son haleine respire l’eau-de-vie. Si les hommes étaient heureux sur cette terre, c’est alors qu’il faudrait s’étonner. La folle ne fait aucun reproche, elle est trop fière pour se plaindre, et mourra, sans avoir révélé son secret à ceux qui s’intéressent à elle, mais auxquels elle a défendu de ne jamais lui adresser la parole. Les enfants la poursuivent, à coups de pierre, comme si c’était un merle. »

  
         On le voit, le romantisme est sombre, tragique et, à certains égards, maudit puisque le premier rôle revient très souvent à l'Adversaire par excellence : celui du Mal incarné, quels que soient les masques dont il s'affuble (Satan, Lucifer, Maldoror, etc.). Ne nous y trompons pas, il ne s'agit pas d'une détestation irrémissible à l'endroit du catholicisme, mais d'une posture décadente, tragique et morbide à l'encontre d'un monde tout entier gouverné par la Raison. Et ce nouveau Dieu nécessite de réactiver les anciennes figures mythiques du Rebelle et du Réprouvé, ne serait-ce que pour accepter la réalité sèche, rugueuse et uniforme de la nouvelle société, et dire : "J'en n'étais pas". 

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L'ange du bizarre. Le romantisme noir de Goya à Ernst. 5 mars - 9 juin 2013
Musée d'Orsay
Exposition temporaire


mardi 9 avril 2013

L'Île de la tentation


         Nauru est un minuscule paradoxe de quelques dizaines de kilomètres carrés (21 exactement...) perdu en plein milieu du pacifique, à 4000 kilomètres de la géante Australie, un nom de plus qui s’inscrit sur le bleu du bout du monde, à l’extrémité du planisphère où s’égrènent les minuscules chapelets d’îles et les archipels lilliputiens de l’Océanie. Rien ne devrait distinguer l’île de Nauru de ses consoeurs australes des Fidji et des Vanuatu et pourtant ce morceau de terre accueillait il y a vingt ans la plus grande concentration de millionnaires de la planète (si l’on excepte Monaco…). Les dollars coulaient à flot à Nauru jusqu’à la fin des années 1990 et cette petite île loin de tout possédait un PIB/habitant rivalisant avec celui des grandes puissances économiques et des monarchies pétrolières.
Ce prodige n’a pas été dû au labeur acharné des nauruans où à l’ingéniosité de ses dirigeants, il n’a été rendu possible que parce que l’île de Nauru est sans doute le seul endroit du globe où la nature, avec un sens de l’humour si génial qu’il ne peut que convaincre de l’existence d’un dessein et d’une volonté supérieurs, a été capable de transformer la merde en or, en l’occurrence le guano, la fiente accumulée pendant des millénaires sur cet îlot de corail par la persistance des volatiles marins,  en phosphate, l’engrais le plus consommé par les grandes agricultures productivistes.



Assis sur leur bout de roc et de corail à haute teneur en phosphate, les nauruans n’ont pas levé le petit doigt pour l’extraire, contemplant les volatiles occupés à chier sur la terre de leurs ancêtres sans jamais prendre conscience que des lingots d’or s’accumulaient par strates successives dans le sous-sol de leur île, après avoir été expulsés sous forme liquide et puante par des millions de bienfaiteurs à becs et plumes.
Et puis un jour, les Anglais sont arrivés. Enfin les Anglais…Disons plutôt leurs lointains cousins d’Australie qui, bien que descendants de bagnards exilés un siècle auparavant sur cette terre lointaine, restaient des sujets de la reine, des membres du Commonwealth et les habitants d’un pays pionnier en plein développement économique. L’histoire a le charme des légendes de l’aube du business : un australien en visite à Nauru en ramène un morceau de caillou à l’aspect étrange, qui ressemble à une sorte de roche volcanique blanchâtre. Le bout de caillou intrigant atterri dans un bureau surchauffé et poussiéreux et sert pendant quelques années à caler la porte du bureau, laissée ouverte lors des grandes chaleurs de l’été austral. Un jour un employé un peu plus futé ou curieux que les autres s’avise que le caillou est tout de même fort surprenant, le fait analyser et découvre qu’il s’agit d’un morceau de phosphate, du phosphate le plus pur que l’on ait jamais découvert. Nauru, de paisible île de pêcheurs et réservoir à chiures de goéland, devient soudain une mine d’or perdue en plein océan pacifique.
De l’entre-deux guerres jusqu’aux années cinquante, Australiens, Néo-Zélandais, Allemands, Japonais et Anglais se disputent l’extraction du précieux phosphate. Les Nauruans n’en voient pas beaucoup, quant à eux, la couleur et continuent paisiblement à tirer leurs maigres et essentiels revenus de la pêche jusqu’à ce qu’enfin l’un des leurs, pugnace et formé dans les meilleurs écoles australiennes, revienne sur sa terre natale et réussisse, après des années de lutte, à en obtenir et l’indépendance et l’exclusivité de l’exploitation du phosphate qui devient une véritable ressource nationale. A partir des années 1970, les nauruans vont pouvoir commencer à profiter eux-mêmes de la manne naturelle et le phosphodollar va inonder l’île.


Au cours des années 70, 80, l’île de Nauru excite toutes les convoitises, suscite toutes les ambitions. Le phosphate tiré du sous-sol de l’île part au Japon, en Australie, aux Etats-Unis, en Amérique du sud ou en Europe, partout où l’on a besoin d’enrichir le sol pour faire pousser plus et plus vite. Pendant ce temps, les nauruans transforment leur île en gruyère. Du moins ce ne sont pas eux qui s’adonnent à cette tâche, ils payent des travailleurs immigrés, des Chinois que l’ancien occupant japonais avait été le premier à amener durant la guerre, pour percer le corail et en extraire le précieux phosphate. L’île gruyère se couvre de monticules de corail blanchâtres, des pinacles qui pourraient évoquer une version moderne de l’île de Pâques, si ce n’est que ces autels d’un nouveau genre qui résulte d’une autre forme d’épuisement du milieu naturel que les têtes pascuales témoignent du culte rendu au seul dieu dollar.
Pendant que d’autres creusent et grignotent leur île pour leur compte, les nauruans profitent de la magnificence de ce nouveau et si puissant dieu. Ils s’équipent, se suréquipent, ramènent par cargo de l’équipement Hi-fi ou des voitures de luxe, se font construire des palaces, implantent des restaurants dans lesquels ils vont s’approvisionner en plats préparés sans même prendre la peine de descendre de leurs rutilants 4x4. Pendant que le sous-sol de Nauru s’enfuit aux quatre coins du monde par cargos entiers, les nauruans s’empiffrent et s’engraissent. Aujourd’hui encore, la minuscule république de Nauru est l’Etat du monde où l’obésité est la plus présente : 78,5% de la population en est affectée. Juste derrière on trouve, dans l’ordre, l’Arabie Saoudite, les Emirats Arabes Unis, Les Etats-Unis (où seul un tiers de la population est obèse, qui a dit que les Etats-Unis sont le royaume de la malbouffe ?).

                                                                                        

Pendant vingt ans, quelques milliers de Nauruans vivent un rêve de luxe et d’abondance. Et puis tout s’effondre avec les cours du phosphate à la fin des années 90. Les investissements pharaoniques réalisés à l’étranger par les gouvernements successifs de l’île de Nauru, de plus en plus corrompus, jusqu’au délire, au fil des années, ont saigné l’économie du micro-état dont personne n’a songé, pendant des années, à rationnaliser quelque peu la gestion. La folie de la richesse et de la consommation s’est tellement emparée des esprits englués dans le confort, aussi sûrement que les derrières obèses dans les sièges en cuir des Mercedes qui font le tour de l’île le week-end, que personne n’a cherché à remettre en cause la gestion de plus en plus calamiteuse de la rente phosphatique. Alors que les recettes s’effondrent et que les intérêts des prêts s’accumulent, Nauru s’enfoncent dans le chaos économique. La mine de phosphate ferme en 2003. Les voitures de luxe sont abandonnées le long des routes faute d’essence. Le luxueux golfe de l’île est envahi par les mauvaises herbes, les gouvernements multiplient les politiques de relance les plus incohérentes, se renversent les uns les autres, parfois en l’espace de quelques semaines, et monnayent tout ce qu’ils peuvent encore monnayer. L’île se transforme successivement en paradis fiscal, en centre de rétention pour immigrés et en prête voix à l’ONU pour servir, en échange de leur aide financière, de représentation à Taïwan ou de soutien à la reprise de la chasse à la baleine demandée par le Japon.
Les Nauruans, eux, ne savent plus rien faire. Les quelques services sociaux qui subsistent encore dans l’île affrontent une situation catastrophique, non pas tant en raison du manque de moyens que de l’effarante indigence d’une population habituée à l’assistanat pendant des années. Le diabète est devenu la première cause de mortalité, les mères oublient fréquemment qu’ils faut nourrir les enfants, les arrière-cours des maisons voient s’amonceler les ordures et, ironie suprême, la carrière de phosphate abandonnée est devenue une immense décharge à ciel ouvert. Nauru n’est plus qu’un cauchemar.



L’histoire sidérante de la grandeur et du déclin de Nauru, entre les années 70 et la fin des années 90 est contée dans un petit livre qui prend quelquefois sous la plume de l’auteur l’allure d’une parabole anticapitaliste. Le sous-titre de l’ouvrage, trop schématique et peut-être inutilement racoleur, ne rend pas tout à fait justice à ce que nous enseigne l’infortuné destin des nauruans : Comment le capitalisme a détruit le pays le plus riche du monde. Il ne s’agit pas tout à fait de cela. Notre modernité a généré deux extrêmes idéologiques dont la perfection théorique égale l’inconsistance. L’une attribue à l’individu prométhéen la capacité de soumettre le monde à ses désirs, et à l'économie toute-puissante le pouvoir de déverser sur la terre tous les bienfaits de la civilisation de l’abondance. L’autre fait confiance à un Etat omnipotent pour assurer à tous à la fois le confort, l’aisance et les vertus de la justice sociale la plus égalitaire. L’histoire des Nauruans, plongés du jour au lendemain dans un univers de jouissance matérielle et d’assistanat total, ridiculise ces deux fables. Elle montre un petit Etat livré par sa richesse soudaine à toutes les convoitises et la manière dont l’assouvissement débridé des appétits personnels les plus féroces mène à un chaos total. Elle montre un micro-état soudain plongé par l’abondance de l’argent dans une sorte de délire collectiviste post-moderne qui enferme sa population dans un assistanat ultra-consumériste transformant en un peu plus de vingt ans les nauruans en une population incapable de subvenir seule à ses besoins les plus élémentaires.
La fable de Nauru est aussi à plus petite échelle celle que raconte le film qui a donné son nom à ce blog, Idiocracy. Comme dans le film de Mike Judge, la disparition soudaine des contraintes, l’inutilité patente de tout travail, la recherche et la possibilité de satisfaction immédiate des moindres désirs grâce à l’abondance de l’argent à transformé les habitants de Nauru en dieux idiots, débiles au sens premier du terme, c’est-à dire d’une faiblesse qui les condamnent à terme à disparaître, victimes d’une trop brutale bénédiction.
Ce ne sera peut-être pas le cas cependant pour Nauru. L’ouvrage de Luc Folliet s’achève sur une note positive. La pauvreté dans laquelle a replongé l’île a amené les habitants à réagir et à redécouvrir quelques principes essentiels. Beaucoup ont réappris à pêcher pour nourrir leur famille, la classe politique s’est assainie avec l’arrivée d’une nouvelle génération revenue des illusions et du délire des aînées et une association promeut, dans des conditions très précaires, le sport comme remède au diabète et à l’inanition qui frappe les habitants. Elle a même amené une nauruanne jusqu’aux jeux olympiques dans la catégorie haltérophilie.
Mais une menace pèse encore et toujours sur cette fragile reprise. Depuis 2007, grâce au volontarisme et à l’entregent d’un entrepreneur de l’île, la mine de phosphate a réouvert. Les cours du phosphate sont repartis à la hausse et, surtout, le sous-sol de Nauru est loin d’être, comme on le pensait dix ans auparavant, épuisé. De nouveaux investisseurs se sont présentés, permettant de financer de nouveaux équipements et la mise en place de forages de profondeur qui permettent d’aller chercher le précieux phosphate là où l’on avait pas encore pensé à aller le traquer. Du coup, les dollars recommencent petit à petit à pleuvoir sur Nauru. Raviveront-ils la pulsion morbide qui avait poussé les habitants de Nauru à se condamner à une mort douce dans un cercueil de corail, d’argent et de phosphate ? 



Luc Folliet. Nauru, l'île dévastée.Comment la civilisation capitaliste a détruit le pays le plus riche du monde. Editions La Découverte. Mars 2010 (Nlle Edition). 
http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Nauru__l_ile_devastee-9782707164315.html

(merci à OF pour le conseil de lecture...)

dimanche 7 avril 2013

Epigramme fasciste






Monsieur Pasolini, pourquoi tant de jeunes esprits sont-ils attirés par le danger de l’idéologie fasciste ? Vivant dans une société de jeunes, nous nous posons cette question et nous ne savons pas y répondre. 

Pasolini :  Je vais vous raconter un cas personnel, un exemple. 

Vous savez peut-être ou vous imaginerez combien ma vie peut être endeuillée par une série de devoirs inutiles. Répondre à vide à des questions posées à vide. Vivre donc en partie dans le monde de la pseudo-culture, ou comme dit plus explicitement mon amie Elsa Morante, de l’irréalité. 

Je dois cela à la partie publique de ma vie. A cette part de moi qui ne m’appartient pas, et qui est devenue comme un masque de Nouveau Théâtre dell’Arte ; un monstre qui doit être ce que le public veut qu’il soit. J’essaie de lutter donquichottesquement contre cette fatalité qui m’enlève à moi-même, qui me transforme en automate de magazine, et qui finit ensuite par se réfléchir sur moi-même, comme une maladie. Mais il semble qu’il n’y ait rien à faire. Le succès est, pour une vie morale et sentimentale, quelque chose d’horrible et c’est tout.


Beaucoup, trop, de journalistes ont fini par représenter, petit à petit, ce monde ennemi qui veut que ses personnages soient comme il le désire. Et, petit à petit, j’ai fini par éprouver envers eux une espèce de rancœur, de ressentiment obscur, de pathologique irritation ; la seule vue d’un kiosque à journaux, à certains moments de la journée, peut me rendre malade.
Bien, ceci est un préambule. J’aurais pu aussi le garder pour moi c’est vrai. Mais comprenez moi. 

Muni de cette prévention, de cette aversion sourde et douloureuse, je n’aurais pas voulu me faire interviewer il y a quelques semaines par un magazine très diffusé. J’ai résisté longtemps. Puis j’ai cédé, un peu par faiblesse (je ne suis pas capable de m’obstiner longtemps à refuser une faveur), un peu par ingénuité (j’ai toujours l’illusion que les choses puissent se passer mieux que ce que l’on prévoit par expérience). Et ainsi je me suis fait interviewer par une journaliste : une dame encore jeune, un peu pâle, mais aux traits durs : une typique femme qui vient de Province et qui vit seule, de son travail. 

J’en ai eu une bonne impression ; et je ne pouvais pas trahir le respect que j’éprouvais pour elle en lui donnant une interview de manière calculée, froide. J’ai bavardé comme avec une amie. C’était aussi mon premier jour de vacance après le long travail de Mamma Roma : j’étais d’assez bonne humeur. Je suis allé la chercher chez elle, dans un blanc et brûlant appartement du LungoTevere, nous avons roulé festivement sur la route de la Mer, vers Ostia, nous nous sommes baignés, dans cette paix qui est presque un vacarme des jours les plus purs de l’été. Et nous avons bavardé d’un peu de tout : de cinéma, de littérature, de nous. Pour autant que me consentait mon éternelle timidité, j’essayais d’être entièrement sincère avec elle, et je l’étais sans me forcer en réalité. Peut-être parce qu’elle connaissait son métier, comme un bon médecin, un bon avocat, qui savent écouter et te faire dire, presque en silence, ce qu’il est nécessaire que tu dises. Je m’en rendais compte et je le respectais son métier. C’était un titre de mérite pour elle, par rapport à moi. 

Elle aussi, du reste, elle me parlait d’elle-même, de ses problèmes : l’histoire de son mariage, l’histoire de son travail : et son fils. Voilà, son fils, un adolescent de quatorze ou quinze ans, né d’un mariage heureux-malheureux, et maintenant seul avec elle : un fils fasciste.
Pourquoi était-il fasciste ? Peut-être par protestation contre elle : l’éternelle polémique des enfants contre les parents, quand les parents, de quelque manière, font l’objet d’une élémentaire et inconsciente condamnation morale. Ou peut-être parce qu’il avait été abandonné à lui-même pendant de nombreux mois, avec une gouvernante indifférente, dans un des beaux-quartiers de la ville, avec des camarades d’école riches et stupides et , pratiquement, tous fascistes. Une série de concomitances. Pour créer ce fait absurde, douloureux : à faire serrer les poings de rage, à nouer la gorge d’exaspération. 

Elle, la mère, était préoccupée, comme d’un petit drame familial et social. Elle me disait qu’elle était en train de lutter contre son fils, en essayant de ne pas abuser de son pouvoir, de ne pas faire du chantage au nom de son autorité de mère ou de l’expérience. C’était difficile , en somme. Elle l’avait emmené voir All’armi siam fascisti, et elle espérait, non sans quelque bon résultat. Le duce, au moins, était apparu au jeune garçon comme une figure un peu folle et ridicule. 

Puis le discours sur son fils tomba, selon la souplesse mondaine des colloques du genre, et nous passâmes à autre chose. 

Ainsi cette fille au visage nu et dur, disparut, avec la première journée des vacances d’été, de mon existence compliquée. 

Quelques semaines plus tard, sortit son papier dans le magazine. C’était tout ce qu’on pouvait écrire de plus blessant à mon égard. Blessant parce qu’écrit non pas par l’habituel imbécile qui me déteste au nom de ses patrons réels ou imaginaires, mais par une personne éduquée, civile, à un bon niveau journalistique. J’étais blessé par le fait de voir renvoyés, par cette personne qui m’était parue respectable, tous les lieux communs que des personnes indignes de tout respect ont accumulés sur moi, pour en faire ce masque de Nouveau Théâtre dell’Arte dont je parlais : « les expériences violentes », « la poésie maudite », l’habileté en affaires, la gratuité de l’usage du dialecte et de l’argot. Jugements de provincial et d’ignorant, que presque par inertie, mon amie d’un jour a répétés avec l’ivresse qui fait un clin d’œil à travers le lieu commun à de sordides complices. 



Voilà une opération fasciste : mais fasciste dans le fond, dans les recoins les plus secrets de l’âme. L’Italie est en train de pourrir dans un bien-être qui est égoïsme, stupidité, inculture, commérages, moralisme, coercition, conformisme. Se prêter de quelque manière que ce soit à contribuer à ce pourrissement, voilà maintenant le fascisme. Etre laïques, libéraux, ne signifie rien, quand il manque cette force morale qui réussisse à vaincre la tentation d’être partie prenante d’un monde qui apparemment fonctionne, avec ses lois attirantes et cruelles. Il n’y a pas besoin d’être fort pour affronter le fascisme dans ses formes délirantes et ridicules. Il faut être très forts pour affronter le fascisme comme normalité, comme codification, je dirais allègre, mondaine, socialement élue, du fond brutalement égoïste d’une société. 

Au fond le fils est moins fasciste que la mère : ou du moins dans son fascisme il y a quelque chose de noble, dont lui même ne peut pas être certainement conscient : une protestation, une colère. Dans son honnêteté d’adolescent, il comprend que le monde dans lequel il vit est au fond atroce. Et il se jette contre, avec la force du scandale que donne à un jeune garçon son idée du fascisme. Le fascisme de la mère est au contraire abandon moral, complicité avec la manipulation artificielle des idées avec lesquelles le néocapitalisme est en train de former son nouveau pouvoir. 

Je confesse que j’ai eu un moment de rage quasi poétique contre cette mère. Et je me suis pris à penser que ce fils fasciste elle se le méritait, c’était juste : c’était une fatalité qui avait un équilibre juste entre donner et recevoir. Et même m’est venue l’impulsion, aussitôt réprimée, car enfin de compte ç’aurait été méchant, d’écrire un épigramme ; un épigramme avec lequel souhaiter à mes ennemis bourgeois des enfants fascistes. Que vous ayez des fils fascistes – voilà la nouvelle malédiction – des fils fascistes, qu’ils vous détruisent avec des idées nées de vos idées, de la haine née de votre haine.