NI DROITE, NI GAUCHE
Le régime de Fiume est difficilement classable. D’aucuns le qualifieront de «
pré-fasciste »[7], calquant a-posteriori
un schéma linéaire négligeant totalement son originalité qui à bien des égards
va à l’encontre de cette thèse[8]. Si en effet l’on considère ce régime dans la
perspective du « Ni droite ni gauche », alors nous émettons l’hypothèse que
nous pouvons envisager le « ni droite ni gauche » de trois manières différentes
voire opposées. Il existe le « Ni droite ni gauche » fasciste, le « Ni droite
ni gauche on hésite» centriste, et le « Ni droite ni gauche » antitotalitaire
pouvant être traduit par l’expérience de Fiume.
Selon Zeev Sternhell, le fascisme constitue «
avant tout un refus du « matérialisme », c’est-à-dire de l’essentiel de
l’héritage intellectuel des XVIIème siècle et XVIIIème siècle français et
anglais. C’est bien cette révolte contre le matérialisme qui permet la
convergence du nationalisme anti-libéral et anti-bourgeois, et son opposition
au matérialisme historique en fait l’allié naturel du nationalisme radical.
Cette synthèse symbolise le refus d’un certain type de civilisation dont le
libéralisme et le marxisme ne représentent que deux aspects.[9] ». Cette thèse
nous semble t-il expose deux contre-vérités. La première consiste à avancer que
le fascisme s’oppose fondamentalement au matérialisme, qui plus est marxiste,
et que par conséquent la lutte contre le fascisme n’est possible qu’en étant
libéral ou marxiste. La seconde, par voie de conséquence, suppose que les
opposants au matérialisme et à l’héritage des lumières seraient pré-fascistes.
En ce qui concerne la première, donc, Sternhell a tendance à oublier que
Mussolini est bien plus marqué par le marxisme qu’il ne veut bien le concéder,
aussi écrivait-il en 1913 : « Dans le marxisme qui, de toutes les doctrines
socialistes, est le système le plus organique, tout peut prêter à controverse,
mais rien n’a fait faillite.[10] » Autrement dit la dimension organique du
marxisme permet de fournir un cadre révolutionnaire où notamment le parti,
contrairement à ce qu’affirme Sternhell[11], n’est pas seulement une question
tactique mais doctrinale : seule la dictature peut permettre la révolution de
s’imposer. Or ici l’esprit de Fiume transcende cette logique de rivalité mimétique bolchévisme/fascisme,
notamment par son refus de l’absorption de l’individu par l’Etat. Enfin, ce qui
invalide la thèse selon laquelle Fiume serait une simple étape vers le fascisme
est sans doute le phénomène des Arditi, dont Zternhell ne parle d’ailleurs à
peine dans ses ouvrages. Les Arditi del Popolo sont issus d’une initiative de
l’anarchiste Argo Secondari et de Mario Carli afin de s’opposer aux chemises
noires fascistes et ont pris une part active considérable lors de l’épopée de
Fiume. L’évènement qui eut sans doute le plus de retentissement fut la défense
de Parme en 1922 des Arditi contre les « squadristi » fascistes : grâce à l’appui
de la population on parle de 350 Arditi del Popolo, commandés par Antonio Cieri
et Guido Picelli, qui par ailleurs mourront lors de la guerre Espagne, ayant repoussé 20 000 « squadristi »
fascistes sous les ordres de Robert Farrinaci puis de Italo Balbo. Ardo
Secondari pouvait écrire en 1921 : «
Tant que les fascistes continueront à brûler nos maisons du peuple,
maisons sacrées des travailleurs, tant que les fascistes assassineront les
frères ouvriers, tant qu'ils continueront la guerre fratricide, les Arditi
d'Italie ne pourront rien avoir de commun avec eux. Un sillon profond de sang
et de décombres fumants divisent les fascistes et les Arditi. [12] » Mais les
Arditi, lâchés par les sociaux démocrates et le Parti communiste d’Italie dans
la lutte antifasciste, perdent cependant la bataille dont l’issue est la marche
sur Rome, en octobre 1922.
Concernant le second argument qui voudrait que
l’antilibéralisme et l’antimarxisme, regroupé sous le terme «
d’antimatérialisme » constituent la matrice du fascisme, il faudrait alors
considérer que les catholiques sont pré-fascistes, ainsi que la plupart des
anarchistes, mais aussi Péguy ou Chesterton et dans une certaine mesure même
Hannah Arendt (qui ne serait pas « pré-» mais « proto-fasciste ») qui n’a pas manqué
de vivement critiquer la modernité bourgeoise via Hobbes dans Les origines du
totalitarisme. Or ce que l’opération de Sternhell permet d’occulter en se
focalisant sur les origines du fascisme, ce sont bien les origines du
totalitarisme dont la matrice est ce type de civilisation dont Sternhell parle.
Ici l’antifascisme, qui n’est qu’un antifascisme de façade dès lors qu’il
brouille plus les cartes qu’il ne les éclaire, permet de faire l’impasse sur la
critique du totalitarisme et de dédouaner à la fois libéralisme et marxisme.
Comme pouvait l’écrire Camus, « la tyrannie totalitaire ne s’édifie pas sur les
vertus des totalitaires. Elle s’édifie sur les fautes des libéraux.[13] »
Nous retrouvons dans l’épopée de Fiume un
fragile équilibre entre les extrêmes qui les neutralise dans une radicalité
anti-totalitaire. Ici les propos d’Arnaud Dandieu, un non-conformiste des
années trente, nous paraît bien illustrer cette position : « Nous ne sommes ni
de droite ni de gauche, mais s’il faut absolument nous situer en termes
parlementaires, nous répétons que nous sommes à mi-chemin entre l’extrême
droite et l’extrême gauche, par derrière le président tournant le dos à
l’assemblée.[14] »
L’Etat libre de Fiume est anéanti par l’armée
italienne en décembre 1920, soutenue par les « squadristi » fascistes lors de
ce qu’il sera désormais connu comme le « Noël de sang ». L’échec de Fiume est
dû à plusieurs facteurs : géopolitique tout d’abord, avec le rapport de forces
démesuré d’une zone autonome confrontée à l’hostilité des Etats au premier rang
duquel l’Italie: ici le supposé frère complice devient le frère ennemi, qui est
toujours le plus dangereux. D’autre part, la fin de Fiume vient du fait que la
morale héroïque qui y régnait ne se doublait pas de la morale ordinaire dont
parlait Orwell. Largement composés de soldats et d’artistes dont le caractère
ne pouvait se mesurer qu’à l’aune de la grande action, l’absence d’Evènement et
le retour à la normale ne pouvait qu’assécher leur enthousiasme, provoquant si
ce n’est un état de dépression, tout du moins un relâchement des mœurs dû à
l’ennui. Au bout d’un an d’expectative, la foi des combattants de Fiume s’était
en effet réduite à une peau de chagrin. Enfin, cette aventure aux accents
romantiques, en repoussant la raison ordinaire au même titre qu’une rationalité
instrumentale qui aurait pu déboucher sur les purges que connaissent
habituellement les révolutions, ne pouvait avoir qu’un temps. L’intérêt de
cette épopée tragique réside néanmoins dans sa tentative de dépassement des
clivages traditionnels, avec tous les risques que cela comporte, mais qui se
mesurent à l’aune du rêve qu’elle a un moment porté et vécu.
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[7] Nous pensons surtout à Zeev Sternhell et à
ses ouvrages Naissance de l’idéologie fasciste ou Ni droite ni gauche.
[8] De Ambris ne fera même pas parvenir à
Mussolini la constitution de la Régence italienne du Carnaro, bien qu’il l’ait
transmise à tous les directeurs de journaux italiens.
[9] Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche,
l’idéologie fasciste en France, éditions complexe, 2000, p.471.
[10] Mussolini, « Al Largo », Utopia, 22
novembre 1913, p.1.
[11] Cf. Naissance de l’idéologie fasciste,
p.359
[12] Déclaration du lieutenant Argo Secondari à
l'assemblée des Arditi del Popolo du 27 juin 1921, rapporté par l'«Umanità
Nova», Rome, 29 juin 1921.
[13] Albert Camus, Actuelles. Ecrits
politiques., Gallimard, 1950, p.201.
[14] Robert Aron et Arnaud Dandieu, La
révolution nécessaire, Grasset, 1933, préf., p..XI..
Article originellement publié sur Apache
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