Giorgio Agamben est un philosophe italien né en
1942 à Rome,
spécialiste de la pensée de Walter Benjamin, de Heidegger, de Carl Schmitt et de
Jacob Taubes, dont il a édité en Italie les œuvres complètes. Sa réflexion,
tournée le plus souvent vers la question du langage et l’articulation entre théologie
et philosophie, est traversé par une interrogation qui pourrait se résumer
comme suit : quelle est la capacité des régimes modernes à intervenir dans
la vie biologique des individus et à gérer les citoyens comme de simples unités
d’un vivant mesuré et comptabilisé ?
Ce thème, qui a amené Agamben à confronter la pensée foucaldienne
à l’approche heideggerienne et a déjà valu au philosophe italien quelques vives
polémiques, est à nouveau central dans Nudités, recueil de dix articles publiés initialement en 2009 aux éditions Nottetempro sous le titre Nudità.
Le terme nudité fait référence à l’état de celui qui est nu, sans vêtements,
sans parure, sans artifice, sans masque et sans protection. La nudité n’est pas
un état naturel à l’homme. Elle suppose un acte de dissociation que l’on
retrouve dans les grandes cultures monothéistes, de la même manière que les
philosophies orientales ou les rites des religions animistes nous montrent que
dans toutes les sociétés humaines la nudité tend à être cachée. Le
titre pluriel du recueil d’Agamben le montre explicitement : il existe
plusieurs nudités. La nudité chrétienne n’est plus celle des antiques même si
l’homme qui va nu est aussi dans l’Antiquité aristotélicienne celui qui vit
hors de la cité, parmi les bêtes, ou parmi les dieux. Si l’on se
réfère au mythe du paradis perdu, la conscience de la nudité va de pair avec
l’acquisition du savoir, de la conscience de soi et de la conscience de l’autre
dans son altérité la plus éclatante.
La bible enseigne qu’à l’origine de la nudité se trouve la
création et le péché. La création qui a fait l’homme et la femme et le péché
qui les a condamné à l’humaine condition et à la recherche du salut. L’article
éponyme, et le plus long, de l’ouvrage, « Nudités », explicite en
quelque sorte la relation entre la Création et la nature humaine déterminé par
l’Impératif du salut. Le péché, ainsi, n’a pas introduit le mal dans
le monde, il l’a seulement révélé. Il a poussé l’homme à retirer le vêtement de
grâce et à entreprendre de s’interpréter lui-même, dans tout son orgueil. La
nudité qui suit la chute insinue dans la création une imperfection constitutive
et qu’il s’agit en tout état de cause, de couvrir. Le péché, par cette
révélation, produit en même temps cette corruption de la nature dont il donne
la conscience. Il créé car il rend visible. Avant de chasser Adam et Eve du paradis, Dieu
les a revêtu, non pas de simple habits, de la nécessité de la rédemption qui
confère tout son sens à sa création car le péché a révélé l’existence de ce qui
donne sa pleine existence à la création, celle du mal. Adam et Eve, avant la
chute, n’étaient pas nus. Ils étaient recouverts « d’un vêtement de grâce »,
d’un « vêtement de lumière » dont le péché les prive désormais. Sans ce
vêtement de lumière, les voici vraiment dénudés et contraint de se couvrir d’un
habit de feuilles, puis de peaux animales, pour cacher à leurs yeux leur
nudité. Pour Agamben, il n’existe pas, dans le christianisme, de théologie de
la nudité, mais une théologie du vêtement. L’absence de vêtement qui existe
avant le péché n’est pas nudité. Adam et Eve sont alors couverts par le regard
de dieu. Après la chute, leur propre regard leur révèle soudain leur véritable
nudité qu’ils doivent cacher par des vêtements. La nudité n’est révélée qu’à la
faveur de ce changement qui est intervenu dans l’homme. Ainsi, explique Agamben
dans une jolie formule, la féminité « fait de la femme la gardienne tenace de
la nudité paradisiaque. »
La nudité n’est donc jamais une forme stable car elle ne survient
jamais complètement. L’effeuillage, le strip-tease, n’est jamais parfait, la
nudité « ne finit jamais de survenir » car « elle n’est jamais que l’événement
du défaut de la grâce. » La contemplation de la nudité n’est jamais qu’une
recherche toujours inassouvie, même quand l’effeuillage est complet et « que
toutes les parties cachées ont été exhibées effrontément », nous dit Agamben. Cette
nudité ne se soumet d’autant pas à la contemplation qu’elle est synonyme
d’incontrôlable activité des organes génitaux, bestialité à laquelle l’homme
est renvoyé après la chute. La nudité ne laisse jamais apparaître la nature
telle qu’elle était avant la grâce – qui nous est parfaitement inconnue –, elle
nous montre seulement une nature corrompue, orpheline de la grâce : la nudité
laisse le regard insatisfait car elle rappelle à quel point notre nature est entachée
de ce regret et de la nostalgie d’une nudité sans honte. La danse, seule, est
l’art le plus à même de nous rappeler cette grâce perdue, car, nous dit
agamben, « le corps le plus gracieux est le corps nu que ses actes entourent
d’un vêtement invisible en dérobant entièrement sa chair par la magie et la
grâce du mouvement bien que la chair soit totalement présente aux yeux des
spectateurs. »
De même que la nudité est ainsi toujours habillée par la honte ou
par un semblant de grâce qui est comme une lointaine évocation du vêtement de
lumière, le vêtement, le voile, est lui-même toujours fragile et éphémère. Il
est toujours susceptible d’être déchiré ou arraché, faisant courir au porteur
le risque, le risque mortel, de se voir révélé dans la nudité accusatrice de sa
nature corrompue. Si nous vivons, depuis le péché originel dans un monde corrompu,
il nous revient de déchirer ce voile. La notion centrale qui rassemble les dix
articles composant Nudités est celle du dévoilement, dévoilement qui
dépouille l’homme du vêtement de grâce et le pousse hors de la création mais
aussi dévoilement qui est l’œuvre du salut et qui révèle la vraie nature de la
création. L’œuvre du salut s’accomplit à travers le dévoilement nous dit
Agamben, dévoilement qui redonne sens au créé. Ce dévoilement est un
dés-oeuvrement nécessaire, c’est-à-dire une « neutralisation (…) des
gestes, des actions et des œuvres humaines », qui met la création en
repos, qui la situe à nouveau dans le temps sacré, qui suspend les relations
sociales et désactive les valeurs et les pouvoirs en place, comme ce qui s’accomplit
pour le judaïsme dans le shabbat ou depuis l’antiquité dans le carnaval, carne
vale, l’enlèvement des chairs et le désoeuvrement du monde par la fête et
surtout par la danse. « Qu’est-ce que la danse, écrit Agamben, sinon la
libération des corps de ses mouvements utilitaires ? » Le poète a lui
aussi la charge de « dés-œuvrer » l’époque, de la placer en suspens,
de dépouiller les actions des hommes de leur utilité pour leur rendre leur
juste valeur. Le pouvoir de l’ange nous entraîne en avant dans la création mais
celui du prophète est celui de « reprendre, de défaire et d’arrêter le
progrès de la création. » Nous ne serons pas sauvé, dit Agamben, par le
pouvoir angélique (et aussi démoniaque) « avec lequel les hommes
produisent leur œuvre de l’art ou de la technique, de la guerre ou de la paix (…)
mais par le pouvoir à la fois plus humble et plus corporel, qui leur revient en
tant que créatures. »
L’homme ainsi, doit fixer le regard sur son temps pour en
percevoir non la lumière qui l’éblouit et le trompe mais la part d’obscurité.
En opérant une démonstration qui nous rappelle le renversement des clartés dont
un Paulhan taoïste avait si bien parlé dans son texte « Le clair et l’obscur »,
Agamben nous démontre que le contemporain clairvoyant est celui qui ne se
laisse pas aveugler par la lumière du siècle mais qui reçoit en plein visage le
faisceau d’obscurité de son époque et qui saura y discerner la vérité de son
époque. Ce dévoilement nécessaire est accompli dans l’œuvre de Kafka, qui, dans
Le Procès, à l’instar du kalumniator romain (celui coupable de
fausses accusations qui devait porter sur son front la lettre K) intente un
procès contre soi-même qui n’est rien d’autre qu’une mise à nu et une véritable
enquête sur la vérité. Le rôle de kalumniator s’apparente aussi à celui
du bouffon carnavalesque qui opère un renversement des usages et refuse la
fixité des usages imposée aujourd’hui par nos sociétés mécanistes.
Plus que jamais donc, le salut du dévoilement et du désoeuvrement
est l’horizon à la fois théologique et politique d’une époque qui nous fait «
Vivre parmi les spectres » de notre propre histoire et de notre propre langue que
nous ne savons plus qu’ânonner sans en comprendre le sens, comme ses malheureux
vénitiens qui sont exilés en leur ville devenu un spectre touristisé, une ville
morte comme on le dit d’une langue : « habiter Venise, écrit Agamben, c’est
comme étudier le latin. » Notre époque nous travestit sans cesse, elle mêle les
rôles et nous enlève la conscience lucide de ce que nous sommes, de notre
impuissance, de notre nudité originelle. Pire, elle nous attribue, avec les
moyens de la techniques modernes une identité qui réfute notre personne,
c’est-à dire notre persona, notre masque au sens antique et au sens où l’on
vit, masque à travers lequel l’individu acquiert son rôle et son identité
sociale. En négociant à la fois une adhésion et un écart par rapport à ce
masque social, l’individu construit une identité critique et sociale. Le
développement des techniques de classification, d’identification, voire de
production, du vivant, nous arrache ce masque en quelque sorte et nous rend nu
et sans défense à la vie, réduite à une donnée purement biologique.
La nouvelle identité est une identité sans personne où l’espace de
l’éthique que nous étions habitués à concevoir perd son sens et exige qu’on le
repense de fond en comble. Et tant que cela ne sera pas le cas, il est tout à
fait licite de s’attendre à un effondrement généralisé des principes éthiques
personnels qui ont régi l’éthique occidentale pendant des siècles. La réduction
de l’homme à la vie nue est maintenant arrivée à un tel point d’accomplissement
qu’elle se trouve désormais à la base même de l’identité que l’Etat reconnaît à
ses citoyens. Tout comme le déporté d’Auschwitz n’avait plus de nom ni de
nationalité et n’était plus désormais que ce numéro qu’on lui avait tatoué sur
le bras, de la même manière le citoyen contemporain (…) n’est plus défini que
par ses données biométriques et, en dernière instance par une sorte de fatum
antique devenu plus opaque et incompréhensible encore : son ADN. Et pourtant
s’il est vrai que l’homme est celui qui survit indéfiniment à l’humain, s’il y
a encore de l’humanité au-delà de l’inhumain, alors une éthique doit être
possible même au dernier seuil posthistorique où l’humanité occidentale semble
s’être enlisée, tout à la fois hilare et stupéfaite.
A cette horizon glaçant du corps étiqueté, terriblement nu dans sa
réalité purement fonctionnelle et biologique s’oppose l’idée du corps glorieux,
du corps des ressuscités, qui échappe au donné biologique et dont les organes
sont habillés de l’infinie disponibilité des autres usages que la grâce leur
confère. « Le corps glorieux n’est pas un autre corps plus agile et plus beau,
plus lumineux et plus spirituel : c’est le même corps, dans l’acte où le
désoeuvrement le libère de l’enchantement et l’ouvre à un nouvel usage commun
possible. » La grâce recouvrée offre au corps libéré de cet enchantement la
possibilité d’accéder pour la première fois à sa vérité. « De cette manière,
écrit Agamben, lorsqu’elle s’ouvre au baiser – la bouche devient véritablement
bouche, les parties les plus intimes et privées le lieu d’un usage et d’un
plaisir partagés et les gestes habituels l’écriture illisible dont le danseur
déchiffre pour nous tous la signification cachée. » Notre salut se trouve donc
dans la conscience d’un autre usage que celui que l’utilitarisme biologique
réserve à nos corps et dans la nécessité d’un désoeuvrement de la création qui
puisse nous révéler la grâce de la création, « la capacité de se tenir
dans une relation harmonique avec ce qui nous échappe », par un
autre langage qui n’est pas celui de la connaissance mais qui est une danse.
Giorgio Agamben. Nudités. Rivages Poche. 2012
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