mardi 30 juillet 2013

Ma'Arrî, l'emmuré vivant (2)




                          « Sur  le fil de l’angoisse, on aiguise son âme »          



Le poète aveugle du  Xè est un bien étrange personnage pour son époque, tant du point de vue du rapport à Dieu que de celui de l’appréhension du monde. Il faudrait remonter très loin dans le temps, plus proche de nos latitudes, pour trouver dans les œuvres de Pascal et de Kierkegaard un écho lointain du désespoir existentiel éprouvé par Ma’Arrî.


La pensée de Ma’Arri, raison des abîmes

        
         De fait, le poète aux 100 000 vers (en grande partie perdus) se débat avec lui-même autour d’une ligne indépassable, comme un abîme : le territoire borné de la raison. C’est pourquoi l’on n’a jamais pu le mettre dans une case, même s’il a fait l’objet de toutes les condamnations possibles : « rationaliste », « hérétique », « druze », « soufi », « brahmane », etc. Rien de tout cela ne saurait identifier ce maître du paradoxe qui avait trouvé dans la raison le moyen d’atteindre la divinité. « Eprouver son propre néant, et désirer l’infini », telle pourrait être sa devise, celle qui oblige l’être à se retrancher de tout pour mieux approcher l’insondable – sans jamais pouvoir le conquérir. 


                            « Le vin, disent-ils, emporte loin

                            Des poitrines les soucis anciens.

                            S’il n’emportait avec la raison,

                            Je serais devenu à raison

                            Frère des buveurs et du raisin. »


         La lucidité implacable de Ma’Arrî s’applique en priorité à déjouer le plus grand des pièges que l’homme s’est fabriqué : parler au nom de Dieu, et s’en faire l’interprète privilégié. Aussi ne cessera-t-il de dénoncer tout à la fois la caste des professionnels de la foi, la duplicité des accents messianiques, l’enfermement des rituels religieux et même la vanité des mystiques soufis et autres anachorètes de l’esprit. On comprend sans mal que ses poèmes sentent encore aujourd’hui le soufre, et ne se récitent que du bout des lèvres. 


                            « Ils ont vicié la religion, ces traîtres,

                            Jusqu’à en faire, au mieux, un épervier

                            Obéissant au poing du fauconnier,

                            Un chien courant dévoué à son maître. »


         Quel est donc le chemin divin suivi par Ma’Arrî ? C’est celui d’un jeu, ou d’un pari aurait ajouté Pascal, qui exalte toutes les contradictions de l’être jusqu’à se perdre dans les circonvolutions de la raison. Et là, dans ce bouge sombre et sans nom, il convient de s’en remettre à l’au-delà de la raison, cette vérité qui se cache et se manifeste sous les mots alambiqués de Dieu. Il faut en quelque sorte suivre la raison dans son chemin de désolation – la seule et unique vérité (relative) de l’être en vie – pour épouser l’effort et la vertu. 

           Une éthique du pauvre qui consiste à s’en remettre, une fois qu’il n’y a plus rien, à la miséricorde divine. Ce que fera Ma’Arrî au travers de son ascèse, comprise comme un impératif sans objet que l’inconnaissable. Un jeu absurde, puisque sans vainqueur, mais un jeu qui soulage de l’existence venimeuse, et ouvre une brèche dans la raison même, une brèche qui laisse passer un filet de lumière fragile dans l’obscurité totale – sachant qu’il est impossible à l’homme de franchir cette brèche. 


                            « La mort s’est faufilée dans le noir,

                            Comme les gens s’étaient assoupis.

                            Elle s’est redressée sans surseoir

                            Tandis que nous étions tous assis.

                            Et c’est là, mon Dieu, c’est bien cela,

                            Le pas le plus difficile à faire :

                            C’est comme si le corps se forçât

                            A gravir l’air en entrant sous terre.

                            Mort, ma vie flotte en nuées qui pleurent,

                            Et mes mots tonnent en ton honneur. »


         Jusqu'au bout de son ascèse, le poète décharné ne s'est jamais laissé aller à l'extase mystique, aux belles divagations de l'âme emportée. Non ! Il a continué à disséquer le réel pour mieux témoigner de ce qu'est la foi d'un homme de raison. Un abîme sans nom. 
  

                            « Et chaque arbuste d’os, hérissant sa ramure,

                            Va récolter sa part de sang, sa sève impure. »[1]



                                         Ma'Arrî décapité par ses descendants...


[1] Les extraits de poèmes qui illustrent cet article sont issus du précieux ouvrage, Ma’Arrî. Les Impératifs, poèmes de l’ascèse, traduits de l’arabe, présentés et commentés par Hoa Hoï Vuong et Patrick Mégarnabé, Paris, Sinbad, 2009, 254 p.

samedi 27 juillet 2013

Ma'Arrî, l'emmuré vivant (1)



                  « Notre vie est un pont,
Un pont jeté entre deux morts.
D’un néant l’autre, allons.
Qui passe le pont se fait tort. »



          
            Depuis le XIXè siècle, les écrivains n’ont cessé d’explorer l’inconscient d’une Europe au bord de l’abîme. Certes, l’inquiétude n’est pas neuve, mais prend une tournure de plus en plus tragique depuis le diagnostic posé par Ernst Nolte dans La guerre civile européenne. Les poètes avaient déjà ressenti dans leurs chairs profondes les poussées d’une âme à l’agonie, les sursauts d’une vie exténuée. Le sentiment que quelque chose se termine, aussi bien dans la solitude de l’être que dans l’imaginaire de la société, dominait et domine toujours le vieux continent. Comme si le triomphe de la raison emportait, par ricochets successifs, les restes d’une âme par trop mélancolique.

        Déréliction proprement européenne ? Quelle n’a pas été notre surprise de trouver un poète du Xè siècle, né dans une bourgade du sud d’Alep, se faire l’écho lointain de ce désespoir existentiel, et ce, au nom de la raison récurée jusqu’au vide. Ma’Arrî, tel est le nom de l’un des plus grands poètes arabes dont les rimes grondent encore dans le sous-sol musulman – son œuvre étant interdite dans de nombreux pays.

La vie de Ma’Arrî, éternelle nuit noire


         Né à la fin du Xè siècle dans un empire Abasside en proie à des guerres impitoyables, le jeune Ma’Arrî devient aveugle à l’âge de 4 ans (varicelle) et entre dans la nuit universelle, « ce désert ténébreux, dénué de repère, où se perdent les éclaireurs ». Issu d’une famille de juges, il se consacre aux études et fait preuve, très tôt, d’une habileté poétique à tordre le monde sous le poids des mots. 


                  « Tiens les yeux rabaissés, comme aveugle à ce monde.
                  Et tiens-toi silencieux, la bouche cousue d’ombre. » 


         Après le décès de son père, Ma’Arrî part étudier à Alep et revient dans son bourg natal pour y mener une vie modeste de poète. Cassé, d’allure frêle, le visage marqué par la petite vérole, le poète aveugle rencontre un succès de plus en plus retentissant qui le mène jusqu’aux portes de Bagdad, parmi les cercles intellectuels influents de l’Empire. Las, Ma’Arrî ne découvre que caquetages, malveillances et turpitudes, ce qui le convainc du caractère damné de la vie sur terre. 


                  « Que Dieu nous secoure, nul n’est épargné
                    Par le mal : araignée du soir, désespoir." 


     A l’âge de 36 ans, il reprend la route de son village natal, malheureusement trop tard, puisque sa mère s’éteint juste avant son arrivée. Deux années passent avant que le poète aveugle ne s’impose une seconde incarcération, celle de son logis, dont il ne ressortira quasiment plus jusqu’à la fin de sa vie. 


                  « Regarde bien mon corps :
                  C’est un lambeau de chair
                  A coudre sur la terre. »


         Entretemps, Ma’Arrî s’est effectivement imposé une autre ascèse, celle de n’ingérer pratiquement aucune nourriture. Il est devenu végétalien, en compassion pour le monde et en obéissance à Dieu. Point de théorie chez lui ou, tout du moins, une multitude de propos qui se contredisent et se cristallisent dans un mot d’ordre : l’impératif de l’ascèse. 


                  « Je me trouve enfermé au sein de trois prisons.

       Que nul ne songe à déterrer ma vie abjecte.

Frappé de cécité, reclus dans ma maison,

J’ai l’âme incarcérée au fond d’un corps infect. »


         On pourrait croire, à lire Ma’Arrî, qu’il s’inscrit dans la veine des grands nihilistes européens, une sorte de Stavroguine des sables. Il n’en est rien. Comme si derrière le tranchant des mots et la lame des criminels, coulait un peu de ciel bleu, par dépit, ou ordre du monde. C’est là, dans ses trois nuits, que Ma’Arrî se rit de lui-même et finit même par croire en Dieu, comme un pari, avec Pascal. Décidément, ce poète arabe tient sans relâche la bride du temps, et chevauche le cheval fou du diable. 


                  « Tenez, j’ai pour vous un conseil inouï :
                  Faire l’idiot ne vous met plus à l’abri. »
        

A suivre: La pensée de Ma’Arri, raison des abîmes.

 

 

jeudi 18 juillet 2013

François-Marin Fleutot: un royaliste sur les barricades - Radio Samovar (1)




Radio Samovar est une webradio dont les animateurs ont pour modeste projet de mettre en ligne des entretiens réalisés avec des personnalités – écrivains, essayistes, artistes, agitateurs,  ou artisans… - qui sont les témoins de notre époque et de son histoire et dont il importe de diffuser la pensée et de rendre le témoignage accessible. La publication de ces entretiens continuera, avec une périodicité plus ou moins régulière, et sera assuré notamment sur Idiocratie et sur tous les sites ou blogs auxquels il conviendra de relayer les conversations autour du Samovar.
Pour ce premier entretien, François-Marin Fleutot, écrivain et historien (Des royalistes dans la résistance. Flammarion. 2000 ; Les mythes du seigneur des anneaux. Edition du Rocher. 2003) retrace son apprentissage de la politique, entre la Nouvelle Action Royaliste et les barricades de mai 1968. L’occasion de revenir sur une époque de bouillonnement intellectuel, dont les interprétations manichéennes font oublier la complexité, durant laquelle royalistes et anarchistes font parfois le coup de poing ensemble, tantôt contre les trotskistes, tantôt contre Occident ou Ordre nouveau, et où l’on peut croiser des chouans fumeurs de haschisch, des chanteurs révoltés, des blessés, parfois même des morts, et beaucoup de figures singulières de l’histoire politique française des années 1970.


Entretien avec François-Marin Fleutot - cliquer sur l'image (ci-dessus) ou sur le lien youtube (ci-dessous)
                                     

samedi 13 juillet 2013

L'Egypte ou l'histoire malmenée (2)



      Moubarak qui succède à Sadate, assassiné en 1981, s’impose comme le parfait continuateur de la politique de l’Infitah. La conséquence en est la stagnation relative du marché intérieur dans les années 80 et 90, dans un pays pourtant en pleine expansion démographique mais où le pouvoir d’achat de la population reste très faible. L’Egypte reste en queue de liste des pays développés, marquée par une opposition entre une élite urbaine enrichie et une Egypte provinciale et rurale beaucoup plus pauvre. Le nassérisme a cependant contribué au développement précoce de l’instruction publique et de l’enseignement littéraire et scientifique (dès le XIXe siècle, voir l'article suivant) dans un pays où le chômage est un fléau national. En conséquence, l’Egypte pourrait caricaturalement être décrite aujourd’hui comme un pays de diplômés sans  emplois (ou au contraire jonglant avec les petits boulots), une situation qui pourrait donner à réfléchir aux défenseurs du dogme de « 80% d’une classe d’âge au bac » en France. L’Egypte a cependant été désignée comme « meilleur réformateur mondial » par le programme Doing Business de la BM en 2007, consécration pour l’Infitah de Sadate (réduction des taxes, privatisations…etc), avec 7% de croissance entre 2006 et 2008, 4,9% en 2009. Elle occupe pourtant toujours le 111e rang à l’IDH et 44% de la pop en dessous du seuil de2$/jour.

Sur le plan de la politique extérieure et intérieure, la ligne imposée est celle de la recherche de l’alliance américaine, parallèlement à la normalisation des relations avec Israël et d’une réislamisation de la société largement entamée sous le règne de Sadate et poursuivie sous celui de Moubarak. L’Etat égyptien post-nassérien reste très autoritaire et se replie sur un Islam puritain. En 1980, la Charia redevient la source principale de la législation et l’activisme des mouvements islamiques est très largement toléré par Sadate, notamment pour lutter contre « l’opposition gauchiste », dans le cadre de la nouvelle alliance avec l’occident. Cette politique est si efficace que Sadate finira, comme on le sait, assassiné par le militant islamiste Khalid Istambouli. Sous Moubarak, l’islam officiel et rigoriste est contrôlé par l’Etat, notamment par le biais de la mainmise exercée sur l’université Al Azhar, grande institution religieuse fondée par les musulmans fatimides en 969, dont les oulémas ont autant d’importance dans cette partie du monde arabe et au Maghreb que les représentants religieux de l’Arabie Saoudite et d’une péninsule arabique excentrée. Moubarak accueille d’ailleurs avec joie le grand discours de réconciliation du président Obama avec le monde musulman à l’université Al Azhar le 4 juillet 2009, signe à la fois de l’ancrage occidental et de l’alliance avec un islamisme « apprivoisé ». Comme le rappelle Pierre Blanc, rédacteur en chef de Confluences Méditerranée, « (…) à l’Arabisme et au non-alignement choisis par Nasser a succédé une certaine inféodation à l’extérieur, surtout aux Etats-Unis dont le libéralisme économique a contribué à imprégner également le discours et les pratiques économiques en Egypte. » (Automne 2010. N°75). L’alliance avec l’occident a cependant été récompensée. La participation de l’armée égyptienne à la coalition contre Saddam a permis au pays de voir effacer d’un coup d’éponge 30% de sa dette extérieure…et de se débarrasser durablement d’un concurrent sérieux dans la région. L’alliance américaine a justifié la lutte systématique contre tous les partis « de gauche » et l’étouffement de l’opposition réellement démocratique au profit de la complaisance vis-à-vis de l’islamisme des Frères musulmans et d’autres mouvances radicales. Juste avant sa mort, Anouar el-Sadate avait même fait enfermer le pape copte Shenouda III dans un monastère, en raison de son nationalisme jugé incontrôlable et de son intransigeance vis-à-vis de la question palestinienne. Les Frères Musulmans ont pu envoyer 88 parlementaires à l’assemblée lors des élections de 2005, ce qui permettait au pouvoir d’effrayer quelque peu l’occident tout en contrôlant plus étroitement les Frères associés au pouvoir. Dans le même temps, les libertés individuelles se restreignaient de plus en plus, suivant en cela l’évolution amorcée dans les années 90.




L’Egypte reste aujourd’hui, pour reprendre les termes de Zbigniew Brzezinski, un « Etat-pivot ». L’aide américaine s’élève à 62 milliards de dollars entre 1977 et 2007 et à 2 milliards par an en 2013 (en comparaison, l’Etat d’Israël reçoit trois milliards par an). Avec le tourisme (14 millions de touristes en 2010 et des recettes de 8 milliards/an) et le canal de Suez (4 milliards/an), l’aide US et la troisième source de revenus de l’Etat égyptien. Le rôle essentiel joué par l’Egypte de Moubarak dans la poursuite du processus de paix israélo-arabe et le règlement du conflit israélo-palestinien a redonné de surcroît à l’Egypte un rôle diplomatique de premier plan. Il n’est donc pas surprenant de voir les Etats-Unis aujourd’hui encore si circonspects vis-à-vis du « coup d’Etat » mené contre le gouvernement Morsi à la solde des Frères Musulmans, qu’ils ont largement et officieusement soutenu contre toute perspective de réémergence du nassérisme ou du « gauchisme nassérien », avec de nouvelles nationalisations à la clé, et par une armée dont ils sont presque les principaux argentiers. « L’armée égyptienne repose sur l’armement américain, les conseillers américains façonnent l’économie égyptienne et remodèlent le système d’éducation ; des entreprises américaines sont visibles partout […] et font glisser la classe moyenne vers un mode de vie américain. » (Anne Alexander)[i].
Sur le plan politique, il faut insister cependant sur la force et l’ancienneté du nationalisme égyptien, qui a joué un rôle historique dans la constitution d’un nationalisme arabe. Dès le début XIXe siècle, l’intellectuel Rifa al-Tahtawi a posé les bases de la Nahda, la renaissance intellectuelle musulmane, avec la publication en 1835 d’un ouvrage (traduit en français sous le nom de L’Or de Paris en 1988) dans lequel il expose les bases d’une modernisation égyptienne compatible avec l’islam. C’est lui qui prend la direction du premier journal égyptien, Al Waqa, fondé par Méhémet Ali en 1828. En 1919, le parti Wafd est une des premières formations politiques qui posent de manière cohérente et construite les bases d’une lutte anticoloniale en Afrique du nord. Les Egyptiens possèdent donc une tradition de l’opposition politique ancienne et leur culture politique est, peut-être plus que tout autre pays d’Afrique du nord, marquée par l’ancienneté de la cohabitation avec la civilisation européenne, ce qui lui confère une diversité et une richesse que l’on ne soupçonne pas forcément de ce côté de la Méditerranée. L’irruption du mouvement Black Bloc, mouvement anarchiste d’inspiration européenne, dans les manifestations de la place Tahrir montre à quel point l’opposition laïque ou non-islamique, étouffée pendant tant d’années, est à nouveau en ébullition. Les Egyptiens n’ont peut-être pas non plus oublié l’alliance historique des Frères Musulmans avec Nasser en 1952 et ils n’ont pas oublié non plus sans doute que si les Frères furent évincés par Nasser, ils sont revenus en force sous Sadate et Moubarak. Pour nombre d’Egyptiens, les Frères apparaissent donc aujourd’hui comme une fausse opposition démocratique qui promeut un Islam radical et possède une culture politique nassérienne et autoritaire.


Rifa al-Tahtawi

Qui peut dire cependant où la lassitude et la manipulation mènera le mouvement Tamarrud (« Rébellion ») qui a obtenu grâce à l’armée la tête de Mohamed Morsi. Aujourd’hui les Frères Musulmans appellent au soulèvement après des affrontements (l’armée parle d’un groupe terroriste et les Frères de la répression d’une manifestation pacifiste) qui ont fait 50 morts. Le rassemblement anti-Morsi prend une tournure très antiaméricaine et une partie de la population accuse les USA de soutenir les Frères Musulmans qui eux-mêmes s'obstinent à se présenter de façon plus ou moins abusive comme la seule force d'opposition qui ait réellement existé sous l'ère Moubarak. L'intervention de l'armée et la déposition de Morsi les a soudain renvoyé à l'époque où Nasser avait rompu l'alliance passée avec eux et avait fait des Frères un ennemi politique. Le crédit lentement gagné par les Frères Musulmans sous Sadate et Moubarak, sous couvert de jouer le rôle d'un parti islamiste d'opposition, a été ruiné par l'intervention de l'armée et la destitution de Morsi. Les Frères ne peuvent que chercher à ruiner la crédibilité du nouveau gouvernement de transition d'Adli Mansour, leur survie politique en dépend. Le massacre de lundi dernier vient servir leurs intérêts. La deuxième formation islamiste du pays, Al Nour, d’inspiration directement salafiste, a retiré, suite aux affrontements et au carnage, son soutien au gouvernement de transition. Alors que le chef de l’armée Abdel Fatah al-Sissi et l’ancien diplomate Mohamed el-Baradei se positionnent autour du président par intérim Adli Mansour (un ancien énarque !), on peut craindre de plus en plus que la société égyptienne se déchire entre aspirations démocratiques, tentation fondamentaliste et nostalgie de la grandeur. Contrairement aux pays voisins qui n’ont jamais, depuis la décolonisation, été capable de s’imposer réellement sur la scène internationale, l’Egypte a connu, certes éphémèrement, une nouvelle heure de gloire dans la seconde moitié du XXe siècle. Elle a joué aussi un rôle historique, avec la création des Frères Musulmans en 1928, dans le développement de l’islamisme. Vers quelle issue penchera désormais ce nouvel acteur de la politique égyptienne que la chape de plomb des années Moubarak avait réduit au silence : le peuple ? A moins qu’une nouvelle fois, manipulations et massacres ne décident à sa place.


Voir au sujet du Black Bloc Egypt, le dossier consacré par Anarchrisme à ce mouvement: iciici et ici





[i] Depuis une dizaine d’années cependant, les liens avec la Russie se sont resserrés tandis qu’un projet de création de ZES pour les entreprises chinoises était même envisagé sur les bords de la mer rouge…pour 2011.  Voir le n°75 de la revue Confluences Méditerranée. http://www.confluences-mediterranee.com/IMG/pdf/Egypte_une_geopolitique.pdf

vendredi 12 juillet 2013

L'Egypte ou l'histoire malmenée.(1)

          Les événements qui se sont déroulés ces derniers jours en Egypte démontrent avec la tragédie syrienne que la démocratisation du Moyen-Orient annoncée par les thuriféraires du "Printemps arabe" s'annoncent plus compliquée et hasardeuse que jamais. Nous proposons aux lecteurs d'Idiocratie un petit survol de l'histoire d'un pays complexe et d'un des plus importants acteurs du Moyen-Orient et de l'Afrique. 

          L’Egypte constitue aujourd’hui une puissance régionale majeure à la fois de l’espace méditerranéen, du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Situé à la confluence de plusieurs espaces géopolitiques, ce pays deux fois grand comme la France a connu une formidable expansion démographique en l’espace de cinquante ans, passant de 25 millions d’habitants au début des années 60 à presque 85 millions aujourd’hui. L’Egypte représente une puissance arabe d’une relative permanence par rapport à ses concurrents successifs dans l’histoire, Damas, Bagdad, Téhéran ou Riyad, ainsi qu’un des pôles les plus importants, si ce n’est le pôle intellectuel le plus important, de l’Islam sunnite. Le Nil ancre enfin l’Egypte dans les réalités de l’Afrique noire et confère au pays une profondeur géopolitique en même temps que culturelle, faisant de l’Egypte une véritable puissance continentale dont la fragilité et l’instabilité inquiète toute la communauté internationale, témoignant du rôle essentiel joué par ce pays dans la géopolitique mondiale depuis la fin de la seconde guerre mondiale.




A la fin de l’année 1949, le lieutenant-colonel Gamal Abdel Nasser, fonde le Comité des officiers libres, dans lequel on retrouve de jeunes officiers encore sous le coup de l’humiliation de la défaite face au jeune Etat d’Israël et parmi lesquels on retrouve également le jeune Anouar el-Sadate, 31 ans à l’époque. Issus d’une nouvelle et embryonnaire classe moyenne égyptienne  ou de milieux très modestes (Nasser, né en 1918, est le fils d’un fonctionnaire des postes, Sadate, né lui aussi en 1918, est issu d’une famille pauvre de treize enfants), ces jeunes gradés, qui assignent tout de suite à leur mouvement une portée révolutionnaire, se font les défenseurs d’un nationalisme arabe encore très imprégné par l’Islam traditionnel.


Les conjurés s’appuient aussi sur le fort sentiment antioccidental qui agite le pays et vise une monarchie égyptienne dénoncée comme étant à la solde des puissances coloniales. En janvier 1952, après l’attaque d’une caserne de la police égyptienne par l’armée britannique, qui tente de garder le contrôle du canal de Suez,  des émeutes éclatent au Caire contre la présence occidentale. Le 22 juillet 1952, Nasser et le Comité des Officiers Libres mènent un coup d’Etat qui aboutit au renversement du roi Farouk (qui s’enfuit à bord de son yacht, le Mahroussa, perpétuant une longue tradition de fuite par la mer, depuis Antoine et Cléopâtre àlors de la bataille d’Actium) et à l’ostracisme de l’ancienne classe politique. Anouar el-Sadate déclare à la radio que « des hommes dignes de confiance se sont chargés de la direction des affaires. » Et, en effet, ses hommes  de confiance se chargent d’évincer rapidement les possibles concurrents, à commencer par le vieux parti Wafd (parti de la délégation, créé à la fin de la Première guerre mondiale), écarté du pouvoir, puis par les Frères Musulmans, organisation panislamique, antioccidentale et anticoloniale créée à Ismaïlia en 1928, dont les représentants avaient rejoint et soutenu le Comité des Officiers Libres dans l’organisation du coup d’Etat du 22 juillet. Même si leur organisation n’est pas interdite tout de suite, les Frères, qui refusent de faire partie du nouveau gouvernement,  deviennent rapidement une force d’opposition au nassérisme. En octobre 1954, un accord est conclu avec les Britanniques, qui doivent quitter le canal en juin 1956. L’accord est dénoncé par les Frères, qui trouvent qu’un délai trop long est laissé aux Britanniques. L’organisation islamique met alors sur pied une tentative d’attentat contre Nasser dont l’échec est sanctionné par une violente répression menée à l’encontre des Frères Musulmans. Cette rupture initiale entre le nassérisme et les Frères Musulmans plane encore aujourd’hui sur les événements politiques qui secouent l’Egypte.




La mise en place par Nasser d’une économie planifiée et nationalisée, ainsi que la nationalisation du canal de Suez, a permis à l’Egypte de disposer de ressources nouvelles qui alimente une croissance de 6% par an dans les années 1960, mais elle entraîne aussi la disparition de toute l’élite économique d’avant-guerre et le développement d’une dette dont les effets sont de moins en moins gommés par une aide soviétique parcimonieuse.
En 1970, quand Nasser meurt, Anouar el-Sadate, qui lui succède, rompt avec la politique de son prédécesseur et promeut l’Infitah, politique d’ouverture économique qui va accentuer la libéralisation de l’économie égyptienne. L’heure est aux désillusions avec la nouvelle humiliation militaire infligée par Israël à l’Egypte en 1967 et Sadate va progressivement rapprocher son pays de l’Occident, signant même une paix séparée avec Israël en 1977. Sur le plan économique, la politique mise en place par Sadate s’accompagne d’un désengagement de l’Etat qui favorise la croissance mais pas le développement économique. En effet, privatisation et libéralisation favorisent le développement des secteurs immobiliers et touristiques par exemple, mais l’industrialisation du pays reste toujours insuffisante et le force à importer massivement les biens manufacturés. L’Egypte cesse d’être autosuffisante sur le plan agricole dès 1974, la classe moyenne que l’Etat pléthorique et clientéliste de Nasser avait néanmoins contribué à développer se paupérise rapidement sous Sadate au profit d’une catégorie plus aisée mais beaucoup plus réduite de la population que les Egyptiens surnommeront par la suite les « chats gras » : importateurs, avocats, opérateurs touristiques, courtiers, fonctionnaires, commissionnaires…etc.  Alors que la classe moyenne est en pleine paupérisation et que l’Egypte rurale vit dans la misère, la classe dirigeante se réfugie dans les quartiers très occidentalisés de Zamalek, Héliopolis et Ma’adi). Les privatisations effectuées sur fond de népotisme et de corruption ont profité à une bourgeoisie proche du régime (dont les Frères ne furent pas exempts dans les dernières années du régime).




(A suivre)

jeudi 11 juillet 2013

Leçons égyptiennes

                 Une analyse de la situation égyptienne par le Professeur du dimanche et El Qanouni. Un article à retrouver sur Apache.

Les analystes et politiques occidentaux, devant les événements d'Egypte qui ont vu la destitution de Morsi par l'armée sous la pression populaire, sont au mieux circonspects, au pire indignés par la remise en cause de la sacro-sainte démocratie procédurale. Cette destitution leur apparaît comme illégitime dès lors que le président avait été démocratiquement élu. Le seul moyen de le déloger du pouvoir ne pouvait que se faire légalement, par la voie des urnes, en attendant quelques années la future élection. Se posent alors plusieurs problèmes qui ne sont pas sans interroger le fonctionnement de nos propres démocraties. 



Les affrontements n’ont pas seulement lieu dans les rues d’Egypte mais aussi sur la toile, et en premier lieu sur la célèbre encyclopédie Wikipedia : doit-on parler de coup d’Etat ou de Révolution en Egypte ? La terminologie adoptée est fondamentale dans la mesure où elle sous-tend un aspect normatif. La dénomination de coup d’Etat, expression qui date du 18 brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte pour mettre fin à la Révolution française, suppose le coup de force d’une faction, souvent de l’armée, pour s’emparer du pouvoir. Elle augure souvent l’ère d’une dictature dans la mesure où le peuple n’est pas à proprement parler constituant (même si cela peut se faire avec son assentiment si ce n’est actif tout du moins tacite comme ce fut le cas avec Napoléon). Inutile de préciser que le terme de coup d’Etat apparaît comme largement péjoratif et illégitime. Le terme de révolution suppose quant à lui, tout d’abord, une large assise populaire. C’est le peuple qui agit, comme fondement en acte de ce que l’on appelle la démo-cratie, le pouvoir du peuple. En cela la révolution apparaît comme légitime dans la mesure où le sujet politique, en l’occurrence le peuple, constitue la source de toute démocratie. Qu’en est-il en Egypte ? Quelques faits. Les élections présidentielles des 17-18 juin 2012, Morsi a obtenu environ 12 millions de voix sur 70 millions en âge de voter (avec notamment une abstention de 65% des inscrits). Dans ce contexte, le défi qu’avait à relever Morsi était de ressouder l’unité nationale et d’être fidèle au mandat que lui avait confié le peuple. Or précisément Morsi n’a pas respecté ce mandat, se constituant comme la simple courroie des Frères musulmans dont la confiscation du pouvoir n’a rien de très démocratique. Très vite il apparaît comme la marionnette d’une secte au service d’intérêts à l’encontre de l’intérêt du pays : il commence ainsi par une « déclaration constitutionnelle »  proclamée le 22 novembre 2012, qui immunise ses décisions contre tout recours judiciaire, ordinaire ou exceptionnel, accordant ainsi une force exécutoire de dernier ressort aux décisions de l’exécutif. D’autre part, il va jusqu’à nommer gouverneur de Louxor le chef du commando qui entraîna la mort de plus de 60 personnes en 1997.Une dizaine de jours avant les manifestations, l’ambassadrice américaine au Caire Ann Paterson a déclaré que le président Mohamed Morsi différait de son prédécesseur Hosni Moubarak et qu’il ne fallait pas faire une comparaison entre eux :«Morsi est un président élu. Moubarak est resté au pouvoir 30 ans et a été renversé, alors que Morsi n’a pas encore terminé sa première année», a-t-elle dit, affirmant que les protestations de la rue ne mèneraient pas à la démocratie stable. Mais le paradoxal soutien américain aux frères musulmans est une autre histoire. Le 30 juin 2013, 22 millions d’Egyptiens (quelques médias avancent le chiffre de 33 millions) sortent dans les rues pour exiger sa démission.

La place Tahrir pendant les dernières manifestations. Source: Ouest-France. 10 juillet 2013

A cette date correspondait la remise de la pétition du mouvement Rebellion (Tamarod)qui a pu récolter 22 millions de signatures, réclamant des élections présidentielles anticipées. Aucune réaction de Morsi. Afin d’éviter une confrontation entre pro et anti-Morsi comme cela avait été le cas le 5 décembre 2012 devant le palais présidentiel (« événements d’al-’ittihâdiyya » dans le lexique révolutionnaire égyptien) L’armée lance un ultimatum de 48 heures au gouvernement pour trouver une solution d’entente. Morsi ne veut toujours rien entendre. Dans un discours prononcé le 2 juillet, il prononce le mot 'Charïya' (légitimité). Le lendemain, le général Abdel Fattah al-Sissi, chef d’Etat-major des armées ministre de la défense lui annonce qu’il a gagné une retraite anticipée. 
Se pose ici bien évidemment la question de l'intervention de l’armée: constitue t-elle un coup d’Etat ? Techniquement, cela paraît plausible. Politiquement, cela ne tient pas la route, tout d’abord parce que l’armée se veut avant tout le relais du peuple : très vite elle a annoncé qu’elle ne désirait en rien gouverner. Son intention est avant tout d’éviter une guerre civile et de remettre le pouvoir au peuple en assurant à ses représentants la tenue de nouvelles élections et la mise ne place d’une nouvelle constitution. Peut-on avoir confiance en de telles déclarations ? L’avenir nous le dira. Le danger principal demeure évidemment que l’armée ne puisse empêcher une guerre civile dont l’emballement renforcerait ses pouvoirs et ajournerait aux calendes grecques le rétablissement de la démocratie. Mais la question demeure celle de la légitimité et de la légalité, hormis toute possibilité du tragique qui demeure, comme aime à le rappeler Castoriadis, le propre du régime démocratique (autrement dit la liberté ne s’éprouve et ne s’exerce pas sans risque) : « la démocratie ne comporte pas d’assurance absolue contre sa propre démesure »[1]. Le peuple peut-il agir hors de la légalité, autrement dit de la démocratie procédurale, pour faire valoir ses droits et sa volonté ? Considérons tout d’abord le principe proprement démocratique : le peuple étant le sujet de la démocratie, la source de sa légitimité, il va de soi qu’il a politiquement le droit d’aller à l’encontre du principe de légalité, que celle-ci cautionne un régime dit « démocratique », « théocratique », « communiste » ou autre. « De même qu’éditer un règlement d’organisation n’épuise pas le pouvoir d’organisation de celui qui a haute main sur l’organisation et le pouvoir d’organisation, de même édicter une constitution ne peut en aucun cas épuiser, absorber ou consommer le pouvoir constituant. Le pouvoir constituant n’est pas abrogé ou évacué parce qu’il est exercé une fois. (…) Cette volonté continue à exister à côté de la constitution et au-dessus d’elle »[2]. Aussi, s’il est vrai qu’ « une décision à la majorité du parlement anglais ne suffirait pas à transformer l’Angleterre en Etat soviétique[3] », il est en revanche tout à fait possible que cette transformation ait lieu si telle est la volonté du peuple britannique. En d’autres termes, la légitimité démocratique est toujours du côté du peuple, qui dans le cas égyptien a voulu destituer Morsi. Les inquiétudes de beaucoup d’occidentaux ne sont pas d’ordre démocratique mais d’ordre libéral : il est nécessaire que des règles et des valeurs soient respectées. Si l’on cède à la volonté du peuple (les libéraux sont souvent anti-démocrates), c’est l’ouverture de la boîte de Pandore : qu’arriverait-il si le gouvernement était menacé chaque fois qu’il trahissait ses mandats ? Et si les sondages exécrables se traduisaient par une manifestation en acte du peuple ? La notable léthargie des peuples d’Occident ne présage rien de tel, qu’ils se rassurent. Mais on comprend que le réveil du monstre populaire égyptien leur fasse peur. Plus intéressant, donc, n’est pas tant la question procédurale que les valeurs et principes qui mobilisent le peuple égyptien. Est-ce que le peuple s’est prononcé en faveur d’une théocratie islamiste ? De l’extermination d’un peuple voisin ? Rien de tout cela. C’est au nom des valeurs démocratiques réclamées dès le début de la Révolution du 25 janvier 2011, Eish… Horreya… Adala Egtemaeya « Pain…Liberté… Justice sociale », au nom des droit fondamentaux « Karama ensaneya » Dignité humaine, au nom d’une certaine décence commune que le peuple s’est relevé le 30 juin 2013 contre un régime qui, au nom de la légalité, vidait la démocratie de toute sa substance pour ne laisser qu’une coquille de procédures obsolètes.



La démocratie n’est pas qu’un régime juridique et procédural. C’est avant toute chose un régime politique, un principe et des valeurs dont aucune norme ne peut épuiser la volonté du peuple, pour le meilleur ou pour le pire. Quelles que soient les dénominations employées pour qualifier ce mouvement, celui-ci demeure avant tout un rappel à l’ordre des valeurs fondatrices de la révolution du peuple égyptien.


[1] Castoriadis, Ce qui fait la Grèce, Seuil, 2004, p.204.
[2] Carl Schmitt, Théorie de la Constitution, PUF, 2008, p.212.
[3] Ibid., p.26.