On
a entendu tout au long de cette campagne de premier tour qu’il fallait voter
utile. Voter utile en votant Macron pour contrer Fillon, voter utile en votant
Fillon pour contrer Macron, voter utile en votant Hamon pour… ah, non,
celui-là, on ne l’a pas trop entendu. C’est bien là la logique pernicieuse de
l’oligarchie démocratique : tout le monde peut se présenter, mais l’on
fustige les candidats qui osent se présenter hors du bipartisme. On les appelle
les « petits » candidats, comme si, par ce sobriquet, on tentait de
leur enlever toute stature politique : rentrez chez vous les petits, ici,
c’est la cour des grands. Nicolas Dupont-Aignan appréciera, lui qui n’est qu’à
deux points du candidat PS. On rigole doucement devant Jean Lassalle, fier
député landais, qui manqua de mourir pour ses convictions, et qui, lui, se mit
véritablement en marche à travers la France, à la rencontre de ce peuple qui
est nôtre. On se moque de son accent pittoresque en oubliant que la France, ce
n’est pas que Saint-Germain des Prés, et que c’est cette diversité d’accents et
de patois qui font la richesse de notre démographie. Jacques Cheminade passe
pour un hurluberlu, un doux-dingue un peu rêveur qui veut aller dans la Lune,
tel le professeur Tournesol de Tintin. Pensez-vous ! Un programme spatial
national ? Et puis quoi encore ? On ricane devant ses velléités de
conquête de Mars, et tant pis si l’on applaudit à tout rompre lorsqu’un
investisseur privé entame exactement le même chantier. Laisser l’exploration
spatial aux mains de capitaux privés, voilà qui est bien plus rassurant que de
le laisser aux mains de l’Etat. Car depuis que la Nation n’existe plus et que
l’Etat lui a succédé, ce dernier n’est plus bon qu’à acquiescer à la politique
bruxelloise, à dépénaliser le cannabis ou à organiser des « journées
de »…
Non,
en vérité, ces candidats, ces votes inutiles sont les plus précieux, les plus
importants : ce sont de vrais votes de convictions. Ces bulletins glissés
dans l’urne sont les voix de ceux qui refusent le fatalisme du « tous
pourris ». Alors, contre le vote utile, votons inutile !
D’aucuns
me diront que je suis naïf, un doux rêveur. Peut-être. Sans doute, même. Mais
il semble que la naïveté ait le vent en poupe en ce moment. Naïveté de croire
que l’on peut sauver la France par le vote. Naïveté de croire qu’un ci-devant apparatchik
du Parti Socialiste, qui fut ministre, sénateur, et qui occupa à peu près tous
les maroquins disponibles ces trente dernières années pouvait être
« anti-système », et, enfin, naïveté de croire qu’en allant voter
Emmanuel Macron, ils feront barrage contre le fascisme, tels d’héroïques Jean
Moulin modernes. Car s’il existe moult raisons de ne pas voter pour le Front
National, voire de s’y opposer, croire que ce parti et sa présidente
représentent le ventre encore fécond de la bête immonde est d’une abyssale
stupidité. Naïveté ou aveuglement, telle est la question. Le peuple français,
depuis les années Mitterrand aime jouer à se faire peur. Coup classique de la
gauche, faire monter le FN permet d’envoyer la base militante dans la rue jouer
aux résistants de carnaval tandis que dans les hémicycles, on fait sans
sourciller le jeu de la Finance. Ce jeu de dupe devrait être éventé, depuis le
temps, mais non : grâce à des militants vieillissants et irrémédiablement
phagocytés par le système et à une jeune garde militante encore naïve, cette
arnaque grossière, vieille comme le monde arrive encore à fonctionner !
Car
le fascisme, ce n’est plus le bruit des bottes qui martèlent au pas de l’oie la
cadence de l’ordre nouveau, c’est celui des pas feutrés dans les couloirs du
parlement européen. Le fascisme moderne, ce n’est plus le salut romain, mais le
geste rapide et agile de la main qui, d’un trait de plume, paraphe un texte qui
dérégulera encore plus les marchés, donnera encore plus de pouvoir au Capital,
et appauvrira encore plus les populations européennes.
Philippe
Muray parlait en 2002 de « quinzaine de la haine anti-FN » dans un
texte qui est plus que jamais d’actualité, car l’on assiste aujourd’hui encore
à un déferlement de violence contre les électeurs FN, forcément bêtes,
forcément racistes, forcément haineux. L’adversaire doit être hideux. Plutôt
que de chercher à le comprendre (pour, par exemple, essayer de le faire changer
d’avis ?), il convient d’exorciser ce démon, de le renvoyer aux enfers
dont il est naturellement originaire. Toute la République se dresse comme un
seul citoyen pour condamner ce résultat abject. L’enfer, c’est les
autres ! Vite, courons place de la République ! Organisons des concerts
solidaires, des manifestations festives, des débats citoyens, ou des
manifestations citoyennes et des débats festifs, les mots étant
interchangeables. Les mêmes rengaines se font entendre, le bal des pleureuses
reprend ! La France a peur ! Aux armes, Citoyen ! No
pasaran ! Ressortons nos pancartes, à la cave depuis 2002, et remplaçons
le nom du père par celui de la fille ! Commandons un uber et allons
manifester place de la République. On attend toujours le filtre Facebook qui
permettra d’avoir une photo de profil aux couleurs de l’antifascisme. Ce serait
la cerise sur le gâteau.
Et
les miséreux dans tout cela ? On s’en fout. Ils sont incultes, beaufs, et
votent FN, ces salauds ! Sous-diplômés, ils ne méritent pas qu’on écoute
leurs peurs, qu’on tente de les comprendre. Ils sont la bête à abattre, ils
feraient mieux de se suicider. Ce qu’ils font d’ailleurs. En France, un
agriculteur se suicide tous les deux jours, dans le plus assourdissant des
silences. Il faut dire qu’ils sont moins sexys que les révoltés de la place de
la République, ou que les marcheurs qui suivent le sémillant Macron, prophète photogénique
des temps modernes.
Et
pendant ce temps, la Finance se réjouit. Pendant que toute la gauche fera la
queue aux bureaux de vote pour faire « barrage à la haine », la Finance
se frotte les mains. Son fascisme à visage humain sera porté en triomphe dans
les urnes. La dictature des marchés pourra continuer, « business as
usual », les plus riches pourront encore plus s’enrichir sur le dos d’un
peuple qui a adoubé son bourreau, le sentiment du devoir accompli dans le cœur.
La France bientôt uberisée pourra goûter aux joies des petits boulots payés une
misère qui font le quotidien du lumpenprolétariat d’Outre-Rhin et le bonheur
des actionnaires.
On
ira voter pour faire barrage, l’ignominie nazie en tête, alors que l’Allemagne
est bel et bien revenue, et a déjà repris le contrôle de l’Europe.
Jean-Luc
Mélenchon, et c’est tout à son honneur, a refusé de donner des consignes de
vote. Droit dans ses bottes, il aurait trahi ses convictions en appelant à
voter pour le candidat de la Finance. Et peut-être aussi parce qu’il connaît la
porosité d’une partie de son électorat avec le Front National.
Jean-Luc
Mélenchon n’est pas passé, Marine Le Pen ne passera pas, et leurs soutiens
auront cela en commun qu’ils pourront garder une image de pureté virginale de
leurs candidats respectif : eux ne pourront pas se sentir floués par leurs
poulains : difficile de trahir son idéal lorsque l’on n’accède pas au
pouvoir. Ils sont dans la meilleure des situations, celle du fantasme. Les
macronistes, eux, risquent d’avoir une sacrée gueule de bois en 2022.
En
attendant, le 7 mai, pendant que la foule dominicale se pressera pour aller
applaudir Daladier de retour de Munich, je boirai une bonne bouteille de vin
rouge, car c’en sera toujours une que Merkel n’aura pas !
La
campagne présidentielle 2017 parvient à des sommets de dadaïsme électoral. A
l’issue des primaires présentées comme un modèle d’innovation et de maturité
politique, tous les favoris des partis qui se sont engagés dans cette aventure
hasardeuse se sont fait dégager comme des malpropres par leurs électeurs
ingrats. Après ce rocambolesque épisode, tandis que le PS explosait
tranquillement, la campagne a immédiatement été confisquée par les juges du
PNF, grâce au zèle du Canard Enchainé.
Mis au pain sec et à l’eau dans le cabinet noir de l’Elysée, François Fillon a
été sommé de rendre des comptes sur l’emploi de sa famille et sur sa
garde-robe, au rythme frénétique des affaires révélées chaque jour par le Monde, Mediapart ou le Canard, avec un empressement méprisant
toute notion de rythme scénique. Pour corser encore un peu plus la joute
médiatico-politique, voilà que le tribun Mélenchon s’invitait à coups de
harangue et de rassemblements populaires dans le quartet des favoris, histoire
de brouiller encore un peu plus les cartes et rendre le travail des instituts
de sondage encore plus difficile, envoyant au passage le malheureux Benoit
Hamon nager dans le petit bain des candidats à moins de 10%. Après les débats à
11, le jeu vidéo de Mélenchon et les diatribes incompréhensibles de Jean
Lassalle, on ne voyait guère ce qui pouvait survenir de plus surréaliste dans
cette campagne improbable. C’était grandement sous-estimer la puissance des
« communicants » et la volonté des candidats de sortir vainqueurs de
la course à la modernité politique. Prêts à tout, y compris à faire campagne
sur Snapchat.
Pardon ? Snapquoi ? Snapchat
est le nouveau réseau social à la mode sur lequel, en lieu et place de statuts
ou de message en 140 caractères, on poste une vidéo de 10 secondes qui reste en
ligne pendant 10 secondes au maximum. En gros vous enregistrez en mode selfie
un message avec des petits effets rigolos avec votre portable et vous postez
vos états d’âmes sur cet équivalent vidéo de Twitter, plébiscité par les ados
et post-ados. On peut ajouter à l’extrait quelques filtres amusants, en se
parant d’un nez de clown, d’un museau de chien ou d’une couronne de fleurs aux
couleurs pimpantes. C’est dispensable, éphémère, plutôt idiot mais tellement
jeune que cela ne pouvait que séduire les politiques avides de fidéliser le
public des 13-18…pardon, des 18-25 ans. Les principaux candidats se sont donc
rués sur l’application pour se prêter à l’exercice de l’interview-Snapchat et
répondre de la manière la plus concise et la plus coolpossible aux multiples questions que leur
posaient les jeunes adeptes du réseau social. Tous les candidats ? Non.
Car dans un petit village de la France Insoumise, l’un d’entre-eux résiste
encore et toujours à l’invasion de la techno-coolitude : Jean-Luc
Mélenchon qui a refusé tout net de se prêter au jeu. Il faut dire qu’en matière
de jeunisme, Jean-Luc, en devenant le héros de son propre jeu vidéo, a déjà
ringardisé tous les autres qui n’avaient plus d’autre choix que d’aller tapiner
sur Snapchat pour ramasser quelques voix supplémentaires. Can’t stenchon the
Mélenchon !
Imagine-t-on le Général de Gaulle sur
Snapchat défiant le quarteron de généraux en retraite avec un museau et des
oreilles de chien ? François Fillon, lui, n’a pas hésité, saisissant cette
occasion de passer au gaullisme 2.0.
« Bienvenue
dans mon QG de campagne, ravi de répondre à vos questions sur
Snapchat ! » Pendant les trois minutes durant lesquelles le candidats
des Républicains se prête au jeu des questions-réponses, on apprend que le
chouchou des juges et des médias aurait voulu devenir ambassadeur ou ingénieur
– « mais comme vous voyez, je n’ai réussi ni l’un ni l’autre », que son
filtre Snapchat préféré est celui des petites lunettes rondes et colorées
accompagné d’un fond musical funky gangsta, qu’il ne peut rien faire pour
baisser le prix des sandwichs grecs et qu’il est en faveur du port de
l’uniforme à l’école. Mais quel bad boy ce Fillon ! Il est vrai cependant
que le principe des quots migratoires passe beaucoup mieux auprès des jeunes
quand on l’explique en vidéo sur internet avec des lunettes roses sur le nez
sur un fond de rap bien smooth. Qui sait, peut-être que c’est aussi le filtre
Snapchat que le Général aurait préféré lui aussi ?
Dans le genre badass, Marine Le Pen
déchire tout elle aussi sur Snapchat. Son filtre préféré à elle, c’est le
museau de chien avec les oreilles qui pendent sur les côtés qui lui donnent un
air choupinou quand elle défend la reconquête de la souveraineté nationale et
qu’elle condamne l’islamisme. Mais elle répond néanmoins à une internaute
qu’elle connaît cependant bien le monde arabe et qu’elle le respecte. La
preuve, elle chante du Dalida en ligne : « J’ai mis de l’or sur mes
cheveux et un peu de noir sur mes yeux… » pour séduire les électeurs
certainement.
Difficile de savoir si Marine Le Pen qui chante du Dalida avec
des oreilles de chien sur Snapchat, cela séduit les jeunes, mais ce qui est
certain c’est qu’elle doit sérieusement revoir ses goûts en matière de
décoration d’intérieur ou du moins faire preuve de plus de discrétion en la
matière quand elle poste des vidéos sur les réseaux sociaux. Parce qu’il faut
bien reconnaître que la fresque offerte par la peintre militante russe Maria
Katasonova représentant la patronne du FN encadrée par Vladimir Poutine et
Donald Trump et portraiturée dans la meilleure tradition du réalisme
socialiste, ça pique franchement les yeux…
Rien, cependant, ne pourra égaler le
détachement et le mojo de Benoit Hamon, auquel on décernera sans hésiter le
prix « Jeune et cool 2017 » de la politique française. Benoit sait
faire plaisir à ceux qui lui posent les bonnes questions : « Pas
besoin de 10 secondes pour vous dire qu’avec moi vous allez percevoir le Revenu
Universel d’Existence ! », soit 600 € mininum pour les étudiants qui
seront désormais au RUE et plus à la rue. « Et si mon cousin du bled Hamid
vient en Erasmus, demande un autre internaute inquiet de connaître le degré
d’ouverture du candidat socialiste, il pourra toucher le Revenu Universel
aussi ? » Aucun problème répond Benoit Hamon, il faut juste attendre,
pour que le cousin Hamid puisse s’inscrire en Erasmus, que l’Union Européenne se
soit étendue au-delà de la Méditerranée. En plus d’être un esprit tellement
ouvert, Benoit Hamon promet la légalisation du cannabis dès son arrivée au
pouvoir, que demander de plus ? Et son filtre Snapchat préféré, c’est la
couronne de fleur sur la tête, « parce que je ne suis pas avec les écolos
pour rien, alors FLOWER POWER ! »
Pas étonnant qu’en étant aussi cool,
Hamon fasse tourner les têtes. « Je sais pas si tu fais battre le cœur de
la France mais tu fais battre le mien », lui confie une jeune amoureuse
transie dans une vidéo en forme de déclaration d’amour. Face à un tel séducteur,
Emmanuel « Prince Vaillant » Macron fait pâle figure dans son
interview Snapchat avec son filtre déformant tout pourri et son slogan
moisi : « Votez pour moi parce que c’est votre
projet ! » Bon, il a une maquette de la fusée Ariane dans son bureau,
c’est bien mignon mais ça ne suffira pas pour égaler le sex-appeal de Benoit
Hamon qui prévient quand même : « Pour prendre un bain avec moi, il
faut être sérieusement qualifié ! Ma femme et mes filles. Point
barre. » Mélenchon a du juger de son côté qu’Hamon n’était lui-même pas
assez qualifié pour partager le même bain avec lui. Dépité le candidat
socialiste devra se contenter jusqu’au bout de Yannick Jadot…et peut-être de la
star d’internet JérémStar qui propose au socialiste, non pas de prendre un bain
avec lui, mais de partager une douche froide. Ce qu’ils peuvent être mauvais
ces jeunes quand même…
Pendant ce temps, dans la vraie vie de
la vraie réalité, un policier a été abattu et deux autres blessés par un enragé
islamiste sur les Champs-Elysée dans la soirée de jeudi. La fin de la récré
vient à nouveau de sonner tragiquement et la campagne s’achève brutalement en
passant sans coup férir de la clownerie au drame tandis que le retour du réel
pulvérise à nouveau le miroir aux alouettes de la com’.
Non, décidément, on n’imaginerait pas
le général de Gaulle sur Snapchat. On ne l’imaginerait d’ailleurs pas plus
faire campagne en 2017.
Après la guerre des classes annoncée hier par un idiot fulminant, voici aujourd'hui qu'en direct de Mauvaise Nouvelle, Sarah Vajda nous explique pourquoi voter Jean Lassalle.
Cher
Ami,
Tu
me demandes pourquoi j’ai décidé de voter Jean Lassalle au premier tour des
élections présidentielles d’avril 2017. Tu me rappelles qu’il serait plus
judicieux de voter utile dans un monde à la dérive et me susurres le
nom de l’homme à éviter, celui qui n’a d’homme que le nom, sans doute une image
de synthèse dont le graphiste, dans sa vive impatience, aurait oublié le
regard. Tu ajoutes que Lassalle te semble appartenir à la race des hurluberlus,
des doux rêveurs et me rappelles que la politique est chose sérieuse, qui
traîne après elle le malheur des hommes sous toutes les formes : le
chômage, la pauvreté, la misère, le sentiment de délaissement. Tu ajoutes qu’il
s’agit là des sûrs maux qui conduisent l’homme à n’espérer plus rien, le
jettent dans les bras des Méchants, à moins qu’ils ne le poussent à se laisser
doucement dériver et crever au fil des jours et de l’eau.
Je
sais tout cela, mon bon ami et c’est là, raison qui me fait, barrésienne
toujours, me transformer, à l’occasion, en lassalienne. Le moyen pour une
personne telle que moi de ne pas soutenir le fils qui - mimétisme ou
piété ? - retrouve la vocation pastorale ? Le moyen de n’admirer pas
un député, susceptible de se saisir d’un bâton et de se mettre en marche, au
lieu d’entonner de sa voix d’IR le slogan ? 215 jours durant, sur
5 000 kilomètres, le Jean est allé à pied, comme il convient qu’aillent
les hommes, afin de ramener les brebis égarées, non pas sur le chemin de la
réussite managériale ou l’horizon trompeur de la digitalisation pour tous, mais
le chemin de l’espoir. Ridicule ou admirable ? Les deux adjectifs sont
frères, tu le sais d’aimer comme moi les hommes-albatros, ceux qui prétendent
se tenir sur l’adret, loin de l’ubac et de la laideur du monde. De sa montagne,
un député du peuple est descendu. Il ne prétendait ni parler en son nom ni
l’évangéliser. Seulement, âme par âme, s’en venir au devant de chacun. Le geste
est beau. Il émeut. M’émeut, je l’avoue. Accès de gâtisme ou irréalisme
féminin ? Libre à toi d’en juger ! Je sais seulement que chaque jour,
les hommes de bonne volonté, révolutionnaires, rebelles, conservateurs ou
progressistes, ne réclament que l’interruption momentanée ou pérenne de la
déshumanisation en cours et que Lassalle, seul, parmi tous les prétendants à la
dignité suprême, prend acte de cet état des choses.
Que
réclamons-nous d’autre que de ne plus devoir nous adresser à des hologrammes de
chair et à des voix humaines, qui nasillent comme jaspinent les disques
préenregistrés, GPS et consorts, désormais devenus nos nouveaux compagnons de
voyage ? Que demandons-nous d’autre, espérances réduites a minima, que de
ne pas devoir coexister avec des robots à forme humaine et ne pas souffrir que
des algorithmes régissent nos désirs, nos amours, notre santé, nos destins et
nos morts ? De quoi souffrons nous le plus aujourd’hui, navire night,
que de la dématérialisation des corps, des sentiments et des choses ? Que
désirons nous le plus ? Sortir de l’image, du signe et de la soumission
aux technologies, pour retrouver l’usage de nos sens, fruir, une dernière fois,
de la beauté du monde, avant que la planète ne ressemble aux Emirats, à Disney
Land ou à un paysage après la bataille. Que désirons-nous d’autre que de voir
disparaître la figure du Consommateur, substituée à celle du Travailleur selon
Jünger ? Pas grand chose, avoue-le, cher ami. Seul, aujourd’hui, Jean
Lassalle accuse réception de cet humble requête à laquelle déjà nous renonçons,
assujettis, malgré nous, à l’inéluctable. Nous ne croyons ni toi ni moi aux
lendemains chanteurs et savons l’histoire universelle en rien providentielle.
Cahincaha, comme « la petite diligence par les beaux chemins de
France », elle est allée - splendeurs et misères – de la fronde à l’atome,
l’homme ne s’étant redressé que pour accepter un maître, l’autre. Aujourd’hui,
son maître absent et pourtant présent n’est ni le Dieu de la Thora ni celui des
Evangiles ou du Coran ni l’Eveillé mais cette entité sans visage et sans mains,
qu’on dit « marché », contre lequel aucun de nous ne semble rien
pouvoir, conduisant chacun de nous au cœur de la désespérance où l’attendent,
hilares, Arès, Thor ou Tyr, emperruqués de blond platine, chauves, gros ou
petits, dieux de Guerre et de Désolation.
Nous
savons la cohorte de maux, qui accompagnent la domination du marché,
particulièrement et avant toute chose, la sûre disparition du facteur humain.
Ils pullulent comme les rats du jardin des Blancs Manteaux sous le règne de
Dame Hidalgo, architecte du Grand Paris et fossoyeur de Paris. Qu’importe les
moyens ! Je ne te ferai pas l’insulte, à toi qui sait le monde de
l’entreprise, de te rappeler les premiers de ces moyens : l’obligation de
flexibilité, de déracinement et le devoir d’enthousiasme. C’est trop peu de
souffrir, il nous faudra encore baiser la main invisible qui nous détruit
chaque jour davantage jusques à extinction. Tous, pères de famille,
célibataires, artisans ou intellectuels, hommes à la charrue ou à la plume,
nous souffrons, otium contre negocium, qui n’arrivons plus à
vendre le fruit dévalué de nos labeurs et nous savons, condamnés à livrer les
fruits de nos entrailles au Capital, concédant leurs âmes pour un vil SMIC,
augmenté de bonus, aux écoles de commerce, pour qu’ils ne meurent pas tout à
fait !
Toi
et moi, nous savons l’homme promis à l’équarrissage dans la paix comme il le
fut dans la guerre, et nous assistons, stupéfaits, à la rhinocérosalition de
nos contemporains. Le présentéisme efface leur mémoire et nul ne se souvient
plus avoir adoré les rides de son père ou de sa mère et y avoir lu le récit
d’une vie d’homme. Nul ne se souvient plus d’avoir librement pris langue avec
des inconnus, sans passer par un réseau social et avoir contemplé un garçon ou
une fille, sans désirer sur l’instant passer à l’acte, étant de ceux
qu’enchantent les tracés sinueux, la géographie de la carte du Tendre. Je vois,
je veux, je prends. J’ai cinq ans et si tu ne me crois pas… Toi et
moi, je le sais, cher, très cher ami, haïssons ce monde et savons le
meilleur des mondes arrivé, sans que nul ne s’en inquiète vraiment.
« L’ordre des choses ». « On n’arrête pas le Progrès…» Toutes
les maximes des Pères n’y pourront mais. Si nous ne condamnons pas le monde
comme il va à une suspension, un moratoire, Shakespeare et Virgile
disparaîtront et personne, responsabilité illimitée, ne saura plus, Fahrenheit
451, qu’ils eussent jamais existé. Nos amis refusent la souffrance et prennent
du Prozac, les jeunes femmes refusent de mettre au monde aucun enfant
différent, les vieilles dames prennent des mines d’adolescentes et s’offrent
aux amis de leurs fils, quand les vieux Messieurs qui ont un peu de bien
épousent en seconde ou en troisième noces des jeunes personnes de l’âge de
leurs filles et de leurs petites-filles car personne aujourd’hui ne songe plus
à aimer sans posséder ! Rien de nouveau sous le soleil !
Chateaubriand,
tu le sais, aima l’Occitanienne, et David mourant réclama la santé à Bethsabée,
qui, selon les rabbins, chauffa seulement son lit, sans qu’aucun d’eux – ni
René ni David - ne prissent le doux objet de leur amour, ne souhaitassent que
se lève l’indésirable orage d’une passion contre nature. Le capitalisme n’est
pas seulement la guerre de tous contre tous mais la marchandisation de tous, au
lieu que l’amour et l’amitié toujours se rêvaient porteurs de liberté ! En
Esméralda, le vieil Hugo nous fit aimer l’indomptable, Mérimée, avec Carmen
« celle qui choisit », et en l’homme longtemps, les femmes goûtèrent
le rêveur, le voyageur, le marin, celui qui s’éloigne, sans qu’elles fussent
certaines de le revoir un jour. Les humains savaient la vie brève. Aussi
allaient-ils comme ça, à l’instar du « Chat qui s’en va tout seul »
du cher Kipling, d’âme en âme, abeilles butinant ce qui se fera miel. Devenir
soi et sage de surcroît marquait les bornes de nos espérances et la vie lors
semblait, voyage immobile ou voyage réel, une grande aventure. La seule
aventure. Vivre signifiait accumuler les savoirs et les rides jusqu’à l’heure
dernière de rendre grâces, athées ou croyants, à la vie, aux aimés ou à Dieu
pour un si beau voyage, un si copieux banquet. Le capitalisme exige le
contraire. Il réclame la morsure constante du désir et l’insatisfaction
continuelle, la volonté d’acquérir de l’inutile à remplacer sans aucun répit.
Et
Jean Lassalle dans tout ceci ? Candide Lassalle, au risque du saugrenu,
réitère – seul en scène - notre vieille définition de l’homme et paraît
l’unique des candidats à risquer cette posture. Qui d’autre jeûna trente-neuf
jours, c’est terriblement long, pour réfuter publiquement l’ordinaire, la
délocalisation ? Qui d’autre s’est mis en marche dans une France,
redevenue celle de Zola, pour affirmer sa solidarité envers les
invisibles ? Ces gestes dérisoires m’enchantent, particulièrement cette
manière de jacter le patois ou de chanter - Lalaland - à la Chambre pour
signifier l’inanité du discours commun, cette affirmation de l’éminente dignité
du plouc contre l’assurance tranquille des gens de la ville. Je vote Jean
Lassalle parce que Jean est le nom qui revient le plus souvent sur les pierres
tombales des villages de France. Je vote Jean Lassalle parce que ce villageois
incarne la plus parfaite des Lettres de mon moulin, « Les
Etoiles » qui replace la figure du berger -celle d’Abel, d’Abraham, de
Moïse, de David, de Rachel et de Jeanne - au plus haut de l’échelle humaine.
Rien ne me plaît tant que le récit de ce jeune garçon, éperdu d’amour,
protégeant, du manteau de pudeur et de chasteté, la fille de son maître, une
nuit durant. Rien ne me bouleverse plus que la certitude de cet homme
contemplant les étoiles, de tenir contre lui la plus belle et la plus lumineuse
d’entre elles. Sais-tu, mon ami, mon cher, mon très cher ami, pourquoi, aux
yeux de ce jeune illettré, la jeune fille dépasse en beauté la plus brillante
des étoiles ? Elle est vivante et les étoiles sont mortes ! Alphonse
Daudet et Jean Lassalle savent la différence entre « être mort ou être
vivant », différence en voie de disparition, aujourd’hui où chacun réclame
le salut du ciel ou des enfers et accepte - total recall - de
dialoguer avec l’artifice, érigé en science et fait homme.
Vois-tu,
Camarade Editeur, mon jeune ami romancier, je vote Jean Lassalle, parce qu’il
s’impose hurluberlu et que je me souviens de l’Hurluberlu de Jean Anouilh,
insurgé contre la pesée des âmes : cent-vingt morts causeraient plus de
chagrin qu’un seul mort ! Âme par âme. Il se souvient « du pauvre
mort tout seul », celui qui ne représente aucun groupe de pression, ô
pardon, aucune communauté. Ainsi Lassalle s’en allant prendre langue avec les
petits, les sans-grades, les isolés, les villageois, séparés du monde par la
triade - Télévision, Toile et grande disTribution – fait acte de dramaturge
majeur dans la tragédie contemporaine, réintroduisant Poucet et le chat botté à
leur juste place au cœur du roman national, loin de tous les fascismes, brun,
rouge, vert… Je vote Jean Lassalle d’avoir, fille d’émigré et d’une
institutrice, née en France, découvert notre terre d’adoption, lisant Les
Lettres de mon moulin et adolescente, entrevu le reflet de mon âme au
miroir de la Sauvage et d’Antigone. Je vote pour Jean Lassalle, qui certes
« joue sa symphonie sur un piston », pour avoir été une des
biographes de Barrès. Je vote Jean Lassalle pour le chant des montagnes et des
vallées, les appels des bergers dans la nuit, les villages de France, que ne
traversent pas les autoroutes, pour le ranz des vaches, des brebis et des
moutons, avant, qu’abattoir 6, nous ne retournions tous à la grande écorcherie.
Je vote Jean Lassalle pour me savoir appartenir, fille d’Auschwitz et
d’Hiroshima, au Grand troupeau. Je vote pour Jean Lassalle, technicien
agricole, fils de Julien Lassalle, berger et père de Thibaut Lassalle, deuxième
ligne d’Oyonnax, qui a le visage de la France de ma jeunesse désormais exilée,
plagiée, moquée et souillée dans les publicités pour le saucisson et le
camembert. Comme dans la vieille BD du grand Christophe : « C’est dans le
camembert que finit l’épopée ! » Je vote pour Jean Lassalle, un air
de déjà vu, de gaité perdue, un soupçon de provincialisme. Je vote pour Jean
Lassalle, Monsieur Hulot à l’Elysée, le facteur de Jour de fête contre
le snobisme postmoderne. Je vote pour les clowns du vieux Fellini tétant mère
Louve ! Je vote Jean Lassalle pour avoir appris à chérir la littérature
dans les Lettres aux Provinciales du grand Pascal et dans Les
Provinciales de Jean Giraudoux, qui longtemps en compagnie d’Anouilh, qui
l’avait tant admiré et si fort aimé, demeura celui par qui m’advint le goût des
Lettres françaises.
Porte
toi bien toujours. Et au moment de déposer ton bulletin dans l’urne funéraire
de la France littéraire, souviens toi accomplir un service inutile. Tâche que
ce soit un beau geste, un geste vertueux et esthétique. Ferme les yeux et
remémore toi la silhouette et l’allure de ce géant gauche. Il n’est pas beau
mais on ne lui voudrait pas d’autre visage que cette face rude, mal dégrossie
et plissée de sexagénaire encore vigoureux, ce sourire malicieux d’un homme de
paix, qui sait la résistance nécessaire, chaque heure et chaque jour, avant que
tout ne meure. Oublie un instant, je te le demande en grâces, l’utilité du vote
et élis, comme tu le fais toujours, les amitiés françaises, contre toutes les
raisons qui dirigent un monde chaque jour plus déraisonnable !
La
vacuité des élections présidentielles est le reflet parfait d’une société entièrement
soumise à la marchandise ; il n’y règne qu’une seule valeur : la
matière, le quantitatif, le nombre. Pour le dire clairement, la valeur citoyenne
par excellence est désormais devenue celle des chiffres que l’on peut aligner
au bas de son compte en banque et de leur traduction en termes de patrimoine
immobilier. Et il faut avouer que dans ce domaine les plus résolus, les plus
forcenés, les plus impitoyables ne se situent pas au bas de la pyramide sociale
mais à son sommet : ce ne sont pas les « petites gens », souvent
considérés comme jaloux voire haineux vis-à-vis de ceux qui les dominent, mais bien
les gens d’en haut qui jettent des regards fielleux vers cette piétaille qu’il
faut sans cesse rappeler à l’ordre, c’est-à-dire éduquer aux bienfaits de la
mondialisation. En cela, la phrase du milliardaire Warren Buffett est la
traduction parfaite de leur état d’esprit : « Il y a bel et bien une guerre
des classes mais c’est ma classe, la classe des riches qui fait la guerre et c’est
nous qui gagnons ».
Aussi
la montée soudaine du candidat de la gauche radicale, Jean-Luc Mélenchon, dans
les sondages a-t-elle provoqué un véritable sentiment de panique chez les
comptes-en-banque bien garnis. La nomenklature médiatique s’est naturellement
fait le relais de cette peur en coinçant le Mélenchon sur les zones d’ombre vénézualesques de son programme. Toujours revenir aux fondamentaux de la haine de classe pour
rappeler aux « pouilleux » d’où ils viennent : des terres sèches
et arides d’une Amérique latine ruinée ou des heures les plus sombres de l’histoire…
C’est du pareil au même !
Pourtant,
avec près de 9 millions de personnes qui vivent sous le seuil de pauvreté (!)
auxquels il faut ajouter un nombre sans cesse croissant de travailleurs très
modestes (ouvriers, employés, agents administratifs, etc.) et une classe
moyenne en voie de paupérisation accélérée, c’est un véritable vent de révolte
qui souffle sur la France. Seule la classe ultra minoritaire des « très
riches » continue de prospérer dans le casino mondial tandis que la classe
moyenne supérieure se maintient à la surface des eaux et que toute une cohorte
d’héritiers et de retraités se recroqueville sur un mode de vie encore relativement
confortable. A ce petit jeu, il est clair que le nombre des pauvres et
apparentés l’emporte sur celui des riches et des possédants – le ratio
passerait progressivement de 60/40 à 70/30 !
Dans
ce contexte, on saisit avec plus ou moins d’effroi – c’est selon – la fragilité
sur laquelle repose tout l’édifice social, sachant que 100% des responsables
politiques, économiques, médiatiques, culturels, etc. appartiennent évidemment
à la classe d’en haut. Heureusement qu’une bonne partie des très pauvres a tout
simplement déserté la scène électorale. Il reste que les enjeux de l’élection
présidentielle se réduisent aujourd’hui à cet antagonisme viscéral, à peine
recouvert de quelques nappes idéologiques : ceux qui ont à perdre versus ceux qui n’ont plus rien à perdre.
« Nous ne sommes ni de gauche ni de droite, nous sommes ceux d’en bas contre
ceux d’en haut ! » avertissait l’un des slogans de Podemos. S’il est
peu probable que les populistes ne gagnent la partie cette fois-ci, il est
encore moins probable que ceux qui l’emportent ne fassent en sorte que la
situation ne s’améliore pour un peuple qui, décidément, n’est pas fait pour la
démocratie. C’est pourquoi, tôt ou tard, la guerre des classes aura bien lieu !
Il
s'appelle Medhi et travaille comme garçon de café dans un des innombrables
bars-brasseries parisiens dont il porte la livrée blanche et noire, et
l'inévitable décapsuleur accroché à la ceinture comme une décoration. Il doit
avoir 22 ou 23 ans et il résume le phénomène FN chez les 18-25 ans avec un
esprit de synthèse et un sens de la formule redoutables : « des mecs
de mon âge qui votent FN, y en a plein. Des blancs, des noirs, des arabes, des
portos, tout ce que tu veux, tous Français nés en France pour qui Chirac c'est
à peine un souvenir et Mitterrand un nom dans les manuels scolaires. Les vieux
qu'ont une résidence secondaire et deux bagnoles, le FN ça les fait flipper,
ils te parlent de 68 ou de 81, nous on en a rien à foutre de 68 ou de 81, la
seule chose qu'on se dit par rapport au FN c'est 'pourquoi pas ?'. »
« Pourquoi
pas ? » Le résumé en deux mots et un point d'interrogation de toutes
les analyses prodiguées depuis des mois par les politologues qui s'arrachent les
cheveux et se perdent en conjectures savantes pour savoir si cette fois le
Front National peut arriver au pouvoir. Après avoir épuisé toutes les
combinaisons du machiavélisme politique, ils sont toujours bien en peine de
fournir une réponse aussi claire et lapidaire que celle de notre serveur
parisien. Parce que d'une part, les dernières échéances électorales ont envoyé
politologues, sondeurs et « spécialistes de l'extrême-droite » au
placard et d'autre part parce que la victoire du Front National aux prochaines
élections présidentielles est une question première dans le temps court de la
politique mais une question secondaire dans le temps long de l'évolution
sociale. Le véritable enjeu est bien celui de la montée en puissance d'une
nouvelle génération qui s'exprime dans les urnes et dans la rue à défaut de pouvoir
encore le faire autrement. C’est aussi celui de la mise au rencard de
l'interminable génération des soixante-huitards qui, plus qu’aucune autre dans
l'histoire de France aura fait preuve d'un infatigable acharnement à
s'accrocher à ses places, à son pouvoir et à ses privilèges. Il y a bien en
France un conflit de génération qui s'exprime aujourd'hui principalement à
travers la montée du Front National à laquelle répond assez symétriquement
d'ailleurs la violence accrue des banlieues et de la rue et il y a bien un
refus graduellement plus prononcé des valeurs portées par ce que l’historien
Michel Winock avait nommé la « dernière génération intellectuelle »
qui fut celle de mai 68.
Journaliste
et essayiste aujourd'hui en charge du FigaroVox, Alexandre Devecchio
appartient à la génération intermédiaire des trentenaires qui ont grandi entre
Maastricht, le 11 septembre et le 21 avril 2002. Issu du 93, il a fait ses
classes au Bondy Blog, média banlieusard né en marge des émeutes de
2005. En octobre dernier, Alexandre Devecchio a sorti un essai intitulé Les
Nouveaux enfants du siècle qui fait la part belle aux émeutes de 2005,
l’une des crêtes saillantes d’un mouvement profond que l’essayiste identifie comme
une logique d'évolution générationnelle qui structure aujourd'hui la jeunesse
française, celles des banlieues tout d’abord, qu'Alexandre Devecchio connaît
bien pour y avoir passé son enfance et son adolescence, qui « n'écoute
plus Renaud mais Alain Soral, Dieudonné, Houria Bouteldja et, de manière plus
prosaïque et plus inquiétante, le premier imam venu, forcément improvisé mais
immanquablement radical. »[1]
L’ouvrage
d’Alexandre Devecchio, divisé en trois grandes sections, entend mettre en
lumière trois courants – ou plutôt trois évolutions distinctes – qui portent
aujourd’hui la révolte des « nouveaux enfants du siècle ». La
contestation est d’abord celle de la jeunesse banlieusarde, cette
« génération Dieudonné » comme la nomme A. Devecchio, fascinée par le
complotisme, gagnée à l’antisémitisme communautaire et séduite en partie par le
djihad. C’est ensuite et parallèlement la révolte de la « génération
Zemmour » qui s’exprime aujourd’hui, en particulier à travers le vote FN
et les mouvances identitaires, celle des petits blancs des pavillons de
banlieue qui ont grandi sous la grisaille péri-urbaine, ont pour horizon le
chômage de masse et pour quotidien la délinquance endémique des
« territoires perdus de la République »[2]. Enfin, le
troisième visage de la révolte est celui, toujours selon la terminologie
d’Alexandre Devecchio, de la « génération Michéa », cette jeunesse
catho-écolo qui a battu le pavé lors de la Manif Pour Tous, se vit décroissante
et tradi, et a repris le flambeau de l’expression politique sans que la classe
politique ou la gauche de gouvernement ne prévoit le retour de cet effet
boomerang en 2012, à travers le mouvement des Veilleurs et la renaissance d’un catholicisme politique, polémique
et combattif, largement teinté de doctrine sociale. Ces trois mouvements de
jeunesse ont pour traits communs d’échapper à la vieille classification
droite-gauche et de réinventer une contestation face à laquelle le pouvoir
politique et la sphère médiatique apparaissent désemparés, vieillissant et impuissants.
Patrick Buisson avait prophétisé dans La
Cause du Peuple en 2016 les conséquences politiques que le séisme entraîné
par le courant de la Manif Pour Tous allaient entraîner. Les conséquences sont
là : le Front National fait la course en tête, au coude-à-coude avec
Emmanuel Macron, les ténors d’un Parti Socialiste en passe d’imploser tentent
piteusement de se recycler en basculant dans le centrisme libéral tout en
proclamant qu’ils sont toujours de gauche, les électeurs des primaires de
droite ont consacré le candidat le plus traditionnaliste en la personne de
François Fillon en congédiant sèchement Alain Juppé et Nicolas Sarkozy.
L’exemple pathétique de Robert Hue, ex-communiste rallié au macronisme
libéral-libertaire pourrait à lui seul traduire le désarroi d’une classe
politique soucieuse de sauver ses places puisque le combat des idées a été
perdu faute désormais de combattants.
En
arrière-plan de cette déroute politique généralisée dont la campagne
présidentielle offre le triste spectacle, le mouvement de fond de la
contestation générationnelle instruit le procès de la deuxième moitié du XXe
siècle. Dans les trois cas, « Dieudonné », « Zemmour »,
« Michéa », le rejet plus ou moins violent des valeurs établies par
la génération 68 est manifeste, il n’est pas tant d’ailleurs celui des valeurs
que celui des représentants de la génération 68, qui occupent depuis trop
longtemps le devant de la scène. Pour l’ensemble hétéroclite formé par les
trois jeunesses identifiées par Devecchio, Mai 68 n’est pas forcément « un
bloc » mais l’on ne supporte plus en revanche le discours lénifiant des
aînés moralisateurs au gâtisme bien-pensant et au jeunisme débilitant.
Si
l’ouvrage d’Alexandre Devecchio apparaît aussi bien écrit que prophétique lui
aussi, puisqu’il analyse, à partir de nombreux témoignages – et c’est là toute
sa force – une évolution profonde dont la traduction médiatico-spectaculaire
est aujourd’hui l’immense cafouillage présidentiel, on apportera cependant
quelques nuances à l’analyse proposée par A. Devecchio, la première reposant
sur la difficulté à mettre exactement sur le même plan « génération
Dieudonné », « Zemmour » et « Michéa ». Rendons
justice à l’auteur : lui-même établit fort bien la distance qui peut séparer
un aspirant djihadiste radicalisé d’un « veilleur » de la MPT et
démontre fort bien dans son ouvrage de quelle manière problématiques
socio-économiques, culturelles et migratoires définissent et séparent des
univers aussi disparates. Cependant, on peut deviner que les dénominations adoptées
– génération « Dieudonné », « Zemmour »,
« Michéa » - traduisent aussi la séduction des figures qui peut
s’exercer de façon bien compréhensible sur l’essayiste. On pense, encore, à
Michel Winock, et à son magistral Siècle
des intellectuels[3],
qui lui aussi sacrifia à l’imagerie des « grandes figures » pour
diviser en trois parties un monumental essai qui traitait après tout de
l’histoire des intellectuels et des grandes figures de la pensée
française : « Les années Barrès », « Les années
Gide », « Les années Sartre ».
Nous
voilà en 2017, bien loin des années Sartre et c’est le premier mérite de
l’ouvrage d’Alexandre Devecchio que d’avoir cherché à s’appuyer sur le réel,
sur les auteurs et les acteurs pour tenter de dessiner un visage aux nouvelles
générations qui s’avancent. Mais il n’est pas certain que l’humoriste
Dieudonné, le polémiste Zemmour ou le philosophe Michéa traduisent à eux seuls
toute la sensibilité d’une multiplicité de courants et de groupes sociaux dont
les revendications ne se sont nullement encore cristallisées au point de
posséder une véritable cohérence générationnelle et intellectuelle. Dans le cas
de la « génération Dieudonné », c’est la violence qui prédomine chez
les fractions actives et les franges radicales. Chez les « Zemmour »
ou les « Michéa », c’est l’agitprop, les plumes ou les voix
d’individualités montantes qui ne définissent pas encore tout à fait à eux
seuls une génération. Du moins les principaux chefs d’accusation sont-ils
précisés et l’adversaire précisément désigné, comme le synthétise
Devecchio : « A travers la MPT, par delà la question du mariage
homosexuel, c’est bien cette néobourgeoisie désormais mondialisée qui est
contestée et son hédonisme qui est mis en cause. »
A
ce titre d’ailleurs, on pourra faire écho ici aux critiques adressées à
l’ouvrage de Devecchio tout en les relativisant. Le sociologue Thomas Guénolé
reconnaît ainsi qu’Alexandre Devecchio « étudie sérieusement les sympathisants voire les militants de l’islamisme,
du djihadisme, de l’identitarisme, ou encore du catho-traditionnalisme, mais il
ne se soucie pas d’établir ce que pèsent ces gens dans le total de la jeunesse
d’aujourd’hui. S’il l’avait fait, il aurait constaté que dans la population
jeune de la France de ce début de XXIe siècle ces radicalités sont massivement
minoritaires. »[4] Les sociologues ont le souci
des statistiques précises et des logiques de rapport de force entre groupes
sociaux. On objectera cependant à Thomas Guénolé que la majorité
« massivement minoritaire » reste bien souvent silencieuse, laissant
le soin aux minorités agissantes ou aux avant-gardes révolutionnaires – pour
reprendre les termes de Georges Sorel ou Vladimir Illich Lénine – de provoquer
les séismes de grande ampleur. Si le paysage socio-culturel décrit par A. Devecchio
ne rend pas complètement justice à la composition socio-politique de la
jeunesse française, elle ne tombe pas forcément dans le faux en distinguant
plus précisément les lignes de crêtes d’une contestation disparate et montante.
L’autre critique, plus recevable sans doute, formulée
à l’encontre de l’ouvrage de Devecchio, est d’avoir finalement oublié dans son
exposé sur la jeunesse, une grande partie de cette jeunesse : celle qui de
Nuit Debout qui a cru faire de la place de la République à Paris l’épicentre
d’une nouvelle révolution très parisienne et celle, plus provinciale, qui fait
remonter des ZAD et des campagnes un vent de contestation soufflant directement
en provenance du monde rural déshérité qu’Henri Mendras a décrit dans La fin des paysans[5]
ou La Seconde Révolution française[6].
Il est injuste en effet de négliger le courant zadiste, qui traduit de manière
chaotique et plus ou moins cohérente sur le plan idéologique, un malaise social
et générationnel qui pèse de tout son poids aujourd’hui sur la société
française et qui ne peut être ignoré. A la rigueur, on peut même observer que
le clivage Paris-Province se superpose ici au clivage générationnel pour
traduire sous des formes très diverses l’achèvement de la plus grande
transformation que la France ait connu : celle de la disparition du monde
rural tel qu’il a existé jusqu’au dernier quart du XXe siècle. Le mouvement des
ZAD est à ce titre loin d’être une réédition des mouvements terriens
soixante-huitards, même s’il en reprend en partie les codes et les discours, et
il traduit dans ses revendications une réalité beaucoup plus concrète :
celle du chômage qui touche dans les régions les plus sinistrés un tiers des
jeunes ruraux et s’accentue à mesure que le mouvement de concentration des
terres et l’essor de la grande distribution soumet la société française à une
logique toujours plus impitoyable. C’est une thématique que Devecchio aborde
disons par la bande, avec la troisième partie de son ouvrage, consacrée à cette
génération « Michéa » qui emprunte aussi à Jacques Ellul ou à Michel
Clouscard de nombreux éléments critiques mais l’on reprochera peut-être – mince
reproche – à l’ouvrage d’A. Devecchio de passer un peu plus vite sur cet aspect
des choses.
On sera moins tendres avec Nuit Debout que Thomas Guénolé reproche à A. Devecchio d’avoir
oublié. A juste titre, le sociologue remarque que la montée en puissance de
Jean-Luc Mélenchon montre qu’une jeunesse radicalisée à gauche s’installe bien
dans le paysage politique entre la tentation islamiste et la montée en
puissance de la revendication identitaire. Pour autant, Nuit Debout n’a-t-il pas représenté au final qu’un épiphénomène
dont l’importance fut grandement exagérée par les médias ? « Nuit Debout, remarque A. Devecchio,
comme Occupy Wall Street, est un
mouvement tombé amoureux de lui-même. (…) A la fin des fins, le mouvement aura
surtout révélé le fossé culturel entre le peuple des grandes métropoles et les
classes populaires des banlieues et des campagnes. » On ajoutera que Nuit Debout, pour s’être contentés –
comme les altermondialistes du début des années 2000 – d’agglomérer un
assortiment hétéroclites de revendications no
borders et s’être cantonné à l’art de l’imitation en se concevant comme un
succédané soixante-huitard urbain, festif et surtout très à côté de la plaque,
a négligé un élément capital de la révolte de jeunesse : savoir dire merde
à papa.
Que sortira-t-il en tout cas de cette contestation
hétéroclite ? A l’instar de Guénolé on peut imaginer que la montée en
puissance de Mélenchon peut fédérer une partie de la jeunesse révoltée de
gauche. Mais à l’image de Devecchio, on peut aussi croire en la convergence des
luttes, transcendant les oppositions de classe pour exprimer véritablement un
ressenti générationnel : « En 1789, comme en 1968, les révolutions
n’avaient été rendues possibles que par l’alliance, au moins temporaire, entre
le peuple et une partie de la bourgeoisie. » A partir de là, et c’est
l’ébauche d’un projet politique sur lequel se conclue l’essai, Devecchio se prend
à imaginer une alliance « entre petits blancs des pavillons
lointains » et « jeunes catholiques et assimilés », formant un
nouveau front de contestation face à la fois à un communautarisme
sécessionniste et à une élite aux aspirations mondialistes et hors-sol.
Difficile de dire quel avenir politique la société française peut donner à ces
convergences mais on peut au moins observer que le Front National est porté par
un électorat singulièrement plus jeune que celui de l’infortuné Benoit Hamon,
dont la chute ne cesse pas dans les sondages, tandis que Mélenchon séduit
toujours plus majoritairement les trentenaires et qu’Emmanuel Macron, nouvel
icône pop et « jeune » de l’idéologie libérale-libertaire dispute une
partie de l’électorat quinquagénaire et sexagénaire de François Fillon en y
agrégeant les déçus du PS. Pendant ce temps, le djihadisme recrute désormais
sur les bancs de l’école. « La jeunesse sait ce
qu’elle ne veut pas avant de savoir ce qu’elle veut », disait Cocteau.
Alexandre Devecchio. Les nouveaux
enfants du siècle. Djihadistes, identitaires, réacs. Enquête sur une
génération fracturée. Les éditions du Cerf. Octobre 2016.
[1]Alexandre Devecchio. Les nouveaux
enfants du siècle. Djihadistes, identitaires, réacs. Enquête sur une
génération fracturée. Les éditions du Cerf. Octobre 2016. p. 38