mercredi 24 avril 2024

Le triomphe de Thomas Zins : anatomie d'un consentement

 


      La publication du roman de Matthieu Jung, Le triomphe de Thomas Zins, n'a suscité que de rares échos bienveillants dans la presse et il s'est trouvé aussi quelques culs-bénis de gauche ou de droite, jetant de part et d'autre des anathèmes bien imbéciles, tel petit fonctionnaire du bien-penser brandissant le sempiternel « soupçon d'homophobie », tel excité du goupillon, campant sur la rive opposée du marigot idéologique français, affirmant au contraire que le roman se vautre « dans la fange sodomite ». Quand les abrutis des deux camps se mettent d'accord pour vilipender un texte, on sait en général que celui-ci risque d'être bon. Avec Matthieu Jung, on est bien au-delà et plus d'un lecteur aura réalisé en achevant le Triomphe qu'il tenait là un très grand texte, certainement d'ailleurs l'un des rares grands textes que la fin du XXè et le début du XXIè, peu prodigues en la matière, nous auront laissé. 

        Dans le Triomphe de Thomas Zins, Matthieu Jung évoque une adolescence vécue dans les années 80 entre Nancy et Paris, évitant tout à la fois la mièvrerie et cette insupportable pseudo-connivence du vintage ou du kitsch, qui est le plus insupportable des maniérismes auxquels nous a habitué une époque obsédée par la mode du « revival ». Pas d'idéalisation, ni de regard attendri ou de second degré lourdingue dans l'évocation que livre Jung d'une adolescence vécue en 1985. Pour décrire le quotidien de Thomas Zins, les filles, les fantasmes, les frustrations et les tics de langage qui peuplent l'univers du nancéen de quinze ans entrant en classe de Seconde, Matthieu Jung fait mouche quasiment à tous les coups. De fait, Le Triomphe est l'une des évocations les plus justes, et, conséquemment, les plus cruelles, qui soient de cette France des années 80 qui vécut « l'illusion lyrique » mitterrandienne avant de voir peu à peu le rêve égalitaire et libérateur s'achever avec le « tournant libéral » fabiusien pour finalement sombrer dans la mascarade du PS à l'heure d'Harlem Désir et de Touche pas à mon pote. C'est aussi dans ce laps de temps d'une dizaine d'années que l'on observe également le triomphe et la ruine de Thomas Zins, jeune homme brillant mais influençable, obnubilé par ses rêves de succès érotiques et littéraires.

 


         Thomas triomphe, certes, au début du roman, mais ce triomphe, on le comprend, l'aveugle et en fait la victime idéale d'un prédateur croisant son chemin et suffisamment roué pour tirer parti de l'orgueil et des doutes du jeune homme. L'époque que décrit le Triomphe de Thomas Zins, est aussi celle qui célèbre encore, quinze après mai 68, l'impératif de jouissance, jusqu'à donner licence à la perversité la plus manipulatrice. En ce temps-là, on voyait Tony Duvert plastronner dans les colonnes de Libération en déclarant : « Je connais un enfant et si la mère est opposée aux relations que j'ai avec lui, ce n'est pas du tout pour des histoires de bite, c'est avant tout parce que je le lui prends. Pour des histoires de pouvoir, oui. »1 C'est l'époque où une certaine intelligentsia pouvait encore trouver très subversif de voir le même Duvert proclamer : « Je n'ai jamais fait l'amour avec un garçon de moins de six ans et ce défaut d'expérience, s'il me navre, ne me frustre pas vraiment. Par contre, à six ans, le fruit me paraît mur : c'est un homme et il n'y manque rien. Cela devrait être l'âge de la majorité civile. On y viendra. »2 Le journal Libération avait fini par faire son mea culpa en 2001 sous la plume de Sorj Chalandon et s'est cru récemment obligé de rappeler cet aggiornamento tardif alors que la tempête déclenchée par le scandale des pratiques pédophiles au sein de l'Eglise catholique risquait d'atteindre les rivages encore tranquilles de la gauche transgressive, Eglise médiatique autrement plus puissante.

 

   

         De ces années 80 là, le roman restait à faire puisqu'un silence gêné a succédé dans nombre de milieux à l'hagiographie littéraire. Les exemples, plus ou moins prestigieux, de Duvert à Matzneff, ne manquaient certes pas pour inspirer dans le Triomphe de Thomas Zins, le personnage de Jean-Philippe Candelier, pédéraste1 sordide se vantant auprès de sa jeune victime de nauséabonds exploits, enjolivés et justifiés au nom de cette esthétique frelatée dont nous sommes habitués à avoir les oreilles rebattues, avec ses thuriféraires, ses grands noms et ses grands prêtres, l'inusable trio  Bataille, Genet, Sade, croquemitaines en carton-pâte du théâtre de Guignol de la pseudo-transgression, agités et brandis à tout propos, pour tout justifier, du grotesque au répugnant. A coup sûr avec Candelier, Matthieu Jung a créé un intéressant monstre littéraire, dont l'humanité n'est pourtant que trop bien restituée dans ces travers les plus révoltants.

Petit à petit, le prédateur tisse sa toile autour de Thomas, usant du chantage ou de la menace, instillant le doute comme un poison dans le psychisme adolescent pour neutraliser chez sa victime tous les mécanismes de défense, réussissant même pour finir à lui voler jusqu'à la parole pour réduire la victime au silence. Ce que le roman de Jung réussit aussi parfaitement, c'est à laisser la figure de Candelier relativement à l'arrière-plan. Hormis une ou deux scènes cruciales qui montrent simplement de quelle manière l'influence délétère du jouisseur sans entrave peut démolir le psychisme d'un gamin de quinze ans, ce qui intéresse le romancier est de narrer le combat livré par Thomas contre lui-même pour tenter de retrouver, à travers l'inextricable labyrinthe érigé par son vrai-faux « ami », et par la vie elle-même, qui est vraiment Thomas Zins. Au cours de cette lente dérive s'abîment l'adolescence, les premières amours, les amitiés et les ambitions d'un jeune homme trop arrogant et trop naïf qui se rêve romancier à succès et se figure avec candeur que la malhonnêteté et le cynisme de Candelier sont seulement une forme de transgression mondaine qui doit nécessairement accompagner la carrière de tout écrivain brillant et subversif. Some of them want to use you, some of them want to get used by you, some of them want to abuse you, some of them want to be abused...

      A travers les tribulations de Thomas, le roman de Matthieu Jung parle de l'absence destructrice des pères, du renoncement des aînés, d'un traumatisme spécifiquement français, qui renvoie bien au-delà des années 80 ou de mai 68, à la Seconde Guerre mondiale et aux guerres de décolonisation qui jettent dans le livre de Jung une ombre funeste sur les parents, les aînés, se débattant dans leur histoire familiale et leurs existences de plus en plus vides, au point de n'être plus capables de venir au secours de leur propres enfants. En écrivant sur de tels sujets, Matthieu Jung aurait pu aussi tomber dans le pamphlet, le réquisitoire ou le roman à thèse. C'est un écueil qu'il évite complètement en livrant au lecteur un roman d'une lumineuse noirceur.

 

Matthieu Jung. Le triomphe de Thomas Zins. Points. Sorti en Poche le 18 octobre 2018. 10,90 €

1 « Non à l'enfant poupée », propos recueillis par Guy Hocquenghem et Marc Voline, Libération, 10 avril 1979

2 Tony Duvert, L'Enfant au masculin, éditions de Minuit, 1980, pages 18 et 21

3  Si d'aventure, il se trouve un lecteur tenté de hurler à l'homophobie en lisant ce passage, je lui conseillerais d'aller tout de suite consulter un dictionnaire pour être bien au clair sur le sens du terme « pédéraste ». Les confusions malveillantes étant de nos jours malheureusement fort commodément entretenues.

 

 



 

lundi 1 avril 2024

Le roman social dans tous ses états

 


 

         La littérature est aujourd’hui saucissonnée en plusieurs tranches, à destination des goûts du public – comme on dit. En tout cas, c’est un auteur lui-même qui me l’a indiqué à propos de son livre, en me posant la question : « Tu aimes le roman social ? » Euh oui, pourquoi pas, sans doute que je le préfère au roman bourgeois, quoique j’aurai peut-être un faible pour la littérature prolétarienne, tant qu’à faire.

         Bref, peu soucieux des catégorisations, je me suis rendus compte qu’il m’arrivait, donc, de lire des romans à tonalité sociale ; bizarrement, Michel Houellebecq n’est pas situé dans cette catégorie tandis que Nicolas Mathieu en est un l’un des hérauts – un peu moins, il est vrai, depuis qu’il convole avec une princesse… 

 

  

       Enfin, après un premier souvenir de lecture marquant (Faux départ, 2017), je me suis procuré le deuxième roman de Marion Messina, La peau sur la table, et ce, malgré une couverture standardisée des plus repoussante, d’un ton vert olivâtre, réservée désormais à tous les auteurs de Fayard ! Dès les premières pages, l’on comprend qu’on a à faire à un roman social avec cette particularité que tous les curseurs sont poussés à l’extrême, du trash social en quelque sorte, un peu dans la veine de certains films de Kervern/Delépine, l’humour en moins. En effet, Messina semble hésiter ou tanguer entre le pamphlet anticapitaliste et le roman social sans que l’on sache très bien si les personnages sont des archétypes de toutes les injustices sociales, au risque d’évacuer toute densité biographique, ou s’ils sont les exemples emblématiques d’un système à la dérive, au risque d’effacer toutes formes de nuances. Au final, l’ensemble est raté, l’on ne s’accroche à rien, ni aux critiques mille fois entendues d’un capitalisme inique ni aux personnages à qui l’on fait subir les pires avanies. Le style est à l’engeant, lourd et pleurnichard.

       « Elle s’était sentie ridicule ; sa robe mal coupée qui vomissait le tissu de mauvaise qualité le long de ses cuisses trahissait un endimanchement mélancolique et désabusé. Il avait commandé un taxi sur son application de larbins géolocalisables puis ils étaient montés dans une voiture noire prétentieuse, conduite par un jeune au ton ampoulé empreint d’accent banlieusard, qui les avait menés sur le boulevard Barbès, au pied d’un immeuble au style simili-Haussmann. »

 

 

         Dans la même catégorie, l’on préférera largement le roman d’Antoine Philias, Plexiglas, publié par une petite maison d’édition (Asphalte) qui prend, elle, le soin de travailler la couverture et la mise en page, agréables au toucher et à la lecture. Présenté sous la forme d’un journal, sans doute en partie autobiographique, il raconte l’histoire d’un trentenaire désœuvré qui, obligé de retourner vivre dans sa ville natale, à Cholet, se démène pour joindre les deux bouts tout en essayant d’avoir une vie sentimentale et (homo)sexuelle à peu près décente. Un boulot alimentaire décroché dans une grande surface commerciale, située en périphérie de la ville, fait découvrir à l’ancien étudiant le monde des petites gens (les caissières, les vigiles, les femmes de ménage, les employés de commerce, etc.) qui, placés sous la houlette de managers ambitieux, tentent de survivre à un quotidien aussi routinier que haletant. Nulle pleurnicherie entre ces pages mais une description réaliste et lucide qui n’oublie jamais de quelle étoffe est faite la vie, quelle que soit la position sociale occupée : l’amitié, la débrouille, les amours, la famille, la fatigue, le courage, etc. Et il n’est guère besoin d’en rajouter pour comprendre les dégâts causés par un système économique qui pénètre jusque dans les recoins les plus intimes de la personnalité. Une plongée dans la France périphérique qui rend compte de l’existence des classes laborieuses à travers un personnage à la fois touchant et agaçant. Il y a ni héros ni victimes dans cette histoire car la réalité ne le permet pas, ne le permet plus.

       « Le vin fait passer la pizza et réchauffe Lulu, qui attend janvier pour monter le chauffage. Après une courte douche, elle se retrouve dès quinze heures en peignoir sur le canapé à enduire son genou de crème. Zappe. Dans son Doc du week-end, TF1 alerte sur les pièges du marché de l’occasion. Sur M6, Stéphane Plaza accompagne Suzette, 75 ans, retraitée de l’Essonne qui veut commencer une nouvelle vie en vendant sa grande propriété pour un logement nécessitant moins d’entretien. Tandis qu’Arte retrace l’histoire du luxe à la française, C Star propose une immersion avec les gendarmes de l’autoroute provençale. Les téléfilms de Noël se succèdent de W9 à TMC en passant par Chérie 25. Les chaînes d’information titrent sur une fête clandestine à Marseille, l’arrivée prochaine du vaccin et Patrick Bruel, venu expliquer sur BFM à quel point ce virus est une saleté. Par défaut et parce qu’elle n’a plus le courage de se relever, Lulu finit par revenir sur M6 où Stéphane vient désormais en aide à Marcel, policier des Yvelines surendetté qui doit vendre de toute urgence son appartement. Sans savoir si ce père de six enfants a été sauvé par le négociateur immobilier, Lulu est réveillée par une publicité particulièrement forte. »

 

 

« Extension du domaine de la lutte », n’est-ce pas ? Enfin, pour terminer cette virée de ce côté de la littérature, il faut citer un ouvrage complètement oublié aujourd’hui, celui d’Alain Monnier, Signé parpot, qui s’apparente à une drôle, grande et noire fantaisie sociale, un peu à la manière de Marcel Aymé. Et qui prouve, si besoin était, que l’imaginaire demeure bien le meilleur passager pour sonder les abîmes sociales du caractère humain. Goûtez-y, vous rirez.