samedi 13 juillet 2013

L'Egypte ou l'histoire malmenée (2)



      Moubarak qui succède à Sadate, assassiné en 1981, s’impose comme le parfait continuateur de la politique de l’Infitah. La conséquence en est la stagnation relative du marché intérieur dans les années 80 et 90, dans un pays pourtant en pleine expansion démographique mais où le pouvoir d’achat de la population reste très faible. L’Egypte reste en queue de liste des pays développés, marquée par une opposition entre une élite urbaine enrichie et une Egypte provinciale et rurale beaucoup plus pauvre. Le nassérisme a cependant contribué au développement précoce de l’instruction publique et de l’enseignement littéraire et scientifique (dès le XIXe siècle, voir l'article suivant) dans un pays où le chômage est un fléau national. En conséquence, l’Egypte pourrait caricaturalement être décrite aujourd’hui comme un pays de diplômés sans  emplois (ou au contraire jonglant avec les petits boulots), une situation qui pourrait donner à réfléchir aux défenseurs du dogme de « 80% d’une classe d’âge au bac » en France. L’Egypte a cependant été désignée comme « meilleur réformateur mondial » par le programme Doing Business de la BM en 2007, consécration pour l’Infitah de Sadate (réduction des taxes, privatisations…etc), avec 7% de croissance entre 2006 et 2008, 4,9% en 2009. Elle occupe pourtant toujours le 111e rang à l’IDH et 44% de la pop en dessous du seuil de2$/jour.

Sur le plan de la politique extérieure et intérieure, la ligne imposée est celle de la recherche de l’alliance américaine, parallèlement à la normalisation des relations avec Israël et d’une réislamisation de la société largement entamée sous le règne de Sadate et poursuivie sous celui de Moubarak. L’Etat égyptien post-nassérien reste très autoritaire et se replie sur un Islam puritain. En 1980, la Charia redevient la source principale de la législation et l’activisme des mouvements islamiques est très largement toléré par Sadate, notamment pour lutter contre « l’opposition gauchiste », dans le cadre de la nouvelle alliance avec l’occident. Cette politique est si efficace que Sadate finira, comme on le sait, assassiné par le militant islamiste Khalid Istambouli. Sous Moubarak, l’islam officiel et rigoriste est contrôlé par l’Etat, notamment par le biais de la mainmise exercée sur l’université Al Azhar, grande institution religieuse fondée par les musulmans fatimides en 969, dont les oulémas ont autant d’importance dans cette partie du monde arabe et au Maghreb que les représentants religieux de l’Arabie Saoudite et d’une péninsule arabique excentrée. Moubarak accueille d’ailleurs avec joie le grand discours de réconciliation du président Obama avec le monde musulman à l’université Al Azhar le 4 juillet 2009, signe à la fois de l’ancrage occidental et de l’alliance avec un islamisme « apprivoisé ». Comme le rappelle Pierre Blanc, rédacteur en chef de Confluences Méditerranée, « (…) à l’Arabisme et au non-alignement choisis par Nasser a succédé une certaine inféodation à l’extérieur, surtout aux Etats-Unis dont le libéralisme économique a contribué à imprégner également le discours et les pratiques économiques en Egypte. » (Automne 2010. N°75). L’alliance avec l’occident a cependant été récompensée. La participation de l’armée égyptienne à la coalition contre Saddam a permis au pays de voir effacer d’un coup d’éponge 30% de sa dette extérieure…et de se débarrasser durablement d’un concurrent sérieux dans la région. L’alliance américaine a justifié la lutte systématique contre tous les partis « de gauche » et l’étouffement de l’opposition réellement démocratique au profit de la complaisance vis-à-vis de l’islamisme des Frères musulmans et d’autres mouvances radicales. Juste avant sa mort, Anouar el-Sadate avait même fait enfermer le pape copte Shenouda III dans un monastère, en raison de son nationalisme jugé incontrôlable et de son intransigeance vis-à-vis de la question palestinienne. Les Frères Musulmans ont pu envoyer 88 parlementaires à l’assemblée lors des élections de 2005, ce qui permettait au pouvoir d’effrayer quelque peu l’occident tout en contrôlant plus étroitement les Frères associés au pouvoir. Dans le même temps, les libertés individuelles se restreignaient de plus en plus, suivant en cela l’évolution amorcée dans les années 90.




L’Egypte reste aujourd’hui, pour reprendre les termes de Zbigniew Brzezinski, un « Etat-pivot ». L’aide américaine s’élève à 62 milliards de dollars entre 1977 et 2007 et à 2 milliards par an en 2013 (en comparaison, l’Etat d’Israël reçoit trois milliards par an). Avec le tourisme (14 millions de touristes en 2010 et des recettes de 8 milliards/an) et le canal de Suez (4 milliards/an), l’aide US et la troisième source de revenus de l’Etat égyptien. Le rôle essentiel joué par l’Egypte de Moubarak dans la poursuite du processus de paix israélo-arabe et le règlement du conflit israélo-palestinien a redonné de surcroît à l’Egypte un rôle diplomatique de premier plan. Il n’est donc pas surprenant de voir les Etats-Unis aujourd’hui encore si circonspects vis-à-vis du « coup d’Etat » mené contre le gouvernement Morsi à la solde des Frères Musulmans, qu’ils ont largement et officieusement soutenu contre toute perspective de réémergence du nassérisme ou du « gauchisme nassérien », avec de nouvelles nationalisations à la clé, et par une armée dont ils sont presque les principaux argentiers. « L’armée égyptienne repose sur l’armement américain, les conseillers américains façonnent l’économie égyptienne et remodèlent le système d’éducation ; des entreprises américaines sont visibles partout […] et font glisser la classe moyenne vers un mode de vie américain. » (Anne Alexander)[i].
Sur le plan politique, il faut insister cependant sur la force et l’ancienneté du nationalisme égyptien, qui a joué un rôle historique dans la constitution d’un nationalisme arabe. Dès le début XIXe siècle, l’intellectuel Rifa al-Tahtawi a posé les bases de la Nahda, la renaissance intellectuelle musulmane, avec la publication en 1835 d’un ouvrage (traduit en français sous le nom de L’Or de Paris en 1988) dans lequel il expose les bases d’une modernisation égyptienne compatible avec l’islam. C’est lui qui prend la direction du premier journal égyptien, Al Waqa, fondé par Méhémet Ali en 1828. En 1919, le parti Wafd est une des premières formations politiques qui posent de manière cohérente et construite les bases d’une lutte anticoloniale en Afrique du nord. Les Egyptiens possèdent donc une tradition de l’opposition politique ancienne et leur culture politique est, peut-être plus que tout autre pays d’Afrique du nord, marquée par l’ancienneté de la cohabitation avec la civilisation européenne, ce qui lui confère une diversité et une richesse que l’on ne soupçonne pas forcément de ce côté de la Méditerranée. L’irruption du mouvement Black Bloc, mouvement anarchiste d’inspiration européenne, dans les manifestations de la place Tahrir montre à quel point l’opposition laïque ou non-islamique, étouffée pendant tant d’années, est à nouveau en ébullition. Les Egyptiens n’ont peut-être pas non plus oublié l’alliance historique des Frères Musulmans avec Nasser en 1952 et ils n’ont pas oublié non plus sans doute que si les Frères furent évincés par Nasser, ils sont revenus en force sous Sadate et Moubarak. Pour nombre d’Egyptiens, les Frères apparaissent donc aujourd’hui comme une fausse opposition démocratique qui promeut un Islam radical et possède une culture politique nassérienne et autoritaire.


Rifa al-Tahtawi

Qui peut dire cependant où la lassitude et la manipulation mènera le mouvement Tamarrud (« Rébellion ») qui a obtenu grâce à l’armée la tête de Mohamed Morsi. Aujourd’hui les Frères Musulmans appellent au soulèvement après des affrontements (l’armée parle d’un groupe terroriste et les Frères de la répression d’une manifestation pacifiste) qui ont fait 50 morts. Le rassemblement anti-Morsi prend une tournure très antiaméricaine et une partie de la population accuse les USA de soutenir les Frères Musulmans qui eux-mêmes s'obstinent à se présenter de façon plus ou moins abusive comme la seule force d'opposition qui ait réellement existé sous l'ère Moubarak. L'intervention de l'armée et la déposition de Morsi les a soudain renvoyé à l'époque où Nasser avait rompu l'alliance passée avec eux et avait fait des Frères un ennemi politique. Le crédit lentement gagné par les Frères Musulmans sous Sadate et Moubarak, sous couvert de jouer le rôle d'un parti islamiste d'opposition, a été ruiné par l'intervention de l'armée et la destitution de Morsi. Les Frères ne peuvent que chercher à ruiner la crédibilité du nouveau gouvernement de transition d'Adli Mansour, leur survie politique en dépend. Le massacre de lundi dernier vient servir leurs intérêts. La deuxième formation islamiste du pays, Al Nour, d’inspiration directement salafiste, a retiré, suite aux affrontements et au carnage, son soutien au gouvernement de transition. Alors que le chef de l’armée Abdel Fatah al-Sissi et l’ancien diplomate Mohamed el-Baradei se positionnent autour du président par intérim Adli Mansour (un ancien énarque !), on peut craindre de plus en plus que la société égyptienne se déchire entre aspirations démocratiques, tentation fondamentaliste et nostalgie de la grandeur. Contrairement aux pays voisins qui n’ont jamais, depuis la décolonisation, été capable de s’imposer réellement sur la scène internationale, l’Egypte a connu, certes éphémèrement, une nouvelle heure de gloire dans la seconde moitié du XXe siècle. Elle a joué aussi un rôle historique, avec la création des Frères Musulmans en 1928, dans le développement de l’islamisme. Vers quelle issue penchera désormais ce nouvel acteur de la politique égyptienne que la chape de plomb des années Moubarak avait réduit au silence : le peuple ? A moins qu’une nouvelle fois, manipulations et massacres ne décident à sa place.


Voir au sujet du Black Bloc Egypt, le dossier consacré par Anarchrisme à ce mouvement: iciici et ici





[i] Depuis une dizaine d’années cependant, les liens avec la Russie se sont resserrés tandis qu’un projet de création de ZES pour les entreprises chinoises était même envisagé sur les bords de la mer rouge…pour 2011.  Voir le n°75 de la revue Confluences Méditerranée. http://www.confluences-mediterranee.com/IMG/pdf/Egypte_une_geopolitique.pdf

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