Le
personnage du « beauf » est apparu sous la plume du dessinateur Cabu
au tournant des années 1970. Individu gras et moustachu, beuglard, volontiers
alcoolique et toujours répugnant, le beauf incarne à ses débuts le pilier de
bistrot aux idées arrêtées et à l’haleine douteuse qui abreuve son auditoire,
dès qu’il en a un, d’opinions imbéciles et rétrogrades et de maximes idiotes.
Ce beauf-là est le plus fervent pratiquant de la philosophie de comptoir et du
« tous pourris ». Rapidement, le beauf sort du bistro et devient la
figure emblématique d’une catégorie sociale et culturelle dont Cabu caricature
les traits dans Charlie-Hebdo, inspiré par les imitations de François
Cavanna :
Ce
qu'il aime tout particulièrement Cavanna, c'est singer les conversations
d'apéro, voix grave, index levé, certitudes en bandoulière. «Dans ces
moments-là, je parlais tout le temps de mon beauf, comme ça, comme on dirait
mon frangin, explique Cavanna, aujourd'hui écrivain. Le type avec lequel on
regarde le foot à la télé, celui qui vient vous aider à repeindre la cuisine le
dimanche, parce que le week-end d'avant, c'est vous qui êtes allé l'aider à
bricoler sa voiture. Venant d'un milieu ouvrier, cela symbolisait pour moi les
relents de pastis, la pétanque, la connerie morne.» Les autres de la bande,
comme les dessinateurs Reiser ou Gébé, en rajoutent. Eux aussi sont issus de
familles très populaires, aux portes de la misère même. Un seul d'entre eux
trouve le beauf exotique. Hurle de rire chaque fois qu'on en parle. Cabu. «Lui
avait grandi à Châlons-sur-Marne, dans une bourgeoisie de province assez
protégée, reprend Cavanna. Il a senti tout de suite ce qu'il y avait derrière
mon beauf. Il l'a attrapé par la moustache, l'a collé sous les projecteurs et
ne l'a plus lâché.»[1]
Le beauf de Cabu a connu la
consécration en 1975 avec la sortie (et le succès) de l’album « Mon
Beauf » qui fixe les traits et les caractéristiques du personnage :
un gros imbécile à grande gueule, l’œil globuleux et la trogne imbibée, la fraise
de poivrot plantée au-dessus d’un gueuloir encadré par les deux pattes de
l’énorme moustache, la calvitie naissante, le cou perdu dans la graisse et le
jogging tendu par la barrique qui lui sert de torse. En même temps, les épaules
sont fortes et les bras épais, c’est normal, le beauf est avant tout un
ouvrier, un de ces milliers d’imbéciles qui bossent sur les chantiers ou les
usines, qui sont bouchers, équarisseurs ou tourneurs fraiseurs et qui,
éventuellement, s’offrent une petite retraite dorée de patron de café à
Châlons-sur-Marne, celui-là même qui avait, selon la légende, inspiré le
créateur du beauf. D’ailleurs, comme l’écrivait Florence Aubenas en 1996, les
principaux intéressés n’étaient sans doute pas le public auquel s’adressait
Cabu : « Là-bas, à Châlons-sur-Marne, le bistrotier de la place du
marché est mort sans avoir jamais deviné la carrière fulgurante et brutale de
son double en papier, créé par un gamin qui ne lui avait jamais adressé la
parole. »[2]
Fulgurance
journalistique. Cette phrase résume la problématique qui a sous-tendu la
création du beauf, caricature du populo fantasmée par quelques intellectuels de
gauche et un dessinateur lui-même issu de la petite bourgeoisie de province.
Pour les Cavanna, Reiser ou Gébé, issus eux-mêmes de milieux populaires, le
beauf est un repoussoir, il représente, Cavanna le dit fort bien, la
« connerie morne », celle du peuple qui exprime, par des milliers de
bouche, l’opinion de ceux qui ne savent rien. Le peuple n’a pas de voix, il
n’est qu’une rumeur, constamment changeante. Aux Cavanna, Reiser ou Gébé, on
pourrait appliquer le portrait que Bernanos fait du populiste qui, monté en
graine et en grade, voudrait se débarrasser des mains sales et calleuses qui
l’attrapent par le bas de la veste et tentent de le retenir en lui
disant : « Reviens ! Tu es des nôtres ! »
Cabu
lui, incarne une autre sensibilité de classe. Le milieu dans lequel il a grandi
ne l’a pas mis directement en contact avec les beaufs que Cavanna imite avec
tant de brio à la rédaction de Charlie Hebdo. Il s’agit pour lui d’une
réalité lointaine mais d’un symbole néanmoins fort auquel il peut associer de
multiples détestations : l’armée, l’infernal couple
nationalisme-patriotisme, le populisme et le conservatisme. Comme il s’en
explique en 1980 sur le plateau d’Apostrophe, le beauf « représente
le bon sens français mais il ne se rend pas compte qu’il est complétement
manipulé » : son beauf est un type qui est pour les centrales
nucléaires, favorable à l’armée et qui marque de façon outrancière sa virilité,
c’est un joueur de loto, un chasseur voire un « petit-bourgeois », ajoute
Cabu avec un soupçon de mauvaise conscience de classe. « Je ne sais pas si
je verrai la fin de ces gens-là mais avec l’autodéfense c’est bien
parti », conclut-il sous l’œil amusé de Pivot[3].
Au
moment où Cabu donne naissance à son beauf, la société et peut-être plus encore
le paysage politique français sont en pleine évolution. Mai 68 a achevé de
remettre en cause une hiérarchie politique et sociale déjà moribonde bien avant
que les étudiants ne montent des barricades dans le quartier latin. Le PCF a
été complètement débordé par le mouvement de contestation et se voit associé à
la gérontocratie qui s’est emparée du grand frère soviétique. Quant à la droite
gaulliste, elle est passablement disqualifiée par la montée en puissance d’une
nouvelle génération, plus moderne, plus libérale aussi, incarnée en 1974 par
Valéry Giscard d’Estaing, l’homme qui conduit lui-même sa 504. Quelques années
plus tard, l’échec du gouvernement Mauroy scellant la fin des illusions
socialistes, la nomination de Laurent Fabius au poste de premier ministre
accrédite la conversion des socialistes au discours de la rigueur. Le temps des
promesses sociales est révolu, et celui des ouvriers aussi. Le vieux prolétariat
fatigué est remplacé par une nouvelle icône fatiguée dont le « Touche pas
à mon pote » de SOS Racisme s’est emparée : celle de l’immigré qui
correspond mieux aux valeurs auxquelles les intellectuels de gauche peuvent se
raccrocher, c’est-à dire une forme d’universalisme et d’internationalisme qui
masque difficilement une certaine impuissance idéologique, alors que les grands
projets utopiques s’effondrent avec l’URSS. Les années 80 exhalent pour les
intellectuels une odeur douçâtre de caveau. Elles ont été le tombeau du
marxisme, du maoïsme devenu socialisme à économie de marché, et des
avant-gardes, jouets conceptuels désormais inutiles.
Le
beauf de Cabu, qui a connu une longue carrière de 1975 à nos jours, a joué un
rôle cathartique pour ces intellectuels qui ont cherché à se débarrasser d’un
peuple devenu encombrant, résolument borné, embarrassant dans ses élans et
inquiétant dans ses silences. Le beauf aujourd’hui vote à droite, plus
volontiers FN, mais il a pu également s’aventurer chez Laguiller ou au PC. Au
fil des ans, il est devenu sous la plume de Cabu un arriviste méprisable qui a
sûrement voté pour Nicolas Sarkozy en 2007, mais il incarne toujours, selon les
dires du dessinateur, un pauvre type qui, sans idées, se contente de répéter
bruyamment celles des autres. L’important est que ce beauf ait pu concentrer
sur sa détestable personne le ressentiment développé par des intellectuels que
leur déroute idéologique a orientés vers des thématiques sociétales plutôt que
sociales. Les intellectuels ont recréé en quelque sorte un peuple à l’image de
leurs aspirations et de leurs détestations. Que ce peuple puisse les décevoir en
faisant du Front National le troisième parti de France ou en rejetant le traité
constitutionnel européen ne peut pas surprendre. Le beauf est là pour montrer à
quel point le peuple est ennemi de lui-même. Les intellectuels et les
politiques ont aujourd’hui pour tâche d’empêcher ce peuple potentiellement
raciste, la plupart du temps stupide et certainement constamment anti-progressiste
de se laisser entraîner par ses plus mauvais penchants et le personnage de Cabu symbolise cette
relation de méfiance qui s’est installée entre les élites et la population.
A-t-elle jamais disparu ? Dans le Danton d’Andrej Wajda,
Robespierre dans un souffle, constatait avec amertume : « Faut-il
faire le bonheur du peuple contre son gré ? » Sans que Cabu y ait
peut-être vraiment songé, la conception des rapports entre le peuple et ses
représentants que son beauf véhicule emprunte autant à Lénine qu’à Siéyès. Elle
illustre même à merveille la défiance et la crainte qu’un bourgeois du Second
Empire éprouvait à l’encontre de la populace sale, braillarde et imprévisible.
Mais Cabu, en dépit de Charlie-Hebdo, reste après tout un petit
bourgeois de Châlon, un peu effrayé par le populo. On ne renie jamais
complètement ses origines…
Cet article est tiré du dernier numéro de la Revue Eléments, paru le 25 avril 2013, à retrouver dans tous les bons kiosques ou à commander sur le site de la revue.
[1]
Florence Aubenas. « Champagne light pour le nouveau Beauf. » Libération.
2 janvier 1996. http://www.liberation.fr/portrait/0101170338-les-personnages-de-l-annee-1995-5-cabu-57-ans-cree-le-nouveau-beauf-qui-porte-catogan-et-barbe-naissante-vote-court-terme-et-n-a-qu-un-ennemi-l-ancien-beauf-champagne-light-pour-le-nouveau-beauf
[2] Ibid.
Très bon article, merci. En somme, le Beauf de Cabu est un fossoyeur d'intelligence, une ornière de la pensée, un grand producteur de mépris de classe. Je l'avais vaguement remarqué sans l'analyser. Voilà qui précise les choses.
RépondreSupprimerLes années 80, Cabu ou la gauche contre le peuple. Comme on dit: "quand on veut tuer son chien, on dit qu'il a la gale." Merci pour le commentaire.
RépondreSupprimerOn trouve chez le kollabo Lucien Rebatet, dans "Les Décombres" le même mépris du peuple et la même attirance pour l'étranger. Etranges similitudes.
RépondreSupprimerOn trouve chez de nombreux auteurs de l'entre-deux-guerres, de gauche comme de droite, un mépris ou une condescendance un peu paternaliste qui va de pair avec des oppositions de classe encore très marquées. Il est intéressant de voir avec Cabu resurgir ce genre de condescendance à l'orée des années 80, au sein d'une gauche moderne et progressiste, et à une époque où l'on proclame volontiers que ces vieilles oppositions ont pu disparaître au profit d'un universalisme très généreux.
RépondreSupprimerPour Rebatet, il ne s'agit pas de l'entre-deux-guerres, car l'ouvrage "Les Décombres" a été édité en 1942 et écrit après la défaite de 1940.
SupprimerLe mépris profond pour le peuple exprimé, de façon très vulgaire, par Rebatet n'a pas d'origine sociale, car il était issu de la petite bourgeoisie de l'époque, comme Cabu dans les conditions de notre époque. Pour Rebatat, c'est le peuple par sa veulerie qui est responsable de la défaite. Comme aujourd'hui, pour Cabu et Cie, c'est le peuple qui est grossièrement raciste. La même attirance pour l'étranger est constatée également. En fait, l'origine de ce mépris est psychique et non sociale. Il est de toutes les époques. Cependant à certaines époque, ils sont minotaires, à d'autres ils sont majoritaires. Notre génération n'a pas de chance, ils sont majo. Mais peut-être est-ce la logique de l'histoire. "L'Eternel reour" ou l'irrésistible pente dont la perspective pour Rome fit pleurer Scipion devant Cathage livrée par lui-même aux flammes et au saccages par ses légions..
Certes, l'expression entre-deux-guerres est mal choisie. Je fais référence ici à un ensemble d'auteur dont la maturité intellectuelle ou la carrière s'est affirmée dans les années trente. Deux générations d'auteurs au moins dont celle de Rebatet, qui est la même que Sartre. Belle image que celle que vous employez, Scipion vainqueur et entrevoyant dans la ruine de l'éternelle ennemie le destin funeste de Rome. C'est une belle parabole sur cet éternel passage de relais entre les civilisations, succession d'apogées et de déclins qui fait tourner la roue de l'histoire. On peut trouver au mépris du Rebatet fils de notaire une certaine origine sociale de même que, bien plus tard, chez Cabu peut-être. Bien sûr il ne s'agit pas d'en faire un déterminant unique et définitif mais bon notre psychisme reste incarné dans un vécu. Comme vous le mentionnez d'ailleurs, ce mépris est aussi celui de la petite bourgeoisie de l'époque comme celui exprimé plus ou moins consciemment par Cabu et son beauf peut l'être.
SupprimerTrès bon article qui prends une valeur particulière, à l'aulne des évènements tragiques de ces derniers jours. Dans un reportage rediffusé récemment on pouvait entendre un Cabu qui, péremptoire (car de gôche donc détenteur de LA vérité) , affirmait craindre moins les islamistes radicaux qui les gens "dextremdroite". Nul n'est (un bon) prophète (ou devin) en son pays apparemment.
RépondreSupprimerLe Beauf est la consécration, sur papier, de cette détestation du peuple français de la part de cette "intelligentsia" autoproclamé justicier de la vérité vraie.Et en effet, qu'un petit bourgeois de talent en soit arrivé là n'a rien d'étonnant.
Dommage qu'il n'ait rien compris, rien vu arrivé avec la radicalisation islamique : il serait encore vivant avec ses potes.
Pour paraphraser le protagoniste d'un excellent "comics" (Watchmen pour ne pas le nommer) : "Tu seras le mec le plus intelligent... du tas de cendre"
Et il y a des amateurs des Watchmen ici qui apprécient la référence...; )
SupprimerEnfin une excellente analyse du beauf et de CABU. Moi qui a été pilier d'Hara-Kiri et de Cavanna depuis 1960, je constate avec plaisir que quelques personnes ont compris le côté méprisant de Cabu à son égard, car les origines sociales sont malheureusement à la base de tout.
RépondreSupprimerJ'avais le même sentiment de malaise face à l'obsession arabophone de Charb depuis des années, car, qu'on le veuille ou non, certains dessins étaient à vomir, et on était loin de Gébé,de Reiser ou de Fournier dans le dernier Charlie-hebdo. Merci.
Merci pour votre commentaire, venant en plus de la part d'un ancien d'Hara-Kiri, il est doublement intéressant d'avoir votre avis.
RépondreSupprimer"la création du beauf, caricature du populo fantasmée par quelques intellectuels de gauche et un dessinateur lui-même issu de la petite bourgeoisie de province."
RépondreSupprimerRien n'est plus vrai, pour avoir eu quelques débats avec des "intellectuels" de gauche ceux qui nous font du recyclage de mai 68, "beauf" fait partie de leur champs lexical pour "tuer" le débat lorsqu'ils n'ont plus rien en réserve. Les personnalités qui sortent du vox-populi représenté justement par les médias et une certaine élite de gauche.
Je vois que je ne suis pas seul à penser cela,étant aussi pilier de Hara-Kiri depuis 1960.
RépondreSupprimerJ'ajouterai,pour ceux qui ne le savent pas, que CABU (qui disait ne pas s'intéresser à l'argent) s'est mis 1,6 millions d'euros (non,vous ne rêvez pas, plus d'un milliard de centimes) comme son pote VAL dans la poche de dividendes de Charlie Hebdo pendant les années où le journal était bénéficiaire (allez lire les comptes rendus officiels sur le site BFM business), sans que jamais les grands désintéressés qu'ils étaient n'en donnent une miette à CAVANNA, qui n'a rien eu bien qu'étant à l'origine de tout.
Pour moi,ce sera probablement le "détail" le plus dégueulasse qui me restera de Cabu.
Peut-être,dans pareille circonstance, le beauf de Cavanna aurait-il partagé le magot avec lui ?
Mais, chez les bourgeois en tout cas, on ne partage pas !
F.EMERY
Merci pour votre commentaire F. Emery. La vague d'émotion - légitime: ce sont, dessinateurs, policiers ou clients de l'hypercasher, des compatriotes assassinés en plein Paris - a fait oublier en effet que cette équipe de Charlie, et Cabu en tête, s'était bien éloignée de l'esprit originel d'Hara-Kiri et que, sous couvert de vilipender les "beaufs", c'est surtout une sacrée condescendance qu'elle véhiculait. Le Charlie de 2015, sous le vernis de la provocation, s'était rallié à un consensus ricaneur et cynique plus proche de "l'esprit Canal" que de Cavanna.
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