jeudi 9 mai 2013

Les lendemains qui déchantent


Le film commence par un plan bucolique : deux lycéennes marchent le long d’un petit chemin boisé en chantonnant. Une oreillette de mp3 pour chacune, elles rigolent et font des projets pour l’avenir, imaginent leur futur appartement, loin des parents, loin du lycée. C’est l’été, l’année se termine, elles se rendent chez l’une d’entre elles pour consulter les résultats du bac et en finir avec les cours, leurs profs et la vie terne d’une lycéenne dans une petite commune périurbaine de l’Ille et Vilaine.



Les premiers Lendemains du beau film de Bénédicte Pagnot, ce sont ceux d’Audrey et Nanou qui espèrent entamer une autre vie, après avoir achevé leur année de Terminale. La promesse ne tient que pour l’une d’entre elles, Audrey, qui obtient son baccalauréat. Quant à l’autre, sa grande amie, Nanou, recalée, elle voit avec amertume, avec l’examen raté, s’éloigner sa meilleure amie ainsi que toute perspective de fuite. Ce n’est pas simplement une nouvelle année de terminale qui se profile pour elle, c’est l’horizon de l’existence qui se réduit et l’interminable répétition des années à venir qui s’annonce.
Dans une critique que l’on peut qualifier de relativement dispensable tant elle transpire la gratuité, Guillaume Loison du NouvelObs semble en vouloir beaucoup au jeu des « jeunes actrices en roue libres. » L’amertume et la gêne qui passent sur le visage de Nanou tandis que son amie exulte et qu’elle-même est déjà consciente d’avoir échoué suffit à démentir ce jugement à l’emporte-pièce et à reconnaître à Pauline Parigot et Pauline Acquart, Audrey et Nanou, un talent d’actrice certain. L’une réussit et l’autre pas. L’une s’en va et l’autre reste. La première scène des Lendemains retranscrit avec délicatesse ce premier deuil.


Interrogée par Gaell B. Lerays pour fichesducinema.com, Bénédicte Pagnot affirme croire « à un principe de réalité qui nous oblige à regarder le monde comme il est, à la responsabilité de chacun, en même temps qu’au poids des origines, de là d’où l’on vient, et à celui des lieux en nous et dans notre histoire que la société investit et où elle nous contraint. » Audrey, son héroïne, semble venir d’un non-lieu géographique et social : une famille de classe moyenne résidant dans une zone périurbaine des alentours de Rennes. Avec son bac en poche, elle quitte l’environnement rassurant et étouffant de sa zone pavillonnaire pour découvrir l’indépendance, la fac, la ville et la colocation avec Julie, petite bourgeoise cultivant une révolte bon chic bon genre et bio dans l’appartement que lui payent papa et maman, incarnation d’une certaine bohème de bonne tenue presque caricaturale mais tout à fait réelle.
C’est à son contact qu’Audrey fait pour la première fois la découverte de ce que l’on n’ose plus appeler un sentiment, à défaut d’une conscience, de classe. On peut à ce titre s’étonner de la lecture très sommaire que Jacques Mandelbaum propose, dans le Monde, du film de Bénédicte Pagnot qui décrirait l’itinéraire d’une jeune fille rangée issue de la petite bourgeoisie se découvrant une conscience politique et passant « de la chrysalide petite-bourgeoise au papillon de l'embrasement social ». Une vision bien simpliste, qui semble elle-même être le produit d’un romantisme révolutionnaire parfaitement daté et tout à fait caractéristique d’une génération de journalistes et d’intellectuels à laquelle les Lendemains présente un bilan peu flatteur.
Ce que découvre la jeune Audrey en arrivant dans la préfecture bretonne, c’est la vacuité profonde et l’inanité de l’engagement « révolutionnaire » de tous ceux qui l’entourent et tentent de l’intégrer à leur petit numéro de narcisses prétendument conscientisés. Il y a Julie donc, dont le combat politique se résume à être végétarienne, à organiser d’inoffensifs comités et de bienveillantes actions solidaires et à faire la leçon à ses parents dans leur luxueux salon sous l’œil un peu effaré d’Audrey. Il y a aussi Thibault, jeune et séduisant étudiant, ardent contempteur du système et de la société de consommation, pour qui ne pas s’engager dans le militantisme « c’est cautionner », et qui révèle à la première occasion toute l’étendue de son souci de l’autre en faisant d’Audrey un coup d’un soir qu’il jette à la première occasion. En peu de temps, Audrey, dont le père vient de perdre son emploi, entrevoit la cruauté des réalités économiques, découvre le dépit amoureux...et la honte de devoir planquer les paquets de céréales au rabais achetées par sa mère.
Les squatteurs qu’Audrey finit par rencontrer au cours de sa lente dérive ne valent pas mieux. On a du mal à comprendre où exactement Jacques Mandelbaum réussit à trouver un semblant de conscience révolutionnaire chez les pathétiques adolescents attardés qui jouent, dans le prétendu « squat politique » où atterrit Audrey, leur pauvre partition de Che Guevara décervelés et régressifs. Rien ne met plus en lumière le nihilisme pathétique et l’individualisme féroce de ces prétendus activistes que leur confrontation avec ceux qu’ils traitent de « vaincus du système » : quelques employés manifestant contre la fermeture de leur usine qu’ils écrasent de leur mépris. « On défend notre travail », lance une syndicaliste. « Et nous on veut pas de travail », répondent les apprentis situationnistes qui n’ont peut-être jamais ouvert un Debord de leur vie.


Il n’était peut-être pas dans les intentions de Bénédicte Pagnot de montrer sous un jour aussi peu flatteur l’univers de ces « autonomes » dont la radicalité, avoue-t-elle par ailleurs, l’intéressait sans la séduire tout à fait, mais le fait est là : Les Lendemains tracent le portrait peu reluisant de jeunes contestataires radicaux dont la contestation se limite à des journées d’errance et au saccage d’un local CGT. Après avoir peinturluré en noir la permanence syndicale, ces spécialistes de l’agitprop avouent penauds à l’un des leurs qui leur reproche de n’avoir pas inscrit le moindre slogan qui puisse différencier leur action du vandalisme primaire : « on n’y a pas pensé. » A un autre moment du film, Audrey constate, effarée, que ces courageux combattants du système sont tous entretenus par leurs parents ou par les services sociaux. « Je suis la seule à bosser ici ! » constate avec un brin d’amertume celle qui doit enchaîner les boulots d'intérim pour compenser la mise au chômage de son père.
Le monde des squats décrit par Bénédicte Pagnot est aussi celui que la réalisatrice dit avoir rencontré il y a peut-être quinze ou vingt ans. Pour celui qui a connu ces milieux à la même époque et observe, comme la réalisatrice le fait, ce qu’ils ont pu devenir aujourd'hui, il est effarant de constater à quel point rien n’a changé dans cet univers marqué avant tout par l’immobilisme : les mêmes slogans éculés, les mêmes justifications maladroites, les mêmes têtes de travellers au look intemporel– casquette élimées, piercing et baggies -, seuls les téléphones portables ont fait entre-temps leur apparition. De la fin des années 90 au début du XXIe siècle, le punk à chiens reste une figure de la postmodernité aussi inusable qu’Harlem Désir ou les Enfoirés et aussi peu surprenante qu’un éditorial de Jean Daniel. De là vient sans doute aussi le trouble sentiment de tristesse qui habite le film. Ces Lendemains là, ce sont ceux de la grande illusion lyrique de mai 68, c’est la gueule de bois des années 80, ce sont les lendemains désenchantés des déjà bien sombres années 90 et ce sont les lendemains sans lendemains de toutes les promesses révolutionnaires.


Le film ne peut cependant pas être perçu uniquement comme la chronique désenchantée d’une jeune étudiante déboussolée. Il comporte par ailleurs quelques clés dont la plus importante est celle que relève sans, semble-t-il, la comprendre, Christophe Carrière dans L’Express : « On n'a pas trouvé à ce jour de meilleure méthode disciplinaire que le salariat. » La citation est reprise par un des membres du squat le GRAL (comprendre « Groupement Révolutionnaire Alternatif Libertaire », nom donné au squat dans lequel s’intègre Audrey) juste après l’épisode emblématique de la discussion avec les syndicalistes devant l’usine menacée de fermeture. Cette citation est tirée de l’essai L’insurrection qui vient, publié en 2007 par un mystérieux « Comité invisible » dont les auteurs restent aujourd’hui  encore anonymes. En 2007, L’insurrection qui vient avait fait grand bruit notamment en raison de l’arrestation de Julien Coupat, soupçonné d’être au moins un des membres du « comité invisible » et accusé par les services de police d’être à l’origine du sabotage d’une caténaire de ligne TGV le 9 novembre 2008. Le pamphlet s’inscrivait à la fois dans une perspective néo-situationniste et néo-marxiste en dénonçant notamment un système de production aliénant reposant sur l’individualisme le plus consumériste et le plus destructeur et sur le salariat, forme d’esclavage déguisé masquant la désutilité du travail, perçu comme un outil de contrôle social plus que de production économique (idée déjà chère au situationniste Raoul Vaneighem) :

En marge de ce cœur de travailleurs effectifs, nécessaires au bon fonctionnement de la machine, s'étend désormais une majorité devenue surnuméraire, qui est certes utile à l'écoulement de la production mais guère plus, et qui fait peser sur la machine le risque, dans son désœuvrement, de se mettre à la saboter. La menace d'une démobilisation générale est le spectre qui hante le système de production présent. A la question " Pourquoi travailler, alors ? ", tout le monde ne répond pas comme cette ex-Rmiste à Libération : " Pour mon bien-être. Il fallait que je m'occupe. " Il y a un risque sérieux que nous finissions par trouver un emploi à notre désœuvrement. Cette population flottante doit être occupée, ou tenue. Or on n'a pas trouvé à ce jour de meilleure méthode disciplinaire que le salariat. Il faudra donc poursuivre le démantèlement des "acquis sociaux" afin de ramener dans le giron salarial les plus rétifs, ceux qui ne se rendent que face à l'alternative entre crever de faim et croupir en taule. L'explosion du secteur esclavagiste des "services personnels" doit continuer : femmes de ménage, restauration, massage, assistance à domicile, cours particuliers, loisirs thérapeutiques, aide psychologique, etc. Le tout accompagné d'un rehaussement continu des normes de sécurité, d'hygiène, de conduite et de culture, d'une accélération dans la fugacité des modes, qui seules assoient la nécessité de tels services. A Rouen, les horodateurs ont cédé la place au "parcmètre humain" : quelqu'un qui s'ennuie dans la rue vous délivre un ticket de stationnement et vous loue, le cas échéant, un parapluie par temps d'averse.[1]

La référence à L’insurrection qui vient jette un éclairage nouveau sur les Lendemains. Le GRAL ne peut-il être comparé à l’Ekluserie, squat rennais dans lequel fut rédigé L’Appel en 2003, premier texte politique sans doute à l’origine de L’insurrection qui vient[2] ? Ne peut-on voir Et la guerre est à peine commencée[3], court métrage inspiré par le contenu de l'Appel et, dans sa forme, par le In girum noctede Debord, comme un arrière-plan idéologique aux Lendemains ? L’évacuation musclée du GRAL et l’arrestation d’une partie de ses membres fait-elle faire référence à l'évacuation de l'Ekluserie en 2005 ? Enfin, les deux gestes de sabotage d’Audrey, commis contre un journal local et dans un TGV, dont elle assure le nettoyage pour une agence d’intérim, semblent là encore renvoyer à l'affaire Coupat et aux événements de Tarnac.


De façon plus cruelle cependant, et là encore la question des intentions réelles de la réalisatrice reste entière, le portrait des activistes squatteurs du GRAL renvoie également à un passage de L’insurrection qui vient qu’il faut à nouveau citer :

Le handicapé est le modèle de la citoyenneté qui vient. Ce n’est pas sans prémonition que les associations qui l’exploitent revendiquent à présent pour lui le «revenu d’existence». La sociabilité est maintenant faite de mille petites niches, de mille petits refuges où l’on se tient chaud. Où c’est toujours mieux que le grand froid dehors. Où tout est faux, car tout n’est que prétexte à se réchauffer. […] Le maintien du Moi dans un état de demi-délabrement permanent, dans une demi-défaillance chronique est le secret le mieux gardé de l’ordre des choses actuel.

Les pauvres révolutionnaires du GRAL que rencontre Audrey ne sont eux-mêmes que des handicapés du Moi. Ils cherchent à recréer, au sein de leur milieu autarcique, une parodie de sociabilité qui leur donne l’impression d’échapper à un système dont ils ne comprennent pas qu’ils sont eux-mêmes les pathétiques produits. Tout entier dévoués à leur fuite et à la satisfaction de leur quête purement matérialiste de liberté, qui pourrait se résumer à une version radicalisée du désormais célèbre « Ne pas se prendre la tête », devenu slogan du siècle et maxime d’une civilisation parfaitement délabrée, ils baignent dans un nihilisme qui se suffit à lui-même et s’autojustifie en permanence. La façon dont Bénédicte Pagnot filme le groupe de plus en plus réduit qui entoure Audrey, ce petit monde de plus en plus fermé qui se réfugie derrière les fenêtres murées des squats de passage, témoigne de l'enfermement d'Audrey mais aussi (volontairement ? Là encore la question se pose) de l’autisme d’une génération qui, même dans la révolte ne peut guère plus que singer radicalement la fuite en avant et le narcissisme décérébré de la société qui les entoure et dont ils ne font que caricaturer les codes.
Seule Audrey amène sa révolte jusqu’au seuil de la violence politique sans que son geste désespéré n'acquière pour autant plus de signification que les misérables actes de vandalisme commis auparavant avec ses compagnons de squat. La seule différence est qu’Audrey bascule cette fois définitivement dans l’illégalité et se voit arrêtée et condamnée. Le regard qu’Audrey jette à la caméra dans la scène finale des Lendemains fait penser à la dernière séquence des Quatre cent coups et au regard brillant et triste que Jean-Pierre Léaud lance au spectateur. Le regard noir d’Audrey et les yeux tristes d’Antoine Doinel disent simplement : « Et maintenant ? » Ces yeux-là n’entrevoient pas de lendemains qui chantent.






[1] Nous fournissons ici la version pdf du texte de L’insurrection qui vient où l’on pourra retrouver l’extrait mentionné ci-dessus.
[2] Nous renvoyons pour plus d’informations à cet article de Technikart : http://www.technikart.com/archives/5465-ici-lombre
[3] La transcription du court-métrage : http://infokiosques.net/spip.php?article136

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