Le film commence par un plan bucolique : deux lycéennes
marchent le long d’un petit chemin boisé en chantonnant. Une oreillette de mp3
pour chacune, elles rigolent et font des projets pour l’avenir, imaginent leur
futur appartement, loin des parents, loin du lycée. C’est l’été, l’année se
termine, elles se rendent chez l’une d’entre elles pour consulter les résultats
du bac et en finir avec les cours, leurs profs et la vie terne d’une lycéenne
dans une petite commune périurbaine de l’Ille et Vilaine.
Les premiers Lendemains du beau film de Bénédicte Pagnot,
ce sont ceux d’Audrey et Nanou qui espèrent entamer une autre vie, après avoir
achevé leur année de Terminale. La promesse ne tient que pour l’une
d’entre elles, Audrey, qui obtient son baccalauréat. Quant à l’autre, sa grande
amie, Nanou, recalée, elle voit avec amertume, avec l’examen raté,
s’éloigner sa meilleure amie ainsi que toute perspective de fuite. Ce n’est pas
simplement une nouvelle année de terminale qui se profile pour elle, c’est l’horizon
de l’existence qui se réduit et l’interminable répétition des années à venir
qui s’annonce.
Dans une critique que l’on peut qualifier de relativement
dispensable tant elle transpire la gratuité, Guillaume
Loison du NouvelObs semble en vouloir beaucoup au jeu des
« jeunes actrices en roue libres. » L’amertume et la gêne qui passent
sur le visage de Nanou tandis que son amie exulte et qu’elle-même est déjà
consciente d’avoir échoué suffit à démentir ce jugement à l’emporte-pièce et à
reconnaître à Pauline Parigot et Pauline Acquart, Audrey et Nanou, un talent
d’actrice certain. L’une réussit et l’autre pas. L’une s’en va et l’autre
reste. La première scène des Lendemains retranscrit avec délicatesse ce premier deuil.
Interrogée par Gaell B. Lerays pour fichesducinema.com,
Bénédicte Pagnot affirme croire « à un principe de réalité qui nous oblige
à regarder le monde comme il est, à la responsabilité de chacun, en même temps
qu’au poids des origines, de là d’où l’on vient, et à celui des lieux en nous
et dans notre histoire que la société investit et où elle nous contraint. »
Audrey, son héroïne, semble venir d’un non-lieu géographique et social :
une famille de classe moyenne résidant dans une zone périurbaine des alentours
de Rennes. Avec son bac en poche, elle quitte l’environnement rassurant et
étouffant de sa zone pavillonnaire pour découvrir l’indépendance, la fac, la
ville et la colocation avec Julie, petite bourgeoise cultivant une révolte bon
chic bon genre et bio dans l’appartement que lui payent papa et maman,
incarnation d’une certaine bohème de bonne tenue presque caricaturale mais tout
à fait réelle.
C’est à son contact qu’Audrey fait pour la première fois la
découverte de ce que l’on n’ose plus appeler un sentiment, à défaut d’une
conscience, de classe. On peut à ce titre s’étonner de la lecture très sommaire
que Jacques
Mandelbaum propose, dans le Monde, du film de Bénédicte Pagnot qui
décrirait l’itinéraire d’une jeune fille rangée issue de la petite bourgeoisie se
découvrant une conscience politique et passant « de la chrysalide
petite-bourgeoise au papillon de l'embrasement social ». Une vision bien
simpliste, qui semble elle-même être le produit d’un romantisme révolutionnaire
parfaitement daté et tout à fait caractéristique d’une génération de
journalistes et d’intellectuels à laquelle les Lendemains présente un
bilan peu flatteur.
Ce que découvre la jeune Audrey en arrivant dans la préfecture
bretonne, c’est la vacuité profonde et l’inanité de l’engagement
« révolutionnaire » de tous ceux qui l’entourent et tentent de
l’intégrer à leur petit numéro de narcisses prétendument conscientisés. Il y a
Julie donc, dont le combat politique se résume à être végétarienne, à organiser
d’inoffensifs comités et de bienveillantes actions solidaires et à faire la
leçon à ses parents dans leur luxueux salon sous l’œil un peu effaré d’Audrey.
Il y a aussi Thibault, jeune et séduisant étudiant, ardent contempteur du
système et de la société de consommation, pour qui ne pas s’engager dans le
militantisme « c’est cautionner », et qui révèle à la première occasion
toute l’étendue de son souci de l’autre en faisant d’Audrey un coup d’un soir qu’il
jette à la première occasion. En peu de temps, Audrey, dont le père vient de perdre son emploi, entrevoit la cruauté des réalités économiques, découvre le dépit
amoureux...et la honte de devoir planquer les paquets de céréales au rabais
achetées par sa mère.
Les squatteurs qu’Audrey finit par rencontrer au cours de sa lente
dérive ne valent pas mieux. On a du mal à comprendre où exactement Jacques Mandelbaum
réussit à trouver un semblant de conscience révolutionnaire chez les pathétiques adolescents attardés qui jouent, dans le prétendu « squat politique »
où atterrit Audrey, leur pauvre partition de Che Guevara décervelés et
régressifs. Rien ne met plus en lumière le nihilisme pathétique et
l’individualisme féroce de ces prétendus activistes que leur confrontation avec
ceux qu’ils traitent de « vaincus du système » : quelques
employés manifestant contre la fermeture de leur usine qu’ils écrasent de leur
mépris. « On défend notre travail », lance une syndicaliste.
« Et nous on veut pas de travail », répondent les apprentis situationnistes
qui n’ont peut-être jamais ouvert un Debord de leur vie.
Il n’était peut-être pas dans les intentions de Bénédicte Pagnot de
montrer sous un jour aussi peu flatteur l’univers de ces « autonomes »
dont la radicalité, avoue-t-elle par ailleurs, l’intéressait
sans la séduire tout à fait, mais le fait est là : Les Lendemains tracent
le portrait peu reluisant de jeunes contestataires radicaux dont la
contestation se limite à des journées d’errance et au saccage d’un local CGT.
Après avoir peinturluré en noir la permanence syndicale, ces spécialistes de l’agitprop
avouent penauds à l’un des leurs qui leur reproche de n’avoir pas inscrit le
moindre slogan qui puisse différencier leur action du vandalisme primaire :
« on n’y a pas pensé. » A un autre moment du film, Audrey constate,
effarée, que ces courageux combattants du système sont tous entretenus par
leurs parents ou par les services sociaux. « Je suis la seule à bosser ici ! »
constate avec un brin d’amertume celle qui doit enchaîner les boulots d'intérim pour compenser la mise au chômage de son père.
Le monde des squats décrit par Bénédicte Pagnot est aussi celui que la
réalisatrice dit avoir rencontré il y a peut-être quinze ou vingt ans. Pour
celui qui a connu ces milieux à la même époque et observe, comme la
réalisatrice le fait, ce qu’ils ont pu devenir aujourd'hui, il est effarant de constater à
quel point rien n’a changé dans cet univers marqué avant tout par l’immobilisme :
les mêmes slogans éculés, les mêmes justifications maladroites, les mêmes têtes
de travellers au look intemporel– casquette élimées, piercing et baggies -,
seuls les téléphones portables ont fait entre-temps leur apparition. De la fin
des années 90 au début du XXIe siècle, le punk à chiens reste une figure de la
postmodernité aussi inusable qu’Harlem Désir ou les Enfoirés et aussi peu
surprenante qu’un éditorial de Jean Daniel. De là vient sans doute aussi le trouble
sentiment de tristesse qui habite le film. Ces Lendemains là, ce sont
ceux de la grande illusion lyrique de mai 68, c’est la gueule de bois des
années 80, ce sont les lendemains désenchantés des déjà bien sombres années 90
et ce sont les lendemains sans lendemains de toutes les promesses révolutionnaires.
Le film ne peut cependant pas être perçu uniquement comme la
chronique désenchantée d’une jeune étudiante déboussolée. Il comporte par
ailleurs quelques clés dont la plus importante est celle que relève sans,
semble-t-il, la comprendre, Christophe Carrière dans L’Express : « On n'a pas trouvé à ce jour
de meilleure méthode disciplinaire que le salariat. » La citation
est reprise par un des membres du squat le GRAL (comprendre « Groupement
Révolutionnaire Alternatif Libertaire », nom donné au squat dans lequel s’intègre
Audrey) juste après l’épisode emblématique de la discussion avec les
syndicalistes devant l’usine menacée de fermeture. Cette citation est tirée de
l’essai L’insurrection qui vient, publié en 2007 par un mystérieux « Comité
invisible » dont les auteurs restent aujourd’hui encore anonymes. En 2007, L’insurrection
qui vient avait fait grand bruit notamment en raison de l’arrestation de Julien
Coupat, soupçonné d’être au moins un des membres du « comité invisible »
et accusé par les services de police d’être à l’origine du sabotage d’une
caténaire de ligne TGV le 9 novembre 2008. Le pamphlet s’inscrivait à la fois
dans une perspective néo-situationniste et néo-marxiste en dénonçant notamment
un système de production aliénant reposant sur l’individualisme le plus
consumériste et le plus destructeur et sur le salariat, forme d’esclavage
déguisé masquant la désutilité du travail, perçu comme un outil de contrôle
social plus que de production économique (idée déjà chère au situationniste Raoul Vaneighem) :
En
marge de ce cœur de travailleurs effectifs, nécessaires au bon fonctionnement
de la machine, s'étend désormais une majorité devenue surnuméraire, qui est
certes utile à l'écoulement de la production mais guère plus, et qui fait peser
sur la machine le risque, dans son désœuvrement, de se mettre à la saboter. La
menace d'une démobilisation générale est le spectre qui hante le système de
production présent. A la question " Pourquoi travailler, alors ? ",
tout le monde ne répond pas comme cette ex-Rmiste à Libération : " Pour
mon bien-être. Il fallait que je m'occupe. " Il y a un risque sérieux que
nous finissions par trouver un emploi à notre désœuvrement. Cette population
flottante doit être occupée, ou tenue. Or on n'a pas trouvé à ce jour de meilleure
méthode disciplinaire que le salariat. Il faudra donc poursuivre le
démantèlement des "acquis sociaux" afin de ramener dans le giron
salarial les plus rétifs, ceux qui ne se rendent que face à l'alternative entre
crever de faim et croupir en taule. L'explosion du secteur esclavagiste des
"services personnels" doit continuer : femmes de ménage,
restauration, massage, assistance à domicile, cours particuliers, loisirs
thérapeutiques, aide psychologique, etc. Le tout accompagné d'un rehaussement
continu des normes de sécurité, d'hygiène, de conduite et de culture, d'une
accélération dans la fugacité des modes, qui seules assoient la nécessité de
tels services. A Rouen, les horodateurs ont cédé la place au "parcmètre
humain" : quelqu'un qui s'ennuie dans la rue vous délivre un ticket de
stationnement et vous loue, le cas échéant, un parapluie par temps d'averse.[1]
La référence à L’insurrection qui vient jette un éclairage
nouveau sur les Lendemains. Le GRAL ne peut-il être comparé à l’Ekluserie, squat
rennais dans lequel fut rédigé L’Appel en 2003, premier texte politique
sans doute à l’origine de L’insurrection qui vient[2] ?
Ne peut-on voir Et la
guerre est à peine commencée[3]…,
court métrage inspiré par le contenu de l'Appel et, dans
sa forme, par le In
girum nocte…de Debord, comme un arrière-plan idéologique aux Lendemains ?
L’évacuation musclée du GRAL et l’arrestation d’une partie de ses membres fait-elle faire référence à l'évacuation de l'Ekluserie en 2005 ? Enfin, les deux gestes de
sabotage d’Audrey, commis contre un journal local et dans un TGV, dont elle
assure le nettoyage pour une agence d’intérim, semblent là encore renvoyer à l'affaire Coupat et aux événements de Tarnac.
De façon plus cruelle cependant, et là encore la question des
intentions réelles de la réalisatrice reste entière, le portrait des activistes
squatteurs du GRAL renvoie également à un passage de L’insurrection qui
vient qu’il faut à nouveau citer :
Le
handicapé est le modèle de la citoyenneté qui vient. Ce n’est pas sans
prémonition que les associations qui l’exploitent revendiquent à présent pour
lui le «revenu d’existence». La sociabilité est maintenant faite de mille
petites niches, de mille petits refuges où l’on se tient chaud. Où c’est
toujours mieux que le grand froid dehors. Où tout est faux, car tout n’est que
prétexte à se réchauffer. […] Le maintien du Moi dans un état de
demi-délabrement permanent, dans une demi-défaillance chronique est le secret
le mieux gardé de l’ordre des choses actuel.
Les pauvres révolutionnaires du GRAL que rencontre Audrey ne sont
eux-mêmes que des handicapés du Moi. Ils cherchent à recréer, au sein de leur
milieu autarcique, une parodie de sociabilité qui leur donne l’impression d’échapper
à un système dont ils ne comprennent pas qu’ils sont eux-mêmes les pathétiques
produits. Tout entier dévoués à leur fuite et à la satisfaction de leur quête
purement matérialiste de liberté, qui pourrait se résumer à une version
radicalisée du désormais célèbre « Ne pas se prendre la tête »,
devenu slogan du siècle et maxime d’une civilisation parfaitement délabrée, ils
baignent dans un nihilisme qui se suffit à lui-même et s’autojustifie en permanence.
La façon dont Bénédicte Pagnot filme le groupe de plus en plus réduit qui
entoure Audrey, ce petit monde de plus en plus fermé qui se réfugie derrière
les fenêtres murées des squats de passage, témoigne de l'enfermement d'Audrey mais aussi (volontairement ? Là
encore la question se pose) de l’autisme d’une génération qui, même dans la
révolte ne peut guère plus que singer radicalement la fuite en avant et le
narcissisme décérébré de la société qui les entoure et dont ils ne font que
caricaturer les codes.
Seule Audrey amène sa révolte jusqu’au seuil de la violence
politique sans que son geste désespéré n'acquière pour autant plus de
signification que les misérables actes de vandalisme commis auparavant avec ses
compagnons de squat. La seule différence est qu’Audrey bascule cette fois
définitivement dans l’illégalité et se voit arrêtée et condamnée. Le regard qu’Audrey
jette à la caméra dans la scène finale des Lendemains fait penser à la
dernière séquence des Quatre cent coups et au regard brillant et triste que
Jean-Pierre Léaud lance au spectateur. Le regard noir d’Audrey et les yeux
tristes d’Antoine Doinel disent simplement : « Et maintenant ? »
Ces yeux-là n’entrevoient pas de lendemains qui chantent.
[1] Nous
fournissons ici la version pdf du texte de L’insurrection qui vient où l’on
pourra retrouver l’extrait mentionné ci-dessus.
[2] Nous renvoyons
pour plus d’informations à cet article de Technikart : http://www.technikart.com/archives/5465-ici-lombre
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