samedi 26 mai 2018

"Conversion", de Romaric Sangars


Conversion et confession, confession d’une conversion, l’ouvrage de Romaric Sangars livre, en arrière-plan de la quête spirituelle qu'il dépeint, un autre récit, plus générationnel, à travers les deuils successifs et les expérience qui marquent le départ de Grenoble, ville natale de l'auteur, vers Paris, et la rencontre avec l'art, la musique et la littérature, la révélation amoureuse et la révélation du catholicisme. Peu d'ouvrages donnent encore, à l'heure actuelle, une voix à cette génération nommée avec mépris par les médias la « génération X », intercalée entre l'interminable génération de 68, une « génération Y » tout aussi anonyme et les Millenials devant lesquels se prosterne un Michel Serres toujours en pleine extase techno-jeuniste. Cette « génération X », entrée dans l'adolescence alors que le mur de Berlin s'effondrait et que le capitalisme triomphant proclamait bruyamment le triomphe de cette morale consumériste que les héritiers de mai 68 ont accueillie avec complaisance, n'a pas encore tout à fait trouvé sa voix. Peu nombreux sont ceux qui ont pour le moment tenté d'écrire son roman. On pourrait citer Mathieu Jung avec, récemment, Le triomphe de Thomas Zins, publié chez Anne Carrière en 2017Conversion, ouvrage autobiographique publié chez Léo Scheer en janvier 2018, semble lui tracer en filigrane le portrait de cette génération apparue avant Internet et qui a grandi dans l'atmosphère stérile de la France des années SOS Racisme finissantes et de ce que l'on croyait être encore à l'époque la fin de l'histoire. C'est déjà devenu le monde d'avant et s'il reste à en écrire le roman, ce n'est pas la moindre des promesses de Conversion que d'en suggérer discrètement les premières lignes à travers le récit de ce ralliement spirituel, servi par une remarquable maîtrise stylistique.

« Je suis un catholique romain du IIIe millénaire et, peu avant ma trentième année, j’ai rejoint l’assemblée fondée par le Nazaréen crucifié sous Ponce Pilate et qui est figuré derrière moi, immense au pied de la coupole du Sacré-Cœur », écrit Romaric Sangars dans Conversion. L’entreprise, bien sûr, renvoie immédiatement à Huysmans, inspiration largement revendiquée par l'auteur : « je veux parler de ce qu’avait défini Barbey d’Aurevilly dans la conclusion de deux célèbres articles, le premier consacré à défendre Les Fleurs du Mal, le second, au sujet d’A Rebours, Barbey affirmant qu’après un tel livre, il ne restait plus à l’auteur qu’à choisir entre la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix. » L'ambition n'est évidemment pas ici de réécrire A Rebours, cependant le dialogue spirituel et littéraire qui s'établit ainsi entre le catholique romain du IIIe millénaire et le converti du XIXe tisse la trame du récit de cette Conversion qui cherche à montrer de quelle manière il est possible de saisir à nouveau, cent cinquante ans après Huysmans, la « merveilleuse opportunité de clarification » qu’offre le choix impossible entre le renoncement à soi par la mort volontaire et l’effacement de soi par l’acceptation du divin. « Le ‘non’ enfin assumé ou le ‘oui’ osé à la face même de l’absurde », question aussi essentielle à l’heure de l’Intelligence artificielle et de la civilisation du post-humain qu'elle l’était au temps du règne de la fée électricité et de la civilisation de l’acier. 

Comme le remarque le philosophe Jean Vioulac, qui vient pour sa part de publier Approche de la criticité. Philosophie, capitalisme et technologieaux PUF en janvier dernier : « le XXe siècle est en physique l’époque d’une véritable révolution théorique, à savoir l’avènement de la mécanique quantique, et cette révolution est une crise telle que la physique n’en avait jamais connu. » Ce constat en amène un autre : la science moderne n’est plus circonscrite à la quantification de phénomènes physiques, elle est désormais en mesure de produire une véritable cosmogonie rationnelle, une rationalité métaphysique qui fonde la possibilité d’une religiosité scientifique prenant la relève des religiosités séculières qu’Aron avait décrites au XXe siècle pour qualifier les projets politiques totalitaires. « La science n’est plus connaissance certaine d’objets, par ordre et mesure, et dans le cadre de la causalité, et c’est donc le subjectivisme moderne qui s’effondre. »



Disons ici d’emblée que le premier mérite de Conversion est de poser les bases d’une entreprise littéraire capable d’appréhender les caractères et les conséquences de cet effondrement du subjectivisme moderne. Une scène, en apparence banale, du récit autobiographique de Romaric Sangars, celle du portrait que l’écrivain trace de l’un de ses voisins lors d'un voyage en train, témoigne à elle seule de cette tentative : « L’homme d’affaire à ma droite, qui, depuis que son téléphone a cessé de le solliciter, semble encore plus absorbé que moi par ses travaux, se trouve a priori dans une disposition opposée. Cet homme, énergique et décuplé, il est à peu près certain qu’il adhère à la Religion Nouvelle, même s’il l’ignore simplement parce qu’elle règne et qu’il a toujours été pétri par ses mythes, ses émois, ses concepts, si bien que sa vision de l’âme se réduit à quelque intestin émotionnel, qu’il croit évoluer dans un univers organisé par inadvertance, où, dénué d’une mission particulière, il ne peut espérer que jouir de bonheurs fugaces avant l’inéluctable rien. Et pourtant il s’applique. Par conséquent, ou bien cet homme est fou, ou bien il ne croit pas à ce qu’il professe, ou bien encore il ne comprend pas ce qu’il croit, à moins, et c’est fort probable, qu’il ait l’intuition d’un autre point de vue et qu’il vive en réalité en fonction de cette intuition à la fois informulée et contraire, plutôt que selon l’idée qu’il prétend se faire du monde. »

Cette intuition informulée apparaît en contradiction avec la doxa rationaliste et utilitariste qui semble animer l’existence de la plupart des contemporains de l’auteur : « Je comprenais qu’on se drogue ou qu’on se tue, pas qu’on se résigne à pareille simagrée. » Etrange schizophrénie qui est le symptôme premier de cet effondrement du subjectivisme moderne analysé par  Vioulac. Durant toute la séquence moderne qui a vu l’accomplissement du projet cartésien et la victoire du rationalisme européen, les certitudes scientifiques ont poussé l’Eglise dans ses retranchements et réduit toujours plus la place laissée au dogme. Pourtant, à mesure que les découvertes scientifiques font progresser la connaissance de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, elles font paradoxalement vaciller toutes les certitudes que le cartésianisme et le rationalisme semblaient avoir conquises de haute lutte et arrachées à la métaphysique religieuse. A l’heure des méga-données et de la physique quantique, la science s’est élancée dans l’univers des abstractions cosmiques au point que la méthode expérimentale bascule elle aussi dans le gouffre mystique que la religion a nommé Dieu. L’homme moderne qui se trouve aujourd’hui dépouillé de la foi et de l’assurance scientifique est un laissé pour compte qui se raccroche à la bouée de l’hédonisme matérialiste pour ne pas sombrer dans l’infini du vide qui s’ouvre sous ses pieds aussi bien que dans le ciel. Face à la perspective du néant, l’idéal humaniste et le grand espoir des Lumières se sont changés en une religion du management et un ritualisme progressiste qui ânonnent des mantras vides de sens et ne promettent rien qui ne soit voué à basculer dans le néant. Comment, en effet, ne pas devenir fou quand l’on découvre que la « Religion Nouvelle […] ne cultivait pas tant chez l’homme, comme elle prétendait, la jouissance, la licence et la consommation, que la faiblesse, en vérité, la faiblesse d’hommes enchaînés à leurs propres instincts, et ainsi malléables en dépit de l’importance et de l’excitation de leur masse. » Voilà, au cœur de la Conversion de Romaric Sangars, la réalisation de cette merveilleuse opportunité de clarification. « En somme, écrit Romaric Sangars, ma tête était à Dieu et mon cœur, au néant. » Mais pour parvenir à cette prise de conscience, il faut un cheminement personnel dont le récit forme la chair de Conversion, si l’ombre de la croix en est la structure. Car on se déplace dans Conversion en suivant le parcours que la structure d’une église impose à celui qui y pénètre. Au seuil de la foi, c’est le déchirement amoureux et la révélation de l’art qui mènent le converti à travers la pénombre jusqu’à l’autel et à la lumière.


« Conversion » est formé à partir de converto qui, en latin, désigne l’action de se retourner, d’opérer un changement de direction radical. Le retournement au sens religieux s’accomplit à travers la révélation, revelatio, « découvrir ou laisser voir ». Le retournement suit et précède la révélation. Il la suit tout d’abord parce qu’il marque un deuil, ici le deuil amoureux, qui abandonne l’auteur dans une nuit qui ne sera dissipée que par la révélation du Divin. Le transport amoureux est un premier transport mystique qui tient tête au nihilisme de l’époque, « j’avais grandi à l’ère de toutes les fins : des idéaux politiques, de l’art, de l’homme, du paradis consumériste, des illusions romantiques, de l’Europe régnante. Il ne restait plus qu’à en finir avec la fin elle-même. » Le premier coup de tonnerre qui fait vaciller les ruines de ce vieux monde fatigué de lui-même est le choc amoureux, la rencontre avec Estelle, celle à qui est dédiée Conversion : « La jeune femme qui accompagnait Estelle pour acheter un paquet de Camel souple, tout comme Arnault, à mes côtés, s’étaient atténués au point de devenir des ombres ; quant au profil d’Estelle, au dessin clair et parfait, qui occupait le centre de cet éclatement, il rayonnait d’éclats fugitifs. Une innocence un rien sauvage, une indolence gracieuse, une sensibilité animale, plusieurs douleurs mal dégluties mais une fraîcheur intacte : j’étais tétanisé, la pupille saturée par cette radioscopie éclair, ignorant que ma vie venait de prendre l’un de ses premiers virages. » La grande qualité de Conversion se trouve dans cette description de la géométrie des êtres et de l'algèbre des existences. De départs en errances et de deuils en résurrections, le narrateur se libère des égarements sinusoïdaux pour retrouver la verticalité de l’aspiration au sublime grâce à la rencontre d'Estelle.

Cette rencontre, scène centrale et pivot du récit, n'est pas celle de Bérénice et d'Aurélien, qui ouvre le roman d'Aragon. C'est plutôt chez Stendhal qu'il faudrait chercher le modèle et la théorisation littéraire de « l'étonnement (…) qui est déjà la moitié du mouvement cérébral nécessaire pour la cristallisation. » Stendhal se plaît à répéter, dans son De l'Amour, que « l'amour triomphe, dans le romanesque, à la première vue ». Aragon n'a qu'en apparence pris le contre-pied de l'axiome stendhalien en mettant en scène la rencontre amoureuse qui ouvre Aurélien : « La première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. » La rencontre avec Estelle, dans Conversion, renoue quant à elle pleinement et sans ironie avec l'esthétique stendhalienne du saisissement et de la révélation, prélude à la cristallisation amoureuse et à la passion : « Quant à la validité de cette révélation qui avait duré une fraction de seconde, cinq années de passion amoureuse viendraient bientôt en accumuler les preuves », écrit Romaric Sangars au moment de décrire cette première rencontre et ce premier étonnement qui frappe comme la foudre et illumine la première partie de Conversion.


A l'illumination de la passion succède néanmoins le retour à l'obscurité, à la solitude et à l'égarement. Le monde perd, avec la rupture, la signification dont la rencontre avec Estelle l'avait habillé. C'est pourtant sur cet achèvement que débute Conversion, suivi d'une errance incertaine qui se transforme en quête d'une transcendance perdue. Dans cette entreprise, l'itinéraire suivi par le protagoniste principal de Conversion se redresse peu à peu. Aux tours, détours et errements se substitue la ligne droite. Le récit se termine par un pèlerinage commencé le long d'une autoroute et poursuivi au gré des chemins mais toujours en ligne droite vers un point de chute qui doit être un nouveau point de départ. C'est décidément aux mânes du romantisme que Romaric Sangars voue son entreprise de conversion. La dernière partie du livre pourrait d'ailleurs faire penser à l'entrée en matière des Misérables, quand Valjean, errant sur les routes, marche sans le savoir à la rencontre de Monseigneur Myriel qui lui apportera sa révélation par ces mots : « Jean Valjean, mon frère, vous n’appartenez plus au mal, mais au bien. C’est votre âme que je vous achète ; je la retire aux pensées noires et à l’esprit de perdition, et je la donne à Dieu. » C'est à la noirceur dont la déchirure amoureuse a recouvert l'existence que cherche à s'arracher le protagoniste de Conversion ; ainsi qu'au règne du néant dont l'époque elle-même a fait un Dieu. Il faut, à ce Dieu de l'arasement, opposer la verticalité du Dieu qui relève toujours ceux qui sont tombés et à la rencontre duquel vont sans le savoir ceux qui marchent dans l'obscurité, puis avec assurance ceux qui cheminent au grand air.




Romaric Sangars. Conversion. Editions Léo Scheer. 176 p. 17 €

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