dimanche 27 mai 2012

La Révolution, certes, mais avec grâce. Et des cocktails.


Nous nous devons de célébrer aujourd’hui la collaboration fructueuse entamée avec Hipstagazine qui alloue avec libéralité aux idiots que nous sommes une chronique idiocratique hebdomadaire. Nous sommes donc également heureux d'accueillir cette semaine le Professeur du Dimanche venu nous parler un cocktail à la main du mouvement Chap et de la révolution des esthètes. 

Entre un passé gonflé de ses idéologies mortifères et un futur gros d'on ne sait trop quoi, il restait aux jeunes gens « le présent, l'esprit du siècle, ange du crépuscule qui n'est ni la nuit ni le jour ; ils le trouvèrent assis sur un sac de chaux plein d'ossements, serré dans le manteau des égoïstes, et grelottant d'un froid terrible. L'angoisse de la mort leur entra dans l'âme à la vue de ce spectre moitié momie et moitié fœtus ; ils s'en approchèrent comme le voyageur à qui l'on montre à Strasbourg la fille d'un vieux comte de Sarverden, embaumée dans sa parure de fiancée : ce squelette enfantin fait frémir, car ses mains fluettes et livides portent l'anneau des épousées, et sa tête tombe en poussière au milieu des fleurs d'oranger. »¹

Ces quelques lignes du Musset écrites voici plus d’un siècle n’ont pas pris une ride et résonnent aujourd’hui comme pour davantage accentuer le malaise contemporain. Dans une société qui, pour combler son absence de repères, célèbre l’ambition, la vulgarité et l’égoïsme, les enfants du siècle ont privilégié le jogging ou l’attaché-case, double face du fantasme capitaliste de l’avoir, aux dépens du savoir-vivre. Il ne faut donc pas avoir peur des marges pour participer à l’esprit du mouvement Chap, né en Angleterre au début des années 90 à l’initiative de Gustav Temple et Vic Darkwood. Le Chapisme, qui vient de l’expression britannique « Chap » signifiant « bon gars », est avant tout un art de vivre qui conjugue l’individualisme et le bien commun, invitant à bousculer le monde comme il va. Evitant à la fois les travers du snob lymphatique et ceux du militant endoctriné, « Le Chap aime autant le Byron révolutionnaire de Missolonghi que l’auteur de Childe Harold fumant le cigare allongé sur le Grand Canal "pour ne pas perdre de vue les étoiles". »² C’est muni de son aisance à fumer la cigarette ou la pipe, confectionner les martini-dry et trouver un bon tailleur, que le Chap, véritable anarcho-dandy, aborde le monde, déjouant ses dispositifs aliénants à coups de tactiques mêlant ironie, absurde et élégance.




Le savoir-vivre existe pour deux raisons : la première consiste à rendre vivable voire plaisant les échanges entre un homme et son prochain ; la seconde à maintenir la domination d’une classe dominante sur les gens de peu. Si l’anarcho-dandy entend se faire prosélyte par son exemple de la première, il considère comme rétrograde la seconde. Le savoir-vivre a d’ailleurs depuis longtemps été déserté par les élites qui ont désormais rejoint le monde vulgaire du bling bling. Destiné à tous comme instrument d’émancipation, l’anarcho-dandy conçoit le savoir-vivre sur le mode d’un code de conduite révolutionnaire, qu’il met en pratique en commençant par l’art de saluer ou de se tenir à table. Selon lui, comme l’affirmait Oscar Wilde, « la seule chose que la politesse peut nous faire perdre c’est, de temps en temps, un siège dans un autobus bondé. » Ensuite, l’anarcho-dandy met un point d’honneur à ne pas négliger sa tenue vestimentaire sans non plus verser dans la mode, cette « forme de laideur si intolérable qu’il faut en changer tous les six mois. » (Oscar Wilde) D’autre part, le Chap ne travaille pas : s’il doit mettre les mains dans le cambouis pour se procurer son martini et ses voyages en Orient-Express, c’est toujours avec la désinvolture de l’individu refusant le salariat. Il préfèrera changer de boulot comme de chemise et répondre à son patron à la façon de Bartleby : « I would prefer not to » en attendant de meilleurs cieux, plutôt que de faire partie de la masse composant le Lumpenbureautariat. Surtout, l’anarcho-dandy est soucieux de son hygiène de vie : contre le stakhanovisme du sport et l’impératif de l’urgence qui conduisent à toutes sortes de pathologies mentales et morales, il privilégie le sport en chambre et la marche à pied qu’il pourra ponctuer de quelque cocktail ou volutes de fumée, ce dans le plus grand souci de son bien-être.
Enfin, l’anarcho-dandy est impatient : au lieu de remettre aux calendes grecques le Grand soir, il s’efforce à être quotidiennement un fragment de lendemain qui chante sur le mode anti-karaoké.


Comme une avant-garde sans prétention, le Chap allie ainsi le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté (Gramsci), et forme peu à peu par affinités électives une conjuration de singularités pariant sur la possibilité de traverser le nihilisme contemporain.



¹ Alfred de Musset in La confession d'un enfant du siècle, I 2, 1836
² Gustav Temple & Vic Darkwood, Le manifeste Chap, p.II.

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