Nicolas de Staël - Bateaux - 1951
Une journée de
juillet 1912 voyait les flottes du monde massées dans une seule baie de
Méditerranée. Comme oppressé par la fumée des cheminées, le ciel était
immobile, gris bleu de chaleur, au-dessus des montagnes brunes de la côte. Les
mouettes rasaient l’eau. Le bleu et l’or de la saison méridionale, comme des
reflets de villes ensevelies, semblaient abîmés au fond de la mer qui n’osait
bouger sous le poids sévères de trente vaisseaux de ligne, cuirassés,
contre-torpilleurs et destroyers. Les monstres d’acier dissimulaient mal leurs
canons sous les joyeuses couleurs de leurs innombrables banderoles. L’eau
ruisselait avec lourdeur du pont des cuirassés sur le miroir huileux de la
paresseuse Méditerranée. L’étroite ceinture de maisons blanches, de sable jaune,
de fleurs altérées et de chênes verts n’osait rompre ce silence qui semblait
éternel. Alors se produisit un événement quelconque (qui donc se rappelle
encore les détails d’un siècle depuis si longtemps révolu!). Une barque blanche
se détacha de la côte et à la cadence nette de douze paires de rames se dirigea
vers la flotte. Le flot figé parut s’animer quand les premières perles
tombèrent des palettes; le monde sembla de nouveau écumer, revivre dans la
libre respiration d’un jeune océan. Alors les mouettes, se souvenant du plein
ciel, prirent leur essor, car du bord de tous les vaisseaux à la fois s’élevait
une musique: en un chœur sonore de fanfares, les hymnes nationaux de douze
peuples jaillissaient, se heurtaient et finissaient par se confondre en une
trépidation unique. De temps en temps un lambeau de son parvenait à s’échapper
et, pareil à un oiseau, se posait un instant à la pointe d’un mât ou d’un
rocher. Enfin, on distingua les voix des peuples dans ce déluge polyphone qui
se brisait aussi nettement à la surface de la mer qu’aux parois d’acier des
vaisseaux. Des langues métalliques invoquaient Dieu, le conviait à protéger le
Tsar, le Roi, l’Empereur. On discernait sans peine l’embarras du ciel devant
l’assaut de ces invocations simultanées, car il ne pouvait échapper à personne
que chacune de ces prières prétendait être seule exaucée et tentait d’exclure
les autres. Il ne resta plus qu’un seul chant, doublement dévorant, et où Dieu
ne figurait pas. Sa passion sauvage, rayonnante de toutes les couleurs de la
vie et de la mort, renonçait en effet à implorer Dieu. Le chant ne lui
consacrait même pas un souffle, il semblait que Dieu n’eût jamais existé. Sa
voix ne s’adressait qu’à ceux qui avaient été oubliés, par tous les autres
hymnes, aux enfants de la patrie, pour qui un jour éternel de gloire était
arrivé. C’était la Marseillaise qui retentissait à bord du vaisseau-amiral de
la flotte française, et qui résonnait, animée d’elle-même, avec une telle
plénitude que l’on n’aurait pas été surpris si les vaisseaux de France avaient
soudain hissé le signal du départ, et si, solitaires, mais avec un bruissement
orgueilleux, ils avaient tout à coup pris le large.
Friedrich
SIEBURG. Dieu est-il Français ? Grasset. 1930
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