C'est avec plaisir que les idiots entament une collaboration qui s'avérera sans doute des plus fructueuses avec le blog Zone Critique, dont les étagères sont remplies d'excellentes critiques littéraires ou cinéma. Nous prenons donc la liberté d'aller nous emparer de temps à autre de l'une d'entre elles pour la reproduire ici. Longue vie à Zone Critique qui nous ouvre sa bibliothèque, nous lui ouvrons de bonne grâce également la nôtre. Aujourd'hui, Yann Solle nous parle de la Théorie de l'information, roman trop bien informé.
C’est Paul Morand qui l’affirme : « L’histoire, comme une idiote,
mécaniquement se répète. » Rien n’est plus vrai, il suffit d’observer la
rentrée littéraire. Chaque année, fin août, c’est la même histoire. Avec la
régularité d’un catéchumène fraîchement converti, la rentrée littéraire dépose
sur les étagères de nos libraires le premier effort d’un jeune romancier
inconnu au bataillon, télégénique de préférence, que l’on nous vend ensuite à
grand renfort de dithyrambes et de superlatifs.
Bernard Grasset, où
qu’il se trouve, doit s’en sentir flatté, lui qui a pratiquement inventé tous
les principes du marketing littéraire moderne : tirages conséquents, promotion
ravageuse, services de presse mieux organisés qu’un régiment de l’armée de
terre, intelligences diverses et variées avec les critiques…Chaque année donc,
c’est la même histoire, l’automne dépossède les arbres de leurs feuillages et
les éditeurs parisiens s’affrontent sans merci dans la course au titre de celui
qui fera le plus beau coup médiatique de la saison. Parfois pour le meilleur,
souvent pour le pire. À la rentrée passée, Grasset remportait une victoire sans
appel dans la grande guerre du buzz avec l’extraordinaire Marien Defalvard.
Cette année, Gallimard tient sa revanche avec le très photogénique Aurélien
Bellanger.
La Théorie de
l’information est incontestablement le livre dont on a le plus parlé cet
automne. Les faveurs de l’actualité, sans doute, car on le dit largement
inspiré de la vie de Xavier Niel, patron de Free, qui venait de réaliser un des
plus gros coups marketing de l’histoire de la téléphonie française avec Free
Mobile. Au même moment, le minitel, largement évoqué dans l’histoire, tirait sa
révérence. De là à ce qu’il fût qualifié avant même sa sortie de meilleur roman
de la rentrée par une critique extatique (assertion aussi outrancière que
contestable par ailleurs, car 640 romans sont sortis cette année, et on peut
raisonnablement douter qu’ils aient tous été lus dans les rédactions), il n’y
avait qu’un pas qui fut allègrement franchi ; je suis pour ma part très loin de
partager cet enthousiasme.
Mais peut-être faut-il
d’abord dire un mot de l’auteur. En consultant sa page Wikipédia, on apprend
qu’Aurélien Bellanger a trente-deux ans, qu’il a étudié la philosophie à l’École
des hautes études en sciences sociales, où il a commencé puis abandonné une
thèse au titre singulièrement houellebecquien : La métaphysique des individus
possibles, avant de devenir libraire dans le cinquième arrondissement de Paris.
Contrairement à ce que j’ai pu laisser entendre plus haut, il n’est pas
nécessairement inconnu au bataillon, puisqu’il a publié, il y a deux ans, un
essai très remarqué : «Houellebecq, écrivain romantique» (Léo Scheer).
Je dois avouer ici et
maintenant qu’un écrivain qui consacre deux cent pages et quelques à hisser
Michel Houellebecq au pinacle ne pouvait d’emblée que me paraître suspect. Mais
il en est de la littérature comme de la vie : il faut apprendre à se méfier des
idées préconçues, elles empêchent parfois de découvrir des trésors. D’ailleurs,
un ami m’avait offert le roman, que j’ai donc lu avec d’autant plus de distance
que je n’aurais eu, le cas échéant, rien d’autre à regretter que mon temps.
C’est l’histoire de
Pascal Ertanger que l’auteur se propose de nous conter, et le moins que l’on
puisse dire, c’est que les choses commencent assez mal pour lui. Il est coincé
dans une adolescence ennuyeuse à Vélizy-Villacoublay, dans les Yvelines (est-ce
un hasard si l’auteur situe le début de l’action dans une commune qui a reçu le
label Ville Internet – @@@ ?) Il est l’archétype du geek effarouché, égaré dans
sa peau, dans sa famille, dans son lycée. Il ne comprend pas la société et la
société ne le comprend pas. Wilde dirait de lui qu’il se contente d’exister. Ce
nom d’ailleurs, Ertanger. On ne peut s’empêcher de penser à l’Étranger de
Camus, car Pascal est étranger à tout, à sa propre vie surtout. Un ordinateur
le tirera de ces limbes, un Sinclair ZX81 plus précisément. Pascal se révèle en
génie de l’informatique ; et cela va plus loin encore : il entretient avec les
machines un rapport organique, presque charnel. Quand Pascal programme, il
vient à la vie. Que le reste de sa vie soit alors consacrée à l’informatique ne
relève pas d’un choix. Deux options s’offrent à lui : programmer ou mourir. Il
programmera.
Il commence à bâtir son
empire dans le Minitel rose. 3615 TURLU, 3615 CHAUDE, 3615 EROTIK, ça ne mange
pas de pain. À mesure que son succès grandit, il gagne en assurance et en
cynisme : « Les lycéennes avaient été un coup de maître : elles avaient donné à
CHAUDE une connotation littéraire terriblement sexy. Mais, il l’avait
expérimenté le soir de la fête, c’étaient des filles assez limitées. Elles
déliraient bien et construisaient des fantasmes solides, mais s’étendaient trop
sur les préliminaires. On sentait qu’elles manquaient de pratique. Ils allaient
dorénavant recruter des filles dans des sex-shops et des boîtes de strip-tease.
»
Le minitel a fait de
Pascal un millionnaire à Porsche. Internet en fera un milliardaire à manoir.
Doté d’un flair certain, d’une approche utilitariste des relations humaines et
d’un sens moral opportunément congru (par exemple il n’hésitera pas à
s’associer avec un proxénète de la rue Saint-Denis), Pascal va au fil des années
se transformer en véritable prédateur économique. Il créera Ithaque (comprendre
Iliad) et Démon (comprendre Free), qui sera le caillou dans le soulier de «
l’ogre monopolistique » France Télécom.
Dévoré par l’ambition et la soif de reconnaissance, il devient un des hommes les plus riches de la planète. Ses dernières paroles seront d’ailleurs : « J’ai réussi. » Le petit Pascal Ertanger de Vélizy-Villacoublay a pris sa revanche sur le monde. Il le marquera de son empreinte d’une manière dont lui-même n’aurait jamais osé rêver. Mais le succès, à cette échelle, a toujours un prix, celui de la solitude. Pascal n’y échappera pas : « Il découvrit d’abord Chatroulette, un chat vidéo inventé par un jeune russe, qui permettait, peut-être pour la première fois, de communiquer réellement avec le monde entier, grâce au mode de sélection aléatoire des interlocuteurs (…) Il se faisait néanmoins invariablement nexter au bout de quelques secondes, sa présence, alors qu’il avait largement dépassé l’âge moyen des usagers du site, était perçue comme malsaine, d’autant qu’il restait silencieux et manifestait quelque chose de triste, voire de suppliant. » Et cette solitude le conduira à des actes qui pourraient bien avoir des conséquences dramatiques pour l’humanité (voir pour cela les dernières pages, assez glaçantes).
La Théorie de l’information c’est donc d’abord la success-story
d’un misfit qui se forge, à force d’audace, une destinée légendaire. Mais il
n’est pas question que de cela. L’auteur retrace avec brio sept décennies de
l’histoire de l’économie numérique en France, ses succès et ses errances. C’est
sans doute pour cela qu’il a eu l’idée peu originale mais pleine de bon sens de
diviser son livre en trois parties : « Minitel », « Internet » et « 2.0 ». Ses
chapitres sont entrecoupés de courts exposés scientifiques intitulés
«steampunk» dans la première partie, «cyberpunk» dans la seconde et«biopunk»
dans la dernière, qui retracent l’évolution des nouvelles technologies depuis
la thermodynamique à nos jours, et se veulent autant une présentation qu’un
approfondissement, fort captivant par ailleurs, de la «Théorie de l’information»
de Claude Shannon.
Ambitieux, ce livre
l’est donc à bien des égards. Mais s’il a pour lui un intérêt documentaire
certain, son intérêt stylistique, lui, est malheureusement proche du néant.
C’est à dessein que je faisais plus haut référence à Wikipédia. Bellanger tient
sa plume avec tant de platitude et de prévisibilité qu’on a l’impression
persistante de lire un empilement de pages de l’encyclopédie collaborative. Il
reconnait même y avoir eu largement recours pour débloquer le processus
d’écriture. Utiliser Wikipédia, pourquoi pas, ça n’est pas un crime et nous le
faisons tous. Mais faire le choix d’écrire près de 500 pages en style
Wikipédia, c’est prendre le risque de produire un monument d’ennui.
Plus grave, on ne
ressent dans cette écriture aucun plaisir, aucun désir même d’écrire, comme si
l’auteur essayait péniblement d’étirer une de ses dissertations de l’École des
hautes études en sciences sociales sur des centaines de pages. À l’arrivée on a
un pensum sociologique assez indigeste, qui bascule, par moments, dans une
franche infatuation. Il n’est que de voir les citations dont l’auteur a cru bon
de coiffer tous ses chapitres.
Certaines laissent
songeur (Warren Buffet, en tête du vingt-sixième chapitre) ; d’autres sont franchement
dispensables (Paul-Loup Sulitzer (!), en tête du premier chapitre) ; les autres
sans intérêt. Certains auront vu dans ce style froid, factuel et machinal la
marque d’une certaine poésie. Restons prosaïques : le but premier de la poésie
est de susciter une émotion, et d’émotion, je n’ai trouvé nulle trace dans ce
livre. En 34 chapitres, voici l’extrait le plus incarné que l’on puisse
proposer : « Pascal ne supportait pas que des hommes aient pu avoir Émilie pour
de l’argent. L’idée qu’il existe des films d’elle en circulation lui était
également douloureuse. Il ne pouvait la voir autrement que comme un être
vulnérable et pur, qu’on s’était acharné à salir. Plus Émilie lui racontait les
détails de sa vie passée, plus Pascal l’aimait. » Ah, avais-je oublié de
signaler que ce livre est aussi un chapelet sans fin de clichés ?
La place du style dans
un livre est, je crois, affaire de préférence ; j’en fais très grand cas. On ne
fait pas forcément un bon roman avec une bonne histoire, mais on fait nécessairement
un bon roman avec de bons mots. Parce qu’il y a toujours, me semble-t-il, deux
histoires dans un roman. Celle de la narration, bien sûr, le héros, sa vie, son
œuvre, ses tribulations. Mais aussi celle que nous racontent les mots, quand
ils se détachent de l’action et vont vivre leur vie propre indépendamment
d’elle. Le roman est une guerre sans merci entre l’histoire et les mots, tout
l’enjeu est de savoir qui l’emportera sur l’autre. Seulement, quand les mots
sont aussi faibles et insignifiants que ceux d’un catalogue de vente IKÉA, la
bataille est gagnée d’avance par l’histoire. À titre personnel, je n’aime pas
venir au secours de la victoire.
Pâle victoire, du
reste, car on a l’impression que l’histoire elle-même n’est qu’un alibi à
l’étalement d’informations ; très vite, elle perd tout intérêt. La psychologie
des personnages n’est certes pas le souci premier de Bellanger (d’ailleurs, il
méprise sans réserves le nouveau roman, courant psychologisant s’il en est),
mais dès le deuxième tiers du livre, Pascal Ertanger perd graduellement en
consistance, jusqu’à devenir, dans la dernière partie, franchement évanescent.
En général, quand après 200 pages on n’en a plus rien à faire de qu’il
adviendra du protagoniste, ce n’est jamais très bon signe. Le dernier sursaut
d’intérêt est consommé quand on apprend, sur la fin, que Pascal Ertanger rédige
un manifeste intitulé, je vous le donne en mille, « La Théorie de l’information
». Et tout cela se réclame de Balzac et de Houellebecq. La vérité est que même
Houellebecq ne mérite pas une telle comparaison. Balzac, n’en parlons même pas.
Elle est aussi qu’il faut détromper Paul Brulat : il ne suffit pas d’avoir
quelque chose à dire pour bien écrire.
Certains ont pu se
demander si ce livre était réellement une œuvre de littérature ; je n’ai pas de
doute qu’il le soit. La littérature ne se résume pas aux œuvres de fiction.
Quelques uns des monuments de la littérature française n’en sont pas (ex. : les
Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand). D’autres, présentées comme telles,
s’inspirent largement d’évènements et de personnes réels (ex. : l’Histoire
amoureuse des Gaules de Bussy-Rabutin). Ce qui caractérise vraiment la
littérature, c’est une recherche stylistique dans l’écriture ou dans la
construction narrative. La Théorie de l’information remplit au moins un des
deux critères.
On peut en revanche se
demander s’il s’agit bien d’un roman, et on éprouve quelque difficulté à le
qualifier ainsi. Il est vrai qu’on a aujourd’hui un brouillage des lignes avec
de plus en plus de livres qui n’intègrent qu’une part négligeable de fiction
mais sont tout de même estampillés « romans », car enfin, cela est tout de même
nettement plus vendeur qu’ « essai » ou « document ». Quelques exemples parmi
tant d’autres : HHhH de Laurent Binet (Grasset), C’est une chose étrange à la
fin que le monde de Jean d’Ormesson (Robert Laffont), ou, plus proche de nous,
Rien ne s’oppose à la nuit de Delphine de Vigan (JC Lattès), trois « romans »
remarquables par ailleurs. Nous sommes en présence de créatures hybrides, ni
oiseau ni rat, chauve-souris donc. Ce ne sont pas vraiment des essais. Ce ne
sont pas non plus des romans. Des essais romancés alors ? Ou des romans-essai ?
La question n’a pas fini d’être posée. En tout état de cause, je n’ai aucun
autre reproche à faire à ce genre de livres que celui d’être, parfois, des
objets de marketing avant d’être des objets littéraires.
Ceci étant, la seule chose qui importe
vraiment au lecteur lambda est de savoir si La Théorie de l’information est un
livre plaisant. Pour qui recherche exclusivement une information sur les sujets
traités, il ne fait aucun doute que c’est un livre fort recommandable. Pour les
autres, il n’y aura, je le crains, aucun plaisir. Pas parce que le livre serait
mal écrit. Tout le paradoxe de ce livre est qu’on ne peut même pas lui
reprocher d’être mal écrit. Il n’est tout simplement pas écrit.
Aurélien Bellanger
ouvre son livre par cette citation de Shannon : « I’m a better poet than
scientist. » Je succomberai à une dernière facilité en affirmant que lui est
bien meilleur scientifique que poète.
Yann Solle
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