vendredi 14 décembre 2012

Gilbert Durand, un Juste parmi les ombres



      
         Le 6 décembre dernier, un homme remarquable s’en est allé : Gilbert Durand (1921-2012). Et rares sont les personnes qui se sont émues de cette disparition. Est-ce à dire qu’il ne méritait pas les honneurs celui qui a reçu le titre de « Juste parmi les nations » en 2001 ? Est-ce à dire qu’il ne méritait pas les louanges celui qui a reçu les plus hautes distinctions de la République pour ses actions dans la Résistance ? Est-ce à dire qu’il ne méritait pas les hommages celui qui a remis l’imaginaire au cœur de la recherche universitaire ? C’est un résistant à la barbarie doublé d’un chercheur infatigable qui s’en est allé dans le silence glacé de l’époque. Car il y a une chose que l’on ne pardonne pas en France, celle de ne pas ânonner la petite musique du bonheur tranquille, celle de ne pas siffloter le petit chant des gens satisfaits.

         En effet, Gilbert Durand a eu le tort d’exprimer sa pensée, qui n’était autre qu’une mise en garde, contre la marche aberrante de la société moderne. Pourtant, cette critique incisive n’était pas le fait d’un homme aigri ; au contraire, elle n’était que le résultat d’une existence placée sous le signe d’une lucidité implacable. Et ce, dans les trois grands moments qui ont façonné son itinéraire intellectuel.

         Le premier, comme nous l’avons suggéré précédemment, tient dans l’engagement viscéral d’un jeune étudiant dans les rangs de la Résistance[1]. Durand restera d’ailleurs très discret sur cette période et n’en fera pas, comme beaucoup d’autres, un titre de gloire. Au sortir de la guerre, il reste un « homme en colère » qui s’éloigne très rapidement du monde politique pour chercher refuge dans la philosophie. Professeur agrégé, il ne trouve pas à étancher sa soif de connaissance dans les grands systèmes spéculatifs, et continue de s’inquiéter d’un monde qui s’enfonce dans un « gigantesque suicide culturel ». La guerre est passée, mais l’Europe est encore malade, au bord de l’asphyxie.

         Il lui faut un nouveau souffle. Le règne de la rationalité absolue ayant débouché sur Auschwitz et Hiroshima, Durand s’oriente vers les territoires de l’imaginaire qui ont commencé à être explorer par son maître Gaston Bachelard. Sans relâche, il mène une recherche à la confluence de plusieurs disciplines (anthropologie, psychanalyse, littérature, etc.) jusqu’à dessiner les plans du « jardin des images » de l’homme, ce que traduit son ouvrage essentiel : Les structures anthropologiques de l’imaginaire (1960). Avec Léon Cellier, il crée le Centre de Recherche sur l’Imaginaire à l’université de Grenoble en 1966 qui devient très rapidement le creuset d’un travail d’envergure internationale. Durand y forge ses principaux concepts (mythocritique, mythanalyse, etc.) et finit de montrer l’importance de l’imaginaire dans la pensée humaine.

         Ce second moment existentiel, qui va de pair avec une large reconnaissance académique, ne satisfait cependant pas un homme épris de vérité, et qui ne cesse de chercher des alternatives à la modernité envahissante. La lecture des ouvrages d’Henry Corbin, considéré comme « le plus grand des maîtres », constitue un nouveau tournant dans son parcours intellectuel. D’abord, il découvre la puissance d’un concept comme celui d’ « imaginal » qui permet, enfin, de s’orienter correctement dans un espace visionnaire situé à l’intersection du monde sensible et du monde intelligible. Ensuite, il prend conscience de l’importance de la matrice religieuse dans la constitution de la psyché humaine. Les rites, les mythes et les symboles n’appartiennent-ils pas au patrimoine commun de l’humanité ? Son maître ouvrage, Science de l’Homme et Tradition (1975), propose une synthèse originale qui en appelle à une nouvelle anthropologie ; une anthropologie respectueuse des états multiples de l’être et soucieuse de la condition spirituelle de l’homme.


         Les apports de Jung et d’Eliade, mais aussi de Spengler et de Guénon, poussent l’ancien résistant à reprendre le combat, cette fois-ci tourné contre un matérialisme niveleur et réducteur. C’est ce qu’on ne cessera plus de lui reprocher, le citant à voix basse : « Ah ! Durand… vous avez vu, comme il est devenu réactionnaire… » Certes, sa condamnation à l’égard d’un monde qui lui inspire une profonde révulsion est sans appel : « gigantesque pollution », « viol permanent des consciences », « anthropocide », etc. Mais elle s’inscrit dans un cheminement cohérent qui a toujours lutté contre les logiques totalisantes (politique, intellectuelle et mentale). Et ne s’enferme pas dans une posture de type réactionnaire, mais en appelle à un sursaut de conscience.

         Le chantre d’une nouvelle anthropologie, décédé à l’âge de 91 ans, a eu tout le loisir d’en tracer les grandes perspectives que l’on peut résumer à travers deux axiomes. Le premier consiste à opérer un pas de côté dans la marche effrénée de l’histoire afin de changer d’angle de vue, et de reprendre en compte le temps sacré – illud tempus selon Eliade – qui s’origine dans la mémoire profonde des hommes. Le second vise à faire remonter à la surface de l’esprit cette petite lumière dont les traditions religieuses se sont efforcées, tant bien que mal, à entretenir la flamme. Si l’on en croit le silence assourdissant qui accompagne son décès, il semble bien que la petite lumière effraie plus qu’elle n’éclaire. Il est pourtant urgent de s’en saisir, et d’imaginer à nouveau ce que nous sommes…



        

  

        


[1] Dès 1940, il s’engage dans les Forces françaises libres (FFL) et devient chef départemental du réseau Gallia Katanga et responsable du 5ème bureau de l’Armée Secrète. Arrêté par la Gestapo en 1943, il reste huit mois emprisonné avant d’être libéré par les Francs tireurs et partisans (FTP) le 24 août 1944.

6 commentaires:

  1. Merci à Idiocratie pour son bel hommage à Gilbert Durand
    Info- En 2012 le livre (Edilivre classique): "Il suffit de passer le pont" s/titré << Manifeste pour une nouvelle civilisation >> de Michel Eliard et Patrick Pappola utilise politiquement l'anthropologie durandienne pour donner des assises cohérentes et révolutionnaires aux contestations sociale,écologique et culturelle.

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    1. Je suis en train de lire "Les structures anthropologiques de l'imaginaire". Je me disais que la qualité extraordinaire de ce travail me donnait envie d'écrire à cet homme pour avoir son avis sur mes recherches. Peut être que le plus bel hommage que nous pouvons lui rendre c'est de continuer ce travail qui consiste à chercher, à témoigner de ce qu'est la nature humaine, de ce que signifie Etre humain, pour au moins tenter d'être à la hauteur si ce n'est y parvenir. Le travail de Gilbert Durand nous tire vers le haut. Je ne sais pas si quelqu'un qui lirait ce mot se sentirait aussi concerné que lui l'aurait sans doute été par mes recherches : je travaille sur la question des motivations d'un geste rituel qui détient des caractères universels et atemporels : enfouir des objets et corps dans le bâti pour protéger les lieux et leurs habitants.

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  2. Merci pour votre commentaire et pour cette indication bibliographique dont nous profiterons. Et bonne année 2013!

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  3. Hommage à un vrai "maître" . J'ai eu l'immense honneur de l'avoir comme président du jury de mon Doctorat ès Lettres. Et je puis témoigner,de par nos échanges qui suivirent, de la grandeur d'âme de cet authentique quêteur de l'Homme . Une quête bien peu en vogue dans le milieu étriqué des universitaires ...

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  4. Grand merci pour votre brillant et profond article sur un penseur resté hélas trop à l'ombre. J'ai eu la chance de connaître son oeuvre durant mes études en France dans les années 80. Et j'en suis fier et je le remercie de toute ma vie.

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  5. Me trouvant en pays lointain, j'ai appris à mon retour, il y a quelques jours, par les Amis de Henry Corbin, la mort de Gilbert Durand. Merci pour l'hommage que vous rendez ici à ce Juste, cet Homme véridique, dont les media n'ont pas salué l'oeuvre essentielle. L'ingratitude et la mauvaise foi sont le propre des hommes des lumières et des écrans modernes, que vous nommez les Ombres, qui ne peuvent que rejeter toute lumière de l'Esprit sur leurs oeuvres de néant. La Barbarie nihiliste et sur armée annoncée par Corbin, Jung, Eliade, Durand, Henry et tant d'autres avant eux se propage à toute la terre. Combien de temps cela sera-t-il encore supporté par l'Esprit de Vie et de Vérité ? Personne ne le sait. Il reste que nous devons résister, jusqu'au bout de nos forces, à l'Adversaire, persuadés que nous sommes soutenus par les grands résistants vivants désormais dans la Vie invisible. Avec eux et pour eux nous devons prier, car prier est la plus haute forme de résistance à l'Ennemi que nous avons à combattre.

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