Le 6 décembre dernier, un homme
remarquable s’en est allé : Gilbert Durand (1921-2012). Et rares sont les personnes
qui se sont émues de cette disparition. Est-ce à dire qu’il ne méritait pas les
honneurs celui qui a reçu le titre de « Juste parmi les nations » en
2001 ? Est-ce à dire qu’il ne méritait pas les louanges celui qui a reçu
les plus hautes distinctions de la République pour ses actions dans la
Résistance ? Est-ce à dire qu’il ne méritait pas les hommages celui qui a
remis l’imaginaire au cœur de la recherche universitaire ? C’est un
résistant à la barbarie doublé d’un chercheur infatigable qui s’en est allé
dans le silence glacé de l’époque. Car il y a une chose que l’on ne pardonne
pas en France, celle de ne pas ânonner la petite musique du bonheur tranquille,
celle de ne pas siffloter le petit chant des gens satisfaits.
En effet, Gilbert Durand a eu le tort
d’exprimer sa pensée, qui n’était autre qu’une mise en garde, contre la marche
aberrante de la société moderne. Pourtant, cette critique incisive n’était pas
le fait d’un homme aigri ; au contraire, elle n’était que le résultat
d’une existence placée sous le signe d’une lucidité implacable. Et ce, dans les
trois grands moments qui ont façonné son itinéraire intellectuel.
Le premier, comme nous l’avons suggéré
précédemment, tient dans l’engagement viscéral d’un jeune étudiant dans les
rangs de la Résistance[1].
Durand restera d’ailleurs très discret sur cette période et n’en fera pas,
comme beaucoup d’autres, un titre de gloire. Au sortir de la guerre, il reste
un « homme en colère » qui s’éloigne très rapidement du monde
politique pour chercher refuge dans la philosophie. Professeur agrégé, il ne
trouve pas à étancher sa soif de connaissance dans les grands systèmes
spéculatifs, et continue de s’inquiéter d’un monde qui s’enfonce dans un
« gigantesque suicide culturel ». La guerre est passée, mais l’Europe
est encore malade, au bord de l’asphyxie.
Il lui faut un nouveau souffle. Le
règne de la rationalité absolue ayant débouché sur Auschwitz et Hiroshima,
Durand s’oriente vers les territoires de l’imaginaire qui ont commencé à être
explorer par son maître Gaston Bachelard. Sans relâche, il mène une recherche à
la confluence de plusieurs disciplines (anthropologie, psychanalyse,
littérature, etc.) jusqu’à dessiner les plans du « jardin des
images » de l’homme, ce que traduit son ouvrage essentiel : Les
structures anthropologiques de l’imaginaire (1960). Avec Léon Cellier, il
crée le Centre de Recherche sur l’Imaginaire à l’université de Grenoble en 1966
qui devient très rapidement le creuset d’un travail d’envergure
internationale. Durand y forge ses principaux concepts (mythocritique,
mythanalyse, etc.) et finit de montrer l’importance de l’imaginaire dans la
pensée humaine.
Ce second moment existentiel, qui va de
pair avec une large reconnaissance académique, ne satisfait cependant pas un
homme épris de vérité, et qui ne cesse de chercher des alternatives à la
modernité envahissante. La lecture des ouvrages d’Henry Corbin, considéré
comme « le plus grand des maîtres », constitue un nouveau tournant
dans son parcours intellectuel. D’abord, il découvre la puissance d’un concept
comme celui d’ « imaginal » qui permet, enfin, de s’orienter
correctement dans un espace visionnaire situé à l’intersection du monde
sensible et du monde intelligible. Ensuite, il prend conscience de l’importance
de la matrice religieuse dans la constitution de la psyché humaine. Les rites,
les mythes et les symboles n’appartiennent-ils pas au patrimoine commun de
l’humanité ? Son maître ouvrage, Science de l’Homme et Tradition
(1975), propose une synthèse originale qui en appelle à une nouvelle
anthropologie ; une anthropologie respectueuse des états multiples de
l’être et soucieuse de la condition spirituelle de l’homme.
Les apports de Jung et d’Eliade, mais
aussi de Spengler et de Guénon, poussent l’ancien résistant à reprendre le
combat, cette fois-ci tourné contre un matérialisme niveleur et réducteur.
C’est ce qu’on ne cessera plus de lui reprocher, le citant à voix basse :
« Ah ! Durand… vous avez vu, comme il est devenu
réactionnaire… » Certes, sa condamnation à l’égard d’un monde qui lui
inspire une profonde révulsion est sans appel : « gigantesque
pollution », « viol permanent des consciences »,
« anthropocide », etc. Mais elle s’inscrit dans un cheminement
cohérent qui a toujours lutté contre les logiques totalisantes
(politique, intellectuelle et mentale). Et ne s’enferme pas dans une posture de
type réactionnaire, mais en appelle à un sursaut de conscience.
Le chantre d’une nouvelle
anthropologie, décédé à l’âge de 91 ans, a eu tout le loisir d’en tracer les
grandes perspectives que l’on peut résumer à travers deux axiomes. Le premier
consiste à opérer un pas de côté dans la marche effrénée de l’histoire afin de
changer d’angle de vue, et de reprendre en compte le temps sacré – illud
tempus selon Eliade – qui s’origine dans la mémoire profonde des hommes. Le
second vise à faire remonter à la surface de l’esprit cette petite lumière dont
les traditions religieuses se sont efforcées, tant bien que mal, à entretenir
la flamme. Si l’on en croit le silence assourdissant qui accompagne son décès,
il semble bien que la petite lumière effraie plus qu’elle n’éclaire. Il est
pourtant urgent de s’en saisir, et d’imaginer à nouveau ce que nous sommes…
[1]
Dès 1940, il s’engage dans les Forces françaises libres (FFL) et devient chef
départemental du réseau Gallia Katanga et responsable du 5ème bureau
de l’Armée Secrète. Arrêté par la Gestapo en 1943, il reste huit mois
emprisonné avant d’être libéré par les Francs tireurs et partisans (FTP) le 24
août 1944.
Merci à Idiocratie pour son bel hommage à Gilbert Durand
RépondreSupprimerInfo- En 2012 le livre (Edilivre classique): "Il suffit de passer le pont" s/titré << Manifeste pour une nouvelle civilisation >> de Michel Eliard et Patrick Pappola utilise politiquement l'anthropologie durandienne pour donner des assises cohérentes et révolutionnaires aux contestations sociale,écologique et culturelle.
Je suis en train de lire "Les structures anthropologiques de l'imaginaire". Je me disais que la qualité extraordinaire de ce travail me donnait envie d'écrire à cet homme pour avoir son avis sur mes recherches. Peut être que le plus bel hommage que nous pouvons lui rendre c'est de continuer ce travail qui consiste à chercher, à témoigner de ce qu'est la nature humaine, de ce que signifie Etre humain, pour au moins tenter d'être à la hauteur si ce n'est y parvenir. Le travail de Gilbert Durand nous tire vers le haut. Je ne sais pas si quelqu'un qui lirait ce mot se sentirait aussi concerné que lui l'aurait sans doute été par mes recherches : je travaille sur la question des motivations d'un geste rituel qui détient des caractères universels et atemporels : enfouir des objets et corps dans le bâti pour protéger les lieux et leurs habitants.
SupprimerMerci pour votre commentaire et pour cette indication bibliographique dont nous profiterons. Et bonne année 2013!
RépondreSupprimerHommage à un vrai "maître" . J'ai eu l'immense honneur de l'avoir comme président du jury de mon Doctorat ès Lettres. Et je puis témoigner,de par nos échanges qui suivirent, de la grandeur d'âme de cet authentique quêteur de l'Homme . Une quête bien peu en vogue dans le milieu étriqué des universitaires ...
RépondreSupprimerGrand merci pour votre brillant et profond article sur un penseur resté hélas trop à l'ombre. J'ai eu la chance de connaître son oeuvre durant mes études en France dans les années 80. Et j'en suis fier et je le remercie de toute ma vie.
RépondreSupprimerMe trouvant en pays lointain, j'ai appris à mon retour, il y a quelques jours, par les Amis de Henry Corbin, la mort de Gilbert Durand. Merci pour l'hommage que vous rendez ici à ce Juste, cet Homme véridique, dont les media n'ont pas salué l'oeuvre essentielle. L'ingratitude et la mauvaise foi sont le propre des hommes des lumières et des écrans modernes, que vous nommez les Ombres, qui ne peuvent que rejeter toute lumière de l'Esprit sur leurs oeuvres de néant. La Barbarie nihiliste et sur armée annoncée par Corbin, Jung, Eliade, Durand, Henry et tant d'autres avant eux se propage à toute la terre. Combien de temps cela sera-t-il encore supporté par l'Esprit de Vie et de Vérité ? Personne ne le sait. Il reste que nous devons résister, jusqu'au bout de nos forces, à l'Adversaire, persuadés que nous sommes soutenus par les grands résistants vivants désormais dans la Vie invisible. Avec eux et pour eux nous devons prier, car prier est la plus haute forme de résistance à l'Ennemi que nous avons à combattre.
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