« Datafication »,
« algorithme », « indexation », « protocole »,
« computation », « interopérabilité »,
« dispositif », etc. le champ lexical de la raison numérique
dessine à lui seul les motifs du monde à venir : désespérément plat,
entièrement régulé et profondément inhumain. Les professionnels de l’économie
se sont déjà rués sur ce phénomène pour vanter à qui mieux mieux les bienfaits
de la numérisation intégrale. Précisément, cette révolution technologique
majeure dont on peine encore à prendre la mesure se traduit par un flux continu
de données (bigdata) récoltées et analysées par des instances de tous
ordres en fonction de dispositifs et de protocoles convergents. Elle contribue
à instaurer « un rapport au réel placé sous le sceau de la puissance
objectivante et non ambiguë des mathématiques et des nombres[1] ».
La
promesse du numérique consiste donc à enfermer toutes les strates de
l’existence dans des codes binaires (algorithmes) gérés par des machines
surpuissantes, seules à mêmes d’assurer le bonheur compartimenté et sécurisé
dont semble rêver le nouvel homme connecté. Concrètement, le processus est déjà
bien amorcé avec la constitution de gigantesques banques de données (datacenter),
l’incorporation massive de capteurs au sein de surfaces toujours plus étendues
du réel et la dissémination de puces dans une multitude de produits quotidiens
(robots, emballages, médicaments, etc.). Demain, les nanocapteurs pourront
recouvrir quasiment toutes les surfaces sous forme de peintures ou de
pellicules apposées sur des machines, des automobiles, des immeubles, des
ponts, etc. A cela s’ajouteront les micropuces, dont sont déjà pourvus les
animaux de batteries industrielles, qui s’incrusteront dans nos prothèses, nos
organes et nos cerveaux. Cette « technicisation achevée de la
nature » n’est pas un scénario de science-fiction, mais bien le programme
établi par l’évolution « naturelle » des technologies numériques.
Cette
évolution commence d’ailleurs à produire ses effets sur des segments entiers
des activités humaines. Ainsi, les usines globales multi-localisées (connected
factory) soumettent leurs personnels et leurs machines à des équations
algorithmiques qui visent à la plus haute optimisation et à la plus grande
flexibilité du travail. À chaque fois, il s’agit de traiter une myriade de
sources informationnelles (flux, stocks, horaires, commandes, etc.) le plus
rapidement possible et de façon synchronisée grâce à des techniques
computationnelles très élaborées (supercalculateurs). Le processus a également
fortement impacté le monde de la médecine avec la mise en place d’un véritable
« biohygiénisme algorithmique ». Eric Sadin nous apprend, par
exemple, que le logiciel HealthMap (analyse des données en provenance de l’OMS)
a permis de détecter une épidémie de choléra en Haïti avec près de deux
semaines d’avance sur les observations menées par les autorités qualifiées sur
place. On l’aura compris, cette nouvelle médecine se fonde sur une évaluation continuelle
des données dans le but d’aboutir à des traitements prédictifs individualisés
en lien, notamment, avec le développement de la génétique. On sait que
l’actrice Angelina Jolie a subi une double mastectomie (ablation des deux
seins) puis s’est fait retirer les ovaires et les trompes de Fallope au seul
titre de la prévention. Suite à des tests génétiques, les médecins avaient
effectivement diagnostiqué un risque de cancer au vu de ses antécédents
familiaux.
Les
dispositifs numériques envahissent également de nombreux autres espaces de la
vie quotidienne : qui n’a pas vu, en se promenant sur les grandes artères
des centres urbains, une multitude de boîtiers, d’antennes, de caméras ?
L’avenir est au smart cities, ces villes intelligentes qui capturent vos
traits, identifient vos trajets et mesure la qualité de l’air afin de sécuriser
l’environnement et de fluidifier le traffic. La même intrusion est encore
davantage à l’œuvre pour tout ce qui concerne la navigation sur la toile
internet. Partout, l’utilisateur laisse des traces numériques qui, traitées par
des algorithmes, sont redirigées vers des entreprises privées quand elles ne
sont pas enregistrées dans des régimes de surveillance généralisée. Là encore,
il ne s’agit pas de science fiction : Edward Snowden est actuellement
« exilé » en Russie pour avoir dénoncer plusieurs programmes
gouvernementaux de surveillance qui travaillaient en bonne entente avec les
grands opérateurs privés d’internet ! Ce fichage quantitatif et intégral
de la réalité (les choses, les espaces, les hommes) produit évidemment des
conséquences sur les représentations du monde.
Au
plan épistémologique, le processus de numérisation débouche sur un nouveau mode
de connaissance, le « savoir corrélatif computationnel », qui remet en
cause tous les principes de la science occidentale telle qu’ils ont été posés
par Aristote. Davantage encore, c’est tout simplement l’homme qui est expulsé
d’un processus de connaissance (dévoilement du réel) dont il est pourtant
l’origine et la fin. Ainsi, l’observation des faits s’efface devant la masse
des données comme la validation par l’expérience laisse la place à un
« régime d’interopérabilité universel », autrement dit à la mise en
relation quasiment inépuisable d’une infinité de sources. Il importe moins, au
final, de découvrir les lois générales des phénomènes que d’établir des
liaisons entre des variables sans explication causale. D’où une virtualisation
complète du réel qui s’efface au profit d’une mise en boucle des flux de
réalité ; ces mêmes flux faisant l’objet d’une codification intégrale à
partir de calculs sériés (statistiques). La principale conséquence reste
cependant l’obstruction de toute ligne de fuite dans le réel, ce que l’on
pourrait interpréter comme la disparition de la variable proprement humaine,
imprévisible, intempestive, anarchique, dans l’appareillage systémique du
monde. Il n’existe donc plus de jeu (ou encore de vide) dans la toile de
l’existence, ce qui constituait auparavant l’écart nécessaire au libre
déploiement de la liberté.
Au
plan historique, le numérique s’inscrit naturellement dans le processus de
rationalisation observé par Weber à cette disposition près qu’il en accélère
encore le mouvement. Ce n’est plus la raison instrumentale qui maîtrise la
nature mais les machines calculantes qui découpent le réel en codes binaires,
et ce, afin de satisfaire l’autre dynamique essentielle à la modernité :
l’individualisation. Aussi étonnant que cela puisse paraître, l’expression de
soi se manifeste désormais « à l’intérieur d’un cadre majoritaire qui la
codifie, l’excite et l’oriente de façon imperceptible ou non
immédiatement consciente[2] ».
Cette personnalisation de masse est à mettre en rapport avec l’essor d’un
capitalisme cognitif qui dispose aujourd’hui des moyens de faire du
« sur-mesure algorithmique ». Ainsi, les principaux acteurs du champ
numérique (dominé par Google) ont établi de gigantesques banques de données que
se sont partagées les firmes multinationales avant de mettre elles-mêmes en
place leurs propres procédures de ciblage et de profilage de la clientèle. Dans
ce contexte, la consommation devient un mode de vie à part entière puisqu’elle
constitue l’une des principales formes de l’expression de soi – quand bien même
elle n’est que le reflet du vide existentiel d’une société atomisée.
Au
plan politique, la numérisation se traduit d’ailleurs par un data-panoptisme
entretenu et exploité par les citoyens eux-mêmes. L’aménagement de sphères
privées, qui étaient conçue comme la contrepartie nécessaire à la socialité
chez les Grecs, tend à se dissoudre dans la mise en scène de toutes les
existences particulières – Facebook étant le symptôme de cette maladie
égotique. Plus largement, l’action publique répond à de strictes logiques
utilitaristes, une nouvelle fois dépendantes des régulations algorithmiques,
que la forme démocratique tend à recouvrir d’un voile de légitimité. En vérité,
le domaine de la loi, là où s’exprime normalement la souveraineté populaire,
tend à se restreindre au profit de la norme et des dispositifs qui la mettent
en œuvre. Il s’agit moins de choisir et de sanctionner que d’encadrer et
d’inciter les comportements dits « citoyens ». Le choix démocratique
s’efface devant l’ingénierie sociale comme l’élu politique s’en remet aux impératifs
technocratiques. La question des « migrants » ne doit par exemple pas
faire l’objet d’un débat public, suivi d’une décision politique, mais d’un
traitement purement technique avec la mise en place de protocoles
d’identification, de ventilation et d’intégration des populations
« migrantes ». Le règlement de la dette grecque poursuit le même mode
opératoire : la troïka (en lien avec le FMI) définit les clauses
nécessaires à l’obtention de prêts tandis que le gouvernement grec se charge de
les traduire sous forme de programmes chiffrés, évalués et sans cesse
renouvelés (sous conditions).
En
définitive, la prégnance et l’emprise des techniques numériques marquent en
profondeur toutes les strates de la vie sociale. C’est sans doute la dimension
la plus fondamentale d’une révolution qui ne dit pas son nom. Elle finit par
enfermer chaque individu dans une cage de verre à travers laquelle les reflets
de la multitude lui interdisent de se penser comme à la fois une entité unique
et un être collectif. « D’où a-t-il tant d’yeux qui vous épient, si ce
n’est de vous ? » remarquait La Boétie[3].
On en revient à la part de jeu, et à la nécessité du secret, qui doivent
s’intercaler dans toutes les relations sociales sous peine d’accoucher d’un
système sans aspérités, uniforme et totalisant. « Car nous n’avons pas ici
affaire, prévient Eric Sadin, à un totalitarisme, entendu comme un mode
autoritaire et coercitif de l’exercice du pouvoir, mais à une sorte de pacte
tacite ou explicite qui lie, à priori librement, les individus à des myriades
d’entités chargées de les assister, suivant une continuité temporelle et une
puissance d’infléchissement qui prend une forme toujours plus
totalisante »[4]. Ainsi,
chacun en vivant pour soi-même et par soi-même finit-il par abandonner le monde
commun qui imprimait justement à l’être cette étrangeté première, originelle,
sans laquelle il ne peut y avoir d’altérité.
Face
à ce constat particulièrement sombre, l’auteur dessine les contours d’une
politique et d’une éthique de la raison numérique qui nous semble quelque peu
naïve par rapport aux poblématiques soulevées. Dans une rhétorique proche de la
gauche critique, ce plan consiste à redonner le pouvoir aux citoyens à travers
la création d’institutions réellement démocratiques : un Parlement mondial
des données (comme Bruno Latour a pu parler d’un Parlement des choses[5]),
une gouvernance de l’Internet, une éducation au numérique, etc. Ces mesures
s’inscriraient dans une éthique élargie dont les contours paraissent également
bien générales : défense de la liberté, sauvegarde de la vie privée,
préservation du commun, etc. A vrai dire, Eric Sadin nous semble plus
convaincant lorsqu’il envisage la création de « politiques de
nous-mêmes » (Foucault) avec la production d’un contre-imaginaire, le développement
de temporalités divergentes et l’utilisation alternative du numérique. Sans ce
type de politiques, dont il convient de souligner la part utopique, l’homme se
laissera aller à l’un de ses instincts les plus profonds, et les plus
dangereux : celui de vouloir optimiser la vie pour en faire une donnée
extérieure à lui-même. Avec l’aide des algorithmes, il semble bien que ce
« miracle » soit désormais à sa portée : résoudre l’équation
humaine et en finir avec la vie – telle que nous la connaissons aujourd’hui, dans
notre espèce.
Publié dans Eléments, numéro 157
[1]
Eric Sadin, La vie algorithmique. Critique de la raison numérique,
Paris, Editions L’Echappée, 2015, p. 34. L’ensemble de l’article se fonde sur
cet excellent ouvrage, particulièrement instructif et suffisamment abordable
pour que tout le monde puisse s’interroger sur cette révolution silencieuse,
déjà largement amorcée.
[2] Op. cit.,
p. 135.
[3]
Opportunément cité par Eric Sadin.
[4] Op. cit.,
p. 173.
[5]
Notons que cette idée se situe dans le droit fil de la logique technophile et
consiste à rabaisser l’homme au niveau des instruments qu’il utilise et dont il
devient en quelque sorte le simple prolongement humain. On peut imaginer, dans
le même sens, qu’un Parlement des données numériques finirait par effacer la
nature humaine au profit des algorithmes qui la définissent.
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