lundi 29 décembre 2014

Monsieur Klein


M. Klein est un homme sans histoire. Il ne cesse d’ailleurs de le répéter : « je n’ai rien à voir avec tout cela. » Tout cela, c’est à la fois ce qui lui arrive, ce qui arrive autour de lui et ce qui arrive aux autres. M. Klein ne fait pas de vague, c’est un homme propre sur lui, un petit affairiste sans histoire vraiment.
M. Klein est un simple marchand d’art. Il ne veut de mal à personne. Il le dit et le répète à un client juif auquel il rachète à vil prix un tableau : « je ne fais pas cela par plaisir. Ca m’embête d’acheter à ce prix-là. » Sombre et résigné, le client lui répond simplement : « dans ce cas, n’achetez pas. » M. Klein vit dans la France de 1942 mais ne se préoccupe que de ce qui le sert, ni de ce qui ne le regarde pas.
M. Klein est un homme comblé. Il occupe un splendide appartement parisien encombré d’œuvres d’art dans lequel il passe la plupart de ses journées en peignoir, recevant ses clients et ses maîtresses qu’il tyrannise avec une cruauté élégante et raffinée. M. Klein n’est pas très soucieux des autres. Quand sa maîtresse poursuit en courant le train qui l’emmène hors de Paris, il la congédie nonchalamment par la fenêtre puis la rappelle pour lui demander de s’occuper de son chien. A croire que le chien, c’est elle.
Un jour pourtant, M. Klein a trouvé sur son palier, au milieu de son courrier, un exemplaire des Informations Juives, destiné à un certain Robert Klein, comme lui. Intrigué, il se rend à la préfecture, afin de signaler l’erreur et apprend qu’il possède un homonyme, juif, selon toute apparence, et fiché par la police. M. Klein est perplexe et vaguement inquiet. Une ombre passe sur sa vie tranquille d’affairiste. Il décide d’en savoir un peu plus et se lance à la recherche du mystérieux homonyme.
A partir de là commence une quête étrange qui lance M. Klein sur les traces de « l’autre » Robert Klein, ce double compromettant qui prend soudain une importance si grande dans sa vie que son cours tranquille s’en trouve irrémédiablement déréglé. M. Klein découvre que son alter ego est non seulement juif mais aussi probablement résistant, qu’il loge dans un appartement miteux où il reçoit des appels mystérieux, qu’il est entouré de gens étranges qui donnent d’étranges réceptions dans d'étranges châteaux à la campagne et disparaissent au petit matin comme des fantômes.
Ce que nous découvrons sur les pas de M. Klein, c’est la vacuité désespéré de ce personnage magnifiquement campé par un Delon qui fait à merveille passer sur le visage de ce personnage en quête de lui-même l’arrogance troublée par le doute. Jamais le spectateur ne découvrira l’autre Robert Klein. Comme M. Klein, nous sommes condamnés à une errance absurde dans un Etat policier où la mesquinerie est devenue un système de pensée et la lâcheté un code moral. La première séquence du film de Losey nous montre un médecin qui examine une femme nue, impuissante et humiliée comme s’il s’agissait d’une génisse, et note consciencieusement et à haute voix tous les détails physiques qui la condamne au nom d’un racialisme adoubé par une science et une bureaucratie aussi folles qu’elles se veulent rationnelles. Quand la femme ressort de l’examen et retrouve son mari qui sort du sien, les deux mentent, pour rassurer l’autre et pour se rassurer soi-même : « Comment ça s’est passé ? Bien…Ca c’est bien passé. »


M. Klein n’est pas un salaud, c’est juste qu’il n’a rien à voir avec tout cela. Quand il va assister à une représentation du Juif Süss dans un cabaret, il ne comprend pas que sa maîtresse soit gênée. Lui ne comprend pas ce qui ne va pas. Il est étonné et a un petit sourire condescendant. Ah, ces femmes, aucun humour décidément. La manière dont Joseph Losey représente la clientèle du cabaret tient presque d’Otto Dix : bourgeoises grasses et obscènes, petits profiteurs ventripotents dont les doigts boudinés serrent les coupes de champagne, officiers allemands rigolards, la caricature de la salle répond de façon dérisoire à la caricature de la scène. Bon enfant, M. Klein se tient les côtes, oubliant un peu son enquête et son double si pesant.
Plus l’enquête de M. Klein avance et plus il devient lui-même suspect au yeux des autorités. La schizophrénie de ce dandy troublé par la découverte d’une autre réalité, qui semble à la fois si intime et si étrange, est une allégorie de la France occupée, France de fantômes où les sbires du régime traquent les réprouvés et ou les parias qui ont rejoint l’armée des ombres se cachent parmi la foule des passants au regard fuyant. Klein investigateur revêt tour à tour plusieurs défroques, plusieurs masques. Avec la logeuse de son mystérieux homonyme, il cultive une ambiguïté menaçante quand, dans une scène magistrale, qui ne dure que quelques secondes, il semble pouvoir se changer en bourreau méticuleux avant de replier négligemment le rasoir qu’il a saisi sur une coiffeuse. A l’usine, avec une cohorte d’ouvrières qu’il interroge, on ne sait s’il est l’amant éconduit ou l’enquêteur benêt. A la morgue, le médecin qui exhibe le cadavre d’un résistant déchiqueté par une bombe explosée trop tôt le rend soudain complice en prononçant, homélie dérisoire et touchante, ces quelques mots : « Pauvre type, il n'a pas eu de chance. Si seulement j’avais été plus jeune et si j’étais plus courageux. »
La force de Losey est de rendre presque évident le parcours de cet homme sans qualités dont le destin se mêle à celui d'un pays livré au mensonge. Tandis que M. Klein se débat entre les faux-semblants et les fausses pistes, la rafle du Vél’d’Hiv’ s’organise en arrière-plan, balai froid et abstrait de voitures et de fourgonnettes desquelles montent et descendent les agents qui chronomètrent les temps de trajet et répètent leurs rôles avant le grand jour. Il est évident que l’intranquille M. Klein ne peut que se ruer dans le piège vers lequel il fonce depuis le début tête baissée tout en protestant jusqu’au bout qu’il est un homme sans histoire.



Dans le bus réquisitionné par la police qui les emmène à Drancy, une femme, qui pourrait être la malheureuse examinée comme du bétail dans la première scène du film, se tourne vers M. Klein, quêtant quelques mots d’explication, de réconfort : « vous savez où ils nous emmènent ? » demande-t-elle apeurée. M. Klein, pour la dernière fois, laisse exploser sa rage et son impatience, s’indignant de façon dérisoire : « Je ne sais pas madame enfin ! Je n’ai rien à voir dans tout cela moi ! »


samedi 27 décembre 2014

Drancy Avenir


Un samedi après-midi au centre commercial Drancy Avenir, qu’est-ce que nous étions heureux. C’était notre camp. Nous l’avions choisi avec les enfants, pour tuer les heures passées en famille. C’était bien comme une guirlande électrique sur un sapin de Noël. La joie montait jusque dans les veines du visage à l’approche des vitrines illuminées. C’était ça notre vie le samedi après-midi, à déambuler parmi les ombres. Même la mort ne viendrait pas se risquer ici. Et Dieu sait pourtant que seule la mort pouvait nous sauver.  


mardi 23 décembre 2014

La terreur des mots, ceci n'est pas un attentat

Ce n’est pas possible. C’est inconcevable. On nous avait pourtant promis la fin de l’histoire, la fin des guerres, la fin des frontières, la fin des religions, la fin des fanatismes, la fin des fins, la vraie der des ders, et voilà que ça repart. Nous étions pourtant bien tranquilles entre Européens, dans le petit vase clos de notre espace Schengen, convaincus d’avoir pour de bon réussi à abolir le passé, le présent et l’avenir, pour rêver d’un futur sans lendemain, un présent perpétuellement remis à jour : le jour sans fin, le vrai.
Et voilà que, pour commencer, l’ours russe sort les griffes, furieux qu’on lui piétine les pattes tandis que le sommeil de l’Europe au bois dormant est troublé par des fous furieux, dont il est impossible d’évaluer le nombre et qu’aucun plan vigipirate ne peut arrêter, répondant à l’appel de Daesh et se mettant en tête de faire exploser la France en fonçant sur des piétons dans un marché de Noël ou en attaquant un commissariat. Tandis que l'on était occupé dans les journaux à débattre du cas Zemmour ou de la place des crèches de Noël dans les mairies, la réalité s’est rappelée à notre mauvais souvenir. Le réveil est forcément un peu difficile. Madame le Procureur de la République à Dijon a avancé que le forcené qui a blessé treize personnes dans sa ville n'était qu'un simple déséquilibré dont les actes ne relevaient pas de l'entreprise terroriste. Comme si tous les types qui décapitent, roulent sur des piétons ou abattent des fillettes dans les cours d'école au nom de l'Islam n'étaient pas des déséquilibrés. Mais le procureur de Dijon avance que le fou furieux a simplement crié "Allahu Akbar" pour se donner du coeur à l'ouvrage. Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur a d’ailleurs confirmé ces propos relayés par les grands médias. Il est donc établi qu’un type qui fonce à cinq reprises dans la foule en hurlant "Allahu Akbar" ne commet pas d'attentat. Il a simplement un coup de chaud, ce n'est pas un acte terroriste. Ceci n'est pas une pipe, écrivait Magritte en peignant une pipe. La langue de bois est devenue une véritable œuvre d'art contemporaine, à force d'absurdité. Les Mac Carthy et Jeff Koons peuvent aller se rhabiller, leurs provocations font pâle figure à côté des perles langagières qui dérivent dans l'immensité du vide politique.


Mais en dépit de ces exorcismes médiatiques, le ready-made assassin a fait des émules, malheureusement pour le procureur de Dijon et Bernard Cazeneuve et surtout pour les victimes. Deux heures après Dijon, c'est Nantes qui était la cible d'un autre "déséquilibré", choisissant lui de foncer à travers un marché de Noël et faisant onze blessés. Vingt ou trente minutes après l'attentat, les médias ont attendu avec angoisse que l'on confirme ou non la nouvelle: le conducteur avait-il crié lui aussi "Allahu Akhbar"? Il s'agissait de pouvoir labelliser avec certitude ce deuxième acte de violence, comme si la cible choisie pour l'attaque  n'était pas assez symbolique. Le président annonçait la tenue d'une réunion ministérielle d'urgence, dont il ressortira sans doute qu'il convient désormais d'interdire les marchés de Noël ou d'apposer sur les tableaux de bord des voitures des autocollants invitant à la modération religieuse avant de prendre le volant.
Ceux qui prétendent en Irak ou en Syrie servir l'Islam traditionaliste sont des déséquilibrés au même titre que ceux qui se jettent en voiture dans la foule ou ceux qui décident d'aller "faire le djihad" dans leur califat de déséquilibrés. Etait-il vraiment utile de préciser que ces fous de dieu sont des fous furieux ? Ces fous-là d’ailleurs ne servent ni dieu ni aucune sorte de tradition. Le fondamentalisme de Daesh et de ses multiples excroissances fanatisées n’est qu’un nihilisme parmi d’autres. L’islamisme renouvelé de 2014 ne propose qu’une table rase sommaire et ultra-radicale : plus de culture, plus de religion, plus d’histoire, seulement une sorte de mystique dévoyée mêlant la sacralisation de la violence à une caricature de théocratie qui séduit tous les laissés pour compte et les ratés, tous les perdants radicaux, comme l’écrivait Enzensberger, choisissant de se reconvertir en soldats de dieu après avoir cessé de révérer le dieu Argent, lassés de ne pas devenir les petits arrivistes qu’ils rêvaient d’être.
Ceci devrait poser question à l’Islam dans lequel cette « nouvelle radicalité » prétend trouver ses racines et sa justification morale. Cela devrait aussi poser question à l’imam de Lunel, ce prétendu religieux qui cautionne la barbarie nihiliste au nom des « enfants de la Palestine », comme le chauffard en croisade de Dijon prétendait agir « par empathie avec les enfants de Tchétchénie ».  Cela devrait enfin interroger les sociétés qui produisent ou accueillent ce genre de fanatiques sans oser les nommer clairement, une société qui fait tellement profession de se détester qu’elle est une cible parfaite pour cet Islam-là qui se rêve à nouveau guerrier et conquérant, une société qui oppose sa propre vacuité au vide de « cette religion sans culture », de cette « Sainte Ignorance ».

La ridicule affaire des crèches de Noël a montré à quel point une minorité agissante raisonne encore en France, comme si nous étions encore au XIXe siècle ou coincés pour l’éternité dans un mauvais Don Camillo : ces « libres penseurs » prisonniers de leurs dogmes qui ne supportent rien de leur propre culture, ces antifas qui chassent les spectres d’une histoire qu’ils ne connaissent pas pour mieux ignorer les excès d’un monde qu’ils ne veulent pas voir. Le nihilisme de Daesh, des jeunes djihadistes ou des déséquilibrés qui attaquent les commissariats ou foncent sur les marchés en hurlant « Allahu Akhbar » répond au nihilisme d’une société qui renonce à son histoire, qui renonce à exister et qui renonce même à nommer ses agresseurs, de peur qu’ils la frappent plus durement. Il fut un temps où Sartre compagnon de route enjoignait de prêcher le mensonge pour ne pas désespérer Billancourt. Aujourd’hui, alors que la gauche se fiche bien de Billancourt, il faut intervenir en Irak  mais pas à Kobané pour éviter de tuer un jeune djihadiste français, de même qu’après trois actes de terreur, certes perpétrés par des individus isolés mais revendiqués au même cri d’ « Allahu Akhbar », il faut parler de déséquilibrés pour ne pas désespérer les banlieues. Les pouvoirs publics semblent tétanisés à l’idée de nommer l’islamisme ou le terrorisme au lieu de continuer à parler d’actes isolés, sans aucun lien les uns avec les autres. Bien sûr qu’il s’agit d’actes isolés mais il existe un lien tellement évident entre ces trois attaques, qui ont eu lieu pour certaines à quelques heures d’intervalle, qu’il paraît presque surréaliste de le nier. Il s'agit bien de crimes directement liés à l’islam fondamentaliste, un islamisme qui se donne les apparences du traditionalisme mais qui ne représente en réalité qu'un avatar intégriste et sérieusement déséquilibré de notre modernité elle-même en piteux état. Cette espèce de mascarade islamo-nietzschéenne pour imam en basket et petits aspirants-bourreaux fait mine de se dresser contre la réussite tapageuse de l'occident pour mieux prendre pour modèle sa décrépitude, caricaturant à travers les explosions de violence individuelle l’atomisation et la fragmentation de notre société, transformant les revendications individuelles insatisfaites en un radicalisme religieux qui prend le relais d’un modèle d’intégration en panne et suscite aujourd’hui des vocations chez les populations autochtones comme allogènes. Confrontés à cette menace qui nous est pourtant familière, nous sommes désarmés par des années d’autoflagellation et de terrorisme intellectuel tandis que nos dirigeants sont tétanisés par la crainte de ne pouvoir préserver la paix sociale ou de « stigmatiser », faute suprême, péché mortel. On voit donc la batterie habituelle d'experts nous expliquer que le tueur à la voiture qui se mutile avant d'être pris est "borderline". Que le déséquilibré n'est pas un terroriste car il n'a pas de plan organisé. Peut-être n'ont-ils pas compris que le terrorisme contemporain est plus sauvage est plus imprévisible qu'ils ne peuvent le prévoir car il recrute aujourd'hui, pour sa nouvelle croisade, au sein des cohortes de déséquilibrés dont notre société a patiemment nourri les psychoses, généreusement accueilli le mépris et complaisamment entretenu la haine. Notre société ne peut pas nommer clairement aujourd'hui cet ennemi car cela impliquerait de nommer tout aussi clairement son impuissance et sa lâcheté. Nous n’avons pas besoin de Daesh ou de ses émules pour nous faire peur : quand il s’agit de nommer nos maux, nous sommes terrorisés par nos propres mots. 


lundi 22 décembre 2014

Le système totalitaire

La logique totalitaire. Essai sur la crise de l'occident, publié par Jean Vioulac en 2013[1], est une entreprise philosophique ambitieuse.  En sollicitant rien moins que les apports de Hegel, Tocqueville, Marx, Husserl et Günther Anders, Jean Vioulac entreprend donc de mettre à jour l’armature logique du monde qui est aujourd’hui le nôtre, pour tenter de saisir la nature du processus de totalisation par lequel le monde moderne n'en finit pas d'advenir et de se transformer.



Avec la révolution industrielle, la société humaine est, en moins de deux siècles, précipitée dans une ère radicalement nouvelle caractérisée par un rapport au monde complètement transformé, une organisation sociale bouleversée et surtout des progrès techniques permettant la mise en place d’un système de production de masse et le développement d’une économie capitaliste. Dans son essai,  Frivolité de la valeur, essai sur l’imaginaire du capitalisme, le philosophe Jean-Joseph Goux remarque que la montée en puissance du capitalisme financier entraîne dès la seconde moitié du XIXe siècle une crise philosophique en même temps qu’économique de la valeur. La notion de valeur objective et remplacée par un concept fluctuant, constamment réévalué en fonction des désirs. A partir des années 1870, la conception « objective » de la valeur cède le pas à une appréhension subjective. « A l’idée de coût, de travail, écrit Jean-Joseph Goux, de peine nécessaire à la production, se substituent les notions de désir et de consommation. »[2]
La révolution cartésienne annonçait, au XVIIe siècle, le règne de la raison que la révolution française institue un siècle plus tard "sans qu´aucune puissance ne soit en mesure de lui opposer une quelconque résistance."[3] La révolution industrielle instaure, elle, le règne de la science et le triomphe de la technique et l’avènement du capitalisme ne fait que consacrer sur le plan économique la capacité nouvelle des sociétés humaines à transformer l’univers qui les entoure et de l’individu à en user à sa convenance. Karl Marx avalise cette réalité nouvelle en comprenant que la valeur d’échange est devenue le dénominateur commun à toute chose. Hegel a compris quant à lui que, dans le monde dans lequel il vit, le réel ne peut plus être compris comme une donnée stable mais comme un processus toujours agissant. En effet, l'Histoire acquiert dès lors le sens qui lui est imposé par l'idéologie du progrès, elle est un processus de transformation du réel constamment  à l'œuvre, engendrant une rupture définitive sur le plan civilisationnel. Hegel affirme en conséquence que le réel doit être perçu comme une pensée de l’Histoire, c’est-à-dire le déploiement de la potentialité de création humaine à travers le temps.
Voilà donc en quoi s’ouvre, au seuil du XIXe siècle, cette ère nouvelle et voilà pourquoi l’homme du XVIIIe siècle et celui du monde antique semblent appartenir à une humanité différente de la nôtre. Cette rupture radicale ne cesse pas de s’affirmer à mesure que se succèdent les évolutions techniques en mesure de produire un bouleversement de civilisation plus grand et une humanité nouvelle.
A partir du XIXe siècle, l’Histoire devient l’expérience de tout un chacun et le roman balzacien plante d’ailleurs le décor littéraire de cette expérience. « L’homme commença à comprendre qu’il ne mourrait pas dans le même monde que celui où il était né »[4], écrit ainsi Milan Kundera dans Le Rideau. Les personnages de Balzac évoluent dans un cadre profondément historicisé, qui utilise des noms de lieux, de places, de rues, donnant au roman toute sa consistance historique. Avec Balzac, mais aussi avec Chateaubriand, Stendhal ou Tolstoï, les héros du roman contemporain sont jetés dans le flot de l’Histoire et les individus s'y réduisent à des porteurs de forces qui les commandent à leur insu.[5] « Le particulier est trop petit en face de l’Universel : les individus sont donc sacrifiés et abandonnés », écrit Hegel. « L’Histoire n’est rien d’autre que l’autel où ont été sacrifiés le bonheur des peuples, la sagesse des Etats et la vertu des individus. »[6] Hegel, témoin du surgissement de l'Etat moderne, Tocqueville, penseur de la démocratie de masse, Clausewitz, qui théorise l’avènement de la guerre totale et enfin Marx décryptent les évolutions radicales qui, en l’espace d’un siècle, initient une véritable révolution anthropologique, c’est-à dire un bouleversement radical des conditions d'existence de l'homme et des conditions de son être au monde. De l'ancien monde, on pouvait écrire, comme Marcel Gauchet dans Le désenchantement du monde :

Nous ne sommes pour rien dans ce qui est. Notre raison de vivre, nos règles, nos usages, ce que nous savons, c’est à d’autres que nous les devons, ce sont des êtres d’une autre nature que nous, des Ancêtres, des Héros, des Dieux qui les ont établis ou instaurés.[7]

Dans l'univers moderne, l'Individu est arraché aux interdépendances non choisies mais vitales du milieu naturel dans lequel il vit, ce que Marx nomme la « commune », la terre, la famille et les instruments de travail, pour être plongé, nu, dépouillé de tout, déraciné et réduit à sa seule force de travail, dans un monde où toutes les relations sont définies seulement par la valeur d'échange. Dans la « multitude atomisée »[8] de l’ère des masses instaurée par la double révolution française et industrielle, chaque individu est identique à tous les autres. La relation établie entre eux est celle de l´égalité et d´après les penseurs de la démocratie libérale, tel Alexis de Tocqueville, le gouvernement démocratique a pour charge de garantir cette relation d´égalité entre les individus. 




Dans ce contexte, Tocqueville pressent que le peuple devenu nation, multitude égalitaire, se détermine comme quantité pure, c´est-à dire comme masse, en elle-même dépourvue de rationalité. L´individu plongé au sein de la masse doit donc accepter son appartenance à un système achevé et son incapacité personnelle, individuelle, à changer le monde. La liberté absolue à l´œuvre est celle de l´État moderne caractérisée pour Hegel par « la furie de la destruction » qui se manifeste par la Terreur, c´est-à dire « l´éradication de tout ce qui peut troubler l´homogénéité de la masse. »[9] En ce sens, la Terreur peut être considérée comme l´exercice même de la liberté absolue, elle est la mise en œuvre de la puissance de l´Universel contre tout ce qui est particulier. « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ! », proclame Saint-Just à la veille de la mise en place de la Terreur révolutionnaire. En instituant un régime de « paranoïa générale », la loi des suspects, votée le 17 septembre 1793 annonce le règne du "couperet égalitaire" : l´élimination pure et simple de la singularité dérangeante qui sera pratiquée par la suite à l´échelle industrielle par les États totalitaires. Un triple mouvement de rationalisation et de réorganisation des masses s’amorce, donnant naissance à la fois à la guerre totale, qui est une mobilisation totale des individus au service de l´État, à l´Empire conçu comme une forme d´État total et à la détermination de l´Individu par un système de droit objectif que nul n´est censé ignorer. Par l´obéissance à la loi, l´individu se fait lui-même un « moment déterminé de la volonté de l´État. »[10] Il s´agit donc d´une véritable assomption de l´Individuel par le collectif, ou plutôt de ce qu´Hegel nommerait une aliénation consciente et consentie : « La vraie liberté consiste à transférer son être dans la substance de l´Etat. »[11]
La guerre de 1914-18 représente en ce sens le creuset des sacrifices individuels et du collectivisme mis au service des nations, à la fois substance malléable et mouvement irrésistible de la masse grâce à laquelle les expériences totalitaires pourront se construire. « La mobilisation totale, écrit Marcel Gauchet, le combat paroxystique, la mort de masse ont constitué autant d’épreuves initiatiques qui ont bouleversé le champ du croyable et ouvert de nouveaux territoires à l’expérience intérieure. Elles ont fait surgir une sorte de surnaturel terrestre ou de sacré profane aussi déconcertants pour les croyants que pour les incroyants, même si c’est pour des motifs opposés. »[12] L´action individuelle ne participe donc à la liberté que si elle se sacrifie pour l´Universel. Le sens de l´Histoire universelle serait donc déterminé par ce sacrifice nécessaire et rendu inévitable par les capacités de mobilisation dont dispose l’Etat moderne ; puissance révélée par la guerre totale, dont aucun autocrate de l’ancien régime n’aurait pu rêver.
L´Etat moderne devient en effet ce véritable "Dieu terrestre" dont Thomas Hobbes avait théorisé l’existence dans le Léviathan et les Etats totalitaires parviennent près de deux cent ans plus tard à instituer la mobilisation totale des masses. Ce que Hegel entrevoyait ainsi dès la fin du XVIIIe siècle est poussé à son point extrême par les régimes totalitaires du XXe siècle. « Tout par l´Etat, rien en dehors de l´Etat, rien contre l´Etat ! », proclame Mussolini. Les grandes doctrines du XIXe siècle – nationalisme, socialisme, communisme – sont devenues, selon le mot de Jean-Marie Domenach, des « idéologies carnivores », forgées par le feu et l’acier au cours de la première guerre mondiale, des monstres véritables qui font du Léviathan une réalité concrète et terrifiante. Pour Franz Neumann, l’Etat nazi est aussi le Béhémoth, le monstre biblique présenté dans le Livre de Job comme la Bête, la force animale que l'homme ne peut domestiquer. Il est la construction politique nouvelle qui libère la puissance aveugle de la masse pour tenter de l’inféoder à la volonté de l’individu suprême, de l’individu de masse suprême, le Führer, Adolf Hitler.
Pour le Béhémoth nazi, la nation est détentrice et porteuse de l'Esprit universel et le peuple est porteur du sens de l'Histoire, comme le proclamaient déjà les romantiques allemands. Ce romantisme transformé en universalisation du peuple germanique se heurte à l'Alterité du juif. Jean Vioulac, avance, à l’instar de Pierre Legendre ou d’Alain Juranville, que la doctrine nazie s’est fondée sur l’opposition entre le processus de totalisation propre à la modernité occidentale et l'identité du peuple juif, peuple sans Etat à la spiritualité purement religieuse, irréductible à celle des nations. Le juif représente l’Altérité radicale car il oppose la transcendance d'une morale religieuse à l'immanence de l'éthique politique, l'avènement de l'Etat est donc le surmontement hégélien de la scission entre l'UNiversel (Dieu Unique) et le particulier (le peuple élu). Le processus de totalisation est donc vécu au sein du nazisme comme dépassement du judaïsme. Une opposition présentée par le nazisme comme une lutte d’ampleur planétaire. Un combat qui s’apparente à une apocalypse séculière, dépourvue de toute eschatologie, « entrechoc de deux ambitions d’empire universel, l’une fantasmée, celle qui est attribuée aux Juifs, l’autre caressée, celle des nazis. »[13] La question de la race devient la clé du monde, la clé de l'Histoire. Le nazisme récuse la différence entre l'humain et la nature et devient la quintessence du nihilisme, niant l’homme en tant qu’homme, à partir d’une base scientifique, ou du moins revendiquée comme telle. C'est un naturalisme scientiste qui se donne tout au long de son existence des ambitions scientifiques : « Voilà pourquoi, écrit Eugen Kogon, Himmler et le SD se servirent des camps pour favoriser le prétendu progrès de l’humanité »[14].
L'Etat soviétique constitue quant à lui une véritable « Totale Technocratie » ou un « omniscientisme totalitaire ». La maîtrise de l'appareil d'Etat forgé par Lénine a permis à Staline d'imposer son contrôle total sur le parti, dont la responsabilité est d'élaborer la science totale. Dans l'esprit d'un scientisme total, il s'agit donc de réaliser l'union des prolétaires et des philosophes. Le régime soviétique est donc lui aussi porteur du sens de l'Histoire et le Parti s'identifie en son sein à la classe ouvrière... qu'il a fallu créer de toutes pièces puisqu'elle existe encore moins à la fin de la guerre civile qu’au début de la révolution. L'URSS institue un énorme appareil d'Etat, un « Etat-Léviathan » dont l’objectif est de produire le réel tel qu'il devrait être et non pas tel qu'il est. Ce projet fantasmagorique s'appuie sur une bureaucratisation monstrueuse de la société, c'est-à dire la mise en place d'un mécanisme auto-efficient dont Lénine constate à la fin de sa vie qu’il échappe au contrôle des dirigeants eux-mêmes : « Ce n'est pas cet appareil qui nous appartient, c'est nous qui lui appartenons. » Seule la brutalité de Joseph Staline parvint à dominer ce monstre bureaucratique afin de servir ses propres fins. Staline disparu, le Léviathan a continué à produire ses propres conditions d’existence.



Si le totalitarisme représente une tentative extrême d’instaurer une totalité politique dans laquelle disparaît l’individu, il est totalement tributaire des moyens de mobilisation mis à sa disposition par la société industrielle instaurant le règne des masses et l’ère de « l’homme-échantillon », pour reprendre l’expression du critique d’art russe Wladimir Weidlé.[15] « L’ordre universel vient d’ailleurs de céder la place à la mobilisation universelle »[16], proclamait Georges Bernanos dans Les Grands cimetières sous la lune. Les totalitarismes ont été vaincus, sous leur forme politique et militariste, la victoire finale des démocraties contre les totalitarismes, loin d’instaurer la libération de l’individu et du particulier, n’a en rien empêché l’intégration complète du particulier dans cet Universel technocratique, dépassement de l’Etat lui-même et achèvement d’un « état final totalitaire. »[17] La mobilisation totale est plus que jamais à l’œuvre aujourd’hui à travers le déploiement de ce que Günther Anders nomme le « totalitarisme technique », au sein duquel les hommes ne sont plus que les pièces d’une seule et même gigantesque machinerie, un système de production autorégulé qu’aucun expert, aucun décideur, aucun gouvernement, fût-il mondial, n’est capable d’appréhender dans son ensemble et donc de contrôler. Dans La France contre les Robots, Bernanos s’exclame : « Imbéciles ! Comprenez donc que la civilisation des machines est elle-même une machine, dont tous les mouvements doivent être de plus en plus parfaitement synchronisés ! »[18] Les moyens aujourd’hui mis à disposition par la technicisation extrême de nos sociétés offrent la possibilité de transformer aussi bien notre environnement que d’intervenir sur le génome humain ou d’instaurer une forme de surveillance panoptique dont Bentham lui-même n’aurait jamais pu imaginer l’efficacité. Poussé jusqu’à un point extrême, ce « réductionnisme informationnel, explique la sociologue Céline Lafontaine, revient à nier que les êtres vivants sont d’abord des unités synthétiques indécomposables en segments codés. »[19]




A la question de savoir si les totalitarismes ont disparu, nous pouvons répondre avec assurance par l’affirmative. La question qu’il faudrait plutôt poser est formulée par Paul Ricoeur, en préface de la Condition de l’homme moderne d’Hannah Arendt: « à quelle condition un univers non totalitaire est-il possible ? »[20] Au risque de troubler le petit commerce des moralistes contemporains, on dira que le « retour des années sombres » inscrites dans les livres d’histoire n’est pas pour demain mais que nous vivons néanmoins aujourd’hui, non pas sous le joug d’un totalitarisme, mais dans un univers où sont encore réunies toutes les conditions du totalitarisme, un système qui contient en germe la possibilité de faire advenir des années bien plus sombres encore. Donna J. Haraway, scientifique américaine et grande théoricienne du mouvement transhumaniste, donne dans son Manifeste Cyborg une description à la fois ironique et glaçante de cette modernité nouvelle qui « ressemble à un rêve de travail accompli dans un monde colonisé par les cyborgs, un rêve à côté duquel le cauchemar du Taylorisme paraîtrait idyllique. » Voici en fait peut-être à quoi ressemblera l’Apocalypse, c’est-à-dire le dévoilement, auquel aboutit le vaste dispositif, le système de Jean Vioulac, « l’apocalypse finale de l’escalade de la domination de l’individuation abstraite, le moi par excellence, enfin dégagé de toute dépendance, un homme dans l’espace. »[21]

E. Hopper - Waiting for the show

Article publié dans le numéro 153 de la revue Eléments



[1] Après  L'époque de la technique : Marx, Heidegger et la fin de la métaphysique en 2009, et avant  l'Apocalypse de la vérité: méditations heideggériennes en 2014
[2] Jean-Joseph Goux. Les deux révolution économique et esthétique de 1870. Revue Esprit. Novembre 1998
[3] Jean Vioulac. La logique totalitaire. Essai sur la crise de l’occident. PUF. [Epiméthée]. p. 75
[4] Milan Kundera. Le Rideau. Gallimard. nrf. 2005
[5] Emmanuel Lévinas. Totalité et Infini. Le Livre de Poche. [Biblio Essais]. p. 6
[6] G..W.Hegel. La Raison dans l’Histoire. Cité par Jean Vioulac. Op. Cit. p. 74
[7] Marcel Gauchet. Le désenchantement du monde. Folio. Essais. Paris. 2005
[8] Ibid. p. 68-69
[9] Ibid.
[10] Ibid. p. 78
[11]Ibid. p. 79
[12] Marcel Gauchet. L’avènement de la démocratie. T. III : A l’épreuve des totalitarismes, 1914-1974.  Nrf. Bibliothèque des Sciences Humaines. Gallimard. 2010. p. 33
[13] Philippe Burrin. Ressentiment et apocalypse. Essai sur l’antisémitisme nazi. Paris. Seuil. 2004. p. 51. Cité par Jean Vioulac. Op. Cit. p. 121
[14] Eugen Kogon. L’Etat SS : le système des camps de concentration allemands. Edition de la Jeune Parque. 1947. Publication intégrale en livre de poche. Points Histoire. 1993. p. 26
[15] Wladimir Weidlé. « L’homme-échantillon. » NNRF n°4. Avril 1953
[16] Georges Bernanos. Les Grands cimetières sous la lune.  Seuil. 1997
[17] Günther Anders. Nous, fils d’Eichmann. Cité dans : Jean Vioulac. Op. Cit. p. 461
[18] Georges Bernanos. La France contre les robots.  (1944) - Pléiade, p. 989
[19] C. Lafontaine. L’empire cybernétique, des machines à penser à la pensée machine. Seuil. Paris. 2004
[20] Paul Ricœur. Introduction à Condition de l’homme moderne. Hannah Arendt. Calmann-Lévy. Collection Agora. p. 15
[21] D.J. Haraway. Simians, Cyborgs and Women. The Reinvention of Nature. New York. Routledge. 1991

vendredi 19 décembre 2014

Les crèches de la discorde

« Le temps critique, pour une religion, est celui où elle subit l’action de la société civile plutôt qu’elle ne l’inspire », écrivait le sociologue Gabriel Lebras en 1956.[1] Les temps semblent à nouveau devenus critiques pour les catholiques. Le Pape François se fait enguirlander dans l’esprit de Noël par Jean-Luc Mélenchon, on se dépoitraille plus facilement dans les églises qu’au Cap d’Agde et quand les Femen s’amusent à sonner les vénérables cloches de Notre-Dame de Paris à coups de bâton, on les récompense en collant leur bobine sur les timbres afin que les catholiques indignés soient obligés de mettre un coup de léchouille à Inna Shevchenko à chaque fois qu’ils envoient une lettre de protestation. De manière générale, depuis que les catholiques se sont permis de descendre dans la rue pour manifester au lieu de rester tranquillement dire le bénédicité devant le poulet du dimanche, le « A bas la calotte » semble être revenu en force chez tous les défenseurs de la liberté de la fermer pour tous, surtout pour ceux qui ne pensent pas comme il faut.
Et comme si cela ne suffisait pas, après avoir applaudi le sapin de Noël en forme de sextoy  installé place de la Concorde, on juge en revanche scandaleux l’installation de crèches de Noël dans les espaces d’accueil au public des collectivités. Après la polémique suscitée par l’installation d’une crèche de Noël au conseil général de Vendée, celle de Robert Ménard à Béziers, à laquelle s’ajoute désormais le scandale du chandelier de Hanoucca, partout, les crèches de la discorde se multiplient et si Che Guevara était encore là, il s’écrierait certainement : « uno, dos, tres, muchos bélenes[2] ! » La polémique a en effet rebondi avec la décision prise par Nicolas Sarkozy d’installer une crèche géante dans le hall d’entrée de l’UMP. On ne sait pas encore si elle représentera le petit Jésus de la droite accueilli au bercail par l’âne Jouyet et le bœuf Fillon en train de lui souffler dans la nuque mais on apprend en tout cas que "cette crèche exposée par Sarkozy est un cadeau de Ciotti qui soutient, dans l'arrière-pays niçois, le traditionnel circuit des crèches." Mazette, la filière des crèches niçoises…Ce n’est pas rien tout de même, le Pape François bataille peut-être courageusement avec la N’Drangheta en Italie mais nous, en France, nous sommes confrontés aux agissements de la Crèche Connection. Partout, circulent sous le manteau santons et papier crépon, agneaux blancs et petits ânes aux yeux doux passant de main en main, symboles de la lutte contre la tyrannie. Il y a même sur twitter un hashtag #TouchePasAmaCrèche pour manifester « un soutien inconditionnel à toutes celles et ceux qui veulent exposer leur crèche ! » Face à ce déferlement de créchisme haineux et insupportable, les pouvoirs publics se mobilisent pour défendre la laïcité menacée. Le tribunal administratif a ainsi jugé que ce symbole religieux met à mal « la neutralité du service public à l'égard des cultes » et le sacro-saint principe de laïcité.


La laïcité se porte pourtant très bien cet hiver et la nouvelle collection du prêt-à-penser 2014 recycle avec goût les vieux habits laïcards. Il y a peu de chance que ces habits-là prennent la poussière, on aime les ressortir en France assez régulièrement. « Nos origines nous ramènent vers le passé, la République nous tire en avant. Elle nous conduit vers l’idéal selon l’expression de Jean Jaurès », proclame sur son site la Fédération de la Libre Pensée, à l’origine de la plainte déposée contre le Conseil Général de Vendée. Justement, du temps de Jaurès et du petit père Combes, l’anticléricalisme passionnait les socialistes français au point que leurs camarades allemands s’arrachaient les cheveux en constatant que la lutte anticléricale prenait le pas sur la lutte des classes. Maudits Français qui ne savent pas terminer une révolution ! De l’autre côté du Rhin, on tentait vainement de leur rappeler que l’anticléricalisme n’est pas un internationalisme et le socialiste allemand Karl Kautsky croyait même bon de rappeler que « la tendance à supprimer les antagonismes de classes se concilie fort bien avec la doctrine chrétienne des évangiles. »[3] 
S’ils ne partagent peut-être pas les vues de Karl Kautsky sur la lutte des classes, 71% des Français trouvent néanmoins que les crèches se concilient très bien avec les halls d’entrée des Conseils Généraux et les sympathisants PS, UMP et FN se retrouvent pour une fois en majorité d’accord sur la question. Mais les libres penseurs ne décolèrent pas : « L’Eglise catholique, et ses affidés, (…) utilisent les notions frelatées de ceux qui, bafouant la notion de séparation de la sphère publique et de la sphère privée, entendent obtenir une législation liberticide d’exception contre les citoyens d’origine arabo-musulmane, population suspecte d’être, génétiquement, consubstantiellement et potentiellement, ‘terroriste’. » Voilà donc récité à nouveau avec ferveur le credo anti-discrimination, cette fois contre les crèches et l’Eglise catholique qui, comme chacun le sait, fourbit toujours ses armes afin de préparer la chute de la République et l’installation d’une théocratie. Mais puisqu’il s’agit d’effacer toute référence culturelle, historique ou religieuse qui puisse être perçue comme offensante par nos concitoyens musulmans, rappelons cette amusante trouvaille faite il y a quelques années dans un épisode de Noël du dessin animé South Park. A l’occasion du spectacle annuel de l’école, les parents non-catholiques expriment leur indignation face à la présence outrageante de symboles chrétiens dans le spectacle de Noël. A force de compromis et après avoir supprimé successivement le sapin, l’étoile, les animaux et les angelots et toutes les chansons au contenu jugé inapproprié, la direction de l’école finit par présenter un spectacle dans lequel les enfants vêtus de justaucorps gris esquissent quelques entrechats sur du Philip Glass avec un décor nu en arrière-plan.


Faudra-t-il se pencher aussi sur le cas problématique des fêtes de Noël dans les écoles pour en extirper tous les symboles problématiques ? Ou, comme le suggère un site satirique, interdire partout les sapins de Noël dans les lieux publics, un peu comme la cigarette ? Pour briser en tout cas la résistance des forces de la réaction, si jamais le Conseil Général de Vendée obtient gain de cause, il suffira d’organiser des lâchers de chats dans les halls d’accueil abritant les  crèches de la honte. Car le chat, nos ancêtres au Moyen Age ne l’ignoraient pas, est un animal satanique ennemi de Jésus-Christ, attiré irrémédiablement par les décorations de Noël. Quiconque a déjà essayé d’assembler une crèche avec un chat dans la même pièce le sait : avec cette satanée bête à proximité qui fait voler les petits agneaux blancs et les santons dans tous les coins, qui se vautre de manière obscène dans le papier crépon et dégomme les boules de Noël, il est impossible de dresser correctement la moindre scène de Nativité. Le chat est l’arme fatale des anti-crèches. Il faut donc prévenir Jan Fabre[4]. Il est l’ultime recours face à l’obscurantisme.


Mais le combat outrepasse les limites de la crèche ainsi que celles du hall du Conseil Général de Vendée. La grande croisade contre tout ce qui dépasse n’en est qu’à ses débuts. Inspirée par l’intervention d’un commando anti-sexisme (avec de vrais morceaux de Femen dedans), dans un magasin de jouet, la délégation sénatoriale aux droits des femmes a décidé de plancher sur le sujet problématique des jouets sexistes. Sa présidente, la sénatrice (UDI) Chantal Jouanno, a dévoilé les recommandations du rapport de la commission : création d’un site internet permettant aux parents de dénoncer les fabricants de jouets les plus sexistes (GI Joe est sérieusement dans le collimateur ainsi que ce beauf phallocrate de Ken) et mise en place d’une charte de l’égalité des sexes dans les jouets, parce qu’il faut toujours une bonne charte de l’égalité quelque part. Les prochaines générations pourront nous remercier : non contents d’être au chômage et mal-logés, nous leur aurons concocté avec les meilleures intentions du monde une enfance aussi terne que leur avenir. Au moins ils auront appris très tôt que le Père Noël n’existe pas.




Publié sur Causeur.fr




[1] Gabriel LEBRAS. « Sociologie religieuse et science des religions». Archives de la Sociologie des Religions. n°1. Janvier-Juin 1956. p. 16
[2] Qui veut dire « crèche » en espagnol, tout le monde l’aura compris.
[3] Karl KAUTSKY. Cité dans « Socialisme et anticléricalisme. Une enquête socialiste internationale (1902-1903). » Archives des sciences sociales des religions. n° 10, Juillet-Décembre 1960. p. 114
[4] Mais les associations de défense des animaux resteront-elles sans réagir ou risque-t-on de voir les halls des Conseils Généraux et des mairies rebelles devenir le théâtre d’affrontement sanguinaires entre pro-chats et anti-crèches ?