dimanche 30 septembre 2012

Parole et action


         
           Faisant suite à la publication de l'entretion filmé de C. Castoriadis par Chris Marker, nous publions une série d'extraits afin de prolonger sa réflexion par le biais de différents auteurs. Aujourd'hui: Hannah Arendt: parole et action. 

Contre les coups du destin, contre les mauvais tours des dieux, l’homme ne peut certes pas se protéger, mais il peut les affronter et leur répliquer par la parole. Et quand bien même cette réplique ne servirait-elle à rien, ni à conjurer le malheur, ni à attirer le bonheur, de telles paroles appartiennent néanmoins à ce qui advient en tant que tel. (…) Que la parole en ce sens soit une sorte d’action, que le naufrage puisse devenir une action, lorsqu’on s’y oppose en y répliquant à l’aide de mots, alors même qu’on sombre, c’est sur cette interprétation fondamentale que reposent la tragédie grecque et son drame, son action. C’est précisément cette conception de la parole, au fondement de laquelle on découvre la puissance autonome du Logos à travers la philosophie grecque, qui passe au second plan dès l’expérience de la polis pour disparaître ensuite complètement de la tradition de la pensée politique. La liberté d’exprimer des opinions, le droit d’écouter les opinions des autres et d’en être soi-même écouté, qui constituent encore pour nous une composante indispensable de la liberté politique, ont été très tôt évincés par cette liberté spécifique tout à fait différente – même si elle n’est pas en contradiction avec la première – d’agir et de s’exprimer, dans la mesure où parler est une action. Cette liberté consiste en ce que nous appelons la spontanéité, soit, d’après Kant, le fait que chaque homme est capable de débuter lui-même une série. Le fait que la liberté d’action signifie la même chose que poser-un-commencement-et-débuter-quelque-chose est très bien illustré dans le domaine de la politique grecque où le mot archein signifie à la fois commencer et dominer. Cette double signification démontre clairement qu’à l’origine on appelait « chef » celui qui commençait quelque chose, et qui cherchait des compagnons pour exécuter l’action ; et cet accomplissement, le fait de-mener-à-son-terme-la-chose commencée, était la signification originelle du mot désignant l’action, prattein. (…) Malgré la philosophie politique de Kant qui est devenue une philosophie de la liberté grâce à l’expérience de la Révolution française, parce qu’elle est essentiellement centrée sur le concept de spontanéité, il est vraisemblable que nous n’avons pris conscience qu’aujourd’hui pour la première fois de la signification politique extraordinaire de cette liberté qui consiste en un pouvoir-commencer, étant donné que les régimes totalitaires ne se sont pas contentés de mettre un terme à la liberté d’exprimer ses opinions, mais ont fini par anéantir la spontanéité de l’homme dans tous les domaines. (…) Car le fait que le monde se renouvelle quotidiennement en vertu du phénomène de la naissance et de la spontanéité des nouveaux venus, et qu’il est constamment entraîné dans une nouvelle imprévisible, s’oppose à l’éventualité de définir et de reconnaître le futur. Ce n’est que lorsqu’on dérobe aux nouveaux venus leur spontanéité, leur droit de commencer quelque chose de nouveau, que le cours du monde peut être déterminé et prévu.

Hannah ARENDT. La politique a-t-elle encore un sens ? Carnets de L’Herne. Editions de L’Herne. 2007. p. 30-33



samedi 29 septembre 2012

L'écologie véritable


     « À genoux au pied de l’arbre, mes lèvres sur ses douces écorces, je lui parlai tendrement en une sorte de murmure demi-chanté, tiré du plus profond de mon être et de ma vérité. Un chant rauque un peu, modulé dans la gorge comme un feulement de bête. Je défis la boucle de ma ceinture, j’enlaçai l’arbre et je fis la femme avec lui, torse nu, les flancs nus, serrant le tronc entre mes cuisses. Je sombrai ainsi dans la volupté pure et simple, absolue, délicieuse. J’aimais l’arbre, je désirais l’arbre. Mon caractère m’incitait à être heureux sans réserve. Dans ce pays des grottes peintes, le plus lointain Passé m’approuvait. Dans mes rapports avec l’arbre, ce qu’il y avait en moi de femme venait des premières nuits de la terre ; cet amour des feuilles datait des premiers soirs, des premiers Paradis, et me composait un curieux caractère de magicienne. Une profonde mémoire me revenait dans un flot de plaisir. »

François Augiéras, L'apprenti sorcier, Paris, fata morgana, 1976, p. 81. 



vendredi 28 septembre 2012

Leçon de démocratie

           Afin de sortir des complots de librairies et des luttes de marronniers qui se sont invités sur notre blog ces dernières semaines (bien qu'avec d'assez bonnes raisons pour les premiers et de savoureuses occasions de s'esclaffer pour les secondes), nous revenons aux classiques avec les meilleurs des guides. Cornélius Castoriadis mène la visite et Chris Marker tient la caméra. Nous abandonnons le temps d'un entretien l'idiocratie pour une leçon de démocratie. 



mardi 25 septembre 2012

Je hais les gosses



Tout d’abord, commençons par un message d’espoir à l’adresse de tous les usagers franciliens des RER et autres trains de banlieue : la dernière campagne de prévention de la SNCF s’achèvera le 15 octobre. Il est difficile de prévoir cependant les flambées de violence et lynchages spontanés qui pourraient survenir dans les gares avant cette date libératrice. Car, pour sa dernière campagne, la SNCF a décidé de frapper fort. Après la RATP qui a eu recours cet été à l’anthropomorphisme pour prévenir les incivilités (oh comme il a l’air bête l’âne qui bloque les portes, oh comme elle a l’air sotte la grenouille qui saute les tourniquets…) la SNCF va plus loin encore dans la régression en imposant tous les quarts d’heure dans les gares des messages dans lesquels des voix d’enfants font la leçon aux usagers dont le système nerveux déjà dangereusement fragilisé n’avait pas besoin de cela pour s’effondrer complètement. Depuis le 6 septembre, les sermons qui sont égrenés avec une malice évidente par de sales petits morveux de cinq à neuf ans trop heureux visiblement de pouvoir rappeler à l’ordre leurs infortunés géniteurs ressemblent à peu près à cela : « Eh vous les adultes ! Vous n’êtes pas au courant ? C’est interdit de traverser les voies ! et tous les zours ya des crans qui traversent les voies ! » Ce niveau d’excellence dans le domaine de la torture psychologique laisserait presque supposer que la SNCF a eu recours aux services d’anciens du FSB ou de barbouzes de la CIA pour ôter au travailleur pendulaire le dernier semblant de dignité et d’humanité auquel il pouvait se raccrocher. Il est douteux qu’à l’écoute de ce genre d’annonce, l’abruti qui a décidé de tirer le signal d’alarme pour sécher la première heure de cours où les dégénérés qui ont décidé qu’il était bien plus pratique de traverser la voie par troupeaux de dix se jettent soudain à genoux en versant des larmes amères, réalisant soudain l’étendue dramatique de leur incivisme. Il est plus probable, et peut-être souhaitable, qu’une troupe de citoyens harassés et déterminés réduisent en miettes tous les haut-parleurs de la gare du nord après avoir entendu une fois de trop l’horripilant babillage des affreux petits flics. Cette campagne de prévention aura au moins un mérite, c’est de faire réaliser, quand par exemple s’offre au regard du voyageur fatigué le riant paysage qui cerne Garges-Sarcelles et que retentit une fois de plus (une fois de trop ?) dans le RER le sermon zézayant, l’effrayante schizophrénie qui s’est emparée des pouvoirs et des entreprises publiques dont les campagnes de communication paraissent aussi décalées et à côté de la plaque qu’Edouard Balladur dans le métro. Ce n’est plus seulement comique, c’est insane. 


----------------------------------------------
Article publié sur Causeur et Hipstagazine

lundi 24 septembre 2012

Où sont les antifascistes?


            Rebelles des beaux quartiers, petits mutins accrédités, que sont devenus les antifascistes ?
Ils ont grandi et se sont épanouis en même temps que le Front National, sous le regard amusé et bienveillant de Tonton, car ce sont les années Mitterrand qui ont accouché de cette hydre à deux têtes : le Front National et son inévitable corollaire antifasciste, le requin et son poisson-pilote. L’un ne va pas sans l’autre et si Jean-Marie Le Pen a dû en partie la mise en orbite de son parti à F. Mitterrand, la nébuleuse antiraciste doit sa justification idéologique et son existence même au leader du parti nationaliste.
Après les années 1980 et les petites mains jaunes du « Touche pas à mon pote », les années 90 ont vu défiler le cortège monotone des manifestations antiracistes, des groupes conscientisés et des éditoriaux moralistes, tous semblables, répétant à l’unisson les mêmes slogans, enfonçant de concert toutes les portes ouvertes  du boyscoutisme idéologique, déclinant sur tous les modes et à tout propos les mêmes poses de résistants de pacotille. Le rock alternatif est mort quelque part entre la première cohabitation de Chirac et le bicentenaire de la Révolution Française mais la jeunesse des années 90 ne cessera pas, avec sérieux et bonne conscience, de scander jusqu’à l’aube de la quarantaine assagie qu’elle emmerde le Front National.
SOS Racisme est passé depuis longtemps de « Touche pas à mon pote » à « Touchez pas au Grisby » quand Jean-Marie Le Pen, inoxydable, connaît en 2002 la consécration de sa longue carrière politique. Alors, banderoles en main et jolis slogans à la bouches, les antifascistes sont descendus dans la rue pour taper du pied, brandir le poing et prendre leur place dans cette belle opérette que la chiraquie vacillante leur offrait. Sur les plateaux de télévision, les journalistes, les artistes et les bonnes âmes prenaient avec ferveur le pouls de cette France rebelle et de cette jeunesse qui communiait dans une révolte pour rire. Il y avait grand intérêt à ce moment à se trouver devant son poste de télévision pour goûter des moments de drôlerie qui atteignaient presque la grâce des interventions de Jean-Edern Hallier dans la campagne (des européennes) de 1979.
A ce moment précis, quelque-chose s’est déréglé dans la belle mécanique qui semblait si bien huilée depuis la fin des années 90 et la mise à l’écart des derniers trublions cathodiques. Le deuxième tour des élections n’avait finalement aucune importance. La rue a offert à Jacques Chirac la plus belle réélection de la Ve république et au régime le plus violent camouflet qu’il ait eu à subir depuis sa création. Dans les médias cependant, on pouvait avoir pour la première fois l’impression que les acteurs n’étaient plus très sûrs de leur texte. François Hollande et Yannick Noah mouillaient leurs chemises sur les plateaux de télévision et la France se répandait sur les grandes avenues en larges coulées de peur sous l’œil hagard des caméras. Quelque chose pourrissait à vue d’œil en chiraquie.



Quand tout est rentré dans l’ordre et que le Thrasybule corrézien fut réélu avec 82% des voix, les antifascistes se sont congratulés. Personne parmi eux, au sein du PS ou de ses différentes officines ne s’est demandé bien sûr quelle aurait pu être la responsabilité des bonnes âmes dans le triomphe de Jean-Marie Le Pen au premier tour de l’élection présidentielle de 2002. Personne évidemment ne pouvait mettre en avant le rôle joué par les champions de la bonne conscience dans cette triste mascarade. Les antifascistes alors ont continué à jouer à guichets fermés la comédie de boulevard de la lutte contre la réaction et ce faisant ils ont continué à trahir tout ce qu’ils prétendaient défendre et à servir tout ce qu’ils prétendaient combattre : le peuple, réduit depuis longtemps à la figure simple du beauf de Cabu, la mondialisation qu’ils conspuaient à longueur de meeting tout en s’en faisant les avocats les plus efficaces, l’immigré dont ils avaient fait leur héros du moment bien sûr qu’il reste enfermé dans la banlieue et dans le rap, condamné à n’être que l’icône inconnue de la « diversité ».
Ils n’ont pas plus compris ces bienheureux qu’ils avaient préparé de la même manière la victoire en 2007 du vulgaire et discourtois Sarkozy et qu’en empêchant systématiquement tout débat sur le bien-fondé de la construction européenne, sur l’immigration de masse ou sur une intégration dont ils ne souffraient certainement pas des dysfonctionnements, ils préparaient à chaque fois l’avènement d’un populisme simplificateur, réponse symétrique à l’irréfutable catéchisme de ces révolutionnaires appointés.  Il est vrai que l’on a rien besoin de comprendre quand on détient à coup sûr la vérité.
Où sont les antifascistes aujourd’hui ? Ils ne paraissent plus très fringants. Ils s’agitent encore beaucoup bien sûr, ils condamnent, ils menacent, ils s’indignent mais leur vacuité est apparue au grand jour désormais. Il aura fallu peut-être le développement d’internet et des réseaux sociaux pour renverser la chape de plomb qui pesait sur le débat public en France. Quoi qu’on dise ou pense de ces outils, ils auront servi malgré tout à construire une alternative au discours produit et ressassé par les médias traditionnels. Peut-être se rendra-t-on compte, quand ce sera apaisé l’emballement médiatique, que « l’affaire Millet » aura représenté un tournant décisif. Car la publication conjointe des trois ouvrages : Langue fantôme, De l’antiracisme comme terreur littéraire et Intérieur avec deux femmes, aura permis de faire entendre clairement cette contestation sourde du discours établi qui n’était encore jusque-là qu’une rumeur montante.
Millet a ouvert une brèche.  On a pu soupçonner que l’écrivain qui n’est sans doute pas né de la dernière pluie ait parfaitement anticipé les réactions aberrantes auxquelles il allait s’exposer. Il est vrai que nous sommes tellement habitués à celles-ci désormais et Renaud Camus avant lui en avait fait les frais… L’objectif de Millet cependant n’était pas de provoquer un succès de librairie fondé sur un scandale médiatique mais bien plutôt de révéler au grand jour l’inanité profonde de l’antiracisme conçu comme un outil idéologique, comme une législation sémantique visant à imposer une relecture constante du réel pour masquer l’impuissance du politique.  Cela a parfaitement fonctionné et l’on peut ici être reconnaissant à l’auteur non pas d’avoir fait l’éloge d’Anders Breivik, ce que ses détracteurs ont voulu mensongèrement retenir de son propos, mais d’avoir permis tout simplement de croire qu’il était encore possible d’écrire ou de débattre de façon un peu plus libre sans se soucier de l’éternelle censure d’un « politiquement correct » aussi stérile qu’étouffant. Le prix à payer, objectera l’intéressé, est certes lourd, il le sera sans doute encore pour longtemps.
Mais il faut enfin adresser un dernier remerciement cette fois aux journalistes du Nouvel Observateur et aux signataires du manifeste Ernaux pour avoir, dans leur précipitation, révélé à quel degré d’imbécilité et de sectarisme borné sont parvenus les nouveaux chiens de garde. Il faut les remercier aussi de nous avoir tant fait rire. Réussir à faire tenir dans le même arbre Jean Robin, Stormfront ou Eric Zemmour est un exploit qui égaye toujours autant les soirées et acquiert le statut d’une running joke dont le succès ne se dément pas (scoop : Eric Zemmour aurait été le bassiste de Légion 88 de 1987 à 1989, Renaud Camus est un biker danois membre de la Arian Brotherhood et Alain Soral aurait servi de modèle pour les pochettes du groupe Manowar).




Félicitations donc à Renaud Dély, A. Ernaux et tous leurs acolytes pour avoir si charitablement accepté de passer pour des cons et avoir ruiné avec autant de brio le peu de crédibilité qu’il leur restait. Il va falloir en produire maintenant des expertises pour rattraper le coup. Et après cette brillante démonstration, cela devrait peut-être devenir encore un peu plus difficile de trouver des spécialistes assez charitables pour accepter de se laisser embarquer dans ce genre d’aventures. Pour pallier cette éventuelle difficulté, je suggère à Renaud Dély d’aller chercher la prochaine fois un peu d’inspiration dans les films Surf Nazis must die ou Dead snow (l’histoire de nazis congelés qui reviennent brusquement à la vie et terrorisent des snowboarders norvégiens), c’est à peu près du niveau de ses analyses mais en plus drôle. 


vendredi 21 septembre 2012

Un certain état de poésie





Que serions-nous prêts à défendre, nous tous, ceux d’Occident, même au prix de nos vies : serait-ce la démocratie ? le mot est vague. Seraient-ce nos libertés ou la liberté ? le mot à son tour a plusieurs sens entre lesquels il faudrait choisir et il n’est pas sûr que le choix que nous en ferions soit unanime. Serait-ce la religion, une religion, notre religion ? mais nous en avons au moins deux ; une langue ? nous en avons plusieurs. Il faut pousser sans doute encore plus loin, et, par delà les dogmes, par delà les croyances particulières et les lois particulières, descendre jusqu’à un principe plus universel encore : un certain sens du sacré, qui est ce que l’Occident a connu de plus précieux, une certaine attitude de respect devant l’existence, par quoi il faut entendre tout ce qui existe, soi-même et le monde autour de soi, les mystères qui nous entourent, le mystère de la mort, celui de la naissance (qui n’en sont pas pour certains hommes), une certaine vénération devant la vie, un certain amour, et pourquoi ne pas le dire ? un certain état de poésie où on est presque devant le créé. 

Charles-Ferdinand Ramuz. Pages d’un neutre. Avril 1940

jeudi 20 septembre 2012

La pédagogie selon le Nouvel Obs


             La nature est répétition écrivait Chesterton. Le soleil se lève chaque jour, la marée monte et redescend, les oiseaux migrent chaque année (sauf chez Oscar Wilde) et les feuilles tombent des arbres à chaque rentrée. La grande presse aussi est répétition mais Chesterton n’aurait sans doute écrit là-dessus que pour s’en désoler, pour en rire ou faire rire. Selon un cycle immuable, l’Express ou Le Nouvel Obs, pour citer ces deux titres emblématiques de la « grande presse à l’américaine », comme on disait dans les années cinquante, ressortent à date fixe le marronnier de l’été ou de la rentrée. Ainsi la ménagère de plus de cinquante ans et le retraité éclairé, qui constituent la plus grande part du public du Nouvel Observateur, peuvent-ils constater le retour rassurant et régulier des thèmes fétiches des deux magazines : les franc-maçons (leur histoire, comment ils ont installé leur pouvoir…etc…etc…etc…), le dossier sur l’immobilier (bien investir, les prix à la baisse, ne manquez pas notre dossier spécial : « Comment racheter le XIXe et foutre les classes populaires dehors tout en continuant à se dire de gauche »…) et bien sur le « Comment bronzer intelligent » de l’été.
            Depuis peu cependant, le Nouvel Observateur semble avoir laissé pousser une branche supplémentaire sur le marronnier en proposant le thème ultra-récurent du retour des « nouveaux réacs », de la « nébuleuse brune » et de l’amicale des fachos réunis pour s’attaquer à l’antiracisme et aux gentils journalistes qui pensent que se prétendre de gauche suffit à vous assurer une respectabilité morale éternelle. On sent cependant que nos braves plumitifs ne sont pas encore très bien rodés. L’exercice est nouveau, le journaliste du Nouvel Obs manie avec plus de facilité la crème à bronzer et le cliché estival mais avec beaucoup plus de difficulté la plume quand on lui demande de faire semblant de débattre avec ses nouveaux adversaires. Pour Renaud Dély par exemple, auteur d’une charge contre les « néofachos » et la réacosphère qui se voudrait pertinente et acide, on sent que ça n’est pas évident : ça patine, ça ronronne, ça pontifie, bref, à lire les réflexions éclairées du journaliste sur cette « nébuleuse […] sorte d’amicale brune, reflet de l’air du temps » (quinousrappellelesheureslesplussombresdenotrehistoire ?), on s’ennuie ferme et on a l’impression de retrouver le bon vieux dossier sur les franc-macs adaptée à l’actualité avec un type un peu plus énervé que d’habitude derrière sa plume. Tous les clichés habituels y passent : « élucubrations aux saillies poujadistes », « solidarité de réprouvés »…etc…avec bien sûr l’inévitable mention des victimes innocentes des infâmes néofachos : « les musulmans et les bobos bien-pensants ». C’est vrai que les premiers faisaient de parfaites victimes lundi dernier en hurlant « Allah Akhbar » et « Mort aux juifs » face à l’ambassade américaine cible de leur courroux. Mais le véritable danger pour la démocratie, le pluralisme et le thé de cinq heures reste, ne l’oublions pas, ces réactionnaires qui sont si méchants avec leur ennemi juré : le bobo bien-pensant. On peut rassurer là-dessus Renaud Dély, le bobo bien-pensant n’est pas si exécrable que cela, il est seulement méprisable et si à l’heure actuelle le fait de le voir beaucoup s’agiter dans la presse le rend incontournable, cela reste un type d’individu dont on peut parfaitement ignorer la très pathétique existence.
            Le Nouvel Obs avait déjà fait le coup des « néo-réacs » et le propos n’est pas neuf. Cette fois pourtant le ton a changé par rapport aux marronniers habituels. On lit entre les lignes agressives de Renaud Dély une sorte de panique à peine contenue. Cette fois l’heure est grave, la publication de l’Eloge littéraire d’Anders Breivik aura décidément traumatisée cette grande presse consensuelle qui ronronnait d’aise jusque-là depuis la victoire hollandienne. Les réactions complétement aberrantes du monde arabe à la diffusion du navet Innocence of Muslims et les vociférations meurtrières de la troupe de cinglés réunis sur les Champs-Elysée risqueraient-elles de laisser penser que Millet a appuyé là où ça fait mal ? Ou les malheureux salariés de ce journal pour retraités de gauche bien-pensants auraient-ils peur qu’une part grandissante de l’opinion finisse par se rendre compte qu’ils ne servent à rien ?
            Du coup, les auteurs du « dossier » du Nouvel Obs en font des tonnes. Dans cette nébuleuse d’extrême-droite qu’ils fantasment, ils jettent pêle-mêle Millet, Camus, Soral, Lévy, Finkielkraut, Buisson, Stormfront, Raspail, Zemmour et Rioufol. En matière d’associations délirantes, les auteurs du dossier et du bel arbre généalogique du fascisme à la française ont l’imagination aussi fertile qu’Anders Breivik lui-même. Mais si la caricature est aussi ridicule que d’habitude, la calomnie et la menace viennent largement assaisonner le fiel du discours. Peu soucieuse de faire dans la nuance, la caution universitaire de service, Gisèle Sapiro, n’hésite pas à comparer tous ces intellectuels réactionnaires aux fascistes et aux nazis des années trente et à faire appel à Benjamin, qui n’avait rien demandé à personne, pour dénoncer une nouvelle « entreprise d’esthétisation de la politique » comparable à celle des régimes totalitaires. Quant à Renaud Dély, il n’hésite pas à qualifier le journal Causeur d’ « officine de blanchiment d’idées sales ». La dernière partie du dossier qui dénonce l’omniprésence de la « fachosphère » sur internet laisse le mot de la fin à Yannick Cahuzac, « spécialiste de l’extrême-droite sur internet », nous apprend-t-on, « qui souhaite la multiplication des outils de vérification de l’information » et martèle pour finir : « Il faut de la pédagogie, beaucoup de pédagogie. » Au vu de la très haute qualité journalistique du dossier du Nouvel Obs et du ton vitupérant qui y domine, on voit bien quelle sorte de pédagogie pourrait tenter cette gauche bien-pensante qui semble être en train de perdre les pédales.





Article également publié sur Causeur




mardi 18 septembre 2012

Pauvres élites!


       

         Nos intellectuels médiatiques ont depuis longtemps dépassé les bornes de l’indécence. Ils voguent haut dans l’éther du mensonge, de l’hypocrisie totale, de la bassesse la plus crasse. On ne compte plus leurs prises de position tonitruantes qui se sont avérées au mieux fausses, au pire criminelles. Si on passait au crible leurs multiples interventions médiatiques sur tel ou tel sujet de la politique mondiale, on serait effaré par le taux élevé d’inepties qu’ils profèrent jour après jour, dans l’impunité totale. Ce sont pourtant les mêmes qui chantent aux universitaires, dans les pages de ces grands quotidiens devenus leur tribune matinale, la nécessité de l’évaluation, les bienfaits de l’excellence… Qu’ils commencent par examiner leurs propres dires approximatifs et superficiels, avant de donner des leçons. Le comble est qu’ils pensent, ce faisant, s’opposer au pouvoir, aux puissants, alors qu’ils leur servent quotidiennement la soupe…

        Ces intellectuels ne sont plus les voix serviles du totalitarisme, comme dans les années 1930, mais celles du marché et du spectacle, du grand barnum des ombres, des fantômes, des zombies. Reste que leur aplomb dans la diffusion de contre-vérités demeure total. Ils ne défendent plus un parti au prix des pires bassesses, mais leur train de vie ou leur cote de popularité. Ils ne s’allient plus avec le Talon de fer de London, mais avec le village global dont ils exploitent la crédulité planétaire et le flux tendu d’informations sans fondement. Pour un énième passage à la télévision, ils seraient prêts à tordre les faits, à trahir une amitié, à écraser ceux qu’ils nomment les médiocres, à savoir ceux qui n’estiment pas la vie bonne aux seuls critères quantitatifs de la réussite sociale.

       Mais le fond du problème reste le même : le goût du pouvoir, de la renommée, de la carrière se substitue à la quête de la vérité, à l’éthique de la vocation-profession pour parler comme Weber. Ces intellectuels dévoyés ne sont plus complices de régimes criminels, mais d’un système d’exploitation de l’opinion, d’une marchandisation de la culture, d’une dégradation objective du goût et de l’originalité. Ils sont les produits standardisés de la Kulturindustrie des Idées, des théories, des thèses, le recyclage commercial de vieilles lunes, l’un avec le matérialisme antique à la sauce nietzschéenne, l’autre avec le kantisme juridique, le troisième avec l’antitotalitarisme tendance Eden Rock. Ce ne sont ni plus ni moins que des marques commerciales, avec leur logo simpliste, leur pseudo-valeur ajoutée. Chacun occupe tranquillement un secteur du marché de la pensée, sans se faire concurrence. À toi la défense des droits de l’homme, à toi l’exaltation de la passion, à moi la critique de la technique ; et tous sont unis dans les renvois d’ascenseur, les critiques dithyrambiques, les coups de fils complices.

Bruce Bégout, Entretien avec Article 11, décembre 2009.
http://www.article11.info/?Bruce-Begout-Les-exemples-de-l
Publié sur : http://anarchrisme.blog.free.fr/index.php?/page/4

lundi 17 septembre 2012

Les rebelles des beaux quartiers


         A la différence de celui d’un passé encore récent, le conformisme actuel est arrivé à un âge d’or où il peut s’offrir le luxe de s’ignorer complètement lui-même. Ceux qui le propagent et ceux qui le reprennent en écho n’ont apparemment plus la moindre conscience d’être manipulateurs ou manipulés. Leur adhésion à ce qu’ils croient est si forte, si immédiate, qu’elle les a mis hors d’état de savoir qu’ils croient quelque chose. Le langage mis au point à leur usage par les spécialistes de la communication et autres connaisseurs de l’homme est devenu pour eux le langage dans lequel tout ce qui se dit ne peut être que vrai, aussi vide qu’ils le trouvent au plus secret de leur for intérieur, lorsqu’ils en ont encore un. Le consensus occupe dans ce langage la place de l’ancien conformisme, mais auréolé d’une gloire toute moderne, et littéralement irrésistible, devant laquelle s’inclinent jusqu’aux survivants des luttes anciennes, syndicales ou politiques. Car il leur reste, à eux, encore assez de bon sens pour se rendre compte qu’ils ne comprennent littéralement rien à ce qu’on leur dit et qu’on essaie de leur faire dire ; mais ils confessent volontiers, avec honte et consternation, que c’est leur vocabulaire qui n’est plus « adapté », et que pour eux l’heure de la « reconversion » a sonné trop tard.

       Que le conformisme soit devenu sans limites en devenant aveugle et invisible, cela tient sans doute en grande partie au fait que le règne actuel du bourgeois est marqué par l’abandon officiel de toute morale qui lui soit propre. On y chercherait en vain la trace d’une valeur résolument bourgeoise, opposée à d’autres, attaquée par d’autres, menacée et par conséquent agressive. Le bourgeois d’aujourd’hui a fait siennes toutes les valeurs sans exception, et il les a emmagasinées dans ce gigantesque bric-à-brac qu’il appelle « Droits de l’homme ». Il aime le désordre autant que l’ordre, l’avenir et les avant-gardes l’enthousiasment autant que le passé et ses vestiges. Il n’a plus d’autres ennemis que les ennemis du genre humain ; les jeunes générations n’ont jamais à ce point trouvé grâce à ses yeux, y compris dans leurs manifestations les plus échevelées ; les meurt-de-faim du monde entier, en qui jadis il stigmatisait sans vergogne des ennemis à abattre, sont devenus chers à son cœur ; il se préoccupe de leur misère : famines, chômage et autres calamités naturelles, en réprouvant seulement les excès auxquels cette misère les conduit : grèves et autres attentats qui ne sont jamais pour lui, en fin de compte, que des atteintes plus ou moins graves aux Droits de l’homme.

L"Antenne, Paris, février 1989.



         Au fond pour le capitalisme, la meilleure population, la plus réceptive, la plus docile et la plus enthousiasme sera une population complètement infantilisée, dont les liens de solidarité seraient réduits à des échanges groupusculaires, fusionnels et festifs, une population dont les membres n’auraient plus en commun que le projet de jouir ensemble, de « s’éclater » infiniment , prisonniers béats d’un sybaritisme invertébré, c’est-à-dire d’un style de vie moralement anomique, où l’atrophie de la dimension éthique serait compensée par l’hypertrophie de la dimension esthétique, où le le but de la vie serait de « se faire du bien » à défaut de faire le bien.

Alain Accardo , Le petit bourgeois gentihomme , Accardo Alain, labor 2004

samedi 15 septembre 2012

La fin des dinosaures


       L’Eloge littéraire d’Anders Breivik a ses défauts : on peut le trouver réducteur, parfois trop simpliste ou fondé sur une thèse erronée, on peut trouver aussi que Langue fantôme, qui le précède, est bien meilleur, mais ce n’est pas un texte scandaleux. Ce qui pourrait être scandaleux c’est l’attitude imbécile adoptée par l’intelligentsia (mais doit-on encore employer ce mot ?) littéraire et journalistique française face à cet ouvrage, mais cela même ne scandalise plus tant les réactions paraissent attendues et l’affaire téléguidée. Richard Millet doit se frotter les mains : il a su admirablement utiliser à son profit le dogmatisme intéressé des grands médias français et des gardes-chiourmes de l’opinion publique. Avec un timing parfait, l’Eloge littéraire est sorti à la date anniversaire de la tuerie d’Utoya et juste à temps pour bousculer le ronron et les rites convenus de la rentrée littéraire. Même le dernier navet de Christine Angot a été éclipsé par « l’affaire Millet » et les deux ouvrages du pamphlétaire se vendent eux depuis la rentrée comme des petits Marc Lévy…Pardon…comme des petits pains. Ce n’est pas seulement un « coup » éditorial, c’est un véritable hold-up. La cerise sur le gâteau, c’est que le pavé lancé par Millet a atterri dans le marigot saumâtre de la bien-pensance parisianiste au moment où Gaston Gallimard prenait ses vacances. On a pu ainsi avoir le plaisir de voir les seconds couteaux et les fonctionnaires de l’indignation de commande gesticuler dans le vide pendant quelques jours avant de se heurter à une fin de non-recevoir polie du directeur de la prestigieuse maison, peu pressé de mettre à la porte le découvreur de deux prix Goncourt. La cavalerie légère s’étant cassé les dents, il fallait bien que les stratèges interviennent pour remettre un peu d’ordre dans la bataille et redonner aux troupes un peu de moral. Bernard Henri Lévy s’est donc acquitté avec le savoir-faire qui lui est coutumier d’une tribune parfaitement imbécile et infatuée de laquelle on retirait surtout qu’il avait l’air vexé que l’on parle plus de Millet que de lui et Jean-Marie Le Clézio, notre Simplet, n’a pas craint de rajouter une louche de guimauve sur la couche de pathos en retrouvant avec un professionnalisme serein les accents larmoyants et la pose indignée les plus propices à toucher la ménagère altermondialiste de moins de soixante ans, son cœur de cible. Si l’Eloge littéraire n’est pas nécessairement le grand texte subversif dont il se donne les airs, il aura certainement permis d’offrir de grands moments aux amateurs de précieuses ridicules.

Coquelin aîné dans le rôle de Mascarille en 1888 à la Comédie-Française

         Evidemment, dans un monde idéal, on aurait pu espérer que le débat s’engage de façon raisonnée ; qu’en dépit même de quelques éclats on puisse discuter vraiment de ce qu’Anders Breivik représentait, de ce que son geste fou pouvait symboliser. On aurait pu penser qu’un commentateur avisé, parmi tous ces éditorialistes respectés, ces officiers des bonnes lettres et ce clergé intellectuel, aurait pointé du doigt l’insuffisante analyse de la théorie du « perdant radical » par Richard Millet. On aurait espéré qu’une de ces cervelles appointées aurait imaginé de discuter de la relation qui peut exister entre l’équipée sanglante d’Anders Breivik et celle de Mohamed Merah. En lieu et place de la discussion qui aurait pu prendre pour point de départ l’essai imparfait de Richard Millet et que lui-même a aussi certainement cherché à susciter, nous avons assisté à un concert de pleureuses et surtout à la ruée, en ordre dispersé, de tous ceux qui pensaient, dans cette tempête d’édition, avoir quelques places à prendre. 

Jean-Marie Gustave Le Clézio, reprend le rôle de Mascarille en 2012 pour le plus grand bonheur des amateurs de comédie

       C’est le principal paradoxe et le grand mérite de l’essai de Richard Millet que de tendre un miroir à la France plus qu’il ne parle de la Norvège et de Breivik. L’auteur sans doute, bien qu’on ne puisse imaginer qu’il ait pu être surpris par la polémique qu’il a suscitée, aura sans doute été déçu que l’on ne débatte pas un peu plus du véritable sujet de son essai. Mais cette polémique est utile car elle aura démontré, à ceux qui ne s’en doutaient pas ou refusaient de le croire, à quel degré de sclérose, de dogmatisme, de malhonnêteté intéressée et de sectarisme imbécile est parvenu le monde intellectuel français. Aujourd’hui, le fonds de commerce de ceux qui se réclament encore, avec un aplomb toujours aussi désarmant, de la « gauche intellectuelle », et de continuer à faire croire à l’existence d’une sorte de fraternité d’extrême-droite des fascistes et des antidémocrates faisant peser une menace constante sur un système qu’il est de leur devoir de défendre. Cette position implique, chez ceux qui l’adoptent, d’imposer à leur entourage la discipline de fer attachée à un centralisme démocratique qui ne dit pas son nom. Il ne s’agit jamais de discuter mais de dénoncer, pas de réfuter mais d’exclure. L’antifascisme ou l’antiracisme est devenu en France une forme de rite d’intégration sociale. En tant que discours de la vérité révélée, il est autojustificateur. Il ne sert qu’à catégoriser, cloisonner et condamner, c’est une construction intellectuelle strictement négative, si l’on peut même parler de construction intellectuelle tant son mécanisme s’apparente à celui du propagandisme et de la parole totalitaire qu’Armand Robin, en son temps, avait dénoncé dans La Fausse Parole. La conséquence a été le verrouillage complet du discours à tous les niveaux de la société. Il est remarquable qu’aujourd’hui en France il ne soit plus nécessaire de réellement débattre puisqu’il suffit de se situer. A cette remarque plus générale, on peut en ajouter une autre, plus spécifique : c’est qu’à force de s’auto-entretenir dans une sorte d’écosystème intellectuel hermétique, la gauche médiatique, donnons-lui ce nom, s’est appauvrie sur le plan intellectuel de façon dramatique en l’espace de quelques décennies. Aujourd’hui, semble-t-il, tous ceux qui sont à la recherche d’échanges intellectuels un peu plus nourris que ce que peuvent piteusement produire les journalistes du Monde ou les amis de Jean-Marie Le Clézio vont tout simplement voir ailleurs. Le pôle intellectuel dominant réuni et structuré autour d’un petit groupe de mandarins comme celui que l’on a pu voir à l’œuvre dans l’affaire Millet se soutient encore par la faveur du clientélisme mondain mais la réflexion se fait aujourd’hui ailleurs, la littérature s’écrit aussi ailleurs, de plus belle manière certainement que chez Christine Angot ou Joy Sorman. Ce n’est pas le moindre des mérites du pamphlet de Millet que d’avoir, en forçant le trait sur l’affaire Breivik, révélé par contrecoup l’inanité et l’indigence de ces pauvres salonards pour lesquels on se sentirait presque peiné. Quand, dans les reconstitutions des documentaires, on assiste une nouvelle fois à l’extinction des dinosaures, il est toujours difficile de ne pas être un peu remué par le doux regard et le brame triste du diplodocus à l’agonie…

[Note: on apprend hier la démission de Richard Millet du comité de lecture de Gallimard, ce qui tend à prouver la sincérité du personnage et à démontrer avec éclat de quelle manière fonctionne ce parti de la bien-pensance qui règne aujourd'hui sur un univers bien étriqué et ne sait plus produire grand-chose de plus que des oukazes et des exclusions qui achèvent de le rendre stérile et de le condamner à l'anémie et à une mort lente.] 

jeudi 13 septembre 2012

Le co-immunisme universel (fin)


Les programmes d’amélioration du monde  

La troisième et dernière partie consacrée aux « exercices des modernes » est assurément la plus difficile à suivre dans la mesure où les thématiques abordées se succèdent sans lien apparent : « gnose pédagogique » des Lumières, émergence du biopouvoir, constitution de religions politiques, procès de sécularisation, etc. Nous tenterons de l’aborder sous la forme de trois idées-forces qui traversent les nouvelles modalités de l’anthropotechnique.

La première, déjà évoquée au début de l’ouvrage, concerne la déspiritualisation des ascèses et marque l’avènement de l’individu en tant que projet pour soi. Le 6 avril 1341, Pétrarque se fait couronner poète sur le capitole romain. Pour Sloterdijk, cette date clé correspond à « l’outing de l’homme spirituel sur les nouveaux forums de l’admiration ». La culture moderne débute au moment où le sens du miracle s’efface devant le sens de l’admirable. Avec deux conséquences liées : d’abord, le retour du sécessionniste parmi les hommes du commun et, ensuite, la construction de la personnalité comme œuvre d’auto-célébration. Dans ce contexte, les anciennes figures spirituelles ne sont plus d’aucune utilité : le Grand Autre ayant pris ses quartiers ici-bas.

La deuxième idée-force prolonge la première dans le sens d’une pragmatisation/immanentisation des grands dispositifs d’entraînement. Toutes les forces humaines sont mobilisées sous le signe du travail et de la production. La vita performativa se substitue à la vita contemplativa. Sloterdijk situe ce mouvement au XVIIè siècle avec l’élaboration des premiers programmes biopolitiques. L’État est décidé à « faire vivre » et mène une politique démographique particulièrement active. L’augmentation considérable de la population l’oblige, en retour, à développer de nouvelles anthropotechniques concrètes : politiques éducative, militaire et policière. Il s’agit cependant moins d’un pouvoir disciplinaire répressif – comme Foucault le croyait – qu’une défense de l’État « contre ses propres succès excessifs sur le front de la production humaine ». Dans ce contexte, la transformation de la vie ne tombe plus d’en haut, mais suit de plus en plus la marche de l’histoire encadrée par les balises du droit. Le progrès devient le nouveau souffle qui porte l’homme à se dépasser dans l’optique de changer le monde.

La troisième idée-force renvoie à la politisation/mondanisation des pratiques ascétiques. L’Europe est devenue un gigantesque camp d’entraînement dans lequel l’étendard de la révolution annonce les temps de la discipline intégrale. Sans se référer aux textes fondamentaux sur les « religions politiques » (Aron, Voegelin, etc.), Sloterdijk s’efforce surtout de montrer que le communisme opère sur deux fronts anthropotechniques : le premier, spirituel, cherche à former un « collectif organique de convaincus » tandis que le second, biotechnique, vise à s’affranchir du « principe réactionnaire par excellence » : la mort. Le terme « anthropotechnique » apparaît d’ailleurs pour la première fois dans un texte de l’utopiste russe, Boris Mouraviev, pour dépeindre l’amélioration des qualités physiques et intellectuelles de l’homme. Après 1945, les formules eugéniques disparaissent au profit d’un renouveau de la tradition progressiste des Lumières, et ce, jusqu’à la fin des années 1970 où l’idée d’une « révolution permanente » accompagne la mise en place du capitalisme global. 




Ces trois idées-forces n’apparaissent pas les unes à la suite des autres, mais s’entrecroisent de façon continue pour transformer la vie selon les produits typiques de l’époque. En dépit du ton ironique employé, Sloterdijk ne juge pas négativement cette évolution. Au contraire, l’entrée dans la postmodernité signale la sortie de « l’âge de fer » et se caractérise par une sorte de mouvement des masses « vers la montée ».

Deux résultats participent de cette douce échappée vers les hauteurs. En premier lieu, le compromis historique entre l’amélioration du monde et l’amélioration de soi permet au sujet de se dédoubler sous le rapport de « s’opérer soi-même » et de « se faire opérer ». Précisément, l’auteur parle de la « courbure auto-opérative du sujet moderne » pour mettre en lumière la capacité de l’être à se trouver dans l’autre, et à se reconnaître dans la société. Sur le plan technique, la découverte de l’anesthésie (1846) symbolise ce tournant majeur : le citoyen devient un « patient » qui accepte de se faire opérer pour son propre bien. En second lieu, la pente de l’amélioration du monde – et non la foi dans le progrès – reste incliné positivement, malgré les récriminations de tous les Cassandres.

Ainsi, les « cinq fronts principaux de la détresse » – la rareté matérielle, la surcharge existentielle, la misère sexuelle, l’aliénation et l’obligation de mourir – ont été pris d’assaut par les ascètes radicaux et, en partie, maîtrisés par les programmes anthropotechniques de la modernité (politique agricole, division du travail, exercices de psychanalyse, « thanatologie posthéroïque », etc.). L’atténuation des charges de l’ancienne conditio humana offre à l’homme la possibilité d’être-soi tout en restant les pieds sur terre. Le « naturalisme social » ou « socialisme naturel » s’occupe effectivement du seul réel avec des modes de traitement clairement identifiés : l’action sociale, les procédés techniques et les références morales. Dans ce monde, la médecine, les arts ou la démocratie paraissent beaucoup plus performants que la religion.

Sloterdijk finit d’ailleurs par formuler un constat abrupt : après trois millénaires d’évasion spirituelle, l’homme n’est guère « qu’un peu plus malin qu’auparavant ». Les « montées surréelles » n’ont pas résisté à l’épreuve du temps : Bouddha, Jésus, Lao-Tseu, etc. ne peuvent plus être nos contemporains. Il ne faut cependant pas jeter l’eau du bain avec le bébé puisque les « chambres à trésor de la connaissance en exercices » sont remplies de références et de modèles. En revanche, l’horizon de la révolution métaphysique s’est définitivement aplani. Il appartient désormais à l’homme postmoderne de reprendre ces anthropotechniques pour faire sécession, non pas avec le monde, mais avec l’hébétude et la banalité qui le caractérisent.      




Conclusion : une politique pour le camp de base mondial ?


La conclusion de l’ouvrage révèle l’intention philosophique, sinon ésotérique, de Sloterdijk et peut s’apparenter à un manifeste biopolitique en faveur de la sauvegarde du « parc humain ». L’injonction « Tu dois changer ta vie » revêt alors tout son sens : elle s’adresse à tous et à personne et constitue la pointe ultime de la survie dans le camp de base mondial.

L’auteur interprète effectivement la crise globale comme un événement extra-ordinaire, un « signe des temps », qui oblige les hommes à commencer une nouvelle vie sous peine de s’abandonner à la « Grande Catastrophe ». Après avoir écarté les réactions épidermiques (retour du religieux, conservatisme politique ou mondialisation heureuse), il esquisse un programme politico-ascétique qui s’ordonne autour de trois impératifs. D’abord, un impératif écologique qui nécessite, sous le patronage de Hans Jonas, de pratiquer la philosophie sous une forme prospective : « Agis en sorte que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentique sur terre ». Ensuite, un impératif universel/opérationnel qui sort des représentations classiques (famille, nation, empire) pour envisager une coopérative à l’échelle planétaire. Ainsi, l’humanité doit devenir un concept politique dont « les membres ne sont plus des passagers sur la nef des fous de l’universalisme abstrait, mais des collaborateurs œuvrant au projet tout à fait concret et discret d’un design immunitaire global ». Enfin, un impératif anthropotechnique qui parvient à concilier la nécessité de se dépasser soi-même avec la capacité à s’exercer dans la vie ordinaire. Il faut en quelque sorte s’entraîner à vivre dans « le champ des exigences excessives des improbabilités immenses ».

Cette orientation vers l’impossible, dont les attendus pratiques restent encore nébuleux, porte un nom : l’immunologie universelle ou le « co-immunisme ». Ce concept, désigné comme le « successeur légitime de la métaphysique », prend les atours d’une « théorie réelle des “religions” ». Il suppose que chacun d’entre nous devienne l’ascète de sa propre existence qui, en lien avec tous les autres frères de la communauté humaine, s’applique à prendre les bonnes habitudes de la survie commune.





Recensé : Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, trad. Olivier Mannoni, Paris, Libella/Maren Sell, 2011, 656 p., 29 euros.


Dantec chez les Cosaques




C’est la rentrée et le Cercle Cosaque reprend ses activités en fanfare avec l’atterrissage dans le Xe arrondissement de l’OVNI Maurice G. Dantec.  Il faudra sans doute pousser les murs, chez Barak, pour accueillir l’enfant prodigue et la foule des curieux et des admirateurs. Gageons que ce soir-là, la rue de Sambre-et-Meuse aura un petit air d’apocalypse cyberpunk.



Maurice G. Dantec au Cercle Cosaque
Jeudi 27 septembre 2012, à partir de 20h30
Chez Barak, 29, rue Sambre & Meuse, Paris X

Le co-immunisme universel (3)


Dieu comme performances de soi


La deuxième partie de l’ouvrage s’ouvre justement sur les « traits fondamentaux de la vie en exercice » et peut s’apparenter à une ontologie de la mystique. Autrement dit, Sloterdijk cherche à identifier les étapes qui symbolisent la montée vers l’oubli de soi, et son inexorable retour dans le monde.

La première étape tient dans une déclamation : « Par la présente, je sors de la réalité ordinaire ». Les stoïques, les bouddhistes, les premiers chrétiens, etc. font « sécession » avec le monde commun pour s’installer sur les rives solitaires de leur propre royaume. Dès lors, peut commencer le travail sur soi qui nécessite, au départ, deux attentions soutenues. La première vise à mettre en ordre le « monstrueux excédent d’autoréférentialité » libéré par la découverte de sa cartographie intérieure. Il faut en quelque sorte tracer des frontières, établir une constitution et apprendre à se gouverner soi-même. La seconde vise à protéger son nouveau territoire des infiltrations extérieures dont les deux plus importantes proviennent des « orifices sensoriels » et des « liaisons linguistiques ».

L’étape suivante consiste à entamer un dialogue avec soi-même pour apprendre à se tenir compagnie. Cette petite société s’organise alors autour de trois acteurs : le Moi qui a fait sécession, le Grand Autre qui naît de la sécession et le témoin intérieur qui arbitre les débats. L’objectif étant la transfusion du Moi dans le Grand Autre sous le regard discipliné du témoin. Selon ce schéma, le fanatisme – compris comme une déviance – consiste à éliminer le témoin gênant pour que le « Moi pathologique » s’approprie la position du Grand Autre et agisse en son nom.

Enfin, la dernière étape se confond avec le chemin parcouru et se déplie en une multitude de niveaux à franchir. La règle de saint Benoît, les « Tables spirituelles » de Jean Climaque ou encore les nombreux traités hindous se présentent comme des viatiques à l’usage de l’homme qui monte, un à un, les barreaux de l’échelle de l’humilité. Les approches différenciées montrent seulement que la forme du Grand Autre peut varier d’une culture à l’autre (négativité bouddhique, trinité évangélique, puissance tantrique, etc.). Saint Augustin n’a-t-il pas changé régulièrement l’adresse de ses « entraîneurs transcendants » avant de se fixer dans la « littérature chrétienne de la performance » ? 




Hormis quelques cas isolés, l’histoire des ascèses radicales ne se ferme pas sur elle-même, mais déborde au contraire sur l’ordonnancement du monde extérieur. Sloterdijk parle à ce propos de « la guerre non sanglante de ceux qui reviennent en tant qu’habilités à enseigner, contre tous les autres, qui apprennent alors qu’ils sont des élèves ». Deux motifs dessinent les lignes de ce retour prophétique. D’une part, la réorganisation de l’espace avec la fixation de pôles spirituels – ermitages, monastères, académies, etc. – qui forment autant de « points d’appui de “l’esprit de l’utopie” dans le monde ». D’autre part, la référence à un temps existentiel – un temps historial préciserait Henry Corbin – qui renvoie davantage aux manifestations de l’âme qu’aux évènements de l’histoire.

En tout état de cause, ces « hétérotopies » travaillent la société de l’intérieur et aiguisent la tension entre les sécessionnistes et les sédentaires. Pour Sloterdijk, la constitution des grandes religions répond tout simplement au besoin d’adoucir les « tensions excessives et vexatoires des fondateurs ». De même, les universalismes sont un moyen de reformater les groupes d’élection dans le sens d’une euphémisation des pratiques radicales. Se joue ici tout le processus civilisationnel qui vise à transférer, dans un premier temps, les fonctions hyperboliques dans des espaces de repli destinés aux élites et à traduire, dans un second temps, ces fonctions dans des contenus cognitifs et moraux transmissibles aux générations suivantes. Ce double mouvement aboutissant à la mise sur le marché d’une « éthique de l’invraisemblable stabilisé » et à la formation de « hautes civilisations ».

En effet, le « système de dressage » est d’autant plus sophistiqué qu’il parvient à mettre en paradoxe les tensions verticales et l’existence ordinaire jusqu’à produire une tradition. « Seule la transformation – écrit Sloterdijk – de l’incroyable en exemplaire peut permettre la stabilisation du climat de travail de la haute civilisation ». Ce qui induit, en terme wébériens, la routinisation du charisme dans des procédures de reproduction mimétique. Les êtres d’exception transmettent le flambeau aux premiers disciples qui éclairent peu à peu les obscurités du monde commun.

Plus largement, la tension civilisatrice suppose l’intervention d’« entraîneurs spirituels » que l’auteur identifie à partir de cinq figures typiques : le gourou, le maître bouddhiste, l’apôtre, le philosophe et le sophiste. Selon des techniques différentes, il appartient à chacun de ses maîtres d’accompagner les élèves dans la voie du retour à soi sans céder aux tentations du départ définitif. Notons que le dernier type, celui du sophiste, sert de jonction avec les entraîneurs modernes et profanes puisqu’il tend à minorer la dimension spirituelle au profit de celle de la pure répétition.

Sloterdijk décrit par la suite trois figures alternatives, c’est-à-dire déspiritualisée, qui prennent en main, non pas un disciple, mais une discipline spécifique : l’entraîneur sportif, le maître artisan et, réunis dans un même groupe, les professeurs, enseignants et écrivains. Cette démocratisation de la maîtrise n’est pas sans produire une forme de désenchantement. Elle marque en tous les cas l’entrée dans la modernité, c’est-à-dire le temps où les conversions individuelles cèdent la place aux programmes d’entraînements collectifs.  



(à suivre)