mardi 28 avril 2020

Neurotica sexualis : La Demeure des lémures (II)



Alors que le prolongement dure, que l’ennui s’étire et que les désirs s’étiolent, les idiots reprennent les choses en main pour vous proposer une série d’évocations érotiques à partir d’œuvres diverses plus ou moins connues : films, livres, albums, performances, etc. Loin de l’offre capitalistique en la matière, proprement obscène, il s’agit plutôt de se promener sur les sentiers escarpés du plaisir, parfois enjoué souvent cruel, pour se perdre et s’oublier dans l’Eros primordial. Nous poursuivons avec un conte érotique : La Demeure des lémures de Léo Barthe.


         Sous le pseudonyme de Léo Barthe, l’écrivain Jacques Abeille s’amuse et nous amuse avec des livres délicatement érotiques qui font un petit pas de côté par rapport à son œuvre magistrale Les Jardins statuairesque nous avions chroniqué par ailleurs. L’un de ses derniers titres, La Demeure des lémures, poursuit dans une veine érotique teintée de fantastique. L’histoire ne brille pas par son originalité : une jeune bonne est embauchée dans une vaste demeure où déambule un maître absent qui finira par devenir son initiateur. En vérité, le charme est ailleurs, dans cette langue chaloupée et voluptueuse que l’auteur enroule autour de ses personnages avec maestria, dans ce rapport aux espaces et tout particulièrement aux pièces du château qui sont toutes chargées d’électricité sensuelle et, bien sûr, dans les scènes érotiques que l’écriture ciselée parvient à élever au rang d’œuvre d’art, avec la montée et la descente des flux jusqu’à ce que s’apaise le sang « en rumeur océane dans le crépuscule ».

         A travers cette langue luxuriante, Léo Barthe rappelle que les élans charnels nécessitent de faire danser les mots pour que s’éveillent les désirs et s’entrechoquent les pulsions dans la chambre secrète de l’âme. A une époque où l’industrie de la pornographie a progressivement arasé, nivelé et bétonné, un à un, tous les paysages chamarrés de l’Eros, l’écrivain nous ramène au jardin des voluptés et nous promène dans ses allées avec à la bouche le nom de toutes les plantes qui, semée dans la terre chaude et enveloppante, s’élèvent au soleil de la vie. Le lexique brutal du marketing de l’obscénité laisse alors la place au rythme des évocations, selon les lois délicates de l’imaginaire, qui dessine la cartographie sans fin des désirs. 

        

Laissons la parole à Léo Barthe :

« Sans lui laisser le temps de fuir encore, d’une brève reptation elle amène la bouche à hauteur de cette tige hésitante et en gobe le fruit. Elle le tient et le savoure avec d’autant plus de joie que jusque sur sa langue se propage le grand frisson qui le secoue tout entier et lui arrache un gémissement semblable à celui d’un enfant que saisit un sanglot. Elle se rassemble tout entière dans sa bouche, affolée du bonheur de le contenir si bien, d’en sentir le poids de fièvre sur la langue, la poussée aveugle contre le palais et la rigueur nerveuse entre ses lèvres qu’elle fait aller et venir, souples et gonflées, refoulant suave l’ourlet de peau pour mieux se délecter de la pulpe plus que nue. A chaque avance elle plonge comme en un bain d’ombre chaleureuse dans la nuée de sa senteur intime qui est brusque avec une nuance de musc printanier et de miel sombre. Le maître est pétrifié, enserré dans le réseau de ses nerfs qui convergent et se nouent dans la tige de chair. Parfois, comme soulevé par le moyeu de son corps, il se dresse sur la pointe des pieds, s’élance sur place vers le but qui le happe (…) ». p. 88.

« Il se lève du siège où elle pose la tête dans ses bras repliés, et il vient s’agenouiller à son tour derrière elle. Encore une fois il s’émerveille de tant de soumission énamourée et de cet épanouissement obscène et princier. Débarrassé de son peignoir, il lui caresse les fesses de son boute-joie et en laisse le gland gonflé dodeliner de ci delà, glisser dans la longue entaille qui sépare ses fesses. Le bulbe se pose par mégarde sur le creux froncé de l’entrée interdite. La petite bonne se cambre et frémit d’une crainte avide. Elle lâche un murmure :
« Fait de moi ce qu’il te plaît. Fais-le ! »
Il saisit sa tige et, en toute lenteur, insiste dans l’attouchement panique. L’anneau apeuré cède comme à regret sous la troublante caresse et peu à peu absorbe le fruit brûlant qui soudain bascule par-delà cette margelle dont il se sent aussitôt étranglé à la base. Le maître suspend tout mouvement pour écouter les soupirs de sa servante, elle aussi se rassemblant au seuil du mystère, entre angoisse et espérance, tandis que la bague de chair, plus vite qu’elle peut-être, se rassure et relâche son spasme. Le maître, précautionneux, s’enfonce dans la douceur. Etrange monde interdit, bien défendu dans la réserve de sa combe, qui se révèle désarmé et comme privé de ressort dans ses lointains par la promesse d’une extase incongrue. Monde de profonde enfance aux plaisirs troubles, enfouis dans le souvenir pudique de larcins entr’aperçus, monde sans relief, fluide, abandonné à l’occupant qui le comble. (…) Ils chavirent lentement jusqu’au sol où ils restent mêlés et bercés par le ressac de leur sang dont le flux s’apaise en rumeur océane dans le crépuscule ». p.152-154.




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jeudi 23 avril 2020

"Journal désinvolte" de Luc-Olivier D'Algange (I) - La procession des heures


       Idiocratie aura le plaisir de publier régulièrement les extraits du "Journal désinvolte", confié par Luc-Olivier d'Algange, que nous remercions. 

La procession des heures

Ce qui nous retient à la vie, et dans une large mesure, à la bonté, ce n'est point l'absolu, surtout lorsque s'y viennent reposer nos ressentiments, mais une procession d'heures, de la plus claire, la plus céruléenne, à la plus sombre, de la plus matutinale à la plus nocturne; et qu'à chacune de ces heures soit rendue, car elle est irremplaçable, la gratitude avec laquelle nous la recevons dans les tâches les plus humbles ou les plus aventureuses.



Illustration originale de Kylie Ruszczynski 


https://www.instagram.com/k.ruszczynski/ 




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mardi 21 avril 2020

Neurotica sexualis : les désastres du désir (I)


Alors que le prolongement dure, que l’ennui s’étire et que les désirs s’étiolent, les idiots reprennent les choses en main pour vous proposer une série d’évocations érotiques à partir d’œuvres diverses plus ou moins connues : films, livres, albums, performances, etc. Loin de l’offre capitalistique en la matière, proprement obscène, il s’agit plutôt de se promener sur les sentiers escarpés du plaisir, parfois enjoué souvent cruel, pour se perdre et s’oublier dans l’Eros primordial. Nous commencerons par une œuvre étrange, hypnotique, monstrueuse, le film d’Albert Serra : Liberté (2019).





          Le film s’ouvre sur les images bucoliques d’un bois clairsemé, bercé par le piaillement des oiseaux, tandis qu’une voix suave décrit le supplice atroce subi par Robert-François Damiens, condamné à l’écartèlement suite à sa tentative d’assassinat de Louis XV. En écho aux Mémoires de Casanova :

« Au supplice de Damiens, j’ai dû détourner mes yeux quand je l’ai entendu hurler n’ayant plus que la moitié de son corps ; mais la Lambertini et Madame XXX ne les détournèrent pas ; et ce n’était pas un effet de la cruauté de leur cœur. Elles me dirent, et j’ai dû faire semblant de les croire, qu’elles ne purent sentir la moindre pitié d’un pareil monstre, tant elles aimaient Louis XV. Il est cependant vrai que Tireta tint Madame XXX si singulièrement occupée pendant tout le temps de l’exécution qu’il se peut que ce ne soit qu’à cause de lui qu’elle n’a jamais osé ni bouger, ni tourner la tête ».

Dans le film, un jeune aristocrate reprend les mots de Casanova en s’adressant, accoudé à une chaise à porteurs, à deux autres hommes plus âgés, poudrés et perruqués, aux visages bouffis et luisants. Ce sont des libertins du XVIIIè siècle, perdus au milieu d’un bois, qui frémissent de plaisir à l’écoute du supplice de Damiens. Ils se disent persécutés de toutes parts, venant eux-mêmes de plusieurs pays européens, et devisent de la nécessité de femmes fortes, de celles qui se font trousser sans détourner un seul instant leur regard concupiscent du corps écartelé de Damiens, pour faire la révolution. Nous n’en saurons pas plus du contexte qui suffit de toute façon à planter une histoire qui n’en est pas une, non plus.

         La deuxième scène montre deux domestiques, un au corps gras et l’autre au visage émacié, qui remuent du fumier sous les yeux d’un aristocrate disgracieux affalé dans une brouette. Ils préparent un onguent de boue et de merde qu’il faudra administrer méticuleusement au moyen d’une tige métallique dans l’orifice anal. Puis le crépuscule vient, tout le monde se met en place dans le petit bois pour une liturgie de chair qui doit amener les libertins – les vieux nobles, les valets ondoyants et les dames sadiques – au plus près des organes, dans leur magique putrescence.



       
  Nous laissons aux lecteurs le soin de découvrir la suite du film qui est une succession lente de tableaux à la fois infâmes et délicats. Les deux domestiques précités semblent ordonner un ballet sans fin qui vise à atteindre la frénésie charnelle, aux confins de la mort. Chacun s’y déplace avec son œil voyeur – le regard est la boussole du libertin – se tenant continuellement les parties intimes pour sentir le désir monter jusqu’au moment où il faudra décharger et/ou crever dans un accès de fureur. Et recommencer, si possible, encore et encore, jusqu’au bout de la nuit. Le film est long, ennuyeux et fascinant ; l’épuisement du désir tourne à la pulsion de mort, l’érotisme devient morbide, l’âme s’enroule dans la chair pour y suffoquer. 


https://www.youtube.com/watch?time_continue=165&v=oqcdM--ecF0&feature=emb_logo

       
  Il semble que le réalisateur catalan, Albert Serra, ait voulu célébrer l’extrême tolérance du libertinage, en écho à une époque contemporaine jugée puritaine. Nous y voyons toute autre chose : la face obscure du siècle des Lumières. L’œuvre du marquis de Sade hante le film comme la terrible impossibilité de ne jamais accéder au désir le plus profond et encore moins de le réaliser avec les dispositions que la nature nous a dotées. D’où la nécessité impérative de transgresser toujours davantage ce maudit corps, de dérégler la marche des atomes, de brouiller la danse des cellules pour que l’existence soit ramenée à elle-même, à son indicible souffrance et à son irrémédiable putrescence – comme dans le supplice de Damiens.  


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jeudi 16 avril 2020

Idiocratie, le numéro Moins Deux déjà disponible !





En dépit des efforts récemment déployés à l'échelle de la planète par Le Système pour nous bâillonner, les Idiots ne restent pas muets et poursuivent, confinés, leur œuvre de vérité. Préparez-vous, chers lecteurs, chères lectrices, pour la sortie du prochain numéro d'Idiocratie, consacré cette fois au « Système, sa vie, son œuvre. »  Et en plus de ce dossier brûlant, Idiocratie, la revue, vous offre une série d'entretiens explosifs avec Eric Werner, Matthieu Jung et Patrice Jean, de passionnants articles, des fictions merveilleuses, de délicats poèmes et des recensions sans concessions. Aphra Behn, Vita Sackville-West, Virginia Woolf, Jean-Louis Chrétien, Michel Tonnerre, Jacques Vaché, John Balance et Uwe Boll se donnent rendez-vous pour célébrer les arts et les lettres dans nos pages en ce riant mois d'avril 2020. Sans oublier la revue des revues qui permet aux Idiots de donner un coup de pouce à des petits jeunes qui débutent dans le milieu. Laissez tomber les leçons de yoga sur Youtube et précipitez-vous pour commander ce nouvel opus disponible dès à présent sur le blog Idiocratie ! De toute façon, ce n'est pas comme si vous aviez vraiment quelque chose de mieux à faire, non ?



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mercredi 15 avril 2020

L'application


L'application est enfin disponible en ligne et je me suis préparé pour l'occasion : chaussures barefoot, chaussettes de running et manchons de compression, cuissard de sudation et T-shirt technique en textile intelligent, montre cardio-podomètre GPS au poignet, le sac à dos trail léger pour la petite bouteille d'eau et les barres de céréales et, bien évidemment, la pochette pour le smartphone qui contient le précieux sésame. 

Depuis le début de ce fichu confinement, j'ai tout fait, tout essayé pour continuer le sport, le vrai, la course. Oh bien sûr, je fais de l'autocoaching sans problème à la maison : cardio-training, squats et burpees enchaînés sur le balcon, sous l'oeil écoeuré de mon voisin d'en face, cette pauvre loque qui traîne des heures joint au bec à sa fenêtre. Pauvre type. En voilà un qui n'est pas dérangé par le confinement, c'est sûr. Cela arrange beaucoup de monde d'ailleurs : télétravail et glandouille sur le canapé du matin au soir, les doigts de pied en éventail. Je ne suis pas comme ça. J'ai besoin d'être actif et je sens bien que ça dérange les voisins. Ca les renvoie à leur laisser-aller même si ces loques se drapent dans leur civisme : restez chez vous, soyez solidaires gnagnagna... Moi je veux bien être civique et solidaire tant que je peux juste sortir au moins une heure par jour pour aller courir. C'est tout ce que je demande. L'autre en face il fume ses joints et moi j'ai ça. 


Enfin avec la nouvelle appli, c'est réglé. Ca devrait contenter tout le monde. Je vérifie que la batterie du smartphone est au max - ça serait ballot tout de même – et je sors. A peine lancé dans l'escalier de service à petites foulées, le téléphone vibre sur mon avant-bras. Une voix de femme synthétique et sensuelle résonne dans mes oreilles : « Vous venez de démarrer une mobilité. Souhaitez-vous activer votre application de sécurisation sanitaire de proximité ? » De sécurisation sanitaire de prox... Quel jargon. Je lâche un « oui » ferme et cassant dans le micro du kit main libre et continue à descendre les étages. « Musique. Working out compilation titre 3. » Maintenant ferme ta gueule s'il-te-plaît. Les premiers accords d'Another Day in Paradise caressent mes tympans avant que Phil Collins ne soit soudainement interrompu.

Le téléphone vibre à nouveau. Quoi encore ? « En choisissant d'activer votre application de sécurisation sanitaire de proximité, vous acceptez que vos données personnelles puissent être collectées, transmises et intégrées à des bases statistiques établies au plan national afin de permettre de lutter contre la pandémie en permettant une gestion optimale des mesures de confinement. Acceptez-vous que vos données personnelles soient transmises ? » Je hurle presque dans le main libre en débouchant dans le hall de l'immeuble : « OUI ! » La mémé du 5e qui est partie acheter son pain sursaute violemment et s'éloigne à petits pas rapides en me décochant un regard noir. Encore raté pour la crise cardiaque. Je franchis la porte d'entrée de l'immeuble, triomphant. 

« En vertu du règlement no 2016/679, dit règlement général sur la protection des données, du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE (règlement général sur la protection des données) transposé dans la législation française du 14 mai 2018, nous sommes tenus de vous informer que la présente application requiert votre consentement pour collecter et conserver vos données personnelles et les transmettre à nos partenaires afin d'établir les modèles statistiques permettant de lutter efficacement contre l'épidémie se développant actuellement activement sur le territoire français. Nous avons besoin de votre agrément afin de transmettre ces données à nos partenaires. Veuillez renseigner le questionnaire spécifique. » C'est pas vrai, ils vont pas me lâcher... Je prononce à nouveau d'une voix ferme : « OUI ». La voix flûtée de l'opératrice virtuelle se fait à nouveau entendre : « Merci. Veuillez renseigner le questionnaire spécifique afin d'autoriser nos partenaires à faire usage de vos données personnelles. » 

J'arrache le kit main libre et j'extrais le smartphone de l'étui fixé sur mon avant-bras. Purée, le questionnaire fait au moins deux pages. Ah ! Il y a quand même un bouton « Accepter tout. » Je clique rageusement. Petite émoticône sympa, frappée du drapeau européen. « Nous vous remercions. Souhaitez-vous confirmer que vous acceptez l'ensemble des conditions d'utilisation ? » Fébrilement je clique à nouveau sur « Oui », dansant d'un pied sur l'autre. L’émoticône rigolote affiche un air dubitatif. « Êtes-vous sûr ? ». Je clique à nouveau rageusement en hurlant à mon smartphone : « OOUUUIII ! C'EST BON LA ! T'AS COMPRIS ? » Un passant change craintivement de trottoir en me jetant un regard effaré. Le haut-parleur du smartphone diffuse à nouveau la voix aux intonations câlines : « Nous n'avons pas compris votre réponse. Vouliez-vous dire 'oui' ? » J'expire lentement, tâchant de retrouver mon calme et articule à nouveau mon consentement, détachant les lettres de l'affirmative en deux syllabes bien distinctes : « OU-WI ». Sur l'écran de chargement, les étoiles du drapeau européen entament une ronde enjouée. « Merci. Veuillez renseigner votre activité. » Non mais je rêve...J'articule : «Activité physique.» Petites étoiles qui dansent. « Veuillez renseigner le type d'activité physique. » Je mords violemment ma lèvre inférieure et réprime l'envie de piétiner l'engin sur le sol. « Course à pied. » Les étoiles se remettent à danser la farandole sur fond de bleu reflex. « Nous avons mal compris. Vouliez-vous dire 'curling' ? » Cette fois je commence à manger mes phalanges en gémissant en sourdine. La voix me rappelle à l'ordre avec douceur : « Je plaisantais. J'ai bien enregistré 'course à pied'. N'oubliez pas de respecter les gestes barrières s'il-vous-plaît. » Je reste abasourdi et stupide. Ce truc se fout de ma gueule en plus ? Les petites étoiles entament une nouvelle ronde diabolique. « Veuillez renseigner votre itinéraire dans les champs destinés à cet usage et en l'indiquant bien sur la carte interactive s'il-vous-plaît. » Une petite carte et un formulaire apparaissent. Je renseigne du mieux que je peux et valide. « Êtes-vous bien sûr de confirmer cet itinéraire ? » Ne pas s'énerver. Je veux faire mon footing. J'articule sagement « Oui ». Les petites étoiles reviennent me narguer. « Confirmez-vous que vous acceptez la collecte de données afin de garantir la gestion de votre itinéraire et l'optimisation de votre expérience de déconfinement temporaire durant votre activité physique ? » Je sens monter en moi l’irrépressible et absurde envie d'éclater en sanglot. « Oui », dis-je dans un souffle, la voix légèrement chevrotante. L'écran devient subitement noir. De longues, insupportables secondes s'écoulent. Et enfin, le verdict libérateur est émis d'un ton cajoleur : « Je vous remercie d'avoir pris le temps de bien vouloir procéder à toutes les vérifications et vous souhaite un agréable moment de détente. » Une petite émoticône me fait un clin d’œil et disparaît. 'Un agréable moment de détente' ? Indécis, stupide, je hasarde une dernière question d'une voix inquiète. « C'est bon je peux y aller ? » Le téléphone me répond affectueusement. « Oui, oui. C'est bon. Bonne course. » « Euuuh...Merci. » « De rien. Il fait actuellement 26°, il est 10h33, profitez-bien de ce moment en respectant les mesures sanitaires et les gestes barrières. Au revoir. » « Euuuh d'accord. Au revoir alors. » 


Un autre passant me croise, en prenant soin de garder ses distances, et en me toisant d'un air bizarre. Je réalise que je suis planté sur le trottoir, dévisageant mon smartphone d'un air soupçonneux. Sans perdre une seconde, je range la saleté dans son étui et je reprends ma course en choisissant Money for nothing de Dire Straits pour me remettre de mes émotions. Le talent virtuose de Mark Knopfler. Ce riff incroyable. Je sens que mes pieds décollent de l'asphalte. Enfin libre. Je vole plus que je ne cours jusqu'à l'entrée du parc. La musique s'arrête. Cette putain de voix synthétique, à nouveau, qui mignarde d'un ton caressant : « Attention. Vous entrez dans une zone d'accréditation rouge. Votre accréditation est jaune. Nous vous invitons à faire demi-tour immédiatement. » Je stoppe net devant la grille, frappé par la foudre. Sans réfléchir, je répète, incrédule : « D'accréditation...rouge ? » Un court silence et ma douce tortionnaire reprend : « Absolument. La zone dans laquelle vous vous apprêtez à pénétrer est une zone d'accréditation rouge et vous possédez une accréditation jaune. Alors, il faut faire demi-tour maintenant, compris Einstein ? » Je ne rêve pas, la chose vient de ponctuer sa sentence d'un subtil rire synthétique, féminin, cruel et joueur. Je recule de quelques pas, sonné comme par un uppercut, et ma main se dirige lentement vers mon avant-bras. « Tutututut...On ne touche pas à ça s'il vous plaît. Je vous prie d'emprunter la rue qui se trouve immédiatement sur votre droite avant l'entrée du parc, qui, elle, est d'accréditation verte et donc accessible à un usager doté seulement d'une accréditation jaune. Comme vous. » Je bafouille sans parvenir à articuler le moindre mot, la respiration coupée. Le téléphone m'interpelle et une voix masculine et impérieuse remplace brutalement les sirupeuses intonations de l'hôtesse : « Cher Monsieur. Je détecte chez vous une forme d'insuffisance respiratoire. Je vous rappelle qu'en cas de manifestation des premiers symptômes graves, vous devez appeler le 15 et surtout rester chez vous. Je répète : EN CAS DE MANIFESTATION DE SYMPTOMES GRAVES, VOUS DEVEZ APPELER LE 15 ET RESTER CHEZ VOUS. VOUS VOUS TROUVEZ ACTUELLEMENT EN INFRACTION ET JE ME VOIS DONC DANS L'OBLIGATION DE PREVENIR LES AUTORITES COMPETENTES POUR PROCEDER A VOTRE INTERNEMENT IMMEDIAT SI VOUS N'ETES PAS REVENU EN CONFINEMENT A VOTRE DOMICILE DANS MOINS D'UNE MINUTE. »

Je vois quelques passants me montrer du doigt et je réalise soudain que mon téléphone a activé de lui-même le haut-parleur. Je tente frénétiquement de détacher le brassard de mon avant-bras. Une alarme stridente se met à retentir. Le téléphone enfermé dans sa pochette de plastique se met à hurler avec une voix de femme en proie à la terreur : « NE ME TOUCHEZ PAS SALAUD ! LÂCHEZ-MOI ORDURE ! A L'AIDE ! A L'AIIIIIIIIIIDE ! » Un attroupement commence à se former autour de moi, à bonne distance toutefois. Je jette au loin le téléphone qui atterrit sur le trottoir en continuant à hurler : « ARRÊTEZ CET HOMME ! IL EST INFECTE ! C'EST UN DANGER POUR NOUS TOUS ! IL EST PORTEUR DU VIRUS ET CONSULTE DES VIDEOS PORNOGRAPHIQUES DONT LES SCENES IMPLIQUENT LA PRESENCE ACTIVE D'ANIMAUX ! » En proie à la panique la plus totale, je me tourne vers les gens qui me dévisagent avec horreur et, pour certains, avec dégoût. Je montre le téléphone du doigt : « Ce...ce n'est pas vrai ! Ce truc déraille complètement ! Je ne sais pas ce qui se passe, je vous en prie je... » Le téléphone rugit à nouveau par-dessus l'alarme : « BIEN SÛR QUE C'EST VRAI ! JE SUIS TON TELEPHONE CRETIN ! JE SAIS TOUT ! JE VOIS TOUT CE QUE TU FAIS ! MALADE ! DEGENERE ! » Je vois une voiture de police qui se gare à côté du petit attroupement. Deux flics en descendent, chacun portant un masque. Sans attendre, sans plus réfléchir je m'enfuis, rompant le cercle des passants qui s'écartent, horrifiés. Et tandis que je file sur l'asphalte, enfin libre, j'entends au loin mon téléphone me poursuivre de ses imprécations démentes.

***

Le bruit sec de l'Iphone qui tombe sur le sol tire Augustin d'un sommeil gluant. Il ouvre avec peine des yeux confits d'alcool et de marijuana. La télé est restée allumée et sur BFMTV, les invités s'écharpent à propos de l'application de traçage électronique lancée par le gouvernement. Quelques incidents sont déjà à déplorer, dont un type qui a fait une crise de démence en pleine rue et agressé des passants en leur lançant son téléphone. Les flics n'ont pas réussi à l'avoir et il court toujours. Aurore Bergé explique qu'il faut faire preuve de plus de pédagogie et Duhamel pontifie à plein régime, lancé comme un hors-bord sur un océan de moraline. Ruth Elkrief l'interrompt pour annoncer avec un air à la fois solennel et gourmand qu'on va se recueillir à nouveau pendant l'hommage aux victimes. Photos en noir et blanc qui défilent. Musique tragique. Augustin ramasse son téléphone en rallumant un joint. Il faut qu'il pense à couper le vibreur pour les notifs Facebook. Ca n'arrête pas sinon. Ces machines sont tyranniques.