Jour
1
Quand
j'ai appris la fermeture des écoles lundi dernier, je n'ai pas
attendu qu'on m'annonce celle des commerces pour foncer à la
supérette. Quand Macron a annoncé le début du confinement à la
télé, j'étais prêt, déjà tranquillement installé sur mon
canapé, un verre d'Irancy à la main, et je me marrais en entendant
Prince Vaillant répéter comme un mantra : « nous sommes
en guerre ». Mais un miaulement trouble ma jubilation. Merde.
Rommel. Mon chat. J'avais pensé à tout sauf à lui racheter de la
litière, preuve que ma préparation psychologique n'était pas sans
faille. Malgré les heures passées à regarder des tutoriels sur le
contrôle mental, j'ai dû être assez déstabilisé par
l'accélération des événements, l'excitation et l'enthousiasme
pour oublier mon chat. On est jamais assez prêt. Jamais. Rommel
vient s'installer à côté de moi en ronronnant sur le canapé.
C'est un beau chat à la robe couleur sable, comme l'Afrika Korps, avec une vraie tête de matamore.
Il me fixe avec ses beaux yeux verts, un peu inquiété par toute
cette agitation, je le devine. Je lui caresse doucement le haut du
crâne, entre les deux oreilles, comme il aime, et je zappe sur
Netflix. J'ai encore la saison 8 de Walking Dead à regarder et toute
la soirée devant moi. En fait, j'ai toutes les soirées devant moi
pendant au moins un mois. Je m'occuperai de la litière demain.
Apaisé, Rommel s'endort, roulé en boule sur le canapé.
Jour
2
Merde.
Merde. Merde. Il reste à peine un tiers de paquet de litière et la
caisse de Rommel pue encore plus que la campagne de Benjamin Griveaux
aux municipales. Il va falloir envisager de ressortir. Ca n'entrait
pas dans mes plans. Ca m'irrite. On verra ça demain. J'imprimerai
une attestation. Il y a encore de la litière pour quelques jours.
Jour
5
Merde.
Merde. Merde. Merde. Merde. Merde. Merde. Plus de litière. Et j'ai
passé la journée à retourner l'appartement sans parvenir à mettre
la main sur la moindre feuille. Pas le moindre papier blanc. Même
pas un prospectus. Pas moyen de s'imprimer une foutue attestation ou
même d'en rédiger une. Je reste figé, les poings sur les hanches,
au milieu du salon. Atterré, indécis. Comme pour me rappeler à ma
faute, Rommel vient se planter devant moi en miaulant tragiquement.
Un coup d'oeil à sa caisse. Elle est plus remplie d'étrons que
l'Assemblée nationale. Que faire ? De mon balcon, je peux voir
une interminable queue s'étirer sur le trottoir devant le Monoprix,
à une centaine de mètres. Je vois aussi des couples, des cyclistes,
des promeneurs qu'on devine souriants sous leurs masques. Imbéciles.
IMBECILES ! Les gens ne savent pas ! Ils n'imaginent pas !
Ils n'ont pas réalisé ! Personne ne réalise ! Je m'en
tape de cette foutue attestation, c'est devenu trop dangereux de
sortir de toute façon. Hier j'ai entendu un patriote expliquer à
l'antenne de France Info qu'il s'était préparé à rester cloîtré
durant au moins un mois et voulait savoir s'il était dangereux
d'ouvrir les fenêtres. La demande était excessive, certes. Même
moi je m'autorise à aller sur mon balcon, à condition de porter un
masque, bien sûr. De toute manière mes voisins se sont tous barrés.
Une
angoisse soudaine m'étreint. Et si je l'avais déjà chopé ?
Impossible. J'ai pris trop de précautions, partout où je suis
allé... Ca ne peut pas arriver, j'ai trop de choses à faire. J'ai
mon plan. Ca ne peut pas arriver. Je n'ai pas le temps pour ça.
Je
me jette sur le sol et j'enchaîne une série d'une trentaine de
pompes. Claquettes, surélevées, normales. Une. Deux. Une. Deux. Ca
va mieux. Je respire. L'esprit s'éclaircit. Rommel vient frotter son
museau contre ma joue. Même si j'avais de quoi imprimer cette foutue
attestation je ne peux pas me permettre de mettre un pied dehors.
Trop dangereux. Pas maintenant. Ca remettrait tout en question.
Toujours en tension, à l'horizontale, la sueur perlant au front, les
muscles bandés, je mobilise ma matière grise. Et soudain, en
apercevant, la bajoue droite plaquée sur le carrelage, ce qui est
rangé sous le canapé, tout s'éclaire.
Jour
6
J'habite
au 5e étage avec un balcon légèrement en retrait, qui donne sur la
rue. Le balcon voisin, qui n'est qu'à quelques mètres du mien, est
beaucoup plus étendu. Le kiné qui est propriétaire du palace
mitoyen s'est barré dès le début du confinement avec sa conne de
femme et ses deux infects morveux dans leur résidence secondaire en
Bretagne. Je ne leur en veux pas, si j'avais pu j'aurais fait la même
chose. Mais je n'ai pas de résidence secondaire en Bretagne.
J'espère qu'ils crèveront, ces porcs.
Ils
me rendent quand même un sacré service. Leur balcon de bourgeois
est couvert de plantes et même d'une sorte de carré potager qui
serait parfait pour Rommel. Autant qu'il aille chier et pisser sur
leur balcon que dans mon studio si je dois passer encore un mois ou
plus entre quatre murs. Le seul problème, c'est de faire passer le
chat de mon balcon au leur. Mais la solution m'attendait sagement
sous mon canapé. Mon drone. Celui que j'ai passé des heures à
assembler dans le garage des parents et puis ici pour finir, quand je
me suis enfin décidé à quitter ma ville natale de merde.
J'ai
soigneusement déballé et réassemblé les éléments de la bête
dans mon salon. Un châssis en carbone commandé sur le net. Idem
pour les quatre moteurs et un contrôleur de vol assemblé et soudé
par mes soins. Il n'y a que la caméra, récupérée dans un Easy
Cash pour deux cent balles que je n'ai pas fabriquée
moi-même...Peint en couleur camo « Tempête du désert »,
le drone en jette plus qu'un Reaper américain. Il a une charge utile
de cinq kilos, c'est équivalent à ce que peuvent embarquer la
plupart des drones pro et ça devrait être largement assez pour
embarquer Rommel chez les voisins. J'ai passé deux bonnes heures à
arracher et recoudre les sangles de deux East Pack et j'ai fabriqué
un joli harnais pour Rommel, arrimé au drone par une solide corde en
kevlar. Ca me permettra de poser le chat tout en douceur chez les
voisins après avoir franchi les quelques mètres qui nous séparent
de leur paradis pour félin à la vessie pleine, vessie que Rommel
vient d'ailleurs de vider à l'instant sur mon tapis. Sa litière est
inutilisable et il me jette un regard accusateur. Il est 19h passée.
Je vais attendre que la nuit soit totalement tombée pour tenter le
coup ce soir.
Jour
6 - soirée
La
ville est calme sous son manteau de ténèbres. J'ai passé un
treillis de campagne et une veste de chasse et vissé sur mon crâne
la Beechfield Army Camouflage que j'affectionne. L'opération « Shit
Storm » peut commencer. Le harnais solidement fixé, le chat
pousse des miaulements inquiets qui se transforment en feulements
agressifs quand j'enclenche les moteurs du drone. L'engin s'élève
lentement dans les airs, emportant la corde en kevlar avec lui.
Tétanisé, le poil hérissé et les yeux agrandis par la terreur,
Rommel me jette un dernier regard implorant en griffant
pathétiquement le sol de béton avec un miaulement désolé. Je
stabilise le drone à quelques mètres au dessus du balcon, Rommel
pendouille comme une grosse araignée jaune au bout de son fil de
carbone, donnant des coups de pattes dans le vide. Lentement, avec
précaution et doigté, j'amorce le vol horizontal vers le balcon
voisin. Le drone accomplit une trajectoire rectiligne parfaite. Aucun
problème de surcharge. Rommel miaule et se trémousse dans son
harnais. Je sens que le drone devient plus difficile à contrôler
mais je parviens à lui faire passer la balustrade de métal. Le son
d'une corne de brume déchire soudain le silence et une clameur
immense s'élève dans la nuit. De partout à la fois une salve
d'applaudissements monte vers le ciel. Surpris, je sursaute et mon
doigt glisse sur la manette de contrôle. Le drone fait une embardée
brutale et ce con de chat, qui doit estimer qu'il a été
suffisamment humilié, se révolte soudain pour se tordre en tous
sens, parvenant à attraper d'une patte griffue le mince câble de
carbone qu'il tire violemment vers lui. Le drone repasse la
balustrade et plonge à la verticale, entraîné dans le vide par le
paquet de poils qui crache et feule comme un démon. Je m'escrime sur
les manettes et parvient à stabiliser le soldat Rommel avant
l'impact fatal mais le drone, devenu incontrôlable, se met à
décrire des cercles dans l'air à vive allure, baladant dans la nuit
au bout du câble tendu presque à l'horizontale le pauvre chat qui,
au comble du stress, relâche de manière parfaitement synchrone ses
sphincters et sa vessie pour arroser les balcons et les fenêtres
des étages inférieurs. A en juger par les cris de surprise et les
hurlements qui s'élèvent, leurs habitants n'ont pas quitté leur
appartement et avaient décidé de prendre le frais sur leur balcon
au moment précis ou Rommel a envoyé la purée. Prisonnier de sa
centrifugeuse aérienne, Rommel achève de distribuer la merde et la
pisse partout à la ronde. Des cris d'adultes et d'enfants s'élèvent.
On profère des insultes et j'entends qu'on m'interpelle. Je
m'aperçois que tout l'immeuble d'en face est aussi à son balcon. A
la lumière des lampadaires de la rue, j'aperçois des silhouettes
qui me désignent, des gens qui filment la scène avec leur
téléphone. Je bats précipitamment en retraite vers mon salon,
rabattant précipitamment la fenêtre et abandonnant Rommel à son
triste sort. De l'autre côté du canapé derrière lequel je me suis
réfugié, me parviennent les applaudissements, les cris et les rires
qui accompagnent l'échec complet de l'opération « Shit
Storm ». Et le bruit des sirènes qui se rapproche. Je ne me
rendrai pas. Je saurai mourir dignement.
***
Incrédule,
Augustin tire sur son joint en regardant le sujet consacré par BFMTV
au dingue qui a utilisé son chat attaché à un drone pour asperger
de pisse toute une rangée de gens qui applaudissaient le personnel
soignant sur son balcon, comme chaque soir à 20h. C'est une histoire
de dingue. Heureusement le drone et le chat se sont écrasés sur un
balcon en contrebas sans blesser personne et le chat s'en est sorti.
Ils ont chopé le propriétaire, qui s'était barricadé dans son
appartement, au bout de deux heures de négociations. Visiblement,
c'était un facho de première, avec toute une collection de disques,
de bouquins et de trucs de fachos chez lui. Augustin est trop choqué
et tire nerveusement sur son joint. Pour se changer les idées, il
retourne à son journal de confinement.
(à
suivre)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire