mardi 9 juillet 2019

Entretien avec Abscheu



Né en 2015, Abscheu est un projet musical français qui se présente d’emblée comme l’un des meilleurs de la scène post-industrielle, dans une veine power electronic. Ses deux albums, Breviary of Chaos et Pretense, sortis sur l’excellent label anglais Unrest Productions constituent des plongées sonores dans les affres de notre monde. On ne soulignera jamais assez que ce style musical est la bande-son exacte de notre état mental collectif. Le bruit et le social. La stridence et la dépression. Le cri et le silence. C’est pourquoi nous avons posé quelques questions à Abscheu. 



 Comment Abscheu est-il né ? Dans quel contexte ? Sous quelle influence ?

Abscheu est né en 2015 d'une nécessité intérieure, celle d'instruire le problème non résolu de l'espèce humaine : son hypocrisie. Mon projet entreprend de cartographier là où l'être humain se complaît dans sa vanité artificielle, là où s'étant autoproclamé intouchable, il a fini par se prendre pour son propre dieu. Ne concevant rien de plus sacré que lui, il s'est mis à justifier tous ses agissements embarrassants (esclavage, génocide, torture, guerre, pauvreté) par d'immenses alibis prétendus d'ordre supérieur. Ces derniers sont pourtant nés de sa seule imagination : idéologie, ordre divin, défense de valeurs, droits fondamentaux. Voilà le point précis qui a motivé la naissance du projet : l'habileté et le cynisme de l'espèce à conceptualiser sa propre cannibalisation pour mieux la nier. Abscheu n'est rien d'autre qu'un rétablissement des faits, un révélateur obscène (au sens premier du terme), un jugement rendu à l'espèce entière. Chaque album se présente comme une déclinaison thématique de ce jugement.

 Le titre de votre 1er album, Breviary of Chaos, renvoie à l’ouvrage éponyme de l’écrivain Albert Caraco, quels liens entretenez-vous avec son œuvre ?

Caraco fait partie des grands chocs de ma construction intellectuelle. Le lire et le relire est une délectation. J'en goûte la férocité crâne, l'acuité prédictive, la prose nauséeuse, la radicalité irrécupérable. Ce qui me saisit à chaque fois, c'est sa puissance à formuler ce que je ne fais que pressentir, à tel point que j'ai fait de son œuvre (du moins ce que j'en ai lu), le point de référence d'Abscheu. Il m'aide à retrouver la pertinence de mon cap lorsque je me sens égaré dans mon travail.

Quelles furent vos grandes commotions esthétiques au sens large (musicales, cinématographiques, picturales, littéraires…) ? Lesquelles influencent toujours votre travail ?

A l'exception des écrits de Caraco, je ne puise pas dans l'art. Ce sont plutôt les personnes et faits réels qui nourrissent mon travail. Notre espèce et notre société sont des machines à produire du cynisme sans fin ; toute la matière est là, il n'y a qu'à se pencher pour ramasser. J'ai par exemple utilisé dans l'album « Pretense » une technique de substitution, consistant à incarner telle ou telle personne le temps d'un morceau, à déclamer ou crier ses propres mots. Je mets ainsi à nu son identité propre, sa fonction véritable. Ce procédé est d'autant plus efficace que le persona en question se révèle emblématique d'une posture, d'une idéologie ou d'un camp. C'est ensuite à l'auditeur d'en saisir la nature pour, lui aussi, porter jugement.

D'une stricte perspective sonore et musicale, je m'inscris dans le courant post-industriel. Cette musique a, depuis près de 25 ans, une grande importance pour moi. S'il existe une commotion esthétique dans ma vie, c'est bien celle-là. Mon premier contact, je m'en souviens encore très bien, date de 1995 : je tombe sur « Innerwar » de Brighter Death Now, commandé par hasard sur un catalogue de vente par correspondance. C'est un choc, une vraie révélation. Depuis, j'ai dû écouter plus de 1500 références. Cela ne fait pas de moi un expert pour autant, mais disons que je sais parfaitement dans quel courant mon projet s'inscrit, car j'en connais l'histoire. J'y assume mes influences, en l'occurrence le power electronics européen des années 90. On parle pour l'essentiel des labels comme Tesco Organisation, Art Konkret, Praxis Dr Bearmann, Membrum Debile Propaganda, Tactical Recordings, etc. C'est, selon moi, la période du genre qui a su le mieux se détacher de la provocation pour elle-même, pour explorer en profondeur les facettes de la violence collective et en révéler toute l'hypocrisie sous-jacente. Aucune musique ne peut véhiculer autant d'intensité et de pesanteur que celle-ci. J'ai donc choisi ce formalisme pour des raisons fonctionnelles, et non esthétiques : j'aligne la forme sur le fond, ce qui contribue à la cohérence du projet. Je suis plutôt exigeant là-dessus.


Votre dernier album, Pretense, nous semble encore plus incisif et plus absolu que le premier. Sa pochette sobre et parfaitement anxiogène ainsi que les titres se rapportent davantage au fanatisme religieux, pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

Une religion qui entend régir les mœurs de ses croyants empiète sur le terrain de la culture collective. Une religion qui prétend que la loi de dieu est au-dessus de celle des hommes instrumentalise les peuples pour servir des desseins purement politiques. On est loin de la mystique ! Les religions ne sont pas motivées par la spiritualité, mais dirigées par l'idéologie : une vision subjective du monde, subordonnée à un agenda politique.

Alimentée par le fanatisme, la religion devient un instrument de mort. « Pretense », c'est le prétexte à haïr et tuer une population désignée, sous couvert de la religion. Lorsque les zélotes brandissent leur livre sacré, ils légitiment la haine et lavent les mains des meurtriers. C'est un système bien pratique, à la fois juge et partie. « Pretense » exhibe cette mécanique à travers plusieurs incarnations, du salafiste belge au combattant anti-balaka. Ces camps sont de toute évidence opposés ; l'auditeur pourra, s'il le veut, prendre parti, ou bien les rejeter dos-à-dos. Comme le permet la musique industrielle, aucune consigne de lecture n'est donnée : chacun est renvoyé à sa propre réflexion, à sa capacité de jugement.


Sur ce chapitre, il semble que la France se situe aux avant-postes de l’effondrement occidental. Qu’en pensez-vous ?

Le fanatisme ne touche pas que la France : on dénombre en Europe plus de 150 grandes villes qui ont subi au moins une émeute à caractère religieux ou ethnique depuis les dix dernières années. Néanmoins, la France est au carrefour de deux phénomènes, qui en font une nation particulièrement exposée.

Le premier phénomène est généralisé à tout l'Occident. Il s'agit de son déclin civilisationnel, accéléré depuis l'après-guerre par l'adoption du modèle américain. Ce système culturicide et libéral a lentement transformé les citoyens en simples consommateurs, sapé tout projet d'idéal collectif, remplacé le devoir par le droit, sacralisé l'individu, offert comme seul accomplissement la reconnaissance narcissique. Et ce ne sont pas les projets libertariens de la Silicon Valley qui arrangeront la situation, eux qui méprisent les Etats, voire l'homme, dont l'imperfection sera bientôt remplacée par l'algorithme. Ce système implacable a fait de l'argent non seulement la valeur suprême, mais aussi l'unique indice de nivellement (au détriment de valeurs intellectuelles ou morales, par exemple). Atomisés et broyés par ce système, les individus cherchent un sens et un refuge parmi un groupe, au sein duquel ils se sentiront, par massification, plus forts. Aux Etats-Unis, c'est très prégnant : l'entre-soi ethnique ou religieux fait loi.

On en arrive au phénomène propre à la France, où un certain entre-soi communautaire, au-delà du simple instinct grégaire, se teinte d'une forte coloration identitaire qui prétend dépasser l'identité nationale (ou européenne). Cette identité, parfois fantasmée, est fondée à la fois sur la religion comme régisseuse de vie, et sur le ressentiment post-colonial où sont revendiqués sentiment d'offense et droit à la réparation. La culture occidentale n'est plus perçue comme un modèle, d'où la progression de la désécularisation en France, mesurée par les démographes comme Michèle Tribalat. On voit s'installer de véritables enclaves communautaristes dans certains quartiers ou villes entières. Ce mouvement se caractérise par un repli culturel orthogonal aux valeurs communes, instruit par des militants religieux dont l'influence au niveau local fait loi... et facilité par le clientélisme d'élus peu scrupuleux. Quoi de plus facile pour les fanatiques que d'y transformer rancœur en haine, réparation en vengeance ? Puis, d'y recruter leurs soldats, dont certains finiront par combattre leur propre pays ?

Il me semble que c'est précisément cette identité du ressentiment qui entraîne encore plus notre effondrement civilisationnel. La France en est sans nul doute à l'avant-poste. Prenez les djihadistes français : ils ont préféré en toute liberté le projet mortifère du terrorisme religieux à ce qu'ils ont jugé être l'impasse nihiliste d'un Occident en perte de repères. Ce n'est pas juste glaçant : cela en dit long sur l'état de déliquescence de notre civilisation, dont je ne donne pas la fin du siècle pour mourir. Qui sait ce qui prendra sa place...


Quel regard portez-vous sur l’actuelle scène industrielle ? Il semble que ce style musical, à l’origine voué à susciter l’inquiétude chez l’auditeur, éprouve des difficultés à se renouveler, puise trop souvent dans le même arsenal de thèmes – la deuxième guerre mondiale, le totalitarisme, etc. – et peine à révéler l’inédit potentiellement cauchemardesque de notre époque. Qu’en pensez-vous ? Quels groupes de cette mouvance retiennent aujourd’hui votre attention ?

Lorsque Jon Savage rédige l'introduction du célèbre Industrial Culture Handbook de Re/Search, et définit en 5 critères ce qui fait quasiment figure de manifeste de la musique industrielle, il pose déjà à la fin de son intervention la question de l'obsolescence de la fameuse tactique de choc : ce qui était pertinent en 1977/1978 lui apparaît déjà dépassé en 1983. Entre-temps, la société a changé, la technologie a changé, l'inconscient collectif aussi. La question de cette pertinence, je crois que chaque génération de musiciens se la pose. Aujourd'hui, l'introspection de la musique industrielle pourrait se formuler ainsi : faut-il en réactualiser les thématiques, ou bien en réécrire carrément le manifeste ? Après tout, n'importe quel enfant de 12 ans accède via son smartphone au porno le plus sale, ou aux vidéos de violence sur youtube (humiliations, lynchages, exécutions, discours de haine, etc.). Quid de l'efficacité d'une tactique de choc dans ces conditions ? 

 

Ce qu'on constate, c'est que malgré cela, il reste tout un pan de la musique industrielle qui continue de perpétuer la tradition de la provocation avec un formalisme et un contenu souvent passéistes ; une musique faite par des fétichistes, pour des fétichistes convaincus d'avance. Le label Filth & Violence, par son identité visuelle et sa ligne éditoriale, est par exemple très représentatif de cette approche. La raison pour laquelle ces labels et groupes se sont ancrés dans ce créneau n'appartient qu'à eux, et eux seuls pourraient répondre à la question.

A l'inverse, nous assistons à l'émergence d'une scène nouvelle, animée par de jeunes gens qui échouent à reproduire ce qui fait l'intérêt de la musique industrielle : son ironie, son cynisme, sa radicalité. Lorsque j'écoute des productions du label Posh Isolation, ou encore Pharmakon, j'entends des personnes qui ont dû écouter beaucoup de musique industrielle, de cold wave, de techno, d'expérimental. J'entends des musiciens qui ont parfaitement assimilé les codes esthétiques de tous ces genres musicaux. Pourtant, leurs albums ne dépassent pas au mieux la valeur d'un inoffensif emballage esthétique, au pire l'expression redondante d'un narcissisme de notre temps. Le rapport sémantique qui est offert à l'auditeur est trop édulcoré ; il n'y reste plus aucune trace de férocité, et c'est dommage.

Pour réinventer le genre, il ne faudrait se contenter ni de la provocation, ni d'une mise à jour esthétique. Comme le dit très bien Martin, le patron de Unrest Productions : « This is our time ». Nous ne sommes contraints par aucune exigence. Nous ne devons pas allégeance aux générations passées. Nous sommes les dépositaires d'une mouvance, à nous d'en faire ce que bon nous semble : réactualiser les thématiques, réécrire le manifeste.

En ce qui concerne les groupes intéressants, je vais citer ceux qui me viennent spontanément à l'esprit (il en manquera forcément) :
·Ke/Hil : probablement le groupe le plus passionnant du moment, qui possède une rare capacité à dépeindre avec ironie notre société atomisée. L'homme y est un morceau de viande, un simple instrument au service d'une consommation léthargique. C'est glaçant de lucidité.
·Am Not : j'aime sa musique structurée, qui réactualise ce que peut être le power electronics européen. C'est à la fois très décomplexé et en même temps très pensé : voilà quelqu'un qui s'impose une vraie introspection sur son travail. C'est fait avec beaucoup d'intelligence et de talent.
·Con-Dom : le vétéran du power electronics anglais a sorti en 2016 un album inattendu et déroutant sur la décrépitude, la vieillesse, l'agonie, la mort. Pour moi un objet qui touche – comme le film « Amour » de Haneke – à l'un des dernier tabous de notre temps, et qui prouve qu'on peut approfondir le genre de façon radicale.
·Caligula031 : projet de Marco Deplano qui exhibe crûment ce que peuvent être les trafics de femmes prostituées d'Europe de l'Est : les humiliations, les sévices, les corps réduits à l'état de valeur marchande, les espoirs détruits, les vies qui ne valent plus rien. Sordide et approprié.
·Control : après 20 ans de carrière, il délivre toujours autant d'intensité cathartique, et parvient à faire évoluer encore ce son massif, ce mur de distorsion. C'est un style qui n'appartient qu'à lui ; un modèle de maîtrise dont je ne me lasse pas.



Vous décrivez votre travail comme « la parole objective d’un homme non massifié ». Doit-on comprendre que, davantage qu’une simple catharsis, la pratique du power electronic obéit pour vous une sorte d’hygiène morale voire d’exercice spirituel ? Le cas échéant, avez-vous recours à d’autres moyens pour préserver votre for intérieur de toute « massification » ?

Chaque groupe de power electronics ayant ses motivations propres, il sera difficile de généraliser. La catharsis est souvent citée, mais je ne saurais pas dire si elle est si répandue. Me concernant, je crois beaucoup à la valeur de l'aristocratie de l'esprit... cette musique représente pour moi une hygiène intellectuelle, plutôt que morale. Caraco parle de poser « un statut sur l'horreur » ; la cartographie de l'hypocrisie que j'entreprends avec Abscheu va dans ce sens. D'une façon générale, je suis tout simplement adepte d'un esprit sain dans un corps sain. La curiosité et l'esprit critique restent de bons atouts pour échapper à la massification ; l'exigence, voire l'élitisme, le meilleur remède au nivellement par le bas.


Quel sera la thématique du prochain album ? Sortira-t-il sur le label anglais Unrest Productions ? Envisagez-vous de vous produire prochainement sur scène ?

La prochaine sortie sera un EP 4 titres, nommé « Haven ». Y est traité le désastre du multiculturalisme, par le prisme du ressentiment, du mépris de soi, et de l'instrumentalisation des libertés à des fins sectaires. Un sujet on ne peut plus d'actualité ! L'EP devrait sortir cette année sur le label Unrest Productions. Concernant la scène, ce n'est pas prévu pour le moment.