lundi 30 décembre 2019

L'inconnu me dévore



Xavier Grall est un anarchiste comme on les aime : « catholique solitaire, mystique et fou ». Dans le texte exhumé et présenté par Pierre Adrian, il écrit à ses cinq filles renommées « mes Divines » pour les enjoindre à croire dans la vie et, donc, en Dieu qui se faufile dans les paysages, qui tient les portes de la joie et qui souffle la miséricorde sur le monde. Ainsi, les églises à demi-abandonnées des monts d’Arrée, le grand vent fou du Finistère, les ports gonflés de rêve et les voiles qui courent sur la baie de Concarneau engagent, chacun et chacune, dans la « chorégraphie de l’éternité ».

Ce grand Breton forgé dans la pierre de granit et le calcaire du ciel commence sa lettre par le souvenir de la mort de son père ; souvenir déchirant qui lézarde les terres de l’âme pour que « s’y engouffrent les vives forces de vérité ». « C’est au dies irae, écrit-il, que l’on découvre le jour et combien nous sommes nus quand le Père s’en est allé et qu’il ne s’en viendra plus franchissant gaiement, royalement, le seuil de la maison ». La filiation du père remonte jusqu’à celle de Dieu pour ouvrir un espacement dans lequel les fils et les filles se reconnaissent comme les porteurs de la vie. Aussi faut-il accueillir le monde avec un regard d’admiration, loin des « gens masqués et de l’imbécilité des aveugles », et célébrer chaque jour la joie et l’amour qui le sillonnent mystérieusement. En un mot, être un bénisseur et avoir « la foi qui est aventure, vent claquant, souffle, envolée de colombes, voile gonflée. Partez, partez au nom de Dieu ».



Cette âme mystique, volontiers récalcitrante, Grall la porte fièrement contre tous les bigots, les « francs-maçons de sacristie » et les « constipés de la morale » qui ont défiguré la demeure du Christ. Pour lui, les « épargnants de l’Eternel » ont oublié le sens de la Croix – notre matière, notre œuvre et notre crime –, foulé aux pieds la pauvreté et brisé la beauté des anciennes liturgies. Au pays des Celtes « pour qui la croyance est aussi naturelle que le vent », c’était rompre les charmes d’une religion enfouie dans la roche, la mer et le ciel. Grall enjoint ses Divines de ne jamais oublier la confiance et la tendresse : « Plus tard, quand du fond de vos peines et de vos détresses, vous toucherez le froid squelette du monde, vous n’oublierez pas que ce même monde s’est vu offrir la laine fertile et miséricordieuse de l’Amour ».  

Etrangement, l’ouvrage – magnifique jusqu’ici – quitte les rives de la mystique pour devenir plus personnel. Il plonge alors dans l'existence et surtout les fêlures d’un père dont le chemin de destinée court tout le long de la douleur et de la souffrance. Grall se raconte à ses filles, sans fard, pour leur rappeler que le pendant de la miséricorde est la prégnance du malheur et du mal. La lettre devient plus intimiste sans toujours échapper à une forme d’épanchement affectif. Grall revient sur son éducation puritaine qui l’a si longtemps éloigné de la foi, son addiction à la marijuana, cette « abjecte fumée bleue » qui a liquéfié son être, ses embardées alcooliques pour se frotter à l’écorce de la nuit, la maladie pulmonaire qui amenuise chaque jour le souffle de vie, la mort lente de son frère Jean, etc. « J’ai donné mon âme à des chiens » lâche-t-il finalement. C’est à nous de ramasser cette âme tombée à terre, en lisant tout simplement les mots magnifiques qu’un père a laissés à ses filles, les Divines.




« Aller loin, loin, loin : telle est la vocation de l’homme. Je plains les sédentaires de l’Esprit. Ils ont fermé leur âme à clé. Poussières…
Je m’en irai vers le royaume de splendeur emportant avec moi la souvenance des jours heureux. Et j’attendrai dans la nuit obscure le grand jour des cymbales et de la parousie où je ressusciterai avec mes os et avec mon corps afin de bénir la Voie, la Vérité et la Vie.
Le christianisme, mes Divines, c’est cette longue respiration. Cette amplitude de l’âme. Un fleuve. Un large et puissant fleuve Amour. Vous vous y baignerez.
Je m’en irai, je me dissoudrai dans l’amour des étoiles et des mondes et je retrouverai mes mortes parentés avant de revivre avec elles dans le pays impérissable.
Je m’en reviendrai avec ma musette pleine de larmes, de livres et de rêves à mon tour, je dévorerai l’Inconnu dans une ineffable et éternelle étreinte. Je m’en viendrai avec la souvenance des paysages et des peuples. Chanteront les mers, danseront les galaxies, tressailliront les fleuves.
Donner, se donner, nous sommes tous dans la main du grand Amant et les premiers balbutiements de notre adoration sont les premiers moments de notre dignité.
A Dieu je m’abandonne. Les oiseaux de juin descendent dans le verger. »









lundi 23 décembre 2019

Gaspard de la nuit




Élisabeth de FONTENAY, Gaspard de la nuit, Stock, 2018. Prix Femina de l’essai.

Je suis venu, calme orphelin,
Riche de mes seuls yeux tranquilles,
Vers les hommes des grandes villes :
Ils ne m'ont pas trouvé malin.
Verlaine


Nul aujourd’hui n’ignore et le nom et l’histoire du pauvre Kaspar Hauser, surgi le lundi de Pentecôte 1828, sur la grand’place de Nuremberg, une lettre à la main, enjoignant le Commandant de la place de prendre soin de l’orphelin d’un chevau-léger, événement ou incident qui vit le surgissement de l’autiste zéro en médecine, en littérature et au cinéma.
Comme un coup de clairon au cœur de la nuit romantique, quatre syllabes ont claqué comme oriflamme au vent sur la place de Nuremberg-qui-êtes en Bavière, ouvrant béante la fosse où s’abîmerait pour longtemps, peut-être pour jamais, une certaine idée de l’homme.

Kaspar aurait été tenu, enfant, au secret dans une sorte de cave ou de souterrain, nourri et peu ou prou soigné mais de présence et de parole trop longtemps privé, il aurait manifesté un comportement intermédiaire entre l’animal et l’homme avant d’être assassiné par un inconnu vêtu de noir à la nuit tombante dans le parc du château d’Ausbach. L’inconnu vêtu de noir qui lui ressemblait comme un frère lui aurait tendu une bourse de soie rose. Dans la bourse, sur un petit papier plié en quatre, un message écrit à l’envers seulement lisible devant un miroir :

Hauser pourra vous donner au juste mon signalement et vous dire qui je suis. Mais pour en épargner la peine à Hauser, je souhaite vous dire moi-même d'où je viens. Je viens de la frontière de Bavière... près de la rivière... Je souhaite même vous dire aussi mon nom : M. L. Ö.  

Or, selon le médecin légiste, Kaspar dit Gaspard en français, se serait lui même infligé les blessures auxquelles il succombera trois jours plus tard.

Si l’on admet l’expertise du légiste, Kaspar aurait, une fois et une unique fois, donné son nom. En pure perte. Jusqu’ici personne n’est parvenu à identifier le nom de l’assassin et de la victime derrière ces trois initiales Em-el-eu…

Ils parlent mais nul ne les entend.

De la même manière, personne n’entendra le frère d’Élisabeth quand, à une remarque désobligeante sur ses façons de table, son frère, au lieu de marmonner, répliqua à voix forte :

Laissez-moi vivre !

Ceci n’a pas été.

Considérés comme « pas nés » pannés/cramés, les autistes, à l’instar du pauvre Gaspard, revivront le calvaire de Gaspard. Arriérés, idiots, tarés, inadaptés, demeurés, débiles, imbéciles ou autistes, ces créatures ou phénomènes souffriront le mépris, la moquerie, seront tour à tour exhibés comme monstres de foire et examinés, questionnés par des médicastres plus ou moins bienveillants toujours incompétents et parfois même photographiés par un disciple du bon professeur Bertillon.

Énigme, chaînon manquant. L’autisme est une délicate affaire.

En son mystère repose peut-être la clef du nom de l’homme, sa définition. L’autiste se tient, telle la Sphinge au carrefour de Delphes, que Science, Médecine et Philosophie questionnent sans parvenir jamais à résoudre l’énigme. L’homme n’est pas une simple affaire de physiologie. Gaspard Hauser, comme le frère d’Élisabeth de Fontenay, a marché à quatre pattes, s’est levé et tenu droit sur ses jambes et cetera. Est-il pleinement homme celui qui se refuse à dire je, celui qui a appris à lire et à parler mais n’utilise le langage qu’à sa guise. Est-il pleinement homme celui qui trouve refuge dans le silence, le rite, la répétition, la copie, celui qui se refuse à avoir un avis, un goût autre que culinaire, celui qui vous questionne quand vous le questionnez, celui qui vous harasse d’incessantes questions dont il sait les réponses ? Et s’il n’était pas venu vous fiche la vie en l’air mais pousser votre propre questionnement à son acmé, jusqu’à ses pires retranchements ?

C’est là tout le sujet de ce livre exceptionnel.

Lorsque naquit ce frère, qu’Élisabeth Bourdeau de Fontenay, maître de conférences émérite de philosophie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, surnomme Gaspard, le mot d’autisme n’avait pas encore réussi sa percée triomphale dans le vocabulaire médical et courant.

À ces enfants, souffrant de déficit de parole et de communication, empêchés de devenir un jour comme les autres, ouvriers, paysans ou notables, de se marier et d’avoir ou de ne pas avoir d’enfants, la médecine en sa suavité éternelle donnait le doux nom d’arriérés, préconisait l’asile et sa cohorte de festivités. L’une d’elle, la chimie. Aussi de pilules roses en pilules bleues, le cerveau du patient se modifiait, au point qu’il est désormais impossible à Élisabeth d’esquisser la moindre percée dans l’imaginaire de Gaspard. Pas même de comprendre pourquoi cet être-là, susceptible de pleurer, souffrir et rire, lire et parfois s’exprimer, a pris la ferme décision d’abandonner sa subjectivité pour se réfugier dans cette étrange zone où le langage réfute toute intersubjectivité. Sous la rude carapace du rite et de l’écholalie épuisant l’interlocuteur si l’on peut encore oser ce mot, l’autiste paraît double parfait du robot 6 P O, auxquels les protagonistes de la Guerre des étoiles pour le plus grand plaisir du spectateur s’adressent, obtenant toujours les bonnes coordonnées ou informations mais en vain quand le moindre incident déroute le programme.

Que vient nous dire à l’âge du numérique ce cerveau qui semble fonctionner comme un simple computeur, un intellect sans chair émotionnelle ?

À sujet si troublant, une forme aussi hybride et déraisonnable que l’est le sujet convenait. Élisabeth de Fontenay a tissé un merveilleux ouvrage qui tient de la lettre au frère et de l’essai où tour à tour sœur, narratrice et philosophe, elle dit l’amour indéfectible qui la lie à ce frère, le désespoir congruent, la chose advenue et les met sagacement en rapport avec son savoir philosophique, le passage où elle convoque Althusser, sachant ce qui lui arrivera, est proprement vertigineux :

Comment aurais-je pu ne pas être durablement convaincue par cette description de l’homme normal comme de celui qui a échappé à toutes les morts de l’enfance, dont combien sont des morts humaines ?

Dans ce livre, l’aspirant philosophe en mal de compréhension croisera aussi Descartes, Diderot, Leibnitz, Foucault, Pinel et les autres et sera invité à se souvenir du grand massacre des fous et des anormaux, cette euthanasie douce, perpétrée en Allemagne nazie ainsi qu’en douce France, cher pays de nos enfances. 


Un de ces ouvrages inclassables, à l’instar de La Chambre claire et de W ou le souvenir d’enfance, en ceci que l’auteur dépense une folle énergie amoureuse au-dessus d’un vide. Pour Barthes, l’interfuit, le visage d’une enfant de cinq ans présence absente dans un jardin d’hiver ; pour Perec, le vide laissé par la disparition d’une mère et pour Fontenay, une sororité non pas seulement partielle mais hautement problématique. Son texte parfois retrouve les accents que Racine sut donner à Esther s’adressant à son Dieu. Pavane pour un sens absenté, un défunt, adresse pour obtenir une justice et une réparation que l’auteur, la philosophe et la sœur, l’être de raison et la femme de cœur savent qu’elles n’adviendront pas.  Le lien avec Perec mérite d’être suivi, puisque Élisabeth de Fontenay avoue avoir aussi choisi la lettre G de Gaspard pour inscrire le plus disruptif des frères dans une continuité, ne serait-elle qu’alphabétique. 

À cette sororité doublement partielle donner un sens.

Ce type de frère ne coïncide guère avec l’image du frère ordinaire, qui vous fait des farces, vous agace, rit de vos boutons et kilos superflus, juge ou méjuge vos Jules mais pour l’éternité se fait votre protecteur pour devenir ensuite l’unique témoin de votre enfance quand, devenus grands ou vieux, personne ne se souvient plus de l’enfant que vous fûtes.

Partielle aussi puisque Gaspard fut placé en institution dès ses quinze ans, quoique la mère lui ait appris à lire et rêvé de l’installer à la campagne où, semble-t-il, caché chez des paysans normands, il fut sinon heureux du moins plus épanoui. La guerre terminée, il rentra à Paris, alla seul à l’école, fugua – toujours le Laissez-moi vivre.  On le contraignit. On le contrôla. Il devint violent, fut médicamenté et éloigné.

Élisabeth devint ce que l’on sait, l’élève de Jankélevitch, une essayiste écoutée, un professeur estimé qui, en apparence, oublia ce frère écarté des humains, avant de devenir à la mort de ses parents la personne qui, trois fois l’an, le recueille le temps des vacances avant de le remettre à l’Institution meurtrière.

Doublement si proches et tellement lointains, de même chair et de même sang et pourtant étrangers.

Avec ce livre, au-delà de sa propre personne et des liens qu’elle excelle à tramer entre ses sujets d’étude : la souffrance animale, les conséquences des camps sur le devenir humain et la nature de l’homme, Fontenay ouvre un possible chantier intellectuel d’une rare importance et d’une difficulté sans doute considérable qui exige du temps et des forces.

Considéré que l’intersubjectivité constitue en bonne part la notion d’humanité qu’aurait donc à dire l’autiste, cette chimère, hybride d’animal, de robot et d’humain, à l’Homme ? Que pourrait-il nous apprendre et de quelle importance serait cette découverte à l’âge du Transhumanisme et de la grande pitié envers les bêtes :

Parle, je te baptise » aurait dit, un jour du XVIIIe siècle, le cardinal de Polignac à un grand singe du Jardin du roi. Cet auteur d’un pamphlet réactionnaire, l’Anti-Lucrèce, ce féroce cartésien qui érigeait, le temps d’un bon mot, la Grande Ménagerie en terre de mission ne savait pas ce que parler veut dire quand il apostrophait un singe anthropomorphe par cette injonction « parle » et par cette promesse « je te baptise ».

Élisabeth de Fontenay tente d’élucider pour elle même la part prise par la présence-absence de son frère dans ses champs de recherche, particulièrement celui de la souffrance animale. Il y a davantage.

En filigrane, les morts de la Shoah – chez elle, cinq proches au nombre : sa tante maternelle, son mari et leurs deux enfants – et bien entendu les silences familiaux.

Aussi cerise sur le gâteau à l’arsenic, cette chose-là dont on ne parle guère d’ordinaire, excepté quand l’excès s’en mêle (l’affaire Finaly[1]), l’épineuse question de la conversion de sa mère, juive dont les parents avaient fui les pogroms d’Odessa, la sienne surtout, qui lui fut imposée à l’âge de cinq ans. De ce baptême non désiré et subi qu’elle rejettera de toutes ses forces, l’œuvre de Fontenay est emplie. Il y eut La prière d’Esther et Retour aux sources, surtout des réflexions sur sa stérilité – voulue ou conséquente – et des évocations quasi barthésiennes à propos du « visage de la lignée ».

Est-il vraiment anormal que l’autisme surgisse au cœur de la rupture dans la lignée ? Particulièrement à cette époque ?

Anecdotique, ceci : Perec au collège d’Étampes fit croire un moment à ses camarades avoir été la victime et le héros d’une sorte d’affaire Finaly[2]


Il en va des belles âmes chrétiennes comme des médicastres. Au « Surveiller et punir », substituer le détruire pour sauver.

Sans doute chez Élisabeth de Fontenay, le poids de l’antisémitisme et de l’adhésion vichyssoise de la lignée paternelle, en dépit de la personne et de la figure de son père, résistant de la première heure, lui a semblé trop lourde charge.

Considérant la parenté comportementale existant entre un grand traumatisé et un autiste, il conviendrait de s’interroger sur la décision prise par Georges Perec de dédoubler la figure de Gaspard Winkler, le faussaire qui revient à chaque livre en un enfant autiste naufragé. Les naufragés et les rescapés, solfiait primo Lévi. La figure de Gaspard Winkler est déjà présente dans son premier essai romanesque avorté, titré La nuit… à cause de Gaspard de la nuit.  Il revient ensuite dans Le Condottiere où il est donné à un peintre faussaire, ce sera encore lui qui dessinera le puzzle de La Vie mode d’emploi. En hébreu, Haïm halah’a ! Plus encore, m’interpelle, comme on se plaisait à l’écrire dans les années 70, dans ce jeu de doubles et d’homonymes, la mission donnée au déserteur Winkler de retrouver son homonyme autiste dans W ou le souvenir d’enfance.

Un certain Bartelbooth – le nom est un mixte du héros des Enfantines de Larbaud et du Bartelby de Melville – enjoint au déserteur de retrouver la trace de l’enfant disparu dans le naufrage où périt sa mère Caecilia – la mère de Perec s’appelait Cyrla dite Cécile – et tout l’équipage du Sylvandre. Existait-il un meilleur mot pour dire l’adieu aux forêts et une meilleure manière d’introduire le récit de la vie en la terrible île de W ?

Dans les cent composantes du « spectre autistique », celui qui fait de ces créatures des zombies ; la conversion et la déportation tiennent leur place… Le mystère – hasard ou nécessité ? – de l’épigénèse se chargeront du reste.

L’autisme comme symptôme, l’autisme comme liberté offerte à Élisabeth de devenir ce qu’elle fut, l’autisme comme point aveugle où gît le secret de ce qui distingue l’homme de toutes les créatures, telle s’impose la matière de ce livre étonnant.

Aux portes du néant, la sœur et le philosophe s’interrogent sur les derniers visages de la lignée, Elle et Lui.  Elle, la bonne élève, celle qui s’exprime à merveille, qui sait l’art de la conversation comme plus personne ne le sait, l’écrivain classique qui sait plier les idées, les mots et les phrases sous son commandement et faire naître, sans pathos ni excès, le sensible, et Lui, le pauvre Gaspard ni tout à fait être de silence ni de parole, celui qui par son être au monde fit d’elle une Antigone :

Le corps d’un fils de ma mère » peut-être ceci constitue-t-il le véritable aveu usant de l’argument selon lequel elle doit accomplir ce geste interdit par la loi parce que ses parents, étant morts, ne pourront engendrer un autre fils, elle entraîne dans sa fatale pitié fraternelle le jeune homme qui l’aime et qui doit l’épouser.


Ce livre ne constitue pas un tombeau, peut-être une simple inscription funéraire :

Et si je tiens à laisser une trace de ton prénom, c’est qu’après que nous aurons l’un et l’autre disparu, sans descendance, notre nom et notre prénoms imprimés, sauvegardés, survivront un temps dans le clair-obscur des bibliothèques qui sont les seuls tombeaux d’où il arrive parfois qu’un lecteur vous fasse revenir.

Ce nouveau Gaspard de la nuit, comme son ancêtre, est un livre rare, tout de justesse, de délicatesse et d’intelligence tramé.

Je ne résiste pas à l’envie malicieuse de citer l’une des « Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot » du jeune-vieux, Louis Jacques Napoléon Bertrand dit Aloysius Bertrand, inventeur de ce genre littéraire qu’on dit poème en prose :


Deux juifs s’étaient arrêtés sous ma fenêtre (…)
Une troupe de turlupins couraient joyeusement vers la place du Marché, d’où le vent chassait des étincelles de paille et une odeur de roussi.
« Ohé ! Ohé !  Lanturlu ! » -  « Ma révérence à madame la lune ! » -«  Par ici la cagoule du diable ! Deux juifs dehors pendant le couvre-feu ! »- « Assomme ! assomme ! aux juifs, le jour, aux truands la nuit ! »
Et les cloches fêlées carillonnaient là-haut, dans les tours de Saint-Eustache le gothique : - « Din-don, din-don, dormez donc, din-don ! » 

Désormais, quand à la sortie du collège, les enfants chaque jour moqueront mon fils, Jean de la lune, je me réciterai ce poème comme une prière et y associerai Gilbert-Jean Bourdeau de Fontenay, fils de Nessia Horstein, en ces jours sombres entre les jours, où l’anormal, le handicapé n’a plus aucun droit de cité au beau pays du Vivre ensemble où racisme et moqueries de genre, impitoyablement bannis, se revivifient allegro vivace au passage du taré.

Chère Élisabeth de Fontenay, vous qui avez pu penser qu’un diagnostic d’autisme, en lieu et place de celui d’arriéré, eût pu changer le cours des choses, sachez que sur ce point, et ce point seulement, vous vous êtes trompée.
 Sarah Vajda 






[1] Entre 1945 et 1953, Mademoiselle Brun, une belle âme, vivement soutenue par l’institution ecclésiale et l’état franquiste refusera de rendre à sa famille deux enfants, âgés respectivement de deux et trois ans en 1942,  dont elle avait  pris soin avec le plus grand dévouement tandis que leurs parents prenaient un aller simple pour Auschwitz. La tutrice et les autorités cléricales arguaient que, baptisés, les bambins avaient cessé d’appartenir à leur famille. Sur le mode majeur, cette terrible bataille judiciaro-religieuse résume assez bien les conséquences de ces conversions imposés aux enfants cachés :  La consigne vaticane était claire : éviter autant que possible de répondre par écrit aux autorités juives, mais le faire oralement. Toutes les fois qu’il sera nécessaire de répondre, il faudra dire que l’Église doit faire ses investigations pour étudier chaque cas en particulier. Les enfants qui ont été baptisés ne pourraient être confiés aux institutions qui ne seraient pas à même d’assurer leur éducation chrétienne. Pour les enfants qui n’ont plus de parents, étant donné que l’Église s’est chargée d’eux, il ne convient pas qu’ils soient abandonnés par l’Église ou confiés à des personnes qui n’auraient aucun droit sur eux, au moins jusqu’à ce qu’ils soient en mesure de disposer d’eux-mêmes. Ceci évidemment, pour les enfants qui n’auraient pas été baptisés. Si les enfants ont été confiés par les parents, et si les parents les réclament maintenant, pourvu que les enfants n’aient pas reçu le baptême, ils pourront être rendus.
 e, vivement se résume  e judiccre :ataille judicciaro-religieuse résume  assez bien les conséquences de ses conversions imposés

vendredi 13 décembre 2019

La diligence de l'abîme





« Je considère la vie comme une auberge où je dois séjourner jusqu’à l’arrivée de la diligence de l’abîme. Je ne sais où elle m’emportera, parce que je ne sais rien. Je pourrais considérer cette auberge comme une prison, car je suis obligé d’y rester à attendre ; je pourrais la considérer comme un lieu de sociabilité, car je m’y trouve avec d’autres. Je ne suis, cependant, ni impatient ni de goûts ordinaires. Je laisse à ce qu’ils sont ceux qui s’enferment dans leur chambre, étendus mollement sur leur lit où ils attendent sans dormir ; je laisse à ce qu’ils font ceux qui bavardent dans les salons, d’où viennent commodément jusqu’à moi les musiques et les voix. Je m’assieds à la porte, et j’imprègne mes yeux et mes oreilles des couleurs et des sons du paysage, et je chante lentement, pour moi seul, de vagues chants que je compose tout en attendant.
Pour nous tous, la nuit descendra et la diligence arrivera. Je savoure la brise que l’on me donne, et l’âme que l’on m’a donné pour la savourer, et je n’interroge plus, ne cherche plus. Si ce que je laisserai écrit dans le livre des voyageurs pouvait, relu quelque jour par d’autres, les divertir eux aussi lors de leur passage, ce sera bien. S’ils ne le lisent pas, ne s’en divertissant pas, ce sera bien aussi. »

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité