vendredi 15 janvier 2021

Julius Evola, une jeunesse libertine ?

 

        

         Une note de bas de page énigmatique nous a orienté vers l’ouvrage de Sibilla Aleramo, J’aime donc je suis. Comme son titre le laisse présager, l’ouvrage qui appartient au registre du Journal ne retient pas beaucoup l’attention si ce n’était les quelques pages étonnantes consacrées à Julius Evola – pages d’autant plus intrigantes que les rapports d’Evola avec les femmes sont nimbés d’une sorte d’aura mystérieuse. Bien sûr, le témoignage d’Aleramo est subjectif et prête naturellement à caution ; il reste que le contexte renvoie à une réalité vécue et que la perception de l’auteur touche au plus près de sa vérité.

         Son auteur justement, Sibilla Aleramo (pseudonyme de Rina Faccio), née en 1876, a sillonné la vie avec un incroyable appétit fait d’amours passionnés, d’aventures intellectuelles et de désarrois existentiels. Fille d’un chimiste devenu chef d’entreprise, elle est mariée très jeune (16 ans) à l’un des employés de son père qui l’avait violé. Une existence plongée d’emblée dans la tragédie - à laquelle s’ajoute l’internement de la mère - qui trouve un peu de répit dans l’écriture. A l’orée des années 1900, elle parvient à se faire un nom dans les milieux intellectuels grâce à la publication d’articles, de poèmes et de nouvelles. En 1899, elle dirige le premier hebdomadaire féministe italien, L’Italia femminile, et devient l’une des premières figures de proue du féminisme. Egalement proche des socialistes puis des futuristes, elle rencontre de nombreuses personnalités de son époque (Gorki, d’Annunzio, Zweig, Papini, Croce, Apollinaire, Péguy, Maeterlinck, etc.) et multiplie les relations amoureuses avec une prédilection pour les poètes italiens plus jeunes qu’elles.

 


La plupart de ses livres témoigne justement de ces amours tumultueux et contrariés – les critiques l’affubleront du sobriquet : Coïto ergo sum. Au début des années 1930, au bord de la misère, elle rencontre Mussolini qui lui octroie une bourse confortable en dépit de ses activités antifascistes. En 1935, elle débute une relation avec le poète Franco Matacotta (âgé de 20 ans !) – sa relation la plus durable – et se rapproche des communistes au cours de la guerre. A partir de 1946, devenue membre du PCI, elle s’affirme comme une figure majeure de la vie politique et littéraire, multipliant les articles, les romans, les poèmes, les voyages officiels (Russie, Pologne, Tchécoslovaquie) et les activités féministes. Enfin, après s’être liée avec un couple de jeunes hommes, un peintre et un poète, elle meurt d’une cirrhose du foie le 13 janvier 1960. Elle est incinérée et ses cendres sont placées dans le tombeau officiel du Parti communiste italien.

         On le devine, le témoignage d’Aleramo revêt d’autant plus d’importance qu’il est celui d’une séductrice invétérée, d’une sorte de pygmalion au féminin. Dans quel contexte croise-t-elle la route d’Evola ? Au milieu des années 1920, alors que sa notoriété commence à pâlir, elle rencontre le baron italien, âgé d’une trentaine d’années, dans l’une des nombreuses réceptions organisées par la marquise Picardi, dépeinte sous les traits d’une sorcière dévoratrice d’hommes ! Elle s’éprend de ce jeune homme mystérieux, insensible et froid, mais semble ne recevoir en retour qu’une attention dédaigneuse. En tout cas, l’espace de quelques mois, se joue une sorte de triangle « amoureux » : la marquise (ancienne amante d’Evola), Evola (toujours attiré par le magnétisme de la marquise) et Aleramo (qui cherche à séduire Evola tout en détestant la marquise). Les meilleurs pages de J’aime donc je suis décrivent les soubresauts de cette histoire sous l’œil si aiguisé, parfois à la limite de la sensiblerie, de l’auteure italienne.

 

 


A cette époque, Julius Evola vient juste d’abandonner sa théorie de l’individualisme absolu, fortement inspirée de Nietzsche, pour se plonger dans les expériences magico-existentielles transcrites dans la revue Ur qu’il dirige avec son ami Giulio Parise. Or, c’est à ce dernier que tout l’ouvrage J’aime donc je suis est adressé sous la forme d’une correspondance fictive. En effet, Aleramo noue une histoire d’amour passionnée avec Parise qu’elle a justement rencontré par l’intermédiaire d’Evola. Ainsi, lorsqu’elle évoque son trio sentimental, elle se livre entièrement à son nouvel amant, lequel est à la fois un ami d’Evola et un habitué des salons de la marquise. 

Ce sont ces passages que nous reproduisons ci-dessous. Il nous semble qu’en dépit d’un certain dépit amoureux et, donc, d’une forme de médisance, ces pages décrivent un Julius Evola intime qui ressemble parfaitement à l’impersonnalité aristocratique qu’il développera dans sa future œuvre. Si les noms sont changés, il n’est pas difficile de reconnaître chacun des protagonistes de ce petit théâtre d’amore italien.

 

***

 

         « Simplement, alors que toi [Parise], sans m’avoir jamais vue et sans fréquenter assidûment les théâtres et les cercles littéraires, tu avais eu l’impression d’assister à ma pièce, lui, Bruno Tellegra [Evola], ne s’était nullement soucié de venir la voir, la méprisant a priori comme une œuvre féminine, mais il avait trouvé le moyen, malgré diverses difficultés, de se faire présenter à moi, précisément la veille.

         Il m’avait, deux années plus tôt, remarquée, dans un hôtel de montagne, où Piera Vasco [la marquise], alors jalouse, lui avait dit : ”Tu finiras par t’éprendre de cette romancière au beau profil .

         Je me rappelais le couple singulier : elle, petite, menue, élégante, avec un air fatal d’idole ; lui, grand, compassé, avec deux perles brunes dans l’émail de l’orbite…

         ”Tellegra, le mage !“

         Le jour de la présentation, il s’était penché, avec un étrange tremblement visible dans tout le visage ; puis s’étant assis à côté, il m’avait posé quelques questions, d’une voix un peu traînante, un peu absente. Sa main droite, sur son genou près du mien, longue, fine, avec une chaînette d’or au poignet et des ongles très brillants, se contractait presque imperceptiblement dans une expression qui tenait de l’extase et de la voracité. Je m’étais dit à moi-même : “Il me veut”. J’avais ajouté : ”Pourquoi pas ?“ » (p. 104.)

 


***

         « C’était comme si j’étais retournée un an en arrière.

         L’homme que tu sais, ce Tellegra [Evola] que j’ai aimé, me regardait, impassible, il disait : “Assez, une bonne fois pour toutes”. Il m’écartait de sa fine main, aux ongles luisants, une chaînette d’or au poignet.

         Tu sais ? Lui aussi m’a aimée.

         Inhumain comme il est, architecte glacé de théories funambulesques, vaniteux, pervers, il s’est trouvé devant moi comme une chose toute vivante, nette, alors qu’il avait fantasmé Dieu sait quelle aventure nécrophile.

         Et cette chose toute vivante, nette, l’a troublé, ému, en secret.

         Peut-être était-ce pour cela, pour avoir saisi les signes involontaires, si imperceptibles, de sa stupeur et de son intime tremblement que je me suis passionnée pour lui.

         Il n’avait rien pour me plaire, tout pour me répugner. Cynisme, artifice, nature glaciale…

         Mais sous ce dispositif mécanique et snob, il demeurait encore des possibilités sentimentales. Le poète et l’artiste qu’il croyait avoir étouffé à jamais pouvaient affleurer à nouveau…

         C’est ainsi que je me suis fait des illusions…

         Et pendant quelque temps, quelques semaines, ce vague état émotif l’a retenu face à moi, et l’a presque subjugué. Je n’étais pas heureuse, aucun enchantement ne m’enveloppait évidemment, mais, dans le manque de bonheur, d’extase ou même d’embrasement, je m’abandonnais à l’attente de quelque miracle, avec une ferveur chaque jour croissante de quelqu’un qui est habitué à créer à partir du néant, à voir la page blanche faire surgir des harmonies.

         Si cette femme, Piera Vasco [la marquise], n’était pas intervenue, peut-être aujourd’hui encore Bruno Tellegra et moi serions amants. Quant au miracle espéré, qui sait si, à la longue, il se serait produit.

         Piera Vasco est intervenue.

         Je te l’ai dit, la seule fois où nous avons parlé, brièvement, de tout cela, j’ai été jalouse d’elle.

         Et tu m’as répliqué en souriant :

         ”Alors, tu pourrais aussi l’être pour moi.“

         Elle t’a eu, après l’avoir eu, comme elle a eu tous les hommes qu’elle a voulus, je le sais. Vous vous êtes vite quittés. Elle est vite rassasiée sensuellement, incapable de passion ni de tendresse. Mais toi, après avoir un peu souffert (avant tout physiquement, m’as-tu dit), tu es maintenant bien délivré, avec ta jeunesse intacte pour le sort qui t’attend, et auquel Sibilla est liée, m’as-tu dit, par son nom même.

         Tellegra, lui, est resté malade d’elle. Je l’ignorais. Peut-être est-il venu à ma rencontre dans l’espoir inconscient que je le guérisse. Pourquoi quand il s’est fait présenter a-t-il pâli, a-t-il bégayé, est-il toujours aussi maître de lui ? J’ignorais, je le répète, l’importance que dans sa vie avait eue la femme énigmatique avec laquelle je l’avais vu deux ans auparavant dans son hôtel là-haut à Courmayeur. Je ne savais rien, les premières semaines. Elle était absente. Elle est rentrée ; il lui a dit qu’il m’avait rencontrée ; elle a voulu faire ma connaissance. Par je ne sais quel obscur instinct de défense, j’ai tardé, tardé, mais finalement nous nous sommes retrouvées l’une en face de l’autre. Dans une illumination soudaine, j’ai compris. Et avec une telle clarté désespérée, que j’aurais pu sans doute m’épargner tout le tourment qui s’en est suivi, et bien des ennuis à Tellegra et à elle, quoique agrémentés de complaisance. Toutefois mes éclairs de lucidité parviennent rarement à me sauver. Pourquoi ? Si nous devons vivre l’un près de l’autre, toi et moi, si nous pouvons étudier longuement les lois secrètes de notre essence, nous saurons cela aussi.

         Un soir, lors d’une de tes premières visites, tu m’as définie comme de “nature angélique”. Et la Vasco, as-tu ajouté, ”elle est démoniaque“.

         Démoniaque.

         C’est ainsi que je l’avais devinée, en un éclair.

         Et je me suis dit, fatalement, que Bruno Tellegra était fait pour subir plus le charme d’un démon que celui d’un ange.

         Alors le désespoir m’a aveuglée.

         Au lieu de me résigner, de fuir (et j’aurais peut-être obtenue d’être valorisée et désirée), j’ai manifesté ma terreur.

         Tellegra a tout d’abord essayé de me rassurer. J’ai lu dans ses yeux, une fois ou deux, un reproche, un regret, qui n’étaient pas simulés, pas du tout.

         Mais sincère en partie envers moi, il jouait un double jeu en réalité : il désirait me conserver, mais il n’a pas su résister à la tentation de profiter de ma jalousie pour tenter de ranimer le désir de Piera Vasco et de la récupérer.

         Au lieu d’espacer davantage ses visites chez elle, comme il me disait qu’il l’avait fait, il les reprit assidûment. Sans les espionner, il y avait des soirs où j’avais la certitude spasmodique de leur proximité. Il n’y a rien qui m’exaspère plus et me fasse plus perdre ma maîtrise qu’une atmosphère de tromperie. C’est vraiment comme si je respirais du poison.

         Devant Tellegra, l’exaspération s’était aggravé du fait de sa duplicité : que je le sentais en même temps vrai et faux et dans le labyrinthe je me tourmentais comme une damnée.

         Pour tenter de me convaincre que je n’étais victime que de mon imagination, je me suis agrippée à Piera, je l’ai cherchée tous les jours, l’ai fait parler de lui, de lui…

         C’est là que se trouve le point le plus tragique de toute l’histoire, et le plus difficile à éclaircir, aujourd’hui encore.

         Etre de nature démoniaque, cela ne veut pas dire être toujours méchant. Souvent cela veut plutôt dire exercer sa méchanceté sans le vouloir, malgré soi.

         Tu as pu observer le mélange trouble qu’on trouve chez Vasco, de conscience et d’inconscience, de velléités nobles et d’instincts destructeurs.

         “Pourquoi”, lâcha un jour Tellegra, dans un de ses moments d’abandon, quand il me suppliait d’être calme, d’être bonne, et assurait qu’il m’aimait, ”pourquoi t’en prendre à cette malheureuse ?...“

         Bien sûr, elle n’est pas heureuse, elle n’est pas à envier, malgré ses victoires. Bien sûr, son sort est tellement plus sombre que le mien.

Mais alors, il y a un an, ces considérations, que je faisais, ne servaient pas à ma plaie.

         Piera Vasco, devant la révélation de ma passion (elle aussi, comme Bruno Tellegra, quoiqu’elle ait lu quelques-uns de mes livres – pas Endymion toutefois – me prenait pour une cérébrale curieuse et froide), devant la candeur désarmée de mon âme, elle a eu, elle aussi, comme Tellegra, un élan d’attirance sincère, émue. Elle s’est indignée contre Tellegra, mais elle n’a même pas admis comme hypothèse qu’il ait pu m’aimer et l’oublier. Toute son énergie convergeait – pour mon bien, croyait-elle et peut-être croit-elle encore – à m’éclairer sur la tromperie. Elle croyait, en se fondant sur sa nature qui est faite d’orgueil et de rien d’autre que d’orgueil, que, dès que je saurais la vérité, je me libérerais dans un sursaut de mépris. Ce qu’elle ne supposait pas, c’était l’expression infernale qui lui brûlait le visage, quand elle me parlait.

         Tu comprends ?

         Peut-être souffrait-elle elle aussi du mal qu’elle me faisait. Mais il y avait aussi en elle une telle jouissance, inavouée à elle-même peut-être, quand elle proclamait la passion qu’elle avait su éveiller et maintenir dans un homme aussi glacial que Tellegra ! Peut-être, même sans le vouloir, exagérait-elle. Qui peut savoir ?

         “C’est mon esclave”, disait-elle, ”c’est mon esclave. Je l’ai vu pleurer, que de fois, se rouler par terre, lui, le superbe misogyne. Ne souffre pas, ne pâlis pas comme ça, ça n’en vaut pas la peine !“ Mon visage, évidemment, plus que pâle était blême. “Nous avons été amants trois ans, mais j’étais déjà lasse au bout de quelques mois, j’en ai eu d’autres en même temps, il l’a appris, ça ne lui faisait rien, pourvu que je continue à le prendre, ça lui plaisait même de trouver en moi la chaleur d’un autre. Il m’a fait connaître Untel, Untel et Untel, tous de beaux garçons, mais lui, assez, à la fin des fins. Il l’a tout d’abord pris pour un caprice, il a accepté ; il étudiait beaucoup à cette époque ; puis il a eu une crise de désespoir, je l’ai repris, une, deux fois, pour l’apaiser, mais il y a déjà plus d’un an. Sensuellement, maintenant, il me répugne. C’est vrai, il m’a plu. Curieux. Aujourd’hui, je n’imaginerais même pas de l’embrasser. L’autre soir encore, il m’a prise par les poignets, m’entraînant dans l’escalier, il voulait que je lui montre une lettre que j’avais trouvée en bas dans la boîte aux lettres, je l’ai griffée jusqu’au sang. Il ne peut accepter que j’ai une vie secrète, maintenant. Et il est convaincu qu’il me repossédera. Ne fût-ce qu’une fois, dit-il. C’est un pur entêtement. Mais en attendant je peux faire de lui ce que je veux. Pourquoi te tourmentes-tu ainsi ? Il se tourmentait comme ça lui aussi. N’y pense plus ! Une femme comme toi ! Tu me fais de la peine ! Tu deviens laide ! Que t’importe si quelqu’un ne t’aime pas, t’a menti, te racontait qu’il allait à des séances de magie alors qu’il courait dans mes bras ! Quitte-le ! Ne vaut-il pas mieux que tu sois la première à l’abandonner ?”

         C’a été lui finalement. Il a pris sa décision, il a agi. Il m’a dit : C’est fini. C’est ma volonté.

         Je jure qu’il souffrait. Je l’ai vu se pétrifier, par sa propre volonté, oui, mais en accomplissant un effort atroce. Je le jure. Il m’aimait. Peu, mais il m’aimait.

         La lâcheté a été justement celle-là : de mentir de trois façons : à moi, à elle, à lui-même. » (p. 116-121.)



*** 

         « Tellegra [Evola] est venu me voir hier soir en smoking, avec un monocle.

         Il m’attendait en bas dans l’un des salons. Les Américains en tribu devaient venir de sortir, parce que l’air était irrespirable, dense de fumée.

         Chaque fois que nous nous revoyons, inopinément ou non, Tellegra, pourtant si habile à se dominer, ne parvient pas à empêcher les contractions de son visage, l’espace d’un instant.

         Puis, l’étroite surface ovale redevient d’émail.

         Dans ses yeux, hier soir, il a laissé transparaître qu’il me trouvait en forme : il posait son regard, mine de rien, tantôt sur mon front, tantôt sur mes bras, nus, ou sur ma silhouette mincie. Je souriais, d’un air dégagé, et je l’épiais de mon côté. Il était, lui aussi, assez à son avantage. Il faut reconnaître que le monstre moderne qu’il est porte à la perfection le masque du fantoche mondain. Monstre de l’espèce des serpents. Mais son venin n’est pas mortel. J’éprouvais je ne sais quel ravissement – du reste gratuit – à lui prouver une fois de plus par mon aspect que j’étais bien ressaisie, par rapport aux journées maladives de l’été dernier, que lui aussi, en silence, se rappelait. Je prouvais sans ostentation. Probablement était-ce dans cette absolue simplicité de ma part, dans cette noblesse authentique qu’il lisait ma revanche, définitive. Il m’a semblé, à un certain moment, qu’il en ressentait comme une piqûre – mais peut-être me suis-je trompée. En tout cas, la chose m’était indifférente.

         Nous bavardions avec une tranquille élégance : voyages, travaux, relations sociales. Son livre sortira en automne. Le mien est presque terminé. L’écrivain A et le critique B se sont battus en duel. Untel est en Autriche, Unetelle à Capri.

         ”Et Piera Vasco, toujours à Karersee ?“

         “Je crois. Elle m’a écrit il y a quelques semaines, je ne lui ai pas encore répondu.”

         Il m’a regardée dans les yeux en disant cela : mais j’étais plus que jamais souriante et claire. En vérité, je me demandais si je devais ou non lui poser cette question, la seule qui m’importait : ”Votre ami Luciano se trouve-t-il à Rome ?...“

         Mais il a soudain prononcé ces phrases incongrues :

         “Votre nouveau livre sera-t-il encore autobiographique ? Contiendra-t-il le récit de vos dernières aventures ?” Et après un second silence : ”Votre dernière griserie vous est passée ?“

         Je ne crois pas avoir tressailli. Mais j’étais frappée intérieurement.

         Peut-être Tellegra ne pensait-il pas du tout à toi. Peut-être ne sait-il rien de rien. Il tentait simplement de deviner. Ou la Vasco lui a dit, au printemps, que je me consolais de quelque mystérieuse aventure. Mais ni elle ni lui, si tu n’as pas parlé, ne peuvent avoir imaginé la vérité. Tellegra ne nous a vus ensemble qu’une fois, à l’Augusteo.

         Et pourtant, ce mot français griserie, lancé si inopinément, j’ai cru qu’il se référait justement à mon amour pour toi… En un éclair, j’ai supposé les choses les plus absurdes : que tu leur avais parlé précisément, à elle et à lui ; que vous vous étiez amusés de ma naïveté, en attendant de me savoir dégrisée

         Pardonne-moi.

         Pardonne6moi. J’ai été punie. Je me suis sentie mal pendant toute la soirée et toute la nuit. Je me sens encore courbatue.

         Mais j’ai dissimulé, j’ai feint – quelques rares fois j’y parviens – et Tellegra n’a pas pu percevoir l’effet de ses paroles.

         “Je ne comprends pas à quoi vous faites allusion.”

         Pardon, peut-être en avez-vous eu plusieurs en même temps…“

         “Peut-être. En tout cas, avec votre magie, vous devez être aussi bien informé que moi, non ?

         Une légère moue et il a change de sujet.

         (A moins qu’il n’ait voulu savoir si mon ivresse le concernant m’était passée… Possible !)

         Nous sommes partis au bout d’un moment, nous sommes allés au Café de la Villa Borghèse. Musique napolitaine d’un côté, jazz-band de l’autre. Beaucoup de regards à notre passage. Il y a un an aussi, un soir, nous étions ensemble, lui et moi, presque à la même table… Un peu moins orgueilleux, cette fois, le marquis de Tellegra. Un peu (un peu) plus conscient du fait que j’existe, et que d’autres existent, indépendamment de lui, le souverain. Mais le visage d’émail ne se trahit pas plus qu’il ne se trahissait il y a un an.

         A la sortie de la Villa, il m’a demandé de faire encore quelques pas, dans la rue déserte qui longe les grilles. L’année dernière, c’est moi qui l’en avais prié et il avait refusé.

         “Marchons donc”, ai-je répondu.

         Et tout à coup, dans une flaque d’ombre, il m’a prise par un bras, il m’a passé la main sur la nuque, et glissé ses doigts dans le velours de mes cheveux.

         Mes cheveux, que j’ai coupés parce qu’il ne les aimait pas longs.

         Je me suis écartée. Mais alors il m’a saisie par les poignets, il s’est jeté de tout son corps contre le mien, en tentant de m’embrasser.

         Lutte silencieuse près du tronc obscur d’un arbre, et dans le ciel, à travers le feuillage, des étoiles s’étonnaient.

         Je l’ai mordu aux mains, je me sentais changée en panthère, sans haine, joyeuse, je suis parvenue à me libérer, victorieuse.

         ”Vous êtes forte. Je ne vous croyais pas aussi forte“, a-t-il murmuré.

         Il m’a raccompagné jusqu’au seuil de l’hôtel. Il me fera parvenir ce roman, Le Golem, dont tu m’as parlé. Il me téléphonera pour savoir si je reste ou repars. La nuit lui a fait retrouver sa jovialité.

 

         Sa conquête d’insensibilité est comparable à celle des opiomanes.

         Nous devenons des pieds à la tête un mensonge. Nous nous momifions”, lisais-je justement hier dans un opuscule de Cocteau. ”L’opium escamote les souffrances. Mais elles attendent en cachette.“ Et décrivant le processus de désintoxication : “On devine le désarroi des veines et de l’âme retrouvant toutes neuves ces souffrances mises au garage depuis une année…”

         Puisses-tu ne jamais lui ressembler ! Etre à l’abri de la malédiction qui est en lui ! Me répéter que ma force réside dans ma bonté, ma gloire dans ma puissance d’amour. » (p. 165-168.)

 


 

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mardi 12 janvier 2021

Idiocratie versus idiocratie : match nul, balle perdue !

 

        A l’occasion de l’invasion burlesque du capitole à Washington, digne d’un Walt Disney qui aurait (un peu) mal tourné, les quolibets « idiocracy » ont fleuri sur la toile en référence au film de Mike Judge sorti en 2006. Celui-ci décrivait une société américaine devenue totalement abrutie par la consommation, la pollution, la bêtise et la vulgarité. A voir les tenues et les postures des dangereux terroristes qui ont pris d’assaut le temple de la démocratie américaine armés de lances et d’arbalètes, fourrures de bison sur le dos, casque cornu sur la tête et visages grimés d’étoiles, on peut effectivement s’interroger du sérieux de l’affaire. Nos chers insurgés étaient d’ailleurs les premiers surpris de voir que le bal costumé se poursuivait jusque dans les allées et les bureaux du capitole. Après deux ou trois coups de feu et surtout des milliers de selfies, de tweets, de photos, de rodomontades et de chevauchés sur le mobilier institutionnel, chacun, fier, est retourné en héros dans sa bourgade le drapeau sudiste flottant au vent[1].

         Ces images sympathiques, hautes en couleurs, nous ont rappelé à front renversé celles des défilés de la Love Parade, des manifestations LGBT et des postures Antifa. Une même foule bigarrée qui déambule benoitement dans les rues pour revendiquer, par delà les causes défendues, son droit d’exister et surtout sa hargne à dénier ce droit à celui de l’autre camp. Les idées sont d’ailleurs moins exprimées en termes clairs qu’elles ne sont incarnées pour ne pas dire exhibées sur des corps peinturlurés, des chevelures peroxydés et des tenues criardes sans compter les slogans provocateurs, les attitudes grossièrement genrées et les multiples signes de distinction identitaire. Bref, c’est la foire aux idées dans le grand folklore de la zone mondiale. 

 


         Evidemment, les méchants nazis aux tatouages de guerre sont vilipendés par les bonnes consciences soucieuses de préserver les valeurs d’une démocratie qui s’est depuis longtemps vendue aux plus offrants. A l’opposé, les gentils gauchistes jouissent d’un traitement de faveur de la part des grands médias qui y voient l’occasion de célébrer à nouveau le culte d’un progrès évaporé depuis également des lustres. Pendant que le spectacle bat son plein, le système capitaliste redistribue les cartes de son jeu pour faire de l’Etat-marché l’étalon de la croissance verdâtre, et de l’individu-marché le rouage de l’ingénierie algorithmique.

         Idiocratie partout ? Sûrement à condition, toutefois, de ne pas se référer à celle du film de Mike Judge, à savoir une ignorance crasse qui réduit l’homme à ses instincts bestiaux. Au contraire, l’idiocratie actuelle est savante ; elle est tatillonne, revêche, complexe, jargonnante et raisonneuse. Ultima ratio pourrait être sa devise, une raison devenue complètement folle à force d’avoir ingurgitée de l’information, décelée des milliards de connexions souterraines, essorée tous les arguments contraires et éliminée la moindre parcelle d’incertitude. Arrivée au bout d'elle-même, elle finit par délivrer sa vérité malade dont se saisissent des cerveaux échauffés au bord de l’apoplexie. 

 


         La vérité peut mijoter dans les théories du complot, les ressentiments individuels et les doctrines revanchardes pour sauver la nation comme elle peut surgir de la haine de soi, de la déconstruction à tous crins et de l’émancipation généralisée pour inventer un monde complètement hors-sol. L’on ajoutera que la vérité officielle, la prudente, la sensée, la mitigée, celle qui dispose du luxe de juger les autres ne vaut pas mieux, d’autant plus quand elle est portée par des sermonneurs et des donneurs de leçons qui, dans la plupart des cas, ne tiennent qu’à assurer des positions bien établies et à toucher les profits d’investissements si longuement mûris. Idiocratie versus idiocratie. La raison pour elle-même, prétentieuse, obèse, péremptoire et imbécile.

         Or, une raison qui ne se ressource pas dans la vie, phénoménologiquement vécue, et qui ne se dissout pas dans l’âme, élevée au rang de poétique, conduit systématiquement aux pires abominations humaines.

 


 

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[1] On se demande quelle mouche a-t-elle bien pu piquer le président Macron pour qu’il se décidât à l’aube d’intervenir, les yeux embués et le verbe pleurnichard, pour dénoncer l’action des factieux américain dans une mise en scène pathétique. Si besoin était, cette nouvelle intervention, unique dans le concert des réactions européennes, ne fait que confirmer l’atlantisme outrancier de la politique française. Il faut croire que les médias officiels, qui assurent normalement le service après-vente de la politique macronienne, se soient rendu compte du ridicule de la situation étant donné la surface très réduite des commentaires qu’ils ont consacré à l’affaire.