samedi 30 mai 2015

Science et fiction contemporaine : le choix de Hobson

La mort du mathématicien et prix Nobel d'économie John Nash le 23 mai 2015 a eu trois effets directs sur le citoyen lambda. Tout d'abord, l'événement a permis de reparler de l'actualité de Russell Crowe qui n'en demandait certainement pas tant à l'approche de l'annonce de la cuvée Palme d'Or cannoise 2015. John Nash a fait l'objet en 1998 d'une biographie écrite par Sylvia Nasar intitulée Un Homme d'exception (A Beautiful Mind en V.O.), plus tard adaptée au cinéma avec Crowe dans le rôle du mathématicien. Deuxièmement, la presse quotidienne nous a instruit sur la place prépondérante qu'a occupé la schizophrénie du génial défunt au cours sa vie : son incapacité à supporter une vie de famille classique, l'exil en Europe, l'envoi de messages cryptiques à ses proches et ses collègues. Enfin, au détour de ces paragraphes peu pertinents, nous avons appris la mort d'un des scientifiques les plus influents de son temps, celui qui a su résoudre des problèmes laissés pour insolvables depuis le XIXe siècle et qui a surtout développé la théorie des jeux non-coopératifs, dont l'influence s'est étendue des sciences sociales à la biologie de l'évolution en passant par les processus décisionnels législatifs.


            En 1944, John von Neumann et Oskar Morgenstern développèrent la « théorie des jeux » dans un traité publié sous le titre de The Theory of Games and Economic Behavior, dans lequel il parvient à utiliser les mathématiques pour résoudre des conflits d'intérêts entre êtres humains. Selon Nash qui a repris le flambeau de Neumann, la résolution d'un conflit entre deux partis n'aboutit pas nécessairement à la victoire écrasante de l'un sur l'autre mais il existe toujours une issue stable, un équilibre rationnel dans lequel les deux opposants trouvent satisfaction bien qu'ils ne se soient pas concertés au préalable. Un exemple simple : deux voitures circulant sur une même route mais dans des directions opposées doivent franchir le même pont. Ce pont de taille très modeste n'a de place que pour un seul véhicule à la fois. Chacun des conducteurs est pressé et doit donc choisir l'option qui lui fera perdre le moins de temps. Si les deux s'aventurent sur le pont simultanément, ils seront bloqués. Si les deux sont courtois, ils patienteront en vain. Il faut donc que l'un des deux se décide à avancer et que l'autre attende que la voie soit libre.
Malgré la facilité pédagogique évidente perçue à travers un exemple aussi concret, très peu de journaux (via leurs sites internet) n'ont proposé d'énoncés de ce type, préférant titrer ce jour-là sur le biopic et poursuivre l'article sur la maladie mentale et l'accident mortel du couple Nash avec force détails morbides. La théorie des jeux, souvent évoquée en une phrase sans explication ne tient pas la comparaison face au tweet de l'ami Russell, 120 caractères emplis d'émotions et de souvenirs... La science n'a de force qu'au travers d'une tragédie intime et de quelques paillettes.

 Comme dans un jeu de rôle, un Créateur a mal distribué les points d'intelligence et de physique à ses personnages.
            
Le cinéma hollywoodien contemporain n’est pas exempt du même reproche. En adaptant en 2014 l'autobiographie de Stephen Hawking au cinéma, le réalisateur James Marsh est allé aussi loin qu'il lui était permis dans sa stratégie d'évitement du sujet scientifique. Hawking, par-delà ses contributions révolutionnaires dans le domaine de la physique théorique ou de la cosmologie, est surtout devenu un personnage de culture populaire. Personnage récurrent évoqué et moqué dans des séries TV et objet de détournements d'images sur internet, il est devenu cet handicapé cloué à son fauteuil, au visage rabougri mais surtout à la voix robotique rigolote. Ajoutez à cela le décor des universités d'Oxbridge, des histoires de cul en fauteuil roulant ainsi qu'une grande histoire d'amour au-delà de la tragédie... Stop ! N'en jetez plus, vous avez un scénario. Oui, mais... Quid du big bang et des trous noirs, en tant qu'origine et fin de notre univers ? Ne peut-on pas y voir un grand sujet romanesque à adosser au biopic ? Il n'y a pas la place pour tout cela en 90 minutes de film, c'est évident.


Derrière ce diagnostic de candide, il y a l'amère déception que des sujets scientifiques majeurs comme ceux découverts et étudiés par les vrais Nash et Hawking ne parviennent pas à passer le crible du divertissement et du journalisme non spécialisé, ne serait-ce que par des exemples ou des analogies aussi simples que les deux voitures et le pont. C'est donc à prendre ou à laisser. Si vous voulez un film sur une découverte scientifique majeure, il vaut mieux qu'il y ait une bonne histoire sordide ou une tragédie à la grecque derrière tout cela ou vous pouvez oublier votre projet. Nash aurait pu appeler ça un véritable choix de Hobson, c'est-à-dire une situation à deux issues, qui ne sont pas A ou B mais A ou rien. Take it or leave it.
Pourtant, il est possible d'envisager une fiction qui utiliserait la science comme matériau narratif subtil déclenchant une série de péripéties, mais qui agirait également comme de démocratisation des connaissances importantes. C'est à cette tâche que s'est attelé le romancier américain Richard Powers depuis la publication de son premier roman en 1985. Trois ans plus tard, Powers écrit Le Dilemme du Prisonnier, dans lequel il raconte l'histoire de la famille Hobson (tiens donc) articulée autour du père, professeur d'histoire qui doit changer d'université régulièrement en raison des complications dues à son cancer incurable. L'onomastique révèle la connivence entre Eddie Hobson le paternel de l'histoire et Hobbes, l'auteur du Léviathan (1651), pour lequel l'existence humaine est réduite aux mouvements moteurs internes de l'organisme, individualistes et matérialistes, toujours en conflit avec autrui. Ce qui explique le repli du héros sur la cellule familiale puis sur lui-même avant de fuir vers la seule issue stable : la mort. Le roman est construit autour de trois intrigues : le père de famille, qui tente de maintenir sa famille au-delà de ses problèmes de santé et de son déclin inexorable en leur posant toujours le même problème de logique à l'heure du petit-déjeuner et en se réfugiant dans les poèmes de Kipling, un contrepoint autobiographique à cette histoire et l'histoire de Hobstown, un monde fantasmé par le père dans lequel Walt Disney sauve la population américaine d'origine japonaise en les lançant sur un projet de film animé épique sur la grande Amérique. Dans cet univers parallèle, le narrateur tente de résoudre le « dilemme du prisonnier », célèbre exemple dérivé de la théorie des jeux de Neumann. Ce problème se pose comme tel : deux personnes sont interrogées séparément pour une histoire de crime qu'ils auraient commis ensemble. Si A dénonce B et B ne dit rien, A est relâché et B est condamné à dix années de prison. Si aucun des deux n'avoue, A et B sont chacun condamnés à deux ans derrière les barreaux. Si A et B avouent, alors ils passent tous deux huit ans en prison. Que faire : avouer ou se taire ? Coopérer ou agir seul ?

Dans le roman, un collaborateur de Disney refuse l'ambitieux projet de Walt visant à créer la fable qui montrera au monde son ineptie à l'approche de la seconde guerre mondiale et choisit de mourir, de vivre la barbarie humaine pour « voir ». En refusant de collaborer au projet, il rend possible dans le désordre l'explosion démographie, la montée en puissance de conflits locaux partout dans le monde, les camps, la bombe nucléaire et le désastre environnemental. L'intérêt personnel entre ici en conflit avec l'intérêt collectif, c'est la mise en échec du Other Fellow, le bon camarade, héros du premier roman de Powers (Trois Fermiers s'en vont au bal, 1985). Celui-ci parvient tout au long de son œuvre (onze romans et plusieurs nouvelles) à transformer ses personnages en allégories de problèmes scientifiques complexes (notamment dans les domaines de la physique quantique, de la génétique, de l'informatique ou encore de l'histoire) sans pour autant les déshumaniser, les démettre de leurs subtilités psychologiques et linguistiques comme la critique littéraire américaine peut l'avancer à chaque parution d'un nouveau livre de l'auteur. Ce chemin emprunté par le roman semble être la seule véritable marche à suivre pour mêler fiction, vérité scientifique et démocratisation des savoirs.
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J. Nash, le vrai



John Nash a transformé notre vision de la prise de décision rationnelle en travaillant dans un cadre théorique appelé le zero-sum game, ou jeu à somme nulle. Dans un cas comme celui-ci, quand A et B s'affrontent, les gains de l'un équivalent aux pertes de l'autre. En ce qui concerne notre fiction contemporaine, il semble qu'au visionnage de A Theory of Everything (Une Merveilleuse histoire du temps, 2014) et de A Beautiful Mind, le temps perdu dans de telles niaiseries dépasse largement le gain de connaissances et le travail créatif. Entre le producteur et le spectateur du film, le choix sans concertation a abouti à la défaite cuisante du dernier. Pour une issue satisfaisante pour tous, on retentera notre chance.


Ouvrages cités :

·        Hawking, Stephen. Une belle histoire du temps, trad. L. Mlodinow, Flammarion, 2005.
·        Hobbes, Thomas. Léviathan. Traité de la manière, de la forme et du pouvoir ecclésiastique et civil, 1ère éd. 1651, Folio, 2000.
·        Nasar, Sylvia. Un Homme d'exception, trad. W. O. Desmond, Calmann-Lévy, 2001
·        Neumann, John von et Morgenstern, Oskar. The Theory of Games and Economic Behavior, Princeton University Press, 1944.
·        Powers, Richard. Le Dilemme du Prisonnier, trad. J.-Y. Pellegrin, Le Cherche Midi, 2013.
·        Powers, Richard. Trois fermiers s'en vont au bal, trad. J.-Y. Pellegrin, Le Cherche Midi, 2004.

Films cités :

·        Howard, Ron. Un Homme d'exception, 2002.
·        Marsh, James. Une merveilleuse histoire du temps, 2014

Travaux de John Nash :

·    « Equilibrium Points in N-person Games », in Proceedings of the National Academy of Sciences (1950).
·        « The Bargaining Problem » in Econometrica (avril 1950).
·        « Two-person Cooperative Games » in Econometrica (janvier 1953).


mercredi 27 mai 2015

L'éternelle révolution manquée


Français ! Oh ! Français ! J’observe dans le monde un fait étrange. Vous avez beau dire, beau faire depuis tant d’année, il n’y a toujours qu’une révolution : c’est la vôtre.

Cette inflexible fidélité de millions d’êtres à ce qui n’est plus pour beaucoup d’entre vous qu’un conte de bonne femme, ou moins encore hélas ! une espèce de dévotion superstitieuse à l’usage des ignorants et dont les jeunes marxistes parlent entre eux comme un élève de Loisy parlerait des prières aux âmes du purgatoire ou de la récitation du chapelet, me paraît un signe du destin. Car si les bien-pensants prétendent volontiers que le bon Dieu nous punit d’avoir fait notre révolution, je dirai plutôt moi qu’il nous punit de l’avoir manquée puisque nous étions nés pour la France et nous ne retrouverons probablement plus une occasion aussi merveilleuse, car ç’eût été alors la révolution de tout un peuple – riches ou pauvres, nobles et bourgeois, curés et libertins… Ah ! Pourquoi faut-il que, par une surprenante dérogation aux lois de la nature, notre fameuse nuit du 4 Août n’ait pas connu d’aurore ! N’importe ! Les hommes fidèles au nom desquels je vous parle, pour reprendre un jour cette révolution manquée, n’ont jamais réellement compté que sur vous. Je ne prétends pas qu’ils confient aisément au premier venu, sur ce point, le fond de leurs pensées, car la technique si éventée de la démocratie moderne leur en impose encore beaucoup et ils se croient sincèrement démocrates. J’affirme cependant que, pour eux, ce mot de démocratie est à celui de révolution comme le mot philanthropie à celui de charité ou les noms de Carnegie et de Rockfeller à ceux de Saint-Vincent de Paul ou de Saint-François d’Assise. Je veux dire qu’il n’évoque dans leur esprit rien qui ressemble à un rêve, à la réalisation d’un rêve, mais des images très concrètes d’hôpitaux, de pouponnières, d’appareils à douche et de dispensaires où l’on vaccine. Il n’a guère d’autre sens à leur oreille que le mot de progrès dont le prestige a beaucoup diminué depuis quelques années, même dans ces lieux. Ce sont les perdus de la terre, car si ces gens continuent à croire au progrès en des nouvelles que leur apporte la radio, c’est bien plutôt par une espèce de nécessité logique. Leur esprit est incapable de s’affranchir de l’apparente évidence d’un progrès indéfini, de cette conception rectiligne, géométrique de la vie, mais leur cœur ne s’y est point attaché. Lorsqu’ils ont fini de compter sur leurs doigts le nombre d’années – ou de siècles – qu’il faudra au technicien de la démocratie moderne pour faire d’eux des types dans le genre des ouvriers spécialisés de la compagnie Ford ou de la General Motors, le vieux sang chrétien qu’ils ont dans les veines – croyants ou incroyants – commence à leur monter à la tête et ils se disent entre eux qu’améliorer le monde ne suffit pas, qu’il faut tenter sa rédemption… Pourquoi pas tout de suite ? Pourquoi les hommes ne décideraient-ils pas de s’aimer les uns les autres ? Pourquoi ne décréteraient-ils pas tout de suite la libre égalité et la fraternité ? A ce moment-là, il se trouve presque toujours quelqu’un pour dire : « Les Français ont essayé il y a longtemps. Mais ils n’ont pas encore réussi. » 

Georges Bernanos. Ecrits de Combat. [Problèmes Français]. Beyrouth. 1944

vendredi 22 mai 2015

" Suffirait-il d'aller gifler Jean d'Ormesson pour arranger un peu la gueule de la littérature française ? "

            On oubliera rapidement d’Ormesson qui ne nous intéresse guère plus qu’il n’intéresse Romaric Sangars lequel s’en sert comme prétexte à un essai au titre radical autant que drolatique: « Suffirait-il d'aller gifler Jean d'Ormesson pour arranger un peu la gueule de la littérature française ? » On l’oubliera parce qu’il ne compte pour rien dans cet essai ambitieux qui réussit, partant d’un tel sujet,  à dresser une cartographie de la littérature afin d’en laisser saillir ces reliefs contemporains oubliés de l’actualité marchande comme nous oublions sciemment l’académicien nonagénaire. 


            Il est une histoire de la littérature, non pas chronologique, mais idéale qui entend polir la discipline qu’elle prend pour objet afin de révéler sous le granit des formes multiples au travers desquelles elle se manifeste le diamant capable de nous dire ce qu’elle est ou ce qu’elle doit être. Dès lors, et c’est le but que se fixe Romaric Sangars, il importe à chaque impétrant en matière littéraire de creuser le sillon de l’écriture pour en retrouver la source unique irriguant des styles ou des écoles littéraires parfois contradictoires et néanmoins mues par une même nécessité : celle de dire le monde, donc de le normer. Pour Sangars, la littérature ne figure pas l’endroit de la concorde sociale ni celui du plaisir sans le secours duquel la vie nous tue, mais bel et bien le lieu principiel où la vie se noue avec le monde et qui, dans ces conditions, jugule un chaos auquel elle seule peut donner la forme de l’harmonie. La tradition en cela achève un équilibre entre deux abîmes conquis de haute lutte, qu’il importe de retrouver sans cesse afin de le maintenir. A l’inverse de l’habitude, elle figure une mise à jour perpétuelle, un effort en sa direction pour la reconnaître et dont l'étymologie, « donner à travers le temps », nous indique qu’elle est toujours en mouvement.  Faux paradoxe de ce livre qu’on prendrait à tort comme la énième lutte opposant la jeunesse à la senescence et la révolution à la tradition, il prend fait et cause pour une tradition classique contre ce qui la parodie afin de la détruire, et définit la tradition, plutôt qu’en fonction de son ancienneté, comme ce qui fait force de loi. Pour Sangars, en effet, il n’existe pas de différences profondes entre le « classicisme » prétendu de d’Ormesson et la non prose d’un Moix ou d’une Angot, en cela qu’une attitude similaire les anime, celle de la falsification de la littérature, que celle-ci se revendique de l’esthétique classique ou bien, dans une parodie des avant-gardes,  se fasse le chantre de la nouveauté expérimentale. A l’identique avant-garde authentique et classicisme se retrouvent liés en cela qu’ils sont issus d’un même mouvement de l’esprit littéraire cherchant un corps en lequel s’incarner. En d’autres termes pour Sangars, la littérature varie selon des formes actuelles susceptibles de mouvoir une puissance qu’il faut bien s’accorder à considérer comme sacrée et transcendante puisqu’elle est quête du monde au travers d’une chose plus grande que le monde. Les manifestations de cette puissance valent alors seulement pour ce qu’elles nous disent de l’état du monde et son état aujourd’hui est, selon Sangars, limbique, c’est-à-dire à mi chemin de la mort et de la résurrection. D’où la mise en lumière par l’essayiste d’une littérature œuvrant dans les ténèbres qui fait de certains contemporains, affairés à tailler la matière obscure, les scrutateurs des limbes.


Au détriment de l’imposture canonisée, proclamée partout, de ces marchands du temple métamorphosés prêtres d’un temps qui ignore que le sacré s’érige d’abord à l’assaut du monde et contre l’époque, Sangars dresse le tableau de cette littérature véritablement contemporaine parce qu’elle prend acte de la nuit étendue par delà le progrès mort des Lumières et que, comme l’écrivait Villiers en son temps, elle choisit contre le siècle des lumières, la lumières des siècles à l’altitude de laquelle elle peut seule tenir sa mesure et ainsi jauger les dimensions exactes de la catastrophe en cours. C’est le retour à la phrase longue de Millet et Michon, le post-exotisme de Volodine ou encore la science fiction hallucinée de Dantec, que Sangars prend, parmi d’autres, pour référence d’une littérature mêmement ceinte des atours de l’agonie et de ceux du souffle. Car ce que Sangars saisit parfaitement de l’époque, c’est l’évidence selon laquelle son air du temps médiatique, qui aujourd’hui consacre d’Ormesson, ne nous dit rien d’elle, qu’elle existe ailleurs plus profondément et surtout de manière plus terrible, dans quelques terrains ravagés dont la douleur et les déchirures n’ont d’égales inversées que les poses joyeuses et satisfaites de Jean d’Ô et consorts. Il ne s’agit pas de reprocher à  quiconque sa légèreté dans l’absolu mais de la considérer comme un crime tandis que l’imminence de la chute apparaît soudainement, puisque l’inconscience du précipice n’abolit pas les lois de la gravité et que pour que l’on puisse sauver le monde de l’abîme, il en faut bien quelques uns capables de considérer les abords du gouffre. On peut enchaîner les truismes concernant le néant dont on sait rien, et Dieu dont on ne peut rien dire, sur le néant qui abolit tout dans le vide, et le vide dont seul Dieu nous sauve ; si jamais on ne s’efforce de comprendre la mécanique terrible du nihilisme et à la suite de cela qu’on se refuse aussi à inventer quelques prières conjuratoires grâce à l’intermédiaire desquelles nos gémissements puissent s’élever jusqu’au Ciel, la légèreté de ces considérations ne vaudra guère mieux pour nous protéger de la dégringolade qu’un parachute crevé.
Tel est le constat de Romaric Sangars qui possède le bon goût de nous parler assez peu de d’Ormesson pour nous entretenir de ce – et ceux – qui sauvent ou peuvent nous sauver, et surtout d’abandonner assez vite le pamphlet pour cette critique, au sens noble du terme, achevée en manifeste qui entend, plus encore qu’inventer un code nouveau, prêter sa voix à cette littérature surgissant de la nuit dont nous espérons, avec lui, qu’elle se métamorphosera en avenir !


           



dimanche 17 mai 2015

Un monde nouveau

Umberto Boccioni, Les États d’Âme . Ceux qui restent, 1911. Moma

Une révolution, mentale, sentimentale, politique, sociale, et toutes autres, que ce soit une révolution religieuse et totale dans l’âme d’un Polyeucte ou une révolution politique, sociale ou religieuse dans l’âme de tout un peuple, une révolution ne consiste point essentiellement à penser, à sentir, à être politiquement, socialement, intérieurement, le lendemain le contraire de ce qu’on était la veille, l’instant d’après le contraire de ce que l’on était l’instant d’avant. Cette opposition, qui est fréquente, moins qu’on ne le croit, cette contrariété, qui est historiquement fréquente, qui est fréquente, moins qu’on ne le croit, dans l’événement, loin d’être essentielle à la réalité de cette révolution, ne lui est presque jamais qu’accidentelle, n’en fait qu’un accident, moins fréquent qu’on ne le croit, et presque toujours un accident grossier. Accident grossier, d’autant plus frappant, d’autant plus saisissable, d’autant plus rapidement saisi, bien entendu, par tous les grossiers observateurs.
Mais ce qui fait une révolution, de tout ordre, intérieure ou extérieure, et aussi bien religieuse que civile, et fût-elle apparemment laïcisée, ce n’est point la contrariété de l’instant lendemain à l’instant veille, de l’instant instantanément ultérieur à l’instant instantanément antérieur : c’est l’étrangeté, c’est la nouveauté, la totale nouveauté de l’instant qui est venu à l’instant qui l’avait imprudemment précédé. C’est cette totale nouveauté, qui fait la révolution, non la contrariété. Qu’il y ait ou non contrariété, c’est un accident, grossier, secondaire, le seul qu’on ait communément saisi, le seul qu’on voie, le seul qu’on veuille voir, à tort. Passer par une révolution, ce n’est point nécessairement, ce n’est point essentiellement changer d’avis. Passer par la crise d’une Révolution, ce n’est point nécessairement, ce n’est point essentiellement penser, sentir, être le contraire de ce que l’on était dans l’instant qui précédait immédiatement le commencement de cette crise.

Et même et plus généralement ce n’est point penser, sentir, être autre. Mais c’est être, mentalement, sentimentalement, essentiellement transféré dans un monde nouveau. Ainsi entendue la révolution, comme on le doit, ou, pour parler exactement, ainsi constatée, on peut parfaitement, du jour au lendemain, penser le contraire de ce que l’on pensait et n’avoir point passé par l’espace d’une révolution ; comme au contraire on peut parfaitement, du jour au lendemain, penser identiquement le même que l’on pensait et tout de même avoir passé par l’espace d’une révolution. 

Charles Péguy. "Par ce demi-clair matin". Publié à titre posthume dans la Nouvelle Revue Française en juillet 1939.

Umberto Boccioni, Les États d’Âme . Ceux qui partent, 1911. Moma

samedi 9 mai 2015

Michel Onfray et le vide du Cosmos

Rassérénés par les récentes prises de positions médiatiques du fondateur de l’université populaire qui montraient une certaine bienveillance à l’égard du réel, nous nous surprenions à attendre la sortie de Cosmos. Ce livre vendu par son auteur comme son premier, et en lequel tous les autres se résumeraient pour être dépassés, offrait une perspective à double tranchant puisque n’ignorant pas les précédents méfaits d’Onfray nous savions qu’une synthèse de néant ne pouvait guère égaler autre chose qu’un néant identique. Mais le néant promettait après combinaison d’être dépassé, pourquoi alors dans ce cas ne pas aller y voir ? Las, un livre inédit dOnfray, tel qu’en lui-même demeure inchangé malgré l’addition quasi trimestrielle des volumes. La surprise espérée plus qu’attendue n’aura donc pas lieu, ni ne sera lancé l’Eureka annonçant enfin la présence d’une pensée à l’intérieur d’une bibliographie finalement plus proche de la compilation d’humeur que de la réflexion intellectuelle.


Outre les poncifs philosophiques qui parsèment sa production, il convient tout de même de reconnaître à Onfray un certain talent. Talent d’élocution d’abord qui grâce à la sphère médiatique le positionne comme le meilleur VRP de ses ouvrages et nous persuade à chaque fois, ou presque, d’aller jeter un œil à ses livres que pourtant nous avons souvent trouvés mauvais. En effet, la conviction qu’il met à les vendre agit à la manière d’un baume enchanteur révolutionnant notre mépris afin de le transformer en curiosité. Ainsi, selon les effets de cette sorcellerie rhétorique, nous posons un regard presque vierge sur chacune de ses nouvelles parutions qui en revanche pour la plupart, avouons-le, commencent bien. De fait, voici une des qualités littéraires d’Onfray : la confession biographique ouvrant chacun des ses essais et qui s’offre en guise de marchepied à la quête philosophique. Ici, il s’agit de son père dont il nous relate la mort, une belle mort, et une introduction touchante, en raison de la charge affective d’abord, mais surtout parce que pour la première fois l’athéisme d’Onfray semble vaciller, et sa peine le bousculer un peu en direction du doute, lui, qui n’en possède ni la coutume ni le goût intellectuel : « je ne crois pas aux signes ; cela n’empêche pas les signes. » écrit-il, en faisant la correspondance entre un vin de champagne « ressemblant » à son père et daté de 1921, année de la naissance de son père. A vrai dire c’est ce livre-là, qui n’a pas été écrit, que nous attendions de lire, non pas un livre de conversion, mais un livre composé par un écrivain dont les certitudes auraient été bouleversé et qui fort de cela, ou rendu faible pour ces raisons, philosopherait désormais aux abords du précipice, sinon à la manière de Nietzsche, au moins en tant que penseur capable de conquérir son rang en pensant contre lui. Mais ni la dialectique ni le doute ne structurent une complexion d’esprit telle que celle de Michel Onfray, semblable en cela aux convaincus de toutes espèces qui abaissent la religion comme ils abaissent la philosophie et la politique, parce que plutôt que de les libérer à l’air de l’intelligence, ils les emprisonnent dans l’idée fixe où chacune d’entre elles se meure aujourd’hui
Les poncifs donc, qui cependant avec Cosmos nous déçoivent plus que d’habitude pour la raison que, naïfs ou charmés voire les deux comme nous l’avons dit plus haut, Onfray, s’il n’en dit rien, parle de sujets intéressants, c’est-à-dire, du point de vue philosophique : de sujets problématiques. Mais, hélas, aucune pensée ne vient animer l’idée fixe camouflée sous le costume de l’interrogation. Une ontologie matérialiste, annonce le pseudo philosophe, bel oxymoron qui ne tient pourtant guère la promesse de résoudre le paradoxe revendiqué d’une spiritualité du monde, dans le monde et selon cette matière du monde que le monde, d’après Onfray, ne dépasse pas puisqu’elle en est l’alpha et l’omega.
Deux exemples  aux hasards parmi les sujets traités par Onfray : la Corrida et l’art chrétien qu’Onfray condamnent ou expliquent à l’aune de son antichristianisme idiot. Ainsi, si pour lui la Corrida a été interdite par les autorités religieuses catholiques, il ne faut pas s’y tromper pour autant, elle demeure authentiquement catholique. De la même manière nous pourrions dire que l’intolérance et la violence auxquelles recourut parfois l’Eglise pour affirmer sa domination, malgré les apparences ne relèvent pas du catholicisme mais du paganisme qui en faisait les frais. Raisonnement on ne peut plus performatif qui marque bien l’emprise de l’idéologie sur les arguments d’Onfray. Autre argument spécieux, pour le moins, faire des apologues de la tauromachie des dégénérés sexuels, dont la plupart des figures célèbres finiront par se suicider. Certes, Hemingway et Montherlant (même Leiris que la tentation de la mort philosophique traversa sans qu’il s’y livre finalement) se suicideront tous les deux, mais est-ce pour autant la preuve d’un malaise général relatif aux amateurs de tauromachie ? Le propos étonne de la part d’Onfray, plutôt attaché semble-t-il à l’idée du suicide rationnel, a priori achrétien, et qui chez ceux qu’il dénonce montre éventuellement l’exigence de construire une vie en œuvre d’art, à moins qu’il leur reproche de ne pas assumer pour eux les souffrances que le toréador inflige au taureau ? Impossible de le savoir puisqu'il se borne à des considérations de bon sens dans le meilleur des cas, plus généralement de sophistique pure, sur la souffrance animale sans jamais problématiser une question qui pourrait nous convaincre du caractère spécifiquement abominable de la corrida. Idem quand il identifie la tauromachie à la chasse et le toréador au chasseur sans comprendre que le supplément infâme de la mort  de la bête dans l’arène tient précisément de sa position dans l’arène. Le chasseur qui tue, ne tue pas pour en faire un spectacle, le taureau assassiné, l’est sous les yeux d’une foule complice qui se réjouit de la mise à mort de la bête sans en maîtriser l’art et qui exulte à la contemplation d’une agonie dont le seul prix qu’elle paye reste celui de l’entrée du stade. Cette délectation de la mort effectivement, comme le savait l’Eglise, rappelle mieux les jeux du cirque païen, dont Onfray ne va tout de même pas jusqu’à accuser les catholiques de les avoir inventés, que la mise en perspective du tragique, sur le sable de cet amphithéâtre barbare, qui saisit toute vie, humaine comme animale. Considéré sous cet angle, Onfray tenait là un début de réflexion sur la parenté ontologique entre la corrida et le spectacle contemporain, lequel a renoncé au décorum mithriaste pour ne conserver que la réjouissance mauvaise que nous éprouvons à observer la mort de l’autre alors que nous, nous ne mourons pas. Mais tel n’est pas le souci d’Onfray qui semble plutôt décidé à enfiler les demi raisonnements à la suite les uns des autres en les habillant de ces vêtements aux couleurs du soleil capables de transformer  un boucher sadique en toréador, et  la logomachie en pensée…



Autre sujet de non réflexion : l’art Chrétien, représentant le Christ pour quelques raisons de basses propagandes mensongères selon Onfray. Or, ne lui en déplaise, ni les juifs ni les musulmans ne représentent Dieu, lequel d’après lui, n’existe pas plus que le Christ, personnage fictionnel dont la nature imaginaire nécessitait, toujours pour notre ami, une représentation artistique, seule à même de donner un corps à ce qui n’en a pas ni n’en a jamais eu. En conséquence, pourquoi manque à l’art mosaïque ou musulman, la figure de Moïse et celle de Mahomet, et pourquoi, si l’on suit toujours son raisonnement, n’ont-ils pas rendu la figure de Moïse semblable dans leurs sculptures ou leurs tableaux hypothétiques à celle de Zeus afin de travestir sous le nouveau nom de Yahvé celui qui régnait déjà comme le Dieu de la foudre sur le mont Olympe, lui-même personnification, ainsi nous l’enseigne Epicure, de la foudre très matérielle ?

On ne le saura pas, pas plus qu’Onfray ne se demandera si la religion catholique n’a pas représenté son Dieu, précisément en raison de son incarnation, parce que désormais présent avec son corps personnel dans le monde, le monde pouvait, grâce à une nouvelle modalité de l’ontologie divine, le saisir à son tour. A l’identique le fond païen repris par l’iconologie chrétienne plutôt que d’augurer un déracinement hors de la terre, peut être envisagé sous l’aspect inverse d’un enracinement dans la tradition européenne qui précède le Christ affirmant alors la continuité contre la rupture, comme l’apôtre Paul annonçait déjà aux Athéniens, avant la Rome de Constantin, la connaissance de ce Dieu inconnu… Hypothèse à discuter, mais qu’Onfray ne discutera pas pour la raison qu’il ne discute rien


Enguerran Quarton. La Piètà de Villeneuve-les-Avignons. 1455. Musée du Louvres


Voilà pour deux exemples, mais nous pourrions prendre chaque argument d’Onfray et, sans le retourner contre lui, le détruire simplement en le problématisant, c’est-à-dire en tentant de penser un sujet selon sa multiplicité et non du point de vue d’un seul angle. Onfray est sympathique sur les plateaux de télé, parce qu’il dit tout de go certaines choses de bon sens sans s’embarrasser des circonlocutions qui quelquefois en relativisant le bon sens abîment le réel, mais l’agora n’est pas un studio ni la philosophie affaire d’opinion, quand bien même on la maquille à grand renfort de phrases performatives. Que reste-t-il alors de son livre ? Quelques belles pages sur le Land Art, deux ou trois considérations malgré tout intéressantes sur les animaux et le beau projet d’une réconciliation de l’homme avec le monde au travers d’une spiritualité cosmique que les grandes religions n’ignorent pas cependant. Rien que pour cela, nous aurions pu faire l’éloge de Cosmos s’il n’était révélateur d’une faillite de la pensée qu’Onfray n’est pas le seul à incarner, et qui pourrit l’intelligence contemporaine en cela qu’elle confond l’athanor nécessaire à la fabrication d’une pensée avec la compilation d’idées, et l’émergence des concepts avec la déclaration d’intention…

mercredi 6 mai 2015

Ce qui frémit dans la jeunesse (suite)


        La jeunesse possède par nature une sorte de puissance anarchique qui peut à tous moments frapper dans les flancs d’une société usée et plus que jamais avilissante. Dans un article intitulé « Ce qui frémit dans la jeunesse », nous avions mis en perspective un réseau de groupes plus ou moins organisés, des formes de résistances hétéroclites et un ensemble d’initiatives proposant des alternatives au système. En dépit d’une très forte disparité, un motif central semblait animer cette « jeunesse en révolte » : le désir de commun et le besoin de communauté. C’est le même ressort que l’on trouve dans un petit livre bien ficelé rédigé par trois initiateurs du mouvement des Veilleurs : Nos limites. Pour une écologie intégrale (édité par Le Centurion pour la modique somme de 3,95 euros  !).
 
On ne trouvera pas dans cet essai d’une centaine de pages une vision profondément originale du monde, mais plutôt une synthèse intelligente de la situation. Contrairement aux anciennes générations de catholiques, les jeunes Veilleurs ont compris qu’il était impossible de s’opposer à certaines réformes dites sociétales sans remettre en cause le système libéral-libertaire qui les soutenait. Ce que Chesterton avait en son temps très bien perçu : « Le capitalisme fait la guerre à la famille pour la même raison qu’il combat les syndicats. S’il existe un lien, un sentiment de fraternité, une discipline familiale ou corporatiste, grâce à quoi les pauvres puissent s’entraider, ces émancipateurs luttent pour relâcher ce lien, ou détruire cette discipline »[1]. Les Veilleurs ne se contentent cependant pas de ressasser le combat contre le mariage pour tous – même s’ils rappellent au passage que les 700 000 pétitions adressées au Conseil économique et social ont fait l’objet d’un rejet non motivé –, ils élargissent le champ de la critique.  

En se référant à Christopher Lasch et à Jean-claude Michéa, ils rappellent que la culture du narcissisme subordonne la dignité de la personne aux désirs du consommateur. Il s’ensuit une guerre de tous contre tous dont l’une des principales composantes est la revendication du maximum de droits. Le sociologue Zygmunt Bauman a bien montré que cette compétition fratricide débouchait sur une modernité liquide, c’est-à-dire une époque dans laquelle les liens sociaux se liquéfient au fur et à mesure que le Marché s’étend à toutes les sphères de l’activité sociale. Tout devient transit, flux et plasticité dans un monde de « fantômes obéissant du devenir » (Ellul) que plus rien n’est en mesure d’agréger. Cet open space mondial est en grande partie l’œuvre d’une génération dont on se demande pourquoi, encore aujourd’hui, l’on renonce à demander des comptes. Les auteurs de Nos limites n’hésitent pas en tous les cas à pointer du doigt certaines responsabilités. « Les voici – écrivent-ils – les “enfants perdus” du libéralisme libertaire dont accoucha mai 68, mélange de cynisme et d’hédonisme, de relativisme et de consumérisme, ces enfants chargés d’assumer les caprices de parents qui ne leur laissent en héritage qu’une dette abyssale et une société déliquescente »[2]. On ne saurait mieux dire…


Les « enfants perdus » de 68 sont également ceux qui remettent à l’honneur tout un ensemble de notions jugées désuètes, voire nauséabondes, par leurs parents gâtés. Là encore, pas de propositions révolutionnaires, mais simplement un peu de bon sens dans une société complètement déboussolée. Le maître-mot de Nos limites pourrait d’ailleurs être celui de « communauté » dont l’ouvrage reprend la très belle définition formulée par Aristote :

« La première union nécessaire est celle de deux êtres qui sont incapables d’exister l’un sans l’autre : c’est le cas pour le mâle et la femelle en vue de la procréation. Ainsi, la communauté constituée par la nature pour la satisfaction des besoins de chaque jour est la famille. D’autre part, la première communauté formée de plusieurs familles en vue de la satisfaction de besoins qui ne sont plus purement quotidiens, c’est le village. Par sa forme la plus naturelle, le village paraît être une extension de la famille : ses membres ont, suivant l’expression de certains auteurs, sucé le même lait, et comprennent enfants et petits-enfants. Enfin, la communauté formée de plusieurs villages est la cité, au plein sens du mot ; elle atteint dès lors, pour ainsi parler, la limite de l’indépendance économique : ainsi, formée au début pour satisfaire les seuls besoins vitaux, elle existe pour permettre de bien vivre. C’est pourquoi toute cité est un fait de nature et l’homme par nature un animal politique »[3].

On se surprend presque à relire les notions élémentaires du politique en constatant combien l’actuel « vivre-ensemble » est une parodie du bien commun. Les Veilleurs rappellent tout simplement, dans le sillage de Simone Weil, que les hommes ont besoin d’enracinement et de fidélité, de normes intelligibles et fermes pour ne pas être balayé par le vent de la modernité. Il faut être capable de se placer à hauteur d’homme, et non plus se vouloir être au-delà de l’humain, pour retrouver le sens des générations et éprouver le besoin naturel de solidarités concrètes. Cette mise au point s’accompagne d’un éloge des frontières en grande partie reprise de l’ouvrage de Régis Debray. Il ne s’agit pas, comme feignent de le croire les thuriféraires du cosmopolitisme, de se barricader au sein d’un territoire strictement délimité, mais de rappeler une nouvelle fois ce que dicte le bon sens (common decency) : la frontière marque moins un obstacle infranchissable qu’un passage transitoire qui filtre les entrées. Elle est comme une métaphore du foyer autour duquel les membres d’une même communauté se retrouvent et se reconnaissent – ce qui renvoie tout simplement à la socialité, au lien social. Et c’est seulement à partir de cette identité première (et non exclusive) que les citoyens d’un territoire sont en mesure d’accueillir les autres, ces étrangers dont la différence vient enrichir la doxa commune. Encore faut-il ne pas se croire au-dessus des autres, comme « émancipés » de sa propre histoire, et se présenter comme les défenseurs de droits de l’homme qui ne sont que le paravent d’un parc humain en voie d’abstraction complète.

Face à ce diagnostic clinique et lucide dont les références montrent qu’il a malheureusement été établi depuis déjà des décennies (Ellul, Anders, Weil, Chesterton, Gramsci, etc.), on restera quelque peu sur sa faim vis-à-vis d’une expression peu originale, « l’écologie intégrale », qui vise à réconcilier la dignité humaine avec le respect de la biodiversité. Certes, il s’agit une nouvelle fois de promouvoir une anthropologie classique qui fait de l’homme un être de nature et de culture. Mais l’on peut s’interroger sur les capacités mobilisatrices d’une formule que chacun peut reprendre à son compte tant elle charrie des lieux communs : humanisme et environnementalisme. Nous ne voulons pas ici jeter le bébé avec l’eau du bain, et saluons bien volontiers un essai revigorant. Mais, quand tout le monde partage le même diagnostic, il serait temps de passer à l’action et d’envisager des stratégies qui visent, sinon à renverser le pouvoir, au moins à mener des attaques ciblées contre le système de la bien-pensance et la gouvernance technocratique. 

Espérons que cette jeunesse, et toutes les autres générations, continuent à aiguiser leurs armes dans les sous-sols culturels de l’Occident. Et que très bientôt, vont se lever d’autres vents, plus rigoureux, plus glacés, plus violents, un « vent d’hiver » aurait dit Michel Caillois. 












[1] Cité dans Gaultier Bès, Marianne Durano, Axel Norgaard Rokvam, Nos limites. Pour une écologie intégrale, Laballery, Le Centurion, 2014, p. 32.
[2] Ibid., p. 31.
[3] Aristote, La Politique, Livre I, 1-2.

dimanche 3 mai 2015

Mieux vaut Qatar que jamais

Avec la signature éclair du contrat égyptien portant sur l’acquisition de 24 avions de combat Rafale, le gouvernement français et l’avionneur Dassault ont poussé un grand soupir de soulagement. L’avion de combat français n’avait connu depuis vingt ans que des échecs à l’export, le dernier en date au Brésil, au terme d’un véritable feuilleton à suspense qui s’était conclu sur une nouvelle rebuffade et l’annonce du choix du suédois Gripen par le gouvernement de Dilma Roussef. Un mois à peine après l’Egypte, l’Inde a annoncé à son tour son intention d’acquérir 36 Rafale, afin de moderniser sa flotte de combat vieillissante et la série en or s’est poursuivie quinze jours plus tard quand le cheikh Tamim Ben Hamad Al-Thani a confirmé son souhait de voir le Qatar acquérir 24 avions de combat Rafale.
Pour le ministère de la défense, le soudain du Rafale à l’étranger après des années de vaches maigres est une bénédiction mais aussi le fruit d’une stratégie diplomatique patiente. Le contrat indien n’est certes pas encore signé et celui avec le Qatar doit être finalisé le 4 mai à Doha mais les trois annonces marquent l’aboutissement d’un très long travail pour enfin placer le fleuron de l’aéronautique française à l’étranger. Cela permet aussi à Dassault de respirer enfin puisque son poulain n’était maintenu en vie artificiellement que par les commandes du ministère de la Défense, dont le grand patron Jean-Yves Le Drian peut se réjouir aujourd’hui d’avoir décroché non seulement les premiers succès à l’export du Rafale mais également une  rallonge de 3,8 milliards d’euros concédé avec peine par Bercy pour boucler son prochain budget, une bonne nouvelle n’arrivant décidément jamais seule.


Le contexte politique et économique a largement contribué à faire tourner la roue dans le bon sens pour la France et pour Dassault, notamment au Moyen-Orient. Le Maréchal Abdel Fatah al-Sissi, nouvel homme fort de l’Egypte, avait grand besoin de s’assurer du soutien diplomatique des occidentaux à sa politique intérieure et à sa croisade contre les Frères Musulmans. Et sur le plan extérieur, l’Egypte apparaît comme le nouveau fer de lance de la guerre contre l’Etat Islamique. L’achat de Rafale à la France, en même temps qu’un contrat nucléaire civil signé avec Moscou, permet à Sissi de diversifier ses alliances et de se distancier très subtilement d’un allié américain qui n’avait pas hésité à engager le dialogue avec les Frères Musulmans et qui négocie aujourd’hui une alliance de circonstance avec l’Iran, ce qui n’est pas pour inspirer confiance aux pays arabes. Des raisons similaires semblent pouvoir expliquer le succès du Rafale au Qatar qui souhaite non seulement pouvoir moderniser rapidement sa flotte de combat dans un contexte très tendu mais également pouvoir continuer à compter sur le soutien fidèle de son allié français. La série pourrait d’ailleurs se poursuivre. « Jamais deux sans trois » avait prophétisé Laurent Fabius après le contrat indien, « jamais trois sans quatre », affirme-t-il aujourd’hui au site L’Usine Nouvelle. Les Emirats Arabes Unis cherchent en effet également à renouveler leur flotte vieillissante de Mirage 2000 et le contexte géopolitique de la région pourrait jouer là encore en faveur de la France.
L’annonce du contrat avec l’Inde (pas encore signé cependant) trouve peut-être une explication plus technologique. Le Dassault Rafale est un avion dit de génération « 4++ », c’est-à dire une génération d’avions de combat qui succède aux F-15, F-16 et F-18 américains (respectivement mis en service en 1976, 78 et 83), aux Mig-29 et Su-27 russes (1983 et 84) et au Mirage 2000 (1983). A ce titre, le Rafale, dont le premier prototype a volé en 1991, se glisse aujourd’hui, après sa longue traversée du désert, dans un interstice technologique favorable. En effet, il faudra attendre encore quelques années avant la véritable arrivée sur le marché des avions de cinquième génération comme le T-50 ou PAK FA (développé par la firme russe Sukhoi pour le marché indien, dont le premier prototype s’est élancé dans les airs en 2009) ou de l’avion chinois Shenyang J-31 (premier vol d’un prototype en 2012). Seul le F-35 Lightning américain, véritable multirôle, contrairement au F-22 dédié uniquement à la supériorité aérienne, a vraiment fait son apparition, mais sur un marché pour le moment limité à l’OTAN (Royaume-Uni, Canada, Pays-Bas, Norvège, Turquie, Italie et Danemark) ou aux alliés historiques des Etats-Unis (Australie, Israël et Japon). 
Le Rafale se trouve donc, dans la catégorie « multirôle », en compétition avec l’Eurofighter Typhoon (premier vol en 1994), le Gripen du suédois Saab (premier vol en 1988), le Su-30 (1989), le Su-35 (première version en 1992, réactualisé en 2008) et avec le F/A-18 Hornet… qui vola lui pour la première fois en 1978. Le Rafale est un avion extrêmement coûteux (suivant les estimations, son prix se situe entre 90 et 100 millions d’euros l’unité) mais bien moins cependant que le F-35 dont le programme de développement est l’un des plus pharaoniques de l’industrie aéronautique américaine, avec un retard de 7 ans et un dépassement de budget astronomique. A l’opposé en termes de coût, le Gripen suédois  coûte peut-être deux fois moins cher que le Rafale, ce qui lui a permis de rafler la mise en Suisse et au Brésil, mais il s’avère aussi bien moins performant, l’avion français bénéficiant des tout derniers développements technologiques, du missile air-air METEOR (premier tir effectué le 28 avril dernier) jusqu’au radar RBE2 AESA capable de poursuivre 40 avions et d'en engager 8 en même temps tout en assurant simultanément la détection de cibles terrestres ou navales.
Cet équipement renforce encore l’aspect multirôle d’un appareil qui avait été capable de tenir en combat aérien la dragée haute aux F-22 américains et à l’Eurofighter Typhoon lors d’exercices internationaux à Doha en 2009. Si le Rafale remporte aujourd’hui en Egypte, en Inde et au Qatar le succès qui lui a été dénié au Brésil et en Suisse, c’est que ces deux pays représentaient peut-être tout simplement une erreur de casting : ils ont très logiquement fait le choix du Gripen, moins performant et moins cher en l’absence d’un voisinage réellement menaçant. Ce n’est en revanche pas le cas des pays du Moyen-Orient, relancés dans une véritable course aux armements, ou de l’Inde voisine de la Chine et du Pakistan, équipés des récents J-10 « Vigorious Dragon » et du JF-17 « Brave Dragon », développés en 1998 et 2003 par la firme chinoise Chengdu. On comprend donc que les trois récents clients qui ont permis à l’industrie aéronautique française de pousser de vigoureux cocoricos aient choisi de mettre le prix pour se remettre rapidement à niveau.


Enfin la baisse de l’euro, tombé à son plus bas niveau en douze ans (1 euro = 1,06 dollar contre 1,40 en mars 2014, son cours est même inférieur au cours d’introduction de 1999) n’a pas seulement pour effet de soulager les dettes des pays européens mais elle favorise également les exportations en rendant plus compétitifs les produits français, surtout quand il s’agit de produits aussi chers qu’un avion de combat. Cette baisse, décidée par la BCE de Mario Draghi qui a inondé de devises les marchés européens depuis mars dernier, est clairement destinée à favoriser les exportations européennes tout en profitant du niveau toujours bas des cours du pétrole. La France s’impose déjà, avec la Grèce ou l’Italie, comme l’un des bénéficiaires de cette politique.
Le succès de Rafale sert donc aujourd’hui de vitrine (de luxe) à cette nouvelle embellie commerciale et profite de la nouvelle donne géopolitique au Moyen-Orient et des patients développements technologiques qui en font aujourd’hui (enfin) un avion compétitif. Tout vient à point à qui sait attendre. Les bénéfices dégagés par cette série de super-contrats permettront peut-être à François Hollande de se consoler de devoir rembourser la somme déjà payée par la Russie pour les porte-hélicoptères Mistral. Autant de vents contraires pour l’industrie française  mais en attendant de savoir ce que la France pourra faire des deux navires géants conçus pour un environnement arctique, ils pourront peut-être temporairement servir à héberger la fameuse « structure chargée d'accueillir en charge les jeunes de retour de zones de conflit » (ceux, du moins, ne faisant pas l'objet de poursuites judiciaires) que Manuel Valls souhaite créer d’ici la fin de l’année. On ne pourrait rêver après tout meilleur cadre  pour refroidir les ardeurs djihadistes qu’un porte-hélicoptère construit pour affronter les milieux polaires…