La
jeunesse possède par nature une sorte de puissance anarchique qui peut à tous
moments frapper dans les flancs d’une société usée et plus que jamais
avilissante. Dans un article intitulé « Ce qui frémit dans la jeunesse »,
nous avions mis en perspective un réseau de groupes plus ou moins organisés,
des formes de résistances hétéroclites et un ensemble d’initiatives proposant
des alternatives au système. En dépit d’une très forte disparité, un motif
central semblait animer cette « jeunesse en révolte » : le désir de
commun et le besoin de communauté. C’est le même ressort que l’on trouve dans
un petit livre bien ficelé rédigé par trois initiateurs du mouvement des
Veilleurs : Nos limites. Pour une écologie intégrale (édité par Le
Centurion pour la modique somme de 3,95 euros !).
On ne trouvera pas dans cet essai d’une
centaine de pages une vision profondément originale du monde, mais plutôt une
synthèse intelligente de la situation. Contrairement aux anciennes générations
de catholiques, les jeunes Veilleurs ont compris qu’il était impossible de
s’opposer à certaines réformes dites sociétales sans remettre en cause le
système libéral-libertaire qui les soutenait. Ce que Chesterton avait en son
temps très bien perçu : « Le capitalisme fait la guerre à la famille
pour la même raison qu’il combat les syndicats. S’il existe un lien, un
sentiment de fraternité, une discipline familiale ou corporatiste, grâce à quoi
les pauvres puissent s’entraider, ces émancipateurs luttent pour relâcher ce
lien, ou détruire cette discipline »[1].
Les Veilleurs ne se contentent cependant pas de ressasser le combat contre le
mariage pour tous – même s’ils rappellent au passage que les 700 000 pétitions
adressées au Conseil économique et social ont fait l’objet d’un rejet non
motivé –, ils élargissent le champ de la critique.
En
se référant à Christopher Lasch et à Jean-claude Michéa, ils rappellent que la
culture du narcissisme subordonne la dignité de la personne aux désirs du
consommateur. Il s’ensuit une guerre de tous contre tous dont l’une des
principales composantes est la revendication du maximum de droits. Le
sociologue Zygmunt Bauman a bien montré que cette compétition fratricide
débouchait sur une modernité liquide, c’est-à-dire une époque dans laquelle les
liens sociaux se liquéfient au fur et à mesure que le Marché s’étend à toutes
les sphères de l’activité sociale. Tout devient transit, flux et
plasticité dans un monde de « fantômes obéissant du devenir »
(Ellul) que plus rien n’est en mesure d’agréger. Cet open space mondial
est en grande partie l’œuvre d’une génération dont on se demande pourquoi,
encore aujourd’hui, l’on renonce à demander des comptes. Les auteurs de Nos
limites n’hésitent pas en tous les cas à pointer du doigt certaines
responsabilités. « Les voici – écrivent-ils – les “enfants perdus” du
libéralisme libertaire dont accoucha mai 68, mélange de cynisme et d’hédonisme,
de relativisme et de consumérisme, ces enfants chargés d’assumer les caprices
de parents qui ne leur laissent en héritage qu’une dette abyssale et une
société déliquescente »[2].
On ne saurait mieux dire…
Les « enfants perdus » de 68 sont également ceux qui remettent à l’honneur tout un ensemble de notions jugées désuètes, voire nauséabondes, par leurs parents gâtés. Là encore, pas de propositions révolutionnaires, mais simplement un peu de bon sens dans une société complètement déboussolée. Le maître-mot de Nos limites pourrait d’ailleurs être celui de « communauté » dont l’ouvrage reprend la très belle définition formulée par Aristote :
« La première union nécessaire est celle de
deux êtres qui sont incapables d’exister l’un sans l’autre : c’est le cas
pour le mâle et la femelle en vue de la procréation. Ainsi, la communauté
constituée par la nature pour la satisfaction des besoins de chaque jour est la
famille. D’autre part, la première communauté formée de plusieurs familles en
vue de la satisfaction de besoins qui ne sont plus purement quotidiens, c’est
le village. Par sa forme la plus naturelle, le village paraît être une
extension de la famille : ses membres ont, suivant l’expression de
certains auteurs, sucé le même lait, et comprennent enfants et petits-enfants.
Enfin, la communauté formée de plusieurs villages est la cité, au plein sens du
mot ; elle atteint dès lors, pour ainsi parler, la limite de
l’indépendance économique : ainsi, formée au début pour satisfaire les
seuls besoins vitaux, elle existe pour permettre de bien vivre. C’est pourquoi
toute cité est un fait de nature et l’homme par nature un animal
politique »[3].
On
se surprend presque à relire les notions élémentaires du politique en
constatant combien l’actuel « vivre-ensemble » est une parodie du
bien commun. Les Veilleurs rappellent tout simplement, dans le sillage de
Simone Weil, que les hommes ont besoin d’enracinement et de fidélité, de normes
intelligibles et fermes pour ne pas être balayé par le vent de la modernité. Il
faut être capable de se placer à hauteur d’homme, et non plus se vouloir être
au-delà de l’humain, pour retrouver le sens des générations et éprouver le
besoin naturel de solidarités concrètes. Cette mise au point s’accompagne d’un
éloge des frontières en grande partie reprise de l’ouvrage de Régis Debray. Il
ne s’agit pas, comme feignent de le croire les thuriféraires du cosmopolitisme,
de se barricader au sein d’un territoire strictement délimité, mais de rappeler
une nouvelle fois ce que dicte le bon sens (common decency) : la
frontière marque moins un obstacle infranchissable qu’un passage transitoire
qui filtre les entrées. Elle est comme une métaphore du foyer autour duquel les
membres d’une même communauté se retrouvent et se reconnaissent – ce qui
renvoie tout simplement à la socialité, au lien social. Et c’est seulement à partir
de cette identité première (et non exclusive) que les citoyens d’un territoire
sont en mesure d’accueillir les autres, ces étrangers dont la différence vient
enrichir la doxa commune. Encore faut-il ne pas se croire au-dessus des
autres, comme « émancipés » de sa propre histoire, et se présenter
comme les défenseurs de droits de l’homme qui ne sont que le paravent d’un parc
humain en voie d’abstraction complète.
Face
à ce diagnostic clinique et lucide dont les références montrent qu’il a
malheureusement été établi depuis déjà des décennies (Ellul, Anders, Weil,
Chesterton, Gramsci, etc.), on restera quelque peu sur sa faim vis-à-vis d’une
expression peu originale, « l’écologie intégrale », qui vise à
réconcilier la dignité humaine avec le respect de la biodiversité. Certes, il
s’agit une nouvelle fois de promouvoir une anthropologie classique qui fait de
l’homme un être de nature et de culture. Mais l’on peut s’interroger sur les
capacités mobilisatrices d’une formule que chacun peut reprendre à son compte
tant elle charrie des lieux communs : humanisme et environnementalisme.
Nous ne voulons pas ici jeter le bébé avec l’eau du bain, et saluons bien
volontiers un essai revigorant. Mais, quand tout le monde partage le même
diagnostic, il serait temps de passer à l’action et d’envisager des stratégies
qui visent, sinon à renverser le pouvoir, au moins à mener des attaques ciblées
contre le système de la bien-pensance et la gouvernance technocratique.
Espérons
que cette jeunesse, et toutes les autres générations, continuent à aiguiser leurs armes dans
les sous-sols culturels de l’Occident. Et que très bientôt, vont se lever d’autres
vents, plus rigoureux, plus glacés, plus violents, un « vent d’hiver »
aurait dit Michel Caillois.
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