lundi 22 février 2021

Gabriel Matzneff, Journal 2029

 



Quatrième de couverture : A présent que me voici un Immortel, à l'age non moins vénérable de 92 ans, il m'importe de publier le journal de ces deux années endiablées que furent 2019 et 2020 quand tout le monde voulait la peau de Gabriel Matzneff. Heliogabale c'est cet empereur que l'on dépeint infame et qui a toujours eu ma sympathie, aussi Heliogab, c'est moi, le proscrit, le pourchassé, le solaire finalement - Helios - qui comme l'astre revient toujours à sa place originelle, le centre du cosmos, la sienne. En dix ans donc quelle révolution que de me retrouver académicien. Le journal d'heliogab, c'est la nuit avant le jour, c'est l'empire des renégats, des quakers qui éclipsent sol invictus.

 

13 janvier, 11h, campo San giacomo dell orio, Venise : Après le coup de fil du jeune Cristobald qui me dit qu'à Paris, c'est toujours haro sur Gab la Rafale, je bois un roboratif prosecco ; c'est tout à fait le genre de tonique dont j'ai besoin. J'irai ensuite à la trattoria del ponte me remettre en forme avec une bonne bistecca ; les puritains et autres cul de plomb peuvent me pourchasser, ils n'auront pas raison de mon coup de fourchette ! Sursum Corda Gab ! Il fait beau, il fait bon, les bambins sortent de l'école en rigolant et en courant sous les micocouliers ; carpe diem ! La vie est belle !

 

 


 

 

  Retrouvez pastiches et contrepèteries dans le dernier numéro d'Idiocratie !


https://www.helloasso.com/associations/idiocratie/paiements/idiocratie-numero-moins-deux

mercredi 17 février 2021

Memento mori : Tonton David a tracé sa route

 


Tonton David est mort. Après Kirk Douglas, Jean Daniel, Max Von Sydow, Michel Hidalgo, Guy Bedos, Annie Cordy, Eddie Van Halen, Sean Connery, Diego Maradona, Rika Zaraï et Robert Hossein en 2020 ; après Phil Spector, Rémy Julienne et Larry Flint en ce début d’année, voici un autre géant qui met un genou à terre et dont les épaules d’Atlas ont fini par ployer sous le poids des ans. Tonton David, c’était avant tout « une belle personne », comme le confie, la gorge serrée par l’émotion, Jenyfer, une de ses fans de la première heure, un monstre de générosité qui dévorait la vie et la musique, ses deux plus grandes passions, à pleines dents. Mélomane avide, compositeur génial, chanteur aux textes engagés, et parfois clivants, comme en témoignent les chansons Chacun sa route (chanson thème du film-brûlot Un Indien dans la ville) ou ses albums Faut qu’ça s’arrête (sorti en 1999) et Best Of (sorti en 2002), Tonton David ne laissait personne indifférent. Le monde médiatique et la classe politique ont unanimement réagi à l’annonce de son décès. David Douillet a confié que la mort du reggaeman l’avait laissé « au tapis ». Jean-Marie Bigard a évoqué le rôle des services secrets américains sans donner plus de précisions. Le chanteur-compositeur Slimane a sobrement commenté « je suis trop dégoûté », Emmanuel Macron a annoncé qu’il saisirait cette occasion pour évoquer « en présence de jeunes, cette figure marquante pour la jeunesse ». Tonton David dérangeait c’est certain et on évoque même à mots couverts la possibilité d’un empoisonnement, une hypothèse que l’on prend, semble-t-il, très au sérieux au sein du gouvernement français. On ne manquera pas de remarquer d’ailleurs le silence éloquent observé par Vladimir Poutine depuis l’annonce du décès. Tonton David préparait un concept album avec l’artiste Boyd Rice, qui devait s’intituler « Total Wallah ». Ce dernier, très atteint par la mort de son collaborateur et ami, n’a pas souhaité commenter. 

 


 

Retrouvez la rubrique Memento mori dans le dernier numéro d'Idiocratie !

https://www.helloasso.com/associations/idiocratie/paiements/idiocratie-numero-moins-deux


 

 

mardi 16 février 2021

Suprémacistes, les gourous de la droite identitaire ?

 

         Tout est dans le titre : Suprémacistes, l’enquête mondiale chez les gourous de la droite identitaire ; difficile de faire plus accrocheur et plus trompeur puisque quasiment aucun des enquêtés ne se reconnaît dans une notion forgée par les services de renseignement et propagée par les médias anglo-saxons à la suite d’un lexique déjà très riche en la matière : l’« extrême droite radicale », l’« extrémisme ultra-droite », la « nouvelle radicalité de droite », le « nativism », le « populisme violent », etc.

 

 

L’auteur, Philippe-Joseph Salazar, avoue que ce titre putassier lui a été soufflé par sa maison d’édition quoiqu’il le reprenne à son compte et le justifie dans son introduction ; mieux, l’expression la plus appropriée lui semble être « racisme intégral » pour définir une idéologie « qui intègre la race comme facteur décisif d’une réflexion sur le politique ». On s’attend, donc, à retrouver un aréopage de néo-nazis et autres racialistes qui campent effectivement sur des positions suprématistes. Or, il n’en est rien ; il s’agit plutôt d’une série d’entretiens avec des intellectuels qui gravitent autour d’une droite culturelle et identitaire et qui tiennent le plus souvent des positions éloignées voire opposées les unes aux autres. De même, l’enquête qui se veut « mondiale » laisse accroire qu’il existerait une sorte d’« internationale blanche » prête à fondre sur le pouvoir quand la plupart des personnes rencontrées disent leur perplexité à l’égard de l’action violente et avouent leur impossibilité de se rejoindre sur des positions communes. 

On le sait, l’extrême-droite est un sujet porteur pour ceux qui aiment à se faire peur, tout particulièrement dans les salles de rédaction et chez les plus de 60 ans biberonnés au gauchisme soixante-huitard. Autant dire que sur ce point, l’ouvrage déçoit : les affreuses chemises brunes se révèlent bien pâles ! L’auteur lui-même en convient à plusieurs reprises tant ses rencontres se déroulent dans une atmosphère conviviale et autour de discussions qui mettent l’accent sur des points somme toute classiques et finalement assez peu ultra-droitiers : la nécessité d’un combat culturel à défaut de disposer d’une vraie puissance politique, l’inquiétude devant l’augmentation de l’immigration, le besoin de transmettre une connaissance qui dépasse les logiques purement marchandes, etc. Certes, deux ou trois excités (sur une dizaine d’entretiens) se laissent aller à des propos plus ethniques, comme par dépit et par défi face à une société qui leur échappe complètement.

         L’autre problème du livre réside justement dans cette compilation foutraque qui voit se côtoyer la carpe et le lapin. Le comble étant un chapitre consacré à la cinéaste Cheyenne-Marie Caron dont l’échange de messages avec l’auteur démontre qu’elle n’a rien à faire parmi les « gourous identitaires » – bien qu’elle y soit quand même, dans l’ouvrage ! Salazar, qui se présente toujours comme un intellectuel français, non sans une forme d’imbécile crânerie, ne porte pas beaucoup plus d’attention à ses concitoyens. Le chapitre consacré à la Nouvelle droite française, avec le compte-rendu expéditif d’un entretien avec François Bousquet, est tout simplement grotesque. Ainsi, la Nouvelle Librairie ressemblerait « plus à un mausolée égyptien (…) qu’à une base avancée de guérilleros culturels » tandis qu’Alain de Benoist, dont l’influence est pourtant reconnue, ne serait qu’un intellectuel compassé[1]. Salazar lui préfère largement Guillaume Faye qui, il est vrai, correspond davantage au titre de son livre et qui compte, en outre, beaucoup plus de « vu » sur YouTube ! Le chapitre consacré à Renaud Camus n’est guère plus convaincant : l’expression « Grand remplacement » parcourt tout le livre, à juste titre étant donné son succès médiatique, mais ne fait l’objet d’aucune analyse approfondie quand l’auteur se retrouve face à son concepteur. Il s’agit davantage d’une prise de contact cordial mais qui, étrangement, n’est suivie d’aucune autre conversation. 

 


         En vérité, Salazar est beaucoup plus à l’aise avec les activistes américains surtout lorsque ces derniers livrent un combat essentiellement numérique : chaîne YouTube, blogs, revues en ligne, communauté virtuelle, etc. Il faut dire que l’auteur est un excellent rhétoricien[2] mais se révèle un piètre philosophe et un quasi-ignorant de l’histoire et de la sociologie. Aussi perçoit-il avec une grande acuité la nouvelle ère numérique dans laquelle les idées politiques ne sont plus des concepts mais des « montages opportunistes » aspirés par les vents de l’actualité et par la frénésie des clics. Les jeunes Youtubeurs interviewés comme Greg Johnson et Keit Woods sont censés faire preuve de créativité en mélangeant les références pour lancer sur la toile des fragments choisis, des concepts simplifiés et des images mobilisatrices pour atteindre un large public – la fameuse viralité des réseaux. Peu importe le sens, l’incantation païenne côtoie les discours contre-révolutionnaires pour déboucher sur des positions suprémacistes bien confuses, comme l’illustrent parfaitement les tenues et les postures des factieux du capitole.

         Sur ce point, Salazar touche au plus près d’un phénomène contemporain dont la supposée extrême dangerosité laisse tout de même perplexe. Certes, le « magasin d’idées » de la droite identitaire semble bien rempli mais relève davantage du patchwork improbable que de l’élaboration doctrinale. Le courant « nordiciste » américain doit par exemple beaucoup plus à la série Viking qu’à la lecture des textes indo-européens ! Les deux entretiens les plus intéressants de l’ouvrage (avec les allemands Martin Lichnetz, Caroline Sommerfeld et Götz Kubitscheck) démontrent justement que ce sont les ancrages locaux, le tissage des liens culturels et la transmission d’un savoir être qui forment encore aujourd’hui les bases d’un combat politique de long terme et non pas le nombre de clics et de vus qui s’égrènent dans une communauté anonyme, virtuelle et sans lendemain.

Autrement dit, l’internationale blanche ou brune relève davantage du fantasme numérique que de la réalité politique. Quand on sait que chez Freud, le fantasme est la manifestation plus ou moins consciente d’un désir, l’on comprendra que l’extrême-droite demeure le meilleur ennemi des systèmes libéraux qui, dans leurs tournants autoritaristes, en agitent l’épouvantail pour effrayer les esprits critiques. Mais n’est pas gourou qui veut ! 

 


Commandez Idiocratie, la revue qui chevauche le tigre... et qui mord la poussière.



https://www.helloasso.com/associations/idiocratie/paiements/idiocratie-numero-moins-deux

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] L’attitude de Salazar à l’égard d’Alain de Benoist est difficile à comprendre : d’un côté, il reconnaît sa stature intellectuelle ainsi que son influence à l’échelle internationale et, de l’autre, il se moque de son esprit encyclopédique et de son positionnement complexe qui ne peut pas être réduit à l’étiquette « suprémaciste », loin s’en faut.

[2] A cet égard, on lira avec intérêt ses articles mises en ligne sur le site : https://www.lesinfluences.fr/_Philippe-Joseph-Salazar-644_.html

mercredi 10 février 2021

Voir Royan en absence. Plaisir à Nicole Garcia et à Marie N'Diaye



Dire la joie que m’a procurée l’attelage N’Diaye-Garcia, auteur et interprète, de Royan hier soir en absence à l’espace Cardin, dans un monde saturé de dithyrambes, effraye.

Pour la première fois depuis trente ans, je suis revenue au théâtre. C'était sur la toile, un faux direct devant une salle vide en compagnie de quelques 1700 spectateurs. Ont-ils, à mon instar, fait un, corps et âme, avec l’actrice, le texte ? Je n’en puis rien savoir. Sans doute est-ce très bien comme ça.  L’écran, avec exactitude, restitue le murmure du comédien exigé par Shakespeare dans Hamlet, en sa célèbre scène dite de “la souricière”. Surprenant quiproquo. D’ordinaire, metteurs en scène, scénographes, dramaturges et ingénieurs lumières condamnent les  acteurs à jouer baroque le maître du Baroque :  hurler en pleine lumière le texte fondateur du  murmure de l’authenticité, ce murmure, dont depuis 1966, avec le surgissement de Peter Handke sur la scène européenne, son Outrage au public, les pièces parlées demeurent la plus haute expression.

Outrage ou adresse au public, le professeur nous parle.

Ni prénom ni patronyme, le professeur nous dit le métier, la double injonction de faire aimer la littérature et de tenir au repos trente fauves affamés sans être dévorée. Être suffisamment ardente pour que l’amour de la chose littéraire naisse sans devenir la proie de ces jeunes gens, pressés de vivre, nuire ou se distraire, tout un. 

Rien de contextuel ici.  Immigration, islam, multilinguisme, urbanisme, analphabétisme et tout ce qui s’en suit  ne sont pas au programme.  Seule, la mise à nu du face à face d’un dompteur qui, pour tout fouet n’a que la lave ardente des mots, et d’un groupe encagé, abêti d’être groupe et furieux d’être contraint, importe. Parfois dans ce chaos, un individu surgit. Ce fut elle, Daniela, la suicidée de Royan, l’élève, la jeune fille, qui, le jetant sans pitié du troisième étage du lycée, s’est publiquement débarrassée d’un corps tellement  haï et si peu, par elle, respecté.

Je n’avais lu de Marie n’Diyae que  Hilda, quand j’ai décidé, par amour de Nicole Garcia,  de regarder la représentation sur la Toile de Royan. Hilda, dévoré debout dans les rayons de la librairie Compagnie, était un bon livre mais le personnage de l’auteur me déplaisait.  Gauchiste proclamée. Un peu exagéré tout de même de fuir la France de Sarkozy après avoir si bien supporté celle de Mitterrand. Là où disparurent nos espérances, patiemment démantelées par Tartuffe, l’instant où le veau d’or, sur l’air du “Temps des cerises”, prit le contrôle des âmes et des cœurs, là que le Commerce et l’Argent redevinrent rois, quand les Thénardiers se muèrent en copains, les intermitteux en Pitoëff, Mallarmé et Watteau, et que les écoles de Commerce  se virent autant considérées que les Universités,  bloquant toute possibilité d’insurrection et de même de refus. Ces années, comme un long cauchemar dont chacun se croit le rêveur avant que la réalité soudain n’éclate, hurlant l’hiver du déplaisir venu, éternel et tenace, m’ont toujours semblées, jours plus redoutables que, le règne éphémère de tel ou tel roitelet, également interchangeables, depuis que l’homme cessa d’être sapiens pour ne s’affirmer plus qu’economicus.  

Qu’importe. De Marie N’Diaye, la femme, ses faiblesses, ses secrets, ses préjugés et ses ombres,  je me fiche comme d’une guigne. L’auteur de Royan est admirable.  


J’étais venue voir - si l’on peut dire - Royan, non pour découvrir un écrivain ou entendre un texte mais pour voir Nicole Garcia, la plus étrange et la plus séduisante avec Fanny Ardant des comédiennes françaises. Je l’avais découverte en 1974, nulle il est vrai, dans les Caprices de Marianne où déjà sa présence, sa voix rauque, sa nervosité, sa minceur et sa force, sa rare beauté sauvage et blonde, comme cette manière particulière, sienne, de se mouvoir, d’habiter son corps,  faisaient d’elle, ô le mystère du don, avant même qu’elle ne le devint, une actrice à part entière. Je venais voir Garcia quand j’ai rencontré Marie N’Diaye.

Sur les traces de Julien Gracq, solfiant à la mort de Jean François Huguenin D’un élève on ne sait rien dans une des plus belles oraisons funèbres de la Littérature, partie, N’Diaye a relevé le défi et gagné, de haute lutte, les oreilles, la queue et le tour d’honneur ad hombre. 

Un professeur de Lettres, dont une des élèves s’est suicidée,  peine au pied de la cage d’escalier à rentrer chez elle. Elle imagine ou sait les parents de Daniela, la suicidée de dix-sept ans, qui l’attendent.

Un monologue en cinq mouvements comme une tragédie en cinq actes, ponctué par la minuterie d’un immeuble de béton. Une femme en talons plats et imper beige, pantalons larges et pull informe,  épuisée après une journée d’enseignement, devant une batterie de boîtes aux lettres...

Premier mouvement : outrage aux parents. Le modèle est hanckien, Outrage au public, Bienvenue au Conseil d’administration, ces années-là encore le théâtre était lieu d’attention à ce qui irrite, blesse et détruit pour jamais une société en érodant les âmes. Le théâtre avait cessé d’être lieu de vaudeville et de plaisir où les errements des cœurs amoureux et les vices du temps s’étalent, complaisamment cautionnés par Sainte Catharsis, providence des lâches et des paresseux, il était, c’était aussi là un autre de ses vices, militant mais parfois chez Ionesco, Handke, Beckett, aussi dans de petites salles, à l’abri du succès et de la renommée, ce lieu unique où la parole était entendue et où l'authenticité du murmure surgissait, éclairant d’une faible et formidable lumière la tragédie de l’homme. Ici celle d’un professeur, rencontrant Tessa,  La nymphe au cœur fidèle de Margaret Kennedy, l’Isabelle de l’Intermezzo de Giraudoux, attirée par le spectre : la jeune fille au cœur ardent, celle qui se découvre telle au miroir des mots de Marceline Desbordes-Valmore, la première femme poète à entrer au panthéon des Maîtres, heureuse Notre-Dame-des-Pleurs, aux pieds de laquelle, Verlaine, Rilke, Marie Noël et Aragon, reconnaissants, se sont agenouillés.

Outrage aux parents : à Vous, qui attendez devant ma porte pour comprendre, je n’ai rien à dire. A Vous,  qui prétendez avoir aimé et aimez votre fille, je voudrais dire à quel point je vous hais de l’avoir, sans mot dire et sans intervenir, laissé se rendre laide de sa propre volonté, avoir admis d’une si jeune personne toute indifférence au désir, l’avoir laissée affronter le lycée, bizarre, dépenaillée, suspecte et de ne l’avoir pas obligée à se présenter telle qu’il fallait être pour être acceptée. Vous êtes si cool. Pas moi !  

Deuxième mouvement, premier aveu,

Daniela était l’élève préférée d’un professeur qui, pour cela, la rudoyait. Souci d’impartialité ou terreur de sa propre faiblesse ?

Entrée dans la névrose professorale et la propre folie du personnage. A chacun, ses années douloureuses. Ils croient quoi les parents ? Que Daniela était l’unique spécimen d’une espèce nouvelle ? Et elle, le Professeur, arrivée à Marseille à l’âge de Daniela, chassée d’Oran par la guerre d’Algérie, dans ce sordide appartement, seule avec sa mère, matricide qui n’était pas passé à l’acte - croient-ils qu’elle ignorait ce qu’est l’instinct de mort ?  Elle se rendait belle, désirable, élégante, pour n’être ennuyée par personne. Contrairement à leur fille, le trésor qu’ils n’ont pas su garder, elle faisait en apparence ce que la société exigeait d’elle, au lieu d’afficher sottement sa révolte en se dé-féminisant, portant un immonde sarouel vert et nouant crasseusement ses cheveux à la mode rasta. 


Troisième mouvement, le professeur et les fauves à l'affût de la moindre faiblesse.

Savent-ils, ces parents aimants, ce que c’est qu’une classe et que l’élève est le prédateur de l’enseignant ? L’attention de Daniela, sa sensibilité rare à la poésie, l’avait mise, elle, le professeur, en danger.

Que croient-ils, les parents ? Qu’enseigner ou bosser n’importe où c’est pareil ? Parfois, un rayon de soleil, un soupçon d’air marin, entré, clandestin, dans la salle de classe lui fait monter les larmes aux yeux.  Ici Marie N’Diaye établit un parallèle discret entre les voyages La Rochelle/La Guadeloupe de Desborde-Valmore et ceux du professeur, Oran-Marseille, puis Marseille-Royan. En arrière plan toujours, une guerre, une révolution, un exil, une femme seule en charge d’une adolescente, la maladie, la douleur et la mort.

Quatrième mouvement dialectique. La folie du professeur. A se prétendre tellement intégrée et à paraître si parfaite, la professeur a épousé un jeune homme de bonne famille, un jeune homme idéal, parfait rejeton de ce que  Bourgeoisie offre de meilleur, feutre et confort, mutisme et hypocrisie. Elle a eu un enfant.  Une fille. L’ingrate l’a nourrie, sevrée et puis tout doucement, sur la pointe des pieds, s’en est allée, à Royan, ville tant de fois effacée et toujours reconstruite, à présent cité balnéaire et fleuron des “Laboratoires de recherches sur l’urbanisme” en compagnie du Havre, de Dunkerque, Toulon, Saint Dié et Calais. Elle s’est fait une bonne vie, une vie bonne,  ici où personne ne la connaît. Sa biographie omet l’excurcus marseillais, la jeune fille en proie au désir matricide, celle qui saura ne souffrir ni pleurer, capable de rejeter aussi son enfant est devenue une native d’Oran, professeur apprécié et femme estimée. Elle a des amis, des collègues… Garcia s’embrouille, bafouille, commence à perdre sa superbe et les pédales. Humour et distance mettent à bas notre stupeur et notre dégoût.

Cinquième mouvement, l’aveu.

Daniela n’a cessé de lui écrire. En vain, confessé le harcèlement dont, par sa faute à Elle,  le Professeur, qui disait la splendeur des mots et la douceur mystérieuse de pays inconnus, en vain avoué vouloir mourir. Jamais le professeur ne lui a répondu. Au contraire, tenu ferme son rôle, exigeant davantage. La souffrance de Daniela l’affolait, les nattes rastas, certains jours, devenues ces serpents qui sifflaient sur sa tête, signes de sa propre folie. Daniela, à ses bourreaux,  filles, qui lui soufflaient en passant des noms de shampoing et garçons qui, lui demandaient comment pouvait-on être si moche, murmurait : Qu’est-ce que je vous ai fait ? sans jamais obtenir de réponse et le professeur d’hurler aux parents de la jeune morte : Vous avez tant gâté votre fille que vous en avez fait un être impossible à aimer. Vous deviez l’endurcir, lui apprendre à résister à un monde brutal et de prendre pour exemple les mille gifles, par elle,  toute son enfance reçues de cette mère, qu’elle a souhaité étouffer sous un oreiller, durant une de ses ordinaires crises d’asthme et qu’elle bénit encore, à l’aube de la vieillesse de l’avoir si bien endurcie, protégée, jusqu’à ce que Daniela paraisse, élève miraculeuse qui la reconduit, sous nos yeux, dans l’antre de la folie.

Voilà tout.

Garcia, dirigée par son propre fils, Frédéric Bélier-Garcia, dans ce rôle de mère froide s’impose, effroyablement juste. La folle n’est pas l’hystérique mais celle ci, glaciale, réservée, casquée d’une impeccable blondeur dont le menton tremble soudain, évoquant la minuscule tache de vin, au menton du bébé qu’elle a abandonné. Froide encore, quand elle surjoue la crise d’asthme maternelle, qu’elle sait juste réponse à la situation : l’enfermement d’une pied-noir, habituée au soleil et à la liberté, dans un sordide appartement au fond d’une courette de ville sans lumière. Hivernale encore, quand elle avoue ne pas comprendre les parents de Daniela et remettre du rouge à lèvres chaque soir à l’heure de descendre sa poubelle. Etre folle signifierait ici répondre au monde.

Rarement le paradoxe du professeur - charge qui ne peut être accomplie - n’aura été démasqué avec plus de rigueur et interprété aussi fidèlement par une comédienne, maître, un pléonasme, du Paradoxe.

Ce murmure de l’authenticité passe par une technique, un métier. Garcia allume fiévreusement une cigarette et manque de mettre le feu à l’immeuble, renverse son cartable en ouvrant sa boîte aux lettres, ses mains bougent peu, excepté pour signifier et la voix sait des modulations qu’aucun laïc (non comédien) ne saurait. Ses pas décidés ne la mènent nulle part et son corps de lumière, sous les feux de la rampe, sans vergogne, du haut de ses soixante-dix ans triomphants et sonnés, fait la nique à l’épaisseur douloureuse d’un corps d’adolescente outragé, martyrisé… libéré par l’indicible, que constitue le suicide d’un enfant.  

L’attelage est en fait un trio. Un fils remercie sa mère d’avoir été ce qu’elle fut, un auteur offre un rôle à une actrice qui, trois fois déjà l’a interprété, et l’actrice, tour à tour et Seyrig et Duras, fait sourdre en filigrane de son jeu la question ou déesse F, la féminité et ses furies,  Maternité, Castration, Soumission, Séduction avec une délicatesse et une grâce dont Seyrig a fixé le modèle, Desborde-Valmore le tremblé et Duras la folie.

Pour clore cet éloge, l’exactitude tendre du Breakfast club, revisité par une consœur de Jelinek, interprétée par une comédienne, qui, des contre-modèles inventés, King Kong théorie,  par les femmes pour rivaliser avec les mâles, se contrefiche avec une rare et splendide insolence.