samedi 31 mai 2014

Royaume



         Cela passe
         Dans le ciel, les veines et les fleurs
         Comme un vent léger
         Une brise d’été
         Se pose sur le cœur
         Embrase l’être,

         Cendres volées
         Amours enfuies.



mercredi 21 mai 2014

Politiquement pervers

          Lassé d'être emprisonné politiquement entre le correct et l'incorrect, le Professeur du dimanche tente de réconcilier les deux camps pour les renvoyer à leur hystérie partagée. La modernité est-elle décidément incompatible avec le pluralisme ?

La démocratie contemporaine — dont la substance se réduit à la gestion statistique des hommes et des choses en vue du libre développement du marché — tient désormais lieu de fin de l’histoire. Sur ce fond de toile aseptisée gronde néanmoins une nouvelle guerre, symptomatique de cette condition post-politique. Elle oppose deux camps irréductibles : celui du politiquement correct et celui du politiquement incorrect.

Le camp du politiquement correct se veut le héraut des valeurs issues des droits de l’homme : antiracisme, droits à la différence, antifascisme, droits des sans-papiers… Le camp du politiquement incorrect constitue un bloc plus hétérogène mais a en commun, souvent au nom de l’anticommunautarisme ou du pays réel contre le pays légal, de retourner l’argumentaire du politiquement correct contre lui : ce sont les antiracistes qui sont racistes, les antifascistes qui sont fascistes, les droits de l’hommiste qui bafouent les droits de l’homme, etc.



Clinique de l’hystérique et du pervers

Ces deux camps sont souvent empreints des symptômes cliniques suivants : le partisan du politiquement correct est souvent atteint d’hystérie, dans la mesure où le souverain Bien dont il se veut le prophète ne souffre pas la contradiction ou la critique. De telles atteintes contre les principes sacrés qu’il défend constituent au mieux un blasphème, au pire une hérésie. Quant au partisan du politiquement incorrect, il présente souvent les symptômes du pervers : en effet, grâce à l’énonciation de vérités douloureuses à entendre pour les partisans du politiquement correct qui sont dans un déni de réalité, il entend faire passer une idéologie souvent bien différente de l’objectivité des faits, souvent mâtinée de grilles de lectures identitaires, conservatrices, sécuritaires, etc. Nous noterons qu’il existe des variantes : le camp du politiquement correct peut être pervers à son insu, c’est son côté niais (par exemple en soutenant au nom des droits de l’homme une intervention qui va empirer les conditions de vie d’un pays). Cependant, le niais du politiquement correct n’est pas Forrest Gump, lequel n’est porteur d’aucune idéologie ni d’aucune valeur en tant que telle : balloté par les événements de l’histoire, seul compte le maintien de bonnes relations avec ses proches. Derrière le niais du politiquement correct se retrouve un personnage autrement plus complexe et dangereux, au visage de Janus : c’est à la fois Zazie chantant son titre « Tout le monde il est beau tout le monde il est gentil », et le journaliste Philippe Tesson déclarant le 9 janvier 2014 sur Radio classique, à propos de Dieudonné : « Il n’y a pas de pitié pour ça. Ce type, sa mort par exécution par un peloton de soldat me réjouirait profondément. Je peux aller jusque-là. Pour moi, c’est une bête immonde donc on le supprime et c’est tout (…) Je signe et je persiste. »
Comme le souligne Charles Denner dans le film L’aventure c’est l’aventure (1972), œuvre d’autant plus oubliée qu’elle opérait une critique en règle de tous les dogmatismes politiques, il faut toujours se méfier de « ces individus qui clament sans cesse "aimez-vous les uns les autres" et qui tuent les autres. »
D’autre part, le tenant du politiquement incorrect peut aussi être hystérique, même si cela est relativement rare. Cela s’explique souvent par le fait que ce militant du politiquement incorrect se veut à la fois le pourfendeur de la niaiserie et le défenseur d’une certaine théologie politique dont la dimension sacrée est intouchable, c’est le cas par exemple d’Alain Finkielkraut et d’Elisabeth Levy pour tout ce qui touche Israël.
Lorsque Michel Foucault brosse le portrait du « polémiste » pour mieux le dénoncer, il est difficile ne pas faire le rapprochement avec le héraut du politiquement correct :

Le polémiste (…) s'avance bardé de privilèges qu'il détient d'avance et que jamais il n'accepte de remettre en question. Il possède, par principe, les droits qui l'autorisent à la guerre et qui font de cette lutte une entreprise juste ; il n'a pas en face de lui un partenaire dans la recherche de la vérité, mais un adversaire, un ennemi qui a tort, qui est nuisible et dont l'existence même constitue une menace. Le jeu pour lui ne consiste donc pas à le reconnaître comme sujet ayant droit à la parole, mais à l'annuler comme interlocuteur de tout dialogue possible, et son objectif final ne sera pas d'approcher autant qu'il se peut d'une difficile vérité, mais de faire triompher la juste cause dont il est depuis le début le porteur manifeste. Le polémiste prend appui sur une légitimité dont son adversaire, par définition, est exclu.Il faudra peut-être un jour faire la longue histoire de la polémique comme figure parasitaire de la discussion et obstacle à la recherche de la vérité. (…)  Il y a les effets de stérilisation : a-t-on jamais vu une idée neuve sortir d'une polémique ? Et pourrait-il en être autrement dès lors que les interlocuteurs y sont incités non pas à avancer, non pas à se risquer toujours davantage dans ce qu'ils disent, mais à se replier sans cesse sur le bon droit qu'ils revendiquent, sur leur légitimité qu'ils doivent défendre et sur l'affirmation de leur innocence. Il y a plus grave : dans cette comédie, on mime la guerre, la bataille, les anéantissements ou les redditions sans condition ; on fait passer tout ce qu'on peut de son instinct de mort. Or il est bien dangereux de faire croire que l'accès à la vérité puisse passer par de pareils chemins et de valider ainsi, fût-ce sous une forme seulement symbolique, les pratiques politiques réelles qui pourraient s'en autoriser.[1]



Le polémiste peut certes se retrouver dans le camp du politiquement incorrect mais ses propos ne s’intègrent pas dans l’idéologie dominante. Il faudrait faire une généalogie du politiquement correct en termes de pouvoir (et de faculté de lynchage qui y est associée), à partir notamment des termes disqualifiant d’emblée les propos de l’adversaire : « anarchiste » lors de la révolution française, « bolchevik » au début du siècle, puis « fasciste » après 1945… À noter que les premiers à invectiver leurs adversaires de ces noms d’oiseaux, toujours sur le mode de l’incantation et de l’hystérie, sont souvent ceux qui entendent maintenir un ordre établi consacrant la liste de ceux qui pensent correctement. Ainsi Michel Onfray, pour son livre attaquant Freud, Jacques Sapir soutenant la sortie de l’euro, ou encore Frédéric Taddeï pour avoir osé le pluralisme sur ses plateaux de débat, ont parmi d’autres pu faire les frais de campagnes de diffamation aussi absurdes que violentes. On en viendrait presque à se demander, paradoxalement, s’il est possible de concevoir un antifascisme qui ne soit pas antidémocrate. Pasolini avait déjà dit l’essentiel sur ce sujet.
Certes, le partisan du politiquement incorrect a son point Godwin : précisément le « politiquement correct », équivalent poli de la « niaiserie », qui lui permet de disqualifier son adversaire et mieux faire passer ses idées souvent réactionnaires. Comme le soulignait Derrida, « Dès que quelqu'un s'élève pour dénoncer un discours ou une pratique, on l'accuse de vouloir rétablir un dogmatisme ou une "correction politique". Cet autre conformisme me semble tout aussi grave. Il peut devenir une technique facile pour faire taire tous ceux qui parlent au nom d'une cause juste.[2] » La question intéressante que soulève ici Derrida est le problème du contenu normatif des propos. Outre le fait qu’il reconnaisse que le politiquement correct relève d’un conformisme « aussi grave » que le politiquement incorrect, il lui prête néanmoins l’intention de défendre une juste cause (ce qui ne serait pas le cas du politiquement incorrect, mais on peut se demander si ici Derrida ne fait pas montre précisément d’un certain dogmatisme). Certes le contenu a son importance, et toute société a besoin pour vivre en commun d’un minimum de valeurs communes. Cependant, il importe de faire la distinction entre le souverain Bien et des valeurs communes. Le souverain Bien ne souffre pas la contradiction, il trace une ligne entre le sacré et le maudit, entre la pensée légitime et la pensée illégitime, légale et illégale. Ce qui importe, c’est que les masses incultes intègrent cette ligne. Dans cette perspective, nous ne sommes plus dans le cadre normatif d’une démocratie mais dans celui d’un régime totalitaire. Nous ne sommes plus dans la morale, qui suppose avant tout un respect de l’autre (y compris et surtout si c’est un adversaire) mais dans le moralisme concourant à transformer l’espace public du débat en une société de policiers et de criminels.


En d’autres termes, le politiquement correct et le politiquement incorrect sont les deux faces d’une même tarte à la crème incarnant l’absence des facultés — remettre en question, débattre, penser et juger — sans lesquelles la démocratie est impossible.

L’art perdu de la controverse

Car c’est bien de démocratie au fond qu’il s’agit et que cette dialectique met à mal. Comme l’avait déjà remarqué Christopher Lasch, l’information et les médias, qui sont autant d’outils indispensables à la formation du citoyen « éclairé » en démocratie, ne peuvent être évalués qu’à l’aune du débat dont ils sont l’expression et le produit. « C’est le déclin du débat public, et non pas le système scolaire (quelle que soit, par ailleurs, sa dégradation) qui fait que le public est mal informé, malgré toutes les merveilles de l’âge de l’information. Quand le débat devient un art dont on a perdu le secret, l’information aura beau être aussi facilement accessible que l’on voudra, elle ne laissera aucune marque. Ce que demande la démocratie, c’est un débat public vigoureux et non de l’information. Bien sûr, elle a également besoin de l’information, mais le type d’information dont elle a besoin ne peut être produit que par le débat. Nous ne savons pas quelles choses nous avons besoin de savoir tant que nous n’avons pas posé les bonnes questions, et nous ne pouvons poser les bonnes questions qu’en soumettant nos idées sur le monde à l’épreuve de la controverse publique.[3] » À partir de ce postulat découle l’éthos, mieux, la morale de l’homme démocratique à la fois dans son rapport à la vérité et dans sa relation à l’autre. Ici encore, Michel Foucault a bien perçu les caractéristiques de la dimension dialogique (où l’autre est considéré) qui s’oppose à la dimension polémique (où l’autre est nié) :

J'aime discuter et aux questions qu'on me pose je tâche de répondre. Je n'aime pas, c'est vrai, participer à des polémiques. Si j'ouvre un livre où l'auteur taxe un adversaire de « gauchiste puéril », aussitôt je le referme. Ces manières de faire ne sont pas les miennes ; je n'appartiens pas au monde de ceux qui en usent. À cette différence, je tiens comme à une chose essentielle : il y va de toute une morale, celle qui concerne la recherche de la vérité et la relation à l'autre. Dans le jeu sérieux des questions et des réponses, dans le travail d'élucidation réciproque, les droits de chacun sont en quelque sorte immanents à la discussion. Ils ne relèvent que de la situation de dialogue. Celui qui questionne ne fait qu'user du droit qui lui est donné : n'être pas convaincu, percevoir une contradiction, avoir besoin d'une information supplémentaire, faire valoir des postulats différents, relever une faute de raisonnement. Quant à celui qui répond, il ne dispose non plus d'aucun droit excédentaire par rapport à la discussion elle-même ; il est lié, par la logique de son propre discours, à ce qu'il a dit précédemment et, par l'acceptation du dialogue, à l'interrogation de l'autre. Questions et réponses relèvent d'un jeu -d'un jeu à la fois plaisant et difficile -où chacun des deux partenaires s'applique à n'user que des droits qui lui sont donnés par l'autre, et par la forme acceptée du dialogue.[4]

D’autre part, la démocratie, inconcevable sans débat, oblige les citoyens « à articuler leurs conceptions, à les mettre en danger et à cultiver les vertus de l’éloquence, de la clarté de pensée et d’expression, et du jugement solide.[5] » Nous touchons là à un élément fondamental dans la mesure où il empêche la possibilité même du débat : la peur de se confronter, la peur d’idées étrangères au corpus dominant (là encore il faudrait faire la généalogie de la xénophobie intellectuelle). Or, comme le rappelle Hannah Arendt, « Il n’existe pas de pensées dangereuses ; c’est la pensée elle-même qui est dangereuse, mais le nihilisme n’est pas son produit. Le nihilisme n’est que l’autre face du conformisme (…)[6]. » L’acte de penser est un engagement où l’on risque de remettre en cause ses préjugés, en cela c’est un préalable à l’acte de juger, d’évaluer, faculté politique par excellence. Ce à quoi Arendt ajoute que le jugement a pour objet le particulier que l’on ne peut subsumer sous des règles générales.

Le débat et la controverse, qui supposent l’intégration de l’adversaire dans un dialogue et non la destruction d’un ennemi, ainsi que la mise en pratique de la pensée et du jugement, constituent sans doute les meilleurs préservatifs contre la niaiserie et la réaction mais aussi les meilleurs atouts pour la redécouverte des vertus démocratiques.



Texte repris chez les Apaches


[1] Michel Foucault, « Polémique, politique et problématisations » ; entretien avec P. Rabinow, mai 1984 in Dits Ecrits tome IV, texte n°342.

[2] Jacques Derrida, De quoi demain…, Fayard, Galilée, 2001.

[3] Christopher Lasch, La révolte des élites et la trahison de la démocratie, Flammarion, 2007, p.168.

[4] Michel Foucault, op.cit.

[5] Lasch, La révolte des élites, op.cit. p.177. Nous soulignons.


[6] Hannah Arendt, Responsabilité et jugement, Payot, 2009, p. 233.

dimanche 18 mai 2014

Chiffres à l'appui

            En France, on a toujours pas de pétrole mais comme on est aussi à court d'idées, on produit de l'indignation. Dans le domaine, on peut même dire que notre pays, pour une fois, n'est pas en retard, et même qu'il excelle. Depuis bientôt trente ans que les artistes de la repentance et les grossistes en culpabilisation ont profité de l'engouement pour le charity business et le développement associatif pour peaufiner leur boniment, ils ont eu le temps d'acquérir une véritable expertise professionnelle en la matière. SOS Racisme, CRIF, CRAN, MRAP et consorts ont compris rapidement que la compassion était une valeur médiatique et ont pris leur part dans l'édification d'un grand marché des changes de la revendication communautaire. Avec le complaisant soutien des pouvoirs publics, il est devenu tout à fait naturel de transformer le devoir de mémoire en stratégie de communication, l'antiracisme en religion d'Etat et l'antifascisme en concept à tout faire et principale arme à employer contre tous ceux qui s'aviseraient de dénoncer la balkanisation intellectuelle et l'inflation constante des revendications et demandes de réparation. Le sociologue Paul Yonnet a su, avec beaucoup de courage, dénoncer dans les années quatre-vingt-dix, dans son ouvrage Voyage au centre du malaise français, cette forme de racialisme inversée dont SOS Racisme a été le premier instigateur et dont le CRAN ou le MRAP sont les parfaits continuateurs. La logique a cependant été poussée si loin que les chefs de file des mutins de Panurge s'autorisent aujourd'hui toutes les absurdités, allant parfois jusqu'à indisposer leurs propres coreligionnaires. C'est le cas du CRAN et c'est celui d'Aymeric Caron.



            Commençons par le CRAN. Le Conseil Représentatif des Associations Noires, dont l'acronyme seul est la démonstration éclatante de ce que Paul Yonnet avait payé si cher de vouloir expliquer avec trop de lucidité, va très loin dans le ressentiment identitaire et l'instrumentalisation victimaire. Si loin, que, par la voix de son représentant, M. Louis-Georges Tin, on apprend que le CRAN a décidé, à l'occasion de la commémoration de l'abolition de l'esclavage, de réclamer aux institutions et aux descendants des familles impliquées dans la traite négrière une compensation financière pour les crimes de leurs aïeux. On se doute que la démarche s’apparente plus à un appel discret à la réévaluation des subversions publiques, qu'à une entreprise d’extorsion réellement susceptible d'aboutir, du moins on l’espère. Louis-Georges Tin ne semble pourtant éprouver aucune gêne à exiger des familles et entreprises concernées le paiement de son « impôt », comme n’importe quel mafieux qui demanderait un petit geste en échange de sa « protection » : « Nous les invitons à rentrer en contact avec des associations ou des municipalités pour voir comment elles pourraient contribuer d'une manière ou d'une autre à des réparations», explique le président du CRAN. «En fonction, nous verrons si nous donnons des suites judiciaires». Grand prince le Louis-Georges…
            Le caractère ridicule, absurde de la démarche peut faire sourire. Elle est pourtant inquiétante. Quelles mesures serait prêt à réclamer le CRAN pour que les descendants des « responsables » soient identifiés et que la culpabilité de leurs aïeux soient en toute équité et légalité établie ? Cela signifie-t-il que Nantais et Bordelais doivent dès à présent se ruer dans les archives départementales pour éplucher nerveusement leurs arbres généalogiques et tâcher de démontrer qu'il n'y avait pas d'esclavagistes dans leur lignée ? Dans le cas contraire, est-il possible de démontrer à Louis-Georges Tin qu'il n'existe pas de gène de l'esclavagisme encore scientifiquement reconnu, qui puisse permettre de réclamer une quelconque réparation à d'hypothétiques descendants quelques trois cent ans après les événements incriminés ? La proposition est non seulement affolante de bêtise mais elle en devient réellement inquiétante quand on se rend compte finalement qu’elle revient tout simplement à justifier la spoliation au nom d’une instrumentalisation de l’histoire et d’une forme nouvelle de reconnaissance droit du sang : une sorte de wergeld rétroactif et plurigénérationnel. Les heures les plus sombres disiez-vous ? 



            Passons à Aymeric Caron. Tous les combats se valent, toutes les horreurs se ressemblent et toutes les indignations sont bonnes à prendre, semble-t-il, pour le chroniqueur de Laurent Ruquier. Le message passé par Aymeric Caron au cours de la fameuse séquence coupée par France 2 est limpide. Caron, face à Arcady, venu parler de son film sur Ilan Halimi, s’est lancé, semble-t-il, dans un plaidoyer laborieux pour expliquer que la mise à mort à la fois crapuleuse et barbare d’Halimi ne devait pas masquer la montée des actes islamophobes et que Mohamed Merah aurait par ailleurs certainement expliqué ses crimes au nom des enfants tués par l’armée israélienne. La bêtise du propos a entraîné de faux procès et, là encore, le devoir de mémoire fut encore brandi fort mal à propos tant on peut dire que les affirmations de Caron ne témoignent pas d’un antisémitisme larvé chez le chroniqueur d’On est pas couché mais seulement d’une imbécilité assumée. Ce n’est pas le scandale du moment, c’est seulement l’esprit de l'époque. Le XXe siècle avait été celui de la table rase, le XXIe siècle sera celui du grand nivellement. Remettons tout à plat camarades et surtout les encéphalogrammes ! Nivelons, nivelons et piochons à loisir nos indignations de commandes dans le vaste menu que nous offre le monde. Ce ne sont pas les nobles causes et les colères justes qui manquent et l’on a pas attendu Stéphane Hessel pour s’enflammer pour des conflits qui ne nous regardent pas et faire de grandes déclamations la main sur le cœur pour prendre fait et cause pour des gens qui se contrefichent de notre généreux souci. Nos ancêtres, ces ringards, n’avaient pour eux que des indignations locales et des colères de villages ; nous qui sommes de vrais citoyens du village planétaire, nous pouvons mettre désormais les pieds dans le plat là où ça nous chante, voler au secours des enfants du monde entier et courageusement souffleter les dictateurs et les salauds derrière notre écran. A l’heure de la mondialisation et de la révolution des nouvelles technologies de l’information et de la communication (…etc…etc…), il y a cependant trop de causes à défendre, de tendres orphelins et de veuves éplorées. On ne peut pas contenter tout le monde alors il faut bien choisir. Avec ses petites fiches, Aymeric Caron a donc investi dans une valeur sûre : la cause palestinienne.
            Les malheureux palestiniens servent de prétexte à tout le monde. Les gouvernements des pays arabes se servent d'eux dès qu’ils ont besoin de s’appuyer sur la naïveté de la rue pour faire oublier leur incurie politique tandis qu’en France la cause palestinienne aura trouvé les avocats les plus improbables : de ceux qui, à droite, se rêvent en nouveaux croisés de l’anti-impérialisme et font mine de verser dans un tiers-mondisme bienveillant, jusqu’aux éternels donneurs de leçon qui, à gauche, produisent de l’indignation mondialisée à l’hectolitre. Aymeric Caron qui s’était fait un métier de traquer l’Infâme, le fasciste et le réactionnaire à longueur de chroniques rejoint soudain, par la magie de ses rapprochements vaseux, le camp d’un certain humoriste judéocentré dont il avait pourtant, la main sur le cœur lui aussi, dénoncé avec force les dérapages. Mais comment le conflit israélo-palestinien a-t-il réussi à s’inviter dans une discussion qui avait pour sujet un fait divers sordide, mêlant le nihilisme le plus sauvage à la cupidité la plus veule ?
L’ouvrage de Morgan Sportès, Tout, tout de suite, qui avait évoqué, avant le film d’Arcady, l’assassinat d’Ilan Halimi, propose un constat glaçant : dans une société rongée par un matérialisme débilitant, qui fait hypocritement de la victimisation une quasi religion d’Etat, les victimes ne comptent pour rien. Elles sont réifiées, elles ne sont qu’une monnaie d’échange, qui peut être idéologique, comme l’a démontré cette fois Aymeric Caron en élaborant ce rapprochement affligeant entre le meurtre d’Ilan Halimi, la montée des actes islamophobes et les crimes supposés ou réels de l’armée israélienne. Ce faisant, Aymeric Caron sacrifie à un culte toujours en vogue parmi politiques, politologues, chroniqueurs ou journalistes : la religion du chiffre. Ce n'est pas vrai, tenez, vous voyez bien que vous dites n'importe quoi ! J'ai les CHIFFRES moi ! Le souci c'est que tout le monde a des chiffres à se balancer au visage dès qu'il s'agit de défendre son clocher, son pré carré et les moutons qui vont avec. Le problème c'est aussi qu'on ne se sert pas des froides statistiques d’un conflit pour excuser les actes d’un pauvre type qui a assassiné des enfants de sang-froid dans la cour de leur école ou les actes écœurants d’une troupe de kidnappeurs et de bourreaux à la petite semaine, tout ceci au nom de la montée des actes islamophobes. Bien sûr Aymeric Caron s'est récrié, il a  accusé ses accusateurs d'avoir outrageusement simplifié ses simplifications, amputé ses demi-vérités et déformé ses raccourcis.

Roman Opalka

            Rendons-lui donc justice : Aymeric Caron n'est pas antisémite, il n'est rien. Il existe d'authentiques antisémites qui camouflent derrière leur prétendu intérêt pour la cause palestinienne leur philosophie d'esclaves consistant à ne pouvoir se définir qu'en fantasmant un ennemi idéal et à nommer cela une pensée. Aymeric Caron n'en est pas là. Lui symbolise une autre dérive, assez semblable cependant à la précédente, celle d'une gauche paillette qui n'a plus d'autres outils de pensée qu'un manichéisme opportuniste qui a assuré sa domination médiatique mais la condamne aujourd'hui à une triste sclérose. Les représentants de la pensée unique, de la bienpensance, ont pratiqué avec tellement de bonne conscience la politique de la terre brûlée qu'ils ont calciné tout ce qui pouvait leur tenir lieu de doctrine et de discours. Ils ne sont plus rien et ressemblent à ces personnages de Beckett réduits à ressasser inlassablement des anathèmes qui ne signifient plus rien. Le politiquement correct va, semble-t-il, peiner de plus en plus à étendre les incendies provoqués par ses propres pyromanes qu'ils soient devenus complètement incontrôlables comme Dieudonné ou qu'ils se prennent simplement les pieds dans le tapis comme Aymeric Caron.
            L'atmosphère dans ce pays devient chaque jour un peu plus irrespirable, et ce n'est pas seulement dû aux micro-particules. Il convient donc de désigner quelques responsables de la dangereuse dégradation du climat social et politique avant que nos amis du désastre ne se drapent comme ils le font d'habitude dans leur dignité offusquée pour proclamer qu'ils avaient bien pronostiqué un retour de la haine dont ils auront finalement été les principaux artisans. En attendant, il est déjà utile de rappeler aux indignés à la carte ce qui est sans doute trop choquant à reconnaître pour eux : c'est que les victimes de Fofana et de Merah étaient françaises et qu'en vertu d'une forme de solidarité nationale qui semblent sans doute aujourd'hui surannée, on pleure d'abord les victimes de la haine et de la violence parmi ses concitoyens et dans son pays avant d'aller chercher chez les conflits des autres les raisons d'excuser leurs meurtriers.


De l’idée malsaine d’instaurer une sorte de dîme rétro-historique très sélective à la tentation de vouloir faire passer les assassins pour des martyrs au nom de la solidarité palestinienne, l’hygiène de l’indignation commence à faire tache. 


Article également publié sur Causeur.fr

dimanche 11 mai 2014

Uomini contro ("Les hommes contre")


Gebirgskrieg, la « guerre de la montagne », c'est ainsi qu'Allemands et Autrichiens nommaient le conflit qui les opposaient, au cours de la première guerre mondiale, à l'armée royale italienne dans les Alpes, il y a quatre-vingt dix neuf ans. Les premières salves du conflit ont été tirées par la marine italienne le 24 mai 1915 contre la ville autrichienne de Cervignano del Friuli, tandis que la flotte austro-hongroise bombardait Ancône, et le premier mort italien, Riccardo di Giusto, tombe le même jour face à l'ennemi. De 1915 à 1918, l'Italie perdra 650 000 hommes dans une guerre de position sanglante, version alpine de la guerre de tranchées qui s'installe sur le front de l'ouest. Les tranchées, boyaux et fortifications des Italiens et des Autrichiens sont taillées elles dans la roche et les combats se déroulent quelquefois à plus de trois-mille mètres dans des conditions si épouvantables qu'il est difficile de se les figurer. 

         L'action de Uomini Contro, « Les hommes contre » en français , film italien réalisé en 1970 par Francesco Rosi, se déroule au cours des cinquième et sixième batailles de l'Isonzo, menée entre février et août 1916, alors que les Austro-Hongrois s'emparent du plateau de l'Asagio. Ces affrontements se sont inscrits dans le cadre de la campagne de l'Isonzo, une série de douze offensives majeures qui vont saigner à blanc progressivement, tout autant l'Autriche-Hongrie que l'Italie. Le film est inspiré du roman Un anno sull’altipiano, « Un an sur les hauteurs », publié en 1938 par Emilio Lussu, un Italien interventionniste qui raconte son expérience des combats autour du plateau d'Asagio au sein de la Brigade Sassari, unité majoritairement composée de Sardes et l'une des plus décorée de la première guerre mondiale.

         Les clichés et les contre-vérités ont la vie dure en histoire car ce sont toujours les vainqueurs qui monopolisent le récit des  événements. Tout comme le mythe d'une armée française qui n'aurait presque pas combattu en mai 1940, il ressort aujourd'hui, d'une version officielle très expurgée et très simplifiée de la guerre de 14-18, que l'Italie s'est illustrée avant tout par l'opportunisme de son gouvernement et l'incompétence de ses armées, sanctionnée par le désastre de Caporetto en novembre 1917. Les commémorations n'ayant pas pour seul but de balader les préfets et les présidents mais ayant également pour fonction,  selon le sens original de commemorare, d' « avoir mémoire », elle peuvent donc utilement servir à rappeler le détail d'événements parfois mal connus et de parler aussi des œuvres qui les ont rappelé mais ont sombré elles-mêmes dans l'oubli. Du front austro-italien en 1915-1918, on dira simplement qu'il fut un tel enfer qu'il fit sortir le fascisme et une conception nouvelle de la violence des tranchées de pierre de l'Isonzo. De Uomini Contro, on peut dire qu'il représente, avec Les Sentiers de la gloire de Kubrick, Pour l'exemple de Joseph Losey ou Johnny got his gun de Dalton Trumbo, l'une des œuvres les plus engagées et les plus dures ayant pour sujet la première guerre mondiale. Les sentiers de la gloire et Pour l'exemple (King & Country dans le titre original) sont très similaires en ce que le réalisme de la représentation des tranchées est quelque peu atténué par une figure d'officier humaniste : le colonel Dax (Kirk Douglas) pour Les sentiers de la gloire et  le capitaine Hargreaves (Dirk Bogarde) pour Kings and country. Le propos et le positionnement politique de Francesco Rosi sont plus radicaux cependant que ceux de Kubrick ou de Losey, tout simplement parce que la réalité politique du front italien est toute autre que celle du front de l'ouest. 


         Si, dans les Les sentiers de la gloire ou Pour l'exemple, le soldat Férol (joué par Timothy Carey, « l'acteur le plus maléfique d'Hollywood ») ou le simplet Arthur Hamp (Tom Courtenay), illustrent le destin d'individus modestes happés par le conflit et sa logique absurde, Les hommes contre va beaucoup plus loin dans la figuration de la lutte des classes au sein même des tranchées. Le général Leone (Alain Cuny), évocation du général Luigi Cardona, dont le nom reste attaché à la boucherie et à la défaite de Caporetto, envoie les hommes de troupe au massacre, se révélant tout au long du film toujours plus inhumain, aveugle et fanatique. La scène durant laquelle il réclame des volontaires pour aller couper des barbelés sous le feu des mitrailleuses, équipés de la cuirasse Farina, témoigne à elle seule de l'absurde logique d'un conflit industriel dans lequel ceux qui prennent les décisions sont encore, en termes militaires, des hommes d'avant-Clausewitz, et qui n'ont pas plus intégré le concept de guerre totale que celui de conflit industriel. Les cuirasses Farina ont réellement existé, elles ont été produites à une trentaine d'exemplaires et quelques utilisations sur le champ de bataille ont suffi à démontrer que l'armure ne pouvait décidément plus rien contre les mitrailleuses. Sur le front de l'ouest, l'initiative eu son équivalent avec l'invention et l'utilisation en France de la brouette blindée, tout aussi absurde et meurtrière. Dans le film de Rosi, les malheureux soldats qui avancent lourdement, à demi hébétés et aveugles, sont fauchés en une passe de mitrailleuse. 

         Face au général Léone, deux personnages incarnent deux types politiques qui vont jouer un rôle majeur dans l'Italie d'après-guerre. Le lieutenant Sassu (Mark Fréchette) tout d'abord, avatar d'Emilio Lussu, l'auteur d'« Un an sur les hauteurs », un jeune sarde idéaliste et interventionniste qui est confronté brutalement à la réalité de la guerre et à l'inanité des décisions prises par les haut-gradés. Le lieutenant Ottolenghi ensuite (incarné par Gian Maria Volonté), socialiste convaincu, qui explique à Sassu, alors que des mutineries éclatent au sein du régiment, qu'il faudra bien aller jusqu'au bout et en terminer une bonne fois pour toute avec les gradés et les généraux donneurs d'ordres imbéciles. « Et qu'est-ce que vous ferez quand vous aurez tué tous les généraux ?», demande Sassu. « On montera plus haut », rétorque Ottolenghi. Uomini Contro est ainsi traversé par des scènes saisissantes, qui viennent tous droit des carnets de guerre d'Emilio Lussu. Au cours d'une offensive, le massacre est tellement effroyable parmi les Italiens, que les Autrichiens retranchés en haut de leur piton rocheux, dans leur fortifications, cessent soudain de tirer et appellent les Italiens eux-mêmes à arrêter le carnage au cri de «Assez ! Assez braves soldats italiens ! Ne vous faites pas tuer comme ça !» A ce moment, le lieutenant Ottolenghi se retourne vers les tranchées italiennes et désigne du doigt la silhouette du général Leone, qui observe le conflit à la jumelle : « Camarades écoutez ! Ils sont là nos vrais ennemis ! »

         Francisco Rosi affirme lui-même que Uomini Contro est porteur d'un message politique fort : « Je ne définirai pas ce film comme antimilitariste, a-il déclaré, la saleté de la guerre, sa cruauté, les attaques à la baïonnette, je les montre physiquement, mais ce que j’ai voulu faire en priorité, c’est montrer, à l’intérieur de la guerre, l’oppression d’une classe par une autre, d’une culture par une autre. Les paysans ne comprenaient pas la raison pour laquelle ils allaient mourir, ils ne comprenaient rien à ces symboles sans rapport avec leur existence concrète, mais appartenant à une autre culture. Dans le personnage qui représente la classe dominante, le général, il y a de la folie, folie qui n’est pas seulement en lui, mais qui vient aussi de son métier, de sa responsabilité. »[1] En cela, Rosi ne fait que répercuter fidèlement le propos d'Emilio Lussu dans Un an sur les hauteurs. Son ouvrage démontre une solidarité de plus en plus grande avec ses compagnons d'armes et même avec « ceux d'en face » contre les gradés, contre les décideurs, les politiques et tous ceux qui exploitent et envoient stupidement à la mort des millions d'hommes. « Voici l’ennemi, décrit-il au cours d'une mission de reconnaissance, et voici les Autrichiens. Des hommes et des soldats comme nous, faits comme nous, en uniforme comme nous, qui à présent bougeaient, parlaient et prenaient le café, exactement comme étaient en train de le faire, derrière nous, au même moment, nos propres camarades. »[2]  

         Emilio Lussu tirera de cette expérience un engagement politique très fort. Il combattra le fascisme durant l'entre-deux guerres et deviendra après la seconde guerre mondiale une des figures importantes de la jeune démocratie italienne. Son ouvrage, ainsi que le film de Rosi, illustre cependant un fait capital, à savoir le rôle joué dans l'histoire politique et l'inconscient collectif italien par le traumatisme de Caporetto. La contestation sociale qui va secouer le pays dès 1918, la violence politique et le nihilisme qui marquent les années d'après-guerre naissent à l'ombre des mitrailleuses, dans le chaos des montagnes éventrées par les obus où les hommes se terrent et s'égorgent comme des rats durant trois ans. Le « Me ne frego ! » (« Je m'en fous ! ») des fascistes est né exactement là lui aussi, au point de rencontre entre la guerre totale, la guerre industrielle, le socialisme révolutionnaire, la haine de classe et le romantisme nationaliste.  

         En 1938, l'année où Emilio Lessu a publié Un an sur les hauteurs, Angelo Tasca, journaliste communiste italien,  nomme le chapitre IX de son livre Naissance du Fascisme: « Vers le Caporetto Socialiste ». Dans ce chapitre, Tasca compare la cinglante défaite du socialisme italien au désastre de Caporetto et lui attribue plusieurs causes. D'une part, bien sûr, les coups très durs que lui a porté le fascisme italien, mais, d'autre part, le fait que le Parti National Fasciste ait réussi à s'imposer à la fois violemment et idéologiquement à une classe ouvrière désemparée. Pour Tasca et pour d'autres observateurs, le fascisme italien s'est imposé à la fois par la violence mais aussi par sa capacité à faire perdurer une certaine forme d'esprit de mobilisation patriotique allié à un programme politique se présentant comme une forme alternative de socialisme et de révolutionisme. L'épisode ahurissant de la prise de Fiume en 1919 par D'Annunzio et ses arditi, action dont il convient de rappeler qu'elle fut saluée de Moscou par Lénine en personne, illustre d'une manière différente en quoi l'héritage de la campagne de l'Isonzo et Caporetto ont pu former les conditions pour que naisse le fascisme italien, tout comme le marxisme-léninisme a pu sortir en partie de la catastrophique conduite de la guerre par Nicolas II. Il est utile d'avoir des commémorations pour rappeler ces faits-là et rappeler à la mémoire quelques œuvres méconnues qui en témoignent avec force. 





[1]    Propos rapporés par Michel Ciment dans Le Dossier Rosi, Paris, Stock, 1976 , p. 122
[2]    Emilio Lussu. Un an sur les auteurs. Citépar: http://www.crid1418.org/temoins/2008/11/03/lussu-emilio-1890-1975/

samedi 10 mai 2014

Les idiots en folie (infini)


Ouvre ta bouche aux étoiles
Deviens lumière
Dans le bleu des jours
Avant la nuit
Nous tombons dans l’obscur,
À même la terre
Perdons
L’âme pourpre de l’enfance
Avec l’amour et la vie.



mardi 6 mai 2014

La Stasi pour tous

 
Si on la compare à d’autres polices politiques, et en particulier à celle du grand-frère russe, la Staatssicherheit (ou Stasi), police d’Etat est-allemande créée en février 1950, s’est montrée très modérément meurtrière. Même si la sinistre organisation s’est rendue coupable d’arrestations arbitraires, voire d’enlèvements pratiqués à l’ouest, de tortures et, de façon beaucoup plus exceptionnelle, d’assassinats politiques, la Stasi a adopté à partir de la fin des années cinquante une approche à la fois originale et très ambitieuse de la sécurité d’Etat, passant de la répression à la « prévention ». En accord avec l’ambition des dirigeants est-allemands de faire en sorte que le parti, le SED, englobe toute la société allemande, priorité est donnée, à « l’éducation des citoyens »,  et il n’est rien de dire que la Stasi a pris ce programme très à cœur. 

         Il est ainsi rapidement apparu plus utile à Erich Mielke, éternel chef de la Stasi de 1957 à 1989, de laisser en place les groupes d’opposition et de les infiltrer ou d’en isoler graduellement les membres en utilisant toutes sortes de stratagèmes : lettre de dénonciation, tracasseries administratives, gel de la promotion professionnelle, message anonyme envoyé à l’épouse ou l’époux pour dénoncer une infidélité imaginaire, ou encore aux amis pour dénoncer … un informateur de la Stasi ! Dans certains cas, les méthodes d’intimidation employées par la police politique témoignaient d’un degré d’inventivité extrême. Ainsi, les agents de la Stasi n’hésitaient pas à s’introduire chez les citoyens placés sous surveillance pour y dérober tous les rouleaux de papier hygiénique, déplacer les objets ou le mobilier de la maison ou tout simplement laisser le courrier ouvert bien en évidence dans la boîte aux lettres. 

       L’essentiel étant, plus encore que de surveiller, de faire savoir aux « suspects » qu’ils étaient surveillés ou susceptibles de l’être. Afin d’exercer un contrôle plus efficace sur la population, les services d’Erich Mielke s’appuyaient également sur presque 200000 Inofizielle Mitarbeiter, les « informateurs non-officiels », recrutés de manière très discrète parmi les habitants de toutes origines auxquels on proposait de rendre « un service », qui allait d’un simple dépôt de courrier dans une boîte aux lettres jusqu’à la rédaction de rapports circonstanciés et quotidiens sur les proches, les amis, voire l’époux ou l’épouse. Chacun était « libre » d’accepter ou de refuser les propositions de la Stasi. Il s’agissait simplement de tester la résistance à l’incitation, le dévouement à la cause du parti ou, au contraire, la déloyauté, invariablement consignés dans un rapport qui allait grossir les archives dont on a retrouvé plus de 180 kilomètres après la réunification allemande, en dépit des efforts désespérés pour en détruire le plus possible après l’annonce de la chute du mur. La Stasi employait 91000 personnes au plus fort de son activité et possédait au moins 5 millions de dossiers (sur un total de 17 millions d’habitants). Elle s’est employée, pendant quarante ans, à rendre les Allemands de l’est complètement paranoïaques. Pourtant, un quart de siècle après la chute du mur et de la DDR, les efforts de la sinistre agence de renseignement pour contrôler l’Allemagne de l’est apparaissent dérisoires en regard des moyens de contrôle dont disposent nos sociétés parfaitement démocratiques. 

        Le développement impressionnant de la vidéosurveillance en est un aspect. Le territoire français compte aujourd’hui 935000 caméras de surveillance ; chiffre qui paraît presque ridicule en regard de la couverture du Royaume-Uni : 65 000 à 500 000 caméras rien qu’à Londres et plus de 4 millions sur tout le territoire. Ce vaste réseau de surveillance promettait certainement d’être plus efficace que les fausses moustaches et les écoutes de la défunte Stasi rendues célèbres par le film La vie des autres.  Pourtant les critiques fusent depuis vingt ans, mettant sérieusement en cause  la stratégie de la  vidéosurveillance qui a un coût certain pour les finances publiques, en premier lieu parce qu’il ne suffit pas d’installer des caméras partout, encore faut-il payer des gens pour les regarder. Pourquoi d’ailleurs investir autant de moyens humains et financiers dans la surveillance quand on peut tout simplement laisser les individus faire ce travail eux-mêmes ? 


         Dans Surveiller et punir, Michel Foucault reprenait un célèbre motif, celui du panoptique de Jérémy Bentham, sorte de prison modèle dans laquelle un gardien, logé dans une tour centrale, avait la possibilité d’observer tous les prisonniers, enfermés dans des cellules individuelles autour de la tour, sans que ceux-ci puissent savoir s'ils étaient observés et sans qu’ils puissent s’observer les uns les autres. Ce dispositif devait, nous dit-on, créer un « sentiment d'omniscience invisible » chez les détenus, identique à celui que cherchait à créer les agents de la Stasi chez les malheureux dont ils subtilisaient de façon perverse les rouleaux de papier toilette. 

        Foucault avait pressenti quels types d’applications pouvait trouver le modèle du panoptique dans nos sociétés modernes, à l’ère de l’ « open space ». Le concept d’aménagement de « bureaux paysagers », conçu dans les années 1950 en Allemagne par les frères Eberhard et Wolfgang Schnelle, au moment où la Stasi été créée de l’autre côté du mur, a en effet influencé les pratiques, les manières d’être et les comportements de manière d’autant plus radicale que ce nouveau rapport au monde a été amplifiée par la révolution relationnelle et communicationnelle engendrée par l’avènement du Web 2.0. L’ère de « l’open space » est devenue l’ère de la transparence, dans laquelle la multiplication des revendications en termes de droits – et de désirs – individuels s’est mêlée à l’obsession de la visibilité. A la différence du panoptique de Bentham, les surveillés sont aussi les surveillants et s’observent les uns les autres avec autant d’assiduité qu’ils se donnent en spectacle. Sans sombrer dans le complexe de Big Brother, on admettra que certains chiffres donnent le tournis. Facebook compte aujourd’hui 1,3 milliards d’utilisateurs, Twitter, 242 millions, tandis que Linkedin, Tumblr, Pinterest, Google+ ou Instagram en rassemblent presque 800 millions. 

        Même si tout le monde ne se sent pas obligé de généreusement disperser données personnelles et photos de vacances sur son compte personnel, l’inflation de ce nouveau mode de socialisation numérique est en train de modifier graduellement le rapport que nous entretenons à notre propre intimité et la manière dont nous concevons les relations humaines, transformées en une véritable économie relationnelle par les réseaux sociaux. Sans compter les fiches de renseignement toujours réactualisées que nous remplissons dès la création d’un compte, le développement de ce village numérique, que Marshall Mc Luhan n’aurait pas envisagé dans ses rêves les plus fous, nous amène à quantifier très précisément la valeur des amitiés nouées sur internet à coup de « like », « tweet » et autres signalétiques qui permettent de gagner en popularité, monnaie d’échange plus précieuse que toute autre à l’ère 2.0. Ainsi, derrière le décor idyllique dépeint par les généreux discours sur le partage global se profile un futur moins séduisant : celui d’une société dans laquelle des relations codifiées à l’extrême par l’omniprésence des réseaux sociaux se mesureront seulement à l’aune de la maximisation du plaisir et du caractère strictement utilitaire des rapports sociaux, tout cela au nom de l’amélioration constante de la communication entre les hommes. Nous n’en sommes pas encore là, c’est certain, mais les ex-agents de la Stasi qui sont encore en vie de nos jours doivent se dire qu’ils ont loupé quelque chose. Peut-être le rapportent-ils très consciencieusement sur le statut de leur compte Facebook.




Publié dans Causeur n° 70

samedi 3 mai 2014

Une révolution paradigmatique ?


         Un petit livre au titre étrange, Un paradigme, mérite que l’on s’y arrête un instant : en effet, il tente de contourner la sacro-sainte raison pour mieux plonger le regard vers l’intérieur, voir ce qui s’y passe et, peut-être, en ressortir avec un nouveau visage. Son auteur, Jean-François Billeter, est l’un de nos plus éminents spécialistes de la pensée chinoise dont la présence, rare, dans l’espace public s’explique difficilement – en comparaison, notamment, du très médiatique François Jullien. Pourtant, ses ouvrages consacrés à Tchouang-Tseu sont d’une profondeur insondable et font autorité jusqu’auprès des lettrés chinois.

         Son essai ne doit cependant pas être compris comme une volonté de transposer le mode de pensée chinois dans le contexte occidental – équation beaucoup trop simple pour un esprit aiguisé – mais plutôt comme un moyen de voir autrement le monde, sans renier la sagesse chinoise ni abandonner la philosophie européenne. D’où le titre : Un paradigme (« parmi d’autres », faudrait-il ajouter). Car Billeter ne souhaite pas révolutionner le monde, mais plus simplement proposer un autre mode d’accès à la réalité. Quel est-il ? Son paradigme pourrait se résumer en un mot, « activité », et se résoudre dans une expression, « régime d’activité ». Il en convient lui-même, cela n’est pas très compréhensible, et encore moins entraînant.

         Tentons de suivre l’auteur dans son périple, quitte à divaguer un peu en sa compagnie. Le point de départ est a priori simple : dépasser le dualisme corps/esprit pour ne retenir qu’un seul terme : le corps, lequel doit être envisagé dans toutes ses composantes (organes, langage, mémoire, etc.) – comme le pressentait déjà Nietzsche. Et ce corps est défini par une activité constante, seulement en partie consciente, à l’image d’un foyer en perpétuelle combustion. Dès lors, il ne nous est possible de comprendre cette activité que par les processus qui remontent jusqu’à la surface de la conscience grâce aux gestes appris (habitus) et aux paroles prononcées (langage). Sachant qu’il reste toujours au fond de ce que nous sommes une partie en jachères, dans l’attente d’être mise en culture.

         Une fois ce constat posé, Billeter cherche à énoncer les lois de l’activité consciente pour mieux les remettre en cause, et rester en quelque sorte à l’écoute de son corps. La première loi est celle de l’objectivation. L’idée surgit de ce magma incandescent, prend forme à travers les mots et acquiert un sens précis lorsqu’elle est reliée aux choses et partagée par les locuteurs. Ainsi, l’idée est devenue concrète et produit désormais des effets de réalité. Et les idées reliées les unes aux autres s’objectivent dans un monde ou, plus exactement, dans plusieurs mondes. Le travail de la philosophie consiste justement à contester cette objectivation pour en rappeler sa nature incertaine, et toujours transitoire. Le sage chinois, à l’image de Tchouang Tseu, va plus loin : il sent (en lui) que les mots débordent de sens jusqu’à se renverser, puis se vider, pour laisser resurgir la réalité toujours mouvante des mondes. Il faut en quelque sorte se déprendre du « monde réel » afin de retrouver en nous la faculté de former, ou de laisser se former, de nouvelles synthèses imaginaires. Cela est bien entendu un travail de sape, déstabilisant par nature, puisqu’il revient à déconstruire ce que nous avons patiemment bâti. Je vois comment à travers l’activité du langage je produis un monde, et m’en détache pour ne pas en devenir le prisonnier. 


         La seconde loi de l’activité est celle de la puissance agissante. Billeter en donne l’exemple suivant : quand je cherche un mot, un vide se fait, le corps agit. Mais il faut noter ici que le corps est toujours en ébullition et que seule une infime partie de ce feu remontera à la surface de la conscience sous la forme de multiples régimes d’activité : des gestes quotidiens aux rêves évanescents. Et, en intégrant ces différents régimes, voire en les multipliant, on se donne la capacité d’agir, en toutes circonstances. D’où l’importance de laisser ouvertes les vannes de l’inconnu, notamment celles qui surgissent des profondeurs et que Billetter assimile, par un étonnant retournement de perspective, à l’espace de la transcendance. Ainsi, la prière consiste bien à faire le vide en soi pour laisser advenir l’improbable, le miracle. Il écrit :

        « L’esprit ne descend plus sur nous, mais se forme en nous, de bas en haut. La dimension d’inconnu est au fond du corps et de son activité, elle n’est plus quelque part au-dessus »[1].

Il en résulte deux conséquences : l’expérience religieuse peut se comprendre comme un régime d’activité spécifique, celui qui laisse l’autre en soi se débattre et s’ouvrir à la personnalité de celui qui le porte. D’où la complexité de la personne que l’on peut saisir comme un jaillissement continu par rapport à l’uniformité de l’individu englué dans les conventions sociales. Comme disait René Guénon, nous sommes à la fois beaucoup plus et beaucoup moins que ce que nous croyons être. Peut-être pas des saints, mais sûrement pas des atomes équivalents les uns aux autres. 

        A ces régimes d'activité correspondent également des temps particuliers : celui de la vision, celui du récit, celui de l'action, etc. Sachant, là encore, que le temps le plus précieux est celui qui suspend l'activité pour accueillir ce qui émerge, entrevoir  « le point où les forces se touchent et cherchent à se combiner, où le travail se fait ". En somme, l'activité qui s'organise, la vie qui se crée. Hannah Arendt ne disait-elle pas que l'homme est le seul être capable de commencements. D'où la nécessité de remettre le travail sur l'ouvrage, autrement dit le corps sur le monde, pour que les hommes s'ébruitent à nouveau, comme les hirondelles au printemps.

 




[1] Jean-François Billeter, Un paradigme, Paris, Editions Allia, 2012, p. 77.