Un petit livre au titre étrange, Un
paradigme, mérite que l’on s’y arrête un instant : en effet, il tente
de contourner la sacro-sainte raison pour mieux plonger le regard vers
l’intérieur, voir ce qui s’y passe et, peut-être, en ressortir avec un nouveau
visage. Son auteur, Jean-François Billeter, est l’un de nos plus éminents
spécialistes de la pensée chinoise dont la présence, rare, dans l’espace public
s’explique difficilement – en comparaison, notamment, du très médiatique
François Jullien. Pourtant, ses ouvrages consacrés à Tchouang-Tseu sont d’une
profondeur insondable et font autorité jusqu’auprès des lettrés chinois.
Son essai ne doit cependant pas être
compris comme une volonté de transposer le mode de pensée chinois dans le
contexte occidental – équation beaucoup trop simple pour un esprit aiguisé –
mais plutôt comme un moyen de voir autrement le monde, sans renier la sagesse
chinoise ni abandonner la philosophie européenne. D’où le titre : Un
paradigme (« parmi d’autres », faudrait-il ajouter). Car Billeter
ne souhaite pas révolutionner le monde, mais plus simplement proposer un autre
mode d’accès à la réalité. Quel est-il ? Son paradigme pourrait se résumer
en un mot, « activité », et se résoudre dans une expression,
« régime d’activité ». Il en convient lui-même, cela n’est pas très
compréhensible, et encore moins entraînant.
Tentons de suivre l’auteur dans son
périple, quitte à divaguer un peu en sa compagnie. Le point de départ est a
priori simple : dépasser le dualisme corps/esprit pour ne retenir
qu’un seul terme : le corps, lequel doit être envisagé dans toutes ses
composantes (organes, langage, mémoire, etc.) – comme le pressentait déjà
Nietzsche. Et ce corps est défini par une activité constante, seulement en
partie consciente, à l’image d’un foyer en perpétuelle combustion. Dès lors, il ne nous est possible de comprendre cette activité que par les processus qui
remontent jusqu’à la surface de la conscience grâce aux gestes appris (habitus)
et aux paroles prononcées (langage). Sachant qu’il reste toujours au fond de ce
que nous sommes une partie en jachères, dans l’attente d’être mise en culture.
Une fois ce constat posé, Billeter
cherche à énoncer les lois de l’activité consciente pour mieux les remettre en
cause, et rester en quelque sorte à l’écoute de son corps. La première loi est
celle de l’objectivation. L’idée surgit de ce magma incandescent, prend forme à
travers les mots et acquiert un sens précis lorsqu’elle est reliée aux choses
et partagée par les locuteurs. Ainsi, l’idée est devenue concrète et produit
désormais des effets de réalité. Et les idées reliées les unes aux autres
s’objectivent dans un monde ou, plus exactement, dans plusieurs mondes. Le
travail de la philosophie consiste justement à contester cette objectivation
pour en rappeler sa nature incertaine, et toujours transitoire. Le sage
chinois, à l’image de Tchouang Tseu, va plus loin : il sent (en lui) que
les mots débordent de sens jusqu’à se renverser, puis se vider, pour laisser resurgir
la réalité toujours mouvante des mondes. Il faut en quelque sorte se déprendre
du « monde réel » afin de retrouver en nous la faculté de former, ou
de laisser se former, de nouvelles synthèses imaginaires. Cela est bien entendu
un travail de sape, déstabilisant par nature, puisqu’il revient à déconstruire
ce que nous avons patiemment bâti. Je vois comment à travers l’activité du
langage je produis un monde, et m’en détache pour ne pas en devenir le
prisonnier.
La seconde loi de l’activité est celle
de la puissance agissante. Billeter en donne l’exemple suivant : quand je
cherche un mot, un vide se fait, le corps agit. Mais il faut noter ici que le
corps est toujours en ébullition et que seule une infime partie de ce feu
remontera à la surface de la conscience sous la forme de multiples régimes
d’activité : des gestes quotidiens aux rêves évanescents. Et, en intégrant
ces différents régimes, voire en les multipliant, on se donne la capacité d’agir,
en toutes circonstances. D’où l’importance de laisser ouvertes les vannes de
l’inconnu, notamment celles qui surgissent des profondeurs et que Billetter
assimile, par un étonnant retournement de perspective, à l’espace de la
transcendance. Ainsi, la prière consiste bien à faire le vide en soi pour
laisser advenir l’improbable, le miracle. Il écrit :
« L’esprit ne descend plus sur nous, mais se
forme en nous, de bas en haut. La dimension d’inconnu est au fond du corps et
de son activité, elle n’est plus quelque part au-dessus »[1].
Il
en résulte deux conséquences : l’expérience religieuse peut se comprendre
comme un régime d’activité spécifique, celui qui laisse l’autre en soi se
débattre et s’ouvrir à la personnalité de celui qui le porte. D’où la
complexité de la personne que l’on peut saisir comme un jaillissement continu
par rapport à l’uniformité de l’individu englué dans les conventions sociales.
Comme disait René Guénon, nous sommes à la fois beaucoup plus et beaucoup moins
que ce que nous croyons être. Peut-être pas des saints, mais sûrement pas des
atomes équivalents les uns aux autres.
A ces régimes d'activité correspondent également des temps particuliers : celui de la vision, celui du récit, celui de l'action, etc. Sachant, là encore, que le temps le plus précieux est celui qui suspend l'activité pour accueillir ce qui émerge, entrevoir « le point où les forces se touchent et cherchent à se combiner, où le travail se fait ". En somme, l'activité qui s'organise, la vie qui se crée. Hannah Arendt ne disait-elle pas que l'homme est le seul être capable de commencements. D'où la nécessité de remettre le travail sur l'ouvrage, autrement dit le corps sur le monde, pour que les hommes s'ébruitent à nouveau, comme les hirondelles au printemps.
Plutôt unilatérale comme vision. Vous êtes sûr qu'il dit ça Jean-François Billeter? Réinventer le monisme est s'aligner sur l'erreur contemporaine.
RépondreSupprimerAprès l'individualisme prosaïque qui s'épuise à grande vitesse il y aura ce que vous décrivez et que découvre Billeter, qui consiste à trouver la source en soi. S'approprier la source en prétendant que son mouvement est uniquement de bas en haut me fait craindre le pire pour l'humanité si ça devient un nouveau jouet. Avec en plus le jouet transhumaniste ça nous promet des combats de robots contre des dieux, une grande misère spirituelle...
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